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Article de revue

Ville, nature, et éco-quartiers : pour quels milieux humains ?

Pages 21 à 36

Notes

  • [1]
    Cette concomitance de la mondialisation et de la problématique du développement durable ne doit pas faire oublier que les racines de la « ville durable » se situent bien en amont du rapport Brundtland, comme le rappelle fort justement C. Emélianoff, à savoir dans l’écosystémique urbaine qui se développe à partir des années 60, voire dans les travaux précurseurs de P. Geddes et L. Mumford au début du XXe siècle (Emelianoff, 2007 ; 2011).
  • [2]
    En France, c’est le « Grenelle de l’environnement » qui a contribué à la banalisation du terme « éco-quartier », en affirmant la nécessité de développer des projets et en affichant une volonté d’apporter une assistance technique aux collectivités locales dans ce domaine. Dans la foulée, le MEEDAT a lancé en 2009 le premier grand concours national Ecoquartiers, suivi en 2011 par un deuxième concours. Quelques années auparavant, la ratification par la France du protocole de Kyoto (1997) a conduit l’État à planifier une réglementation thermique exigeante et progressive dans le temps (RT2000, 2005, 2012…) et à mettre en place une série de labels énergétiques destinés à la construction neuve.

Introduction

1Dans un contexte de mondialisation économique, la thématique du développement durable a progressivement envahi les pratiques et discours de l’aménagement urbain depuis les années 90, au point de devenir un cadre de référence incontournable. En France, la loi SRU (2000) a marqué le début de cet engagement des politiques publiques vers la durabilité urbaine, avec la mise en avant de quelques thèmes majeurs : la lutte contre l’étalement urbain, la limitation de l’usage de la voiture individuelle et le développement des transports collectifs, la recherche d’une plus grande mixité sociale... Les « Grenelle de l’environnement », ainsi que divers textes législatifs sont venus petit à petit renforcer cette prégnance de l’invocation de la durabilité, contribuant souvent à la transformer en une véritable injonction. Parallèlement, les enjeux climatiques et énergétiques qui s’imposent depuis quelques années à l’échelle mondiale incitent les acteurs publics à engager des politiques de réduction des émissions de gaz à effet de serre à tous les échelons, avec des objectifs contraignants à atteindre, au moins pour ce qui concerne l’espace européen. Lieux de concentration de près de 80 % de la population dans les pays développés, les villes se retrouvent nécessairement en première ligne alors même que les principes qui ont conduit à l’urbanisation massive au long du XXe siècle ont précisément conduit à un urbanisme fortement consommateur de sources d’énergie et fondamentalement peu soucieux du respect des caractéristiques géographiques et naturelles du lieu.

2Dans ce contexte, la généralisation des démarches d’éco-quartiers au sein des villes, et ce quelle que soit leur taille, apparaît souvent comme une nouvelle voie pour un urbanisme du XXIe siècle, ouvert sur les grandes problématiques environnementales qui se posent à l’échelle mondiale, et soucieux de réintroduire la nature dans le quotidien des habitants, bref comme une concrétisation du fameux slogan « penser global, agir local » qui a accompagné à la fin du siècle précédant la montée en puissance du développement durable. Si ces éco-quartiers constituent bien un puissant vecteur du retour de la nature en ville, l’orientation prise ne va pas sans soulever un certain nombre de questions : recours massif, et parfois exclusif, aux nouvelles technologies pour répondre aux labels et certifications qui sont associés aux contraintes énergétiques, faible mixité sociale, maintien (voire aggravation) des inégalités écologiques, exclusion des logements anciens de ces politiques, faiblesse (voire inexistence dans beaucoup de cas) de l’implication des habitants dans la vie sociale de ces quartiers…

3Ces constats invitent à s’interroger sur le caractère véritablement novateur de ces démarches d’éco-quartiers, au-delà du verdissement des choix d’aménagement urbain : ces constructions d’éco-quartiers constituent-elles véritablement la réponse aux multiples enjeux d’une durabilité urbaine prétendant tourner le dos au modèle urbain d’après-guerre ? Notre ambition n’est pas de répondre ici à cette question dont les implications sont nombreuses, mais simplement d’esquisser quelques pistes de réflexion, pour ne pas tomber dans le double piège d’une banalisation de l’urbanisme durable, celui-ci perdant alors ses potentialités de transformation du monde du bâti, ou d’un rejet pur et simple de cet urbanisme au nom de sa trop grande proximité avec les travers de l’urbanisme moderne qui s’est imposé au XXe siècle.

4Nous rappellerons d’abord dans un premier temps quelques éléments de positionnement de la thématique de la « ville durable » au sein de l’évolution du système économique. Puis nous présenterons ensuite quelques dimensions essentielles des opérations d’aménagement urbain symbolisées par les éco-quartiers, pour essayer de dégager quelques lignes de force du mode d’ « habiter durable » qui y sont associées. Enfin, nous présentons quelques interrogations suscitées autour de l’évolution de ces éco-quartiers, pour identifier les principaux enjeux liés à leur généralisation éventuelle. En conclusion, nous ouvrirons quelques pistes relatives à ces deux orientations évoquées.

I – La ville durable au prisme de la mondialisation : quels enjeux ?

5La montée en puissance de la problématique du développement durable au sein des politiques urbaines, si elle renvoie bien évidemment à la prégnance de plus en plus forte à l’échelle mondiale des enjeux écologiques, ne peut être appréhendée indépendamment de l’évolution du système économique mondial depuis les années 90 et du processus de métropolisation qu’il a généré. Force est de constater en effet, que les premières apparitions de la thématique du développement urbain durable - le Livre vert sur l’environnement urbain (1991) ou la charte européenne des villes durables (Charte d’Aalborg, 1994), pour ne prendre que le cas européen- sont concomitants d’une évolution en profondeur des économies nationales dans le cadre de la globalisation économique [1]. Pour le meilleur et pour le pire, les liens entre les deux phénomènes semblent ténus, à tel point qu’il paraît difficile aujourd’hui d’évoquer la prise de conscience des enjeux environnementaux à l’échelle planétaire et les politiques publiques menées pour y apporter des débuts de réponse à l’échelle urbaine sans souligner l’emprise du modèle libéral dans tous les domaines de la vie socio-économique (Ardinat, 2012).

6Rappelons brièvement que la mondialisation, qui renvoie fondamentalement à une extension du mode de production capitaliste à l’échelle mondiale et à l’affaiblissement concomitant des frontières (pour la circulation du capital, du travail et des marchandises), a largement contribué à une remise en cause des politiques publiques associées à la figure de l’État-Nation de la deuxième moitié du XXe siècle et à une régulation assurée essentiellement par l’État et ne laissant qu’une faible marge de manœuvre pour les collectivités territoriales. La montée en puissance des marchés financiers a pris le relais d’un financement de la dette publique par la création monétaire et l’inflation, propre aux politiques d’inspiration keynésienne, contraignant les États à ouvrir plus largement les économies nationales aux principes du libéralisme. L’une des conséquences majeures de cette évolution, renforcée encore par la généralisation de la concurrence à l’échelle mondiale, a sans conteste été une modification de la redistribution de la valeur ajoutée créée, en faveur des profits et au détriment des salaires. Dans un contexte de crise des secteurs traditionnels de l’économie et de montée en puissance d’une économie désormais tournée vers les nouvelles technologies et le secteur tertiaire à haute valeur ajoutée, les pouvoirs publics ont été contraints de renouveler en profondeur les politiques d’accompagnement du développement économique. Au cœur de ces politiques, l’aménagement du territoire a lui-même subi de profondes transformations, passant de politiques visant à la réduction des inégalités territoriales et à la diffusion des effets bénéfiques de la croissance économique, dans les années 60, à une politique à partir des années 80 d’abord tournée vers la lutte contre le déclin industriel et les friches laissées par la disparition de l’industrie lourde, puis ensuite résolument orientée vers l’attractivité des territoires, la valorisation des ressources territoriales, et l’émergence de pôles d’activité économiques créateurs de valeur ajoutée. À toutes les échelles (mondiale, nationale, régionale et locale) l’un des thèmes forts des politiques publiques est désormais la compétitivité des territoires, particulièrement pour les plus performants d’entre eux. Au niveau national, cette évolution renvoie à des pouvoirs croissants attribués aux acteurs locaux en matière d’aménagement du territoire. À l’échelle mondiale, elle correspond davantage à une banalisation de ces politiques d’aménagement, pour répondre aux impératifs de la concurrence territoriale et aux attentes du marché.

7On peut ainsi mettre en évidence la convergence de trois phénomènes majeurs au cours des années 90. D’une part, les problématiques environnementales à l’échelle planétaire, relayées notamment par les Sommets de la Terre et par la focalisation mondiale sur les enjeux climatiques, ont trouvé un écho croissant au sein de la population et auprès des autorités politiques, débouchant dans beaucoup de pays européens sur un relatif consensus à propos de la nécessité de prendre des mesures pour enrayer la dégradation de l’environnement. D’autre part, les populations installées dans les bassins industriels touchés par la crise ont revendiqué de manière croissante des politiques d’amélioration de la qualité de l’environnement, axées notamment vers la lutte contre les pollutions d’origine industrielle (pollution de l’air, de l’eau…) et une meilleure gestion des risques industriels. Enfin, dans le cadre de la libéralisation des marchés à l’échelle mondiale et de la concurrence entre les territoires à l’échelle mondiale, la recherche d’une réelle qualité environnementale est devenue un objectif essentiel des acteurs locaux, dans une perspective d’un renforcement de l’attractivité du territoire à l’égard de nouvelles activités, créatrices d’emplois et de valeur ajoutée, et vis-à-vis également des ménages les plus aisés et aux niveaux de qualification élevés. Considérées désormais comme les pôles « naturels » de développement, en tant que nœuds de communication et lieux de concentration des facteurs de production, les villes, et singulièrement les plus grandes d’entre elles, ont ainsi redécouvert l’importance des aménités environnementales comme facteur essentiel de croissance économique et de compétitivité à l’échelle mondiale. Selon certains, cette redécouverte de la nature comme élément à part entière du « capital symbolique » de la ville aurait ainsi pour partie participé à un processus de gentrification de certains quartiers des métropoles, à tel point que l’on peut se demander si les politiques de développement durable urbain n’ont pas été conçues en vue d’inciter les populations à revenus moyens et élevés à réinvestir les centres-villes (Harvey, 1996 ; Béal, 2011).

8Quoi qu’il en soit, l’articulation des politiques de développement durable urbain à la mondialisation économique et à ses impératifs renvoie manifestement à une absence de remise en cause du libéralisme économique et à l’orientation du système économique et des comportements d’acteurs qu’il impose. La ville durable s’adapte à la mondialisation, plus qu’elle ne la conteste. Sans doute faut-il voir là une conséquence de la relative imprécision de du contenu de la durabilité, et plus particulièrement de l’articulation de ses trois dimensions constitutives, mais également du lien consubstantiel qui unit la durabilité au mythe du développement. Partant de ce constat, on peut formuler l’hypothèse que le caractère véritablement novateur de l’urbanisme durable ne peut être déconnecté d’une réflexion critique sur les conséquences, tant sociales qu’environnementales, de l’extension du capitalisme à l’échelle mondiale, et sur la géographie qu’elle impose. Il y a probablement là un enjeu de remise en cause de la doctrine économique libérale, que certaines réflexions sur la prise en compte de la question environnementale dans les processus de production règlent souvent trop vite en postulant l’analogie des systèmes socio-économiques avec les écosystèmes naturels (Beaurain, Varlet, 2015).

9Si l’on suit l’argumentaire de C. Emélianoff (2004), il faut considérer les trois traits principaux constitutifs de l’originalité de la ville durable, par rapport à l’évolution de la prise en compte de la nature dans les théories et doctrines de l’urbanisme : l’articulation des échelles spatio-temporelles induite par la référence au développement durable, la remise en question de la vision hygiéniste et fonctionnaliste héritée de l’urbanisme moderne dont on connaît les conséquences sur les choix d’aménagement, et le caractère pragmatique et expérimental des démarches de développement durable urbain, s’appuyant à la fois sur l’identification des besoins spécifiques à chaque ville et sur la mise en réseau des villes, support à l’échange des bonnes pratiques entre les acteurs locaux et créatrice de savoirs et d’expériences issus des besoins propres à chaque ville.

10Il s’agit désormais de limiter les impacts écologiques de la ville, (témoins les revendications en faveur d’une ville compacte, minimisant les consommations de ressources naturelles et d’énergie et les rejets de toute nature) en considérant que la dynamique des espaces urbains a des répercussions inévitables sur la biosphère. Comme le souligne ainsi C. Emélianoff, la Terre devient l’horizon et le cadre de vie de l’urbanisme de ce début de XXIe siècle, et les politiques urbaines ont dû intégrer cette nécessaire articulation spatio-temporelle, en intégrant progressivement les conséquences pour l’avenir de la planète dans les politiques publiques actuelles (Emelianoff, op.cit.). Habiter la ville signifie désormais également habiter la Terre, au même titre que les autres êtres vivants.

11Au-delà de ces grands objectifs, les réalisations concrètes associées à la ville durable laissent apparaître quelques thèmes majeurs, mais aussi quelques « points aveugles » de la durabilité urbaine. Des expériences européennes et des multiples agenda 21 mis en œuvre en France depuis quelques années, quelques grandes orientations ressortent en effet clairement : la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre, sous l’influence notamment de la problématique du réchauffement climatique ; la re-densification urbaine, fortement encouragée par les modifications introduites dans les documents de la planification urbaine ; le développement d’une mobilité durable, corrélative d’une limitation du recours à la voiture individuelle ; la réintroduction de la nature en ville, avec en France la politique des trames vertes et bleues notamment ; et enfin la construction des éco-quartiers, devenus un passage obligé pour chaque commune désireuse de valoriser une image de ville durable. Le développement des circuits courts de distribution, notamment de produits alimentaires, en liaison avec les ceintures agricoles de proximité tend à devenir également un thème important, quoiqu’encore faiblement relayé par des politiques publiques explicites, de la durabilité urbaine. À l’inverse, quelques domaines de la durabilité urbaine, renvoyant globalement à la dimension socio-politique du développement durable, restent encore peu investis par les acteurs locaux, tels que la réduction des inégalités écologiques, la réhabilitation écologique de l’habitat social, ou le développement de la démocratie participative (Emélianoff, 2007).

12De manière synthétique, on pourrait dire que si le citoyen urbain prend progressivement conscience d’Habiter la Terre, et des impacts écologiques que son habitat et son mode de vie urbains impliquent, cette prise de conscience s’inscrit néanmoins dans une généralisation du libéralisme économique à l’échelle mondiale et dans l’inscription des villes au sein d’une vaste concurrence territoriale, loin par conséquent d’une remise en cause des facteurs à l’origine des périls écologiques.

13Si la question du système économique en vigueur nous paraît centrale, elle ne peut évidemment pas suffire pour analyser les enjeux associés à l’émergence d’un mode d’habiter la ville s’inscrivant dans les grands principes du développement durable. Dans la mesure où les éco-quartiers apparaissent depuis quelques années comme les « vitrines » de la ville durable, nous nous intéressons maintenant à la présentation des principales dimensions de l’ « habiter durable » émergeant de ces éco-quartiers.

II – Les principales dimensions de l’« habiter durable » dans les éco-quartiers

14L’analyse des démarches d’éco-quartiers fait l’objet depuis quelques années d’une abondante littérature, à la mesure de la floraison d’expériences qui caractérise désormais l’Union européenne et, avec un certain retard toutefois par rapport aux pays d’Europe du Nord, singulièrement la France (Emélianoff, 2004 ; 2007, 2010, Comité 21, 2010). Si l’on suit la chronologie de ces éco-quartiers esquissée par B. Boutaud (2009), il convient de distinguer une première phase, qui va des années 60 aux années 90, caractérisée par des expérimentations plutôt isolées, principalement dans les pays germaniques et d’Europe du Nord. Ces proto-quartiers ou quartiers prototypes sont devenus au fil du temps les figures emblématiques du nouvel urbanisme durable. La phase plus récente met clairement en évidence une volonté des pouvoirs publics de généraliser ces premières expérimentations, sous l’influence notamment de diverses chartes et documents à l’échelle européenne et mondiale. Cette évolution s’est traduite par la multiplication des projets d’éco-quartiers, dans une logique d’intégration progressive des préceptes de la ville durable au sein des modes de production habituels de l’urbain [2].

15En quoi ces éco-quartiers sont-ils venus renouveler « l’habiter citadin », et faut-il y voir effectivement un nouveau modèle pour les projets d’aménagement urbain ?

16L’analyse des orientations prises par les modes de vie au sein des éco-quartiers prototypes nous renseigne sur les lignes de force de cet « habiter durable » qui émerge depuis quelques années, en considérant ici le mode d’habiter comme « les manières de pratiquer, de penser, de dire et de vivre les différents espaces, territoires et lieux qu’habitent les individus » (Morel-Brochet, Ortar, 2012).

17Dans les éco-quartiers, la réduction de l’impact environnemental de l’habitat, en limitant de manière drastique la consommation d’énergie et le volume des déchets apparaît clairement comme une priorité (Comité 21, op.cit.). Ainsi, dans les quartiers emblématiques de BedZED (BeddingtonZeroEnergyDevelopment) dans la banlieue de Londres, de BoO1 à Malwmöe, de Viikki (près d’Helsinki), d’HammarbySjöstad en Suède, de Vauban à Fribourg-en-Brisau, ou encore d’EVA-Lanxmeer à Culemborg (Pays-Bas), la performance énergétique des bâtiments constitue un indicateur essentiel, en mobilisant pour cela les nouvelles technologies qui permettent de limiter la consommation d’énergie (technologies à basse température, habitat à basse consommation, maisons à énergie positive, domotique…) et en favorisant le développement de l’usage des énergies renouvelables (mix énergétique).

18Cette performance énergétique, souvent associée à l’utilisation de matériaux de construction « durables », limitant les impacts environnementaux, repose également sur des changements de comportements des ménages à l’égard des sources d’énergie, et beaucoup d’éco-quartiers s’appuient ainsi sur des engagements individuels à modifier les pratiques, plus ou moins suivis d’effets.

19À travers ces éco-quartiers, se manifeste également un objectif fort de réintroduction du végétal en ville, voire d’établissement d’une transition entre la campagne et la densité du bâti. Les fonctions de ce végétal dans la ville paraissent alors multiples : récréative, pédagogique, alimentaire, et de lutte contre la pollution (réduction des composés organiques volatils, absorption du CO2…).

20Cela se concrétise dans la plupart des cas par une place importante donnée aux espaces de nature, privés ou collectifs, à la fois pour des activités récréatives et alimentaires (jardins partagés à l’intérieur des îlots ou jardins collectifs pour l’ensemble du quartier), et aux espaces dédiés à la production agricole. Le quartier d’Eva Lanxmeer par exemple comprend une ferme urbaine, des vergers et des serres qui servent à ravitailler les gens du quartier en produits bio. Ces espaces dédiés à la production agricole sont ouverts aux familles et aux écoles pour des activités d’approvisionnement ou pédagogiques, et permettent également le développement des circuits courts de biens alimentaires. Dans le quartier Viikki, un centre de jardinage a été mis en place où les habitants peuvent disposer d’une parcelle, avec une ferme urbaine et des animaux domestiques et un espace de dialogue pour les jardiniers. Les jardins éducatifs et une ferme urbaine permettent aux habitants de se nourrir en partie des produits récoltés sur place. La production du verger communautaire est partagée par les habitants à l’occasion de la récolte et de la fabrication de jus de pomme.

21En lien direct avec cette réintroduction du végétal, la protection de la biodiversité constitue un autre axe important de ces éco-quartiers. Dans le quartier d’Eva Lanxmeer, les bassins de rétention ou d’épuration de l’eau, ainsi que les espaces verts sont conçus comme des habitats de la biodiversité floristique, faunistique et fongique. Ces espaces sont gérés par les habitants sans engrais chimiques ni pesticides, et la biodiversité y tient une place majeure. Ils assurent dans certains cas une fonction de traitement des sols pollués. La gestion rationnelle de l’eau, en lien avec l’installation de surfaces végétalisées (récupération des eaux de pluie, utilisation des plantations pour assurer le nettoyage des eaux souillées, recyclage des eaux usées, déversement dans les champs alentours, les plans d’eau existants, ou dans les nappes phréatiques…) est également au cœur de beaucoup de ces quartiers, en tenant compte des spécificités géographiques propres à chaque site urbain.

22Une troisième orientation forte de ces éco-quartiers est de s’appuyer sur des projets de rénovation urbaine (friches industrielles, portuaires ou urbaines) conçus dans l’optique de favoriser la mixité sociale et fonctionnelle. La « cité écologique du futur » à Malmöe témoigne par exemple de l’opportunité qu’a constituée la disparition des friches industrielles, automobiles notamment, pour orienter la dynamique économique locale vers l’activité tertiaire, avec la construction de la tour « Turning-torso » notamment. Mais on pourrait également évoquer le cas du quartier Viikki qui s’est tourné vers l’activité scientifique et universitaire. Ces réhabilitations s’inscrivent le plus souvent dans un objectif de densification urbaine, en associant logements (en accession à la propriété ou en location), espaces publics de transition, espaces verts, bureaux et ateliers pour travailler localement. Même si l’on observe dans beaucoup d’éco-quartiers une certaine tendance à la constitution d’un processus de gentrification, compte tenu des prix du foncier et des loyers locatifs, la mixité sociale et la construction d’habitats collectifs reste l’un des objectifs majeurs de la plupart des éco-quartiers, avec la volonté de rendre ce type d’habitat écologique aux revenus les plus modestes. Dans l’agencement urbain de ces éco-quartiers, les espaces publics jouent également un rôle essentiel comme espaces de vie communautaire (bibliothèque, lieux de réunion et d’information, comme le centre Eva sur l’environnement dans le quartier Eva Lanxmeer, maisons de quartiers, maison de retraite, ateliers d’art, aires de jeux…), et comme espaces de convivialité collective. Les projets d’aménagement de beaucoup de ces quartiers ont ainsi limité les ruptures trop marquées entre espaces privatifs et collectifs, et les espaces naturels assurent bien souvent une fonction de transition entre les multiples lieux de vie.

23La quatrième orientation forte de ces éco-quartiers porte sur la question de la mobilité. La plupart de ces éco-quartiers s’appuient en effet sur une limitation forte de l’usage de la voiture, voire dans certains cas sur une interdiction complète. Certains éco-quartiers fonctionnent avec un engagement de la part des habitants à ne pas posséder de voitures, à quelques exceptions près (handicapés, métiers liés à la voiture…). D’autres, comme le quartier Vauban à Fribourg proposent des réductions de coût d’achat du foncier en l’absence d’une voiture, ou introduisent des coûts d’accès à un parking privatif extrêmement élevés (plusieurs dizaines de milliers d’euros). Le concept des éco-quartiers repose fondamentalement sur le report du stationnement en périphérie du quartier et une limitation drastique de la vitesse sur les quelques voies de circulation automobile existantes. En contrepartie, les voies piétonnes et pistes cyclables sont largement dominantes, et différents modes de transports collectifs sont encouragés. Au-delà de la limitation des impacts environnementaux de l’usage de l’automobile, l’objectif est également de gagner de l’espace au profit des habitations et des espaces publics, et de favoriser la multiplication des usages des espaces de transition (jeux, promenade…).

24Enfin, dernière dimension importante, beaucoup de ces prototypes d’éco-quartier se sont appuyés sur une participation habitante dans l’élaboration du projet et dans le développement de la vie associative. De ce point de vue, les quartiers Vauban à Fribourg (les fameux « Baugruppen », ou « groupes de construction » constitués lors du lancement du projet de réhabilitation de l’ancienne caserne Vauban) et Eva Lanxmeer (mise en place d’ateliers d’urbanisme collaboratif en amont du projet d’éco-quartier) constituent les exemples emblématiques de cette implication directe des habitants dans la réflexion sur l’organisation des îlots, des immeubles et des espaces verts en fonction de leurs souhaits et de leurs projections dans leurs futurs espaces de vie. Après la mise en œuvre des projets, cette implication des habitants s’est souvent prolongée à travers la structuration d’une vie associative et citoyenne des quartiers, portée par des associations dont la mission peut aller jusqu’à participer au processus d’attribution des logements et vérifier l’engagement des habitants à respecter les règles communes.

25Ce qui ressort des grandes orientations prises par les modes d’habiter dans ces quartiers prototypes c’est donc à la fois un ancrage par rapport aux grandes problématiques environnementales (biodiversité, pollutions, déchets…), symbolisant la prise de conscience d’habiter la Terre, mais aussi une volonté d’inscrire le mode d’habiter dans une relation spécifique à la nature qui compose le quotidien et qui fonde les bases d’un mode de socialisation spécifique. Ce que nous enseignent finalement ces expériences, c’est bien la nécessité qu’il y a de penser simultanément le rapport à la nature et le rapport à l’autre, et les interactions qui en ressortent. Si l’on suit l’analyse de G. Faburel et C. Roché élaborée à partir de l’étude des valeurs collectives en jeu dans les projets d’éco-quartiers des concours du MEEDAT en 2009 et 2011 (Faburel, Roché, 2011), il est possible de dégager, parallèlement aux orientations éco-techniques et économiques de ces projets, trois orientations socio-démocratiques fortes - la justice par la mixité sociale, fonctionnelle et intergénérationnelle, l’éco-responsabilité, la solidarité et la convivialité - renvoyant à une volonté de construction d’un mode d’habiter spécifique à ces éco-quartiers.

26S’il y a là des perspectives de réflexion pour un nouveau mode d’habiter la ville, bien des interrogations demeurent néanmoins autour de ces nouvelles figures de l’habitat.

III – Interrogations autour du « modèle » des éco-quartiers

27La généralisation des éco-quartiers à travers différents programmes de développement laisse à penser que l’on est entré depuis une dizaine d’années dans une phase de banalisation des éco-quartiers, laissant derrière nous la phase d’expérimentation symbolisée par les quartiers prototypes. Il semble bien en effet que tout projet urbain doive désormais nécessairement se parer du label « éco-quartier », à tel point que l’on peut légitimement se demander avec B. Boutaud si le terme d’éco-quartier n’est pas en passe de devenir soluble dans un urbanisme renouvelé, laissant ainsi planer l’hypothèse d’une disparition pure et simple du préfixe « éco » (Boutaud, op.cit). Pour autant, bien des interrogations demeurent, à la fois sur le contenu réel donné à cet urbanisme de l’éco-quartier et à son caractère « durable », mais plus encore sur les possibilités effectives de cette généralisation et sur les conséquences qu’elle pourrait avoir sur les figures de la ville à venir.

28En effet, certains s’interrogent sur les capacités de ce modèle des éco-quartiers à « embrayer réellement un changement de paradigme » (Bonnard, Matthey, 2009) et se demandent au contraire si l’histoire n’est pas en train de se répéter, derrière le paravent de la prise en compte des contraintes écologiques et des changements apparemment importants qu’elle implique. N’assiste-t-on pas en définitive au retour d’une certaine forme d’urbanisme, proche de celui des années 60 qui a, avec les résultats que l’on sait, tenté d’appliquer les projets de ville moderne esquissés par Le Corbusier dans la Charte d’Athènes ?

29Les critiques adressées à l’endroit de projets urbains s’inscrivant dans la logique des éco-quartiers mettent généralement en avant trois faiblesses principales.

30On peut souligner tout d’abord leur impact relativement marginal sur la réduction du phénomène d’étalement urbain, dans la mesure où ces éco-quartiers s’implantent essentiellement en zone rurale et périurbaine, ou, lorsqu’il s’agit de zones urbaines, au sein de friches industrielles, portuaires ou urbaines, dont le nombre reste relativement limité (Bonnard, Matthey, op.cit).

31Ensuite, les analyses insistent sur la faiblesse de la dimension sociale des éco-quartiers, avec de réelles difficultés à développer au sein de ces quartiers une véritable mixité sociale et fonctionnelle, pourtant inscrite comme un élément essentiel de la durabilité sociale. Beaucoup d’auteurs dénoncent au contraire une tendance de ces éco-quartiers à favoriser un processus de gentrification, souvent alimenté par la recherche de rentabilité économique poursuivie par les opérateurs privés participant à la construction de ces éco-quartiers (Béal, op.cit. ; Emelianoff, 2004 ; Bonnard, Matthey, op.cit.). Dans le même ordre d’idées, il est souvent pointé le fait que ces éco-quartiers ne participent que très marginalement à la réduction des inégalités écologiques au sein d’une ville, voire contribuent au contraire à les renforcer (Béal, op.cit. ; Emelianoff, 2007). À cela s’ajoute, au sein de cette dimension sociale, le caractère souvent extrêmement limité de la participation des habitants, tant en ce qui concerne la phase d’élaboration du projet d’éco-quartier qu’en ce qui concerne les décisions relatives au déroulement de la vie quotidienne au sein de ces quartiers (Emelianoff, op.cit. ; Bonnard, Matthey, op.cit.). Cette question de la participation renvoie plus largement à celle des valeurs en jeu dans les changements des modes d’habiter attendus par le développement des éco-quartiers. De ce point de vue, l’analyse de G. Faburel et C. Roché (op. cit.) souligne l’existence d’une ligne de partage potentielle entre les projets d’aménagement durable qui s’inscrivent dans une « culture instrumentale et managériale » (application descendante de principes formulés de manière générale, éducation du citoyen à une sobriété principalement apportée par la technique, faible remise en cause des contraintes économiques libérales) et les projets porteurs d’une « nouvelle façon d’être au monde », dans une approche plus expérimentale et ascendante (rapport à l’environnement comme ouverture vers une nouvelle forme d’habiter, sobriété issue de nouveaux modes de vie, engagement citoyen, auto-construction d’une autonomie habitante…).

32Enfin, les critiques portent également sur le poids très important donné aux nouvelles technologies dans les constructions de ces éco-quartiers, laissant entrevoir une orientation résolument tournée vers la rationalité écologique du bâti, et l’ancrage de ces projets de quartiers vis-à-vis de quelques grandes problématiques à l’échelle mondiale (lutte contre le réchauffement climatique, qualité de l’air, raréfaction des ressources…). Ce recours massif aux nouvelles technologies soulève quelques interrogations majeures : il semble en effet réintroduire dans l’urbanisme du XXIe la figure de l’expert, celui qui, sur la base des potentialités identifiées de la technologie, fixe les normes à suivre en matière d’usage, imprimant ainsi aux comportements des habitants des impératifs au nom de l’efficience écologique et de la limitation de l’impact environnemental des habitations. Parce qu’elles vont à l’encontre des comportements associés par les ménages à la vie quotidienne, ces nouvelles contraintes imposées au nom d’une rationalité écologique génèrent souvent des « détournements d’usage » par les habitants, observés de manière croissante au sein des habitations collectives de ces éco-quartiers (Renauld, 2014 ; Beslay, Gourmet, Zelem, 2015). Les innovations techniques, dont les performances réelles sont d’ailleurs souvent bien inférieures à celles annoncées lors de l’élaboration du projet, heurtent ainsi de front les usages sociaux, en dépit de tous les dispositifs de communication et d’information pour « éduquer » l’usager aux bonnes pratiques. Les termes de bâtiment « économe » ou « basse consommation » ne doivent pas faire oublier la nécessité pour l’usager d’être « actif » pour une véritable gestion collective des enjeux de performance énergétique (Beslay, Gourmet, Zelem, op.cit).

33Au-delà de ces critiques fréquemment évoquées, le rapport à la nature que réintroduisent de manière assez substantielle les éco-quartiers peut lui aussi être interrogé. D’un côté en effet, l’insertion massive du végétal dans les choix d’aménagement ainsi que la valorisation des différentes fonctions de la nature participent incontestablement de ce que C. Emelianoff a appelé la redécouverte de la matérialité du corps physique et biophysique de la ville, « une matérialité empreinte de sens, de mémoire, de potentiel » (Emelianoff, 2004). Dans le même esprit, les travaux récents sur l’esthétique environnementale et les ambiances urbaines mettent en évidence l’importance des sensations et des perceptions par les individus de la ville qu’ils habitent ou qu’ils traversent, et soulignent l’importance du renouvellement du rapport à la nature dans cette évolution (Blanc, Lolive, 2009a ; 2009b ; Blanc 2012, Marthouzet, 2014). Les liens tissés par les habitants avec la nature au travers de leurs différentes activités, à l’échelle de ces éco-quartiers, semblent ainsi remettre en cause la mise à distance de l’environnement dans l’urbanisme du XXe siècle. À l’inverse, certains dénoncent volontiers la « mise en scène de l’usager au sein des espaces verts des éco-quartiers », (Renauld, op.cit), en soulignant notamment que cette réintroduction du végétal, en particulier dans les projets d’éco-quartiers plus récents, est principalement guidée par le souci des aménageurs d’offrir aux habitants des opportunités d’activités récréatives préconçues, sur le modèle de l’opposition esquissée en son temps par l’urbanisme de Le Corbusier entre les activités de travail et de loisir.

34Au-delà de toutes ces critiques, la question centrale demeure celle du changement d’échelle et de l’élargissement possible des modes de fonctionnement des éco-quartiers à l’ensemble de la ville. Cette question est d’autant plus problématique que les éco-quartiers se sont largement développés sur une logique « insulaire » et sur une tendance à la constitution d’un « entre-soi », tendant à repousser hors des « murs » de l’éco-quartier le problème de la non-durabilité des espaces urbains, et plus généralement des modes de vie du monde moderne. Faut-il, sur ce point également, s’inquiéter de la perspective d’un retour de l’un des travers de l’urbanisme issu de la Charte d’Athènes : la définition d’un espace idéal, répondant aux exigences de la modernité, ici l’utopie de la durablité, qu’il n’y aurait plus qu’à dupliquer à l’échelle urbaine ?

35À tout le moins, on peut s’interroger sur les obstacles posés à cette généralisation par la logique d’insularité propre aux éco-quartiers. Si l’on peut, en effet, repousser au-delà des limites de l’éco-quartier les problèmes de non-durabilité du mode de vie urbain (pollutions dues à la circulation automobile, faiblesse de la mixité sociale et fonctionnelle, activité économique consommatrice de ressources naturelles…), il paraît difficile en revanche d’avoir une attitude similaire lorsque l’on se situe à l’échelle de l’espace urbain, sauf à écorner ostensiblement les principes de l’équité intra-générationnelle et de la justice environnementale qui sont pourtant au cœur de la durabilité. Dans cette même logique, la généralisation à l’ensemble de l’espace urbain des contraintes liées aux modes de vie dans les éco-quartiers ne risque-t-elle pas d’entrer en contradiction avec l’impératif de compétitivité des villes dont on a rappelé plus haut la prégnance dans le système économique mondial actuel ?

36En outre, la généralisation des principes de l’éco-quartier à l’échelle urbaine pose la question, jusqu’alors écartée, du traitement des quartiers et du bâti existants. Comment introduire en effet les exigences de la durabilité (performance énergétique, limitation de la circulation, mixité fonctionnelle et sociale, réaménagement en profondeur de l’espace au profit du végétal…) dans des quartiers et immeubles qui, à l’inverse des éco-quartiers le plus souvent sortis de terre ces dernières années, sont le produit d’une histoire longue, d’un investissement affectif et matériel par les populations qui les ont occupées au fil du temps et qui ont accompagné les remodelages successifs de la ville ? Comment articuler ces exigences de durabilité, tournées vers la prise en compte des conséquences à long terme sur l’environnement des choix actuels, avec le patrimoine, matériel et immatériel, reflet de l’inscription des villes dans l’histoire et témoignage des aspirations qui ont participé au fil du temps à la construction des villes ? Cette duplication des éco-quartiers pose manifestement la question de l’articulation des échelles à l’intérieur de l’espace urbain, du rôle des quartiers dans la mise en cohérence de cet espace (Dind, Thomann, Bonard, 2007). Mais surtout, elle engage la question de la relation des habitants au lieu de leur quotidien, saisi à la fois à travers ses caractéristiques géographiques et naturelles spécifiques mais également historiques et temporelles.

37Au total, on le voit, le développement des éco-quartiers comme modèle pour un « habiter durable » laisse entrevoir, à travers les expériences maintenant bien connues, des perspectives de renouvellement en profondeur des modes d’habiter au sein des espaces urbains, et particulièrement du rapport à la nature. Mais ces expériences et, plus largement l’introduction des principes de la durabilité dans l’urbanisme classique, suscitent néanmoins bien des interrogations, dont beaucoup convergent vers une remise en cause des capacités de cet urbanisme des éco-quartiers à introduire une réelle rupture vis-à-vis de l’utopie urbanistique issue de la Charte d’Athènes. Plus largement, cette question du positionnement de l’urbanisme durable vis-à-vis des conceptions et doctrines urbanistiques antérieures représente selon nous un enjeu majeur pour la généralisation de l’habiter durable dans les années à venir. Nous ouvrons, en guise de conclusion, quelques pistes de réflexion à ce sujet.

IV – L’habiter durable : quelques pistes de réflexion

38De nos remarques précédentes, il ressort clairement que la généralisation d’un habiter durable est confrontée aujourd’hui à trois grands enjeux.

39En premier lieu, il paraît désormais indispensable d’engager une réflexion sur le positionnement de l’habitat et du projet urbain associés aux éco-quartiers au sein des doctrines et théories qui ont contribué au façonnement du champ de l’urbanisme. Nous pensons bien évidemment ici aux approches de Françoise Choay, élaborées au fil de son œuvre, et qui ont de manière si pénétrante mis en évidence les modèles historiques de l’urbanisme qui se sont développés à partir de la fin du XIXe siècle et qui ont accompagné l’inscription de l’urbanisme dans le champ des sciences humaines (Choay, 1965). Nous rejoignons ici la suggestion formulée par O. Ratouis et C. Carriou de réinterroger les catégories proposées par F. Choay dans leurs prolongements, et singulièrement à l’aune des orientations données aux projets urbains par la problématique du développement durable (Ratouis, Carriou, 2014) Selon ces auteurs, en effet, il apparaît que l’urbanisme durable, saisi à travers ses chartes constitutives, « ne se rattache directement à aucun des deux modèles établis par F. Choay », c’est-à-dire ni au modèle culturaliste ni au modèle progressiste, même si des points d’accroche avec les deux modèles semblent exister (Ibid.). Plus généralement, l’enjeu se situe probablement dans le positionnement de l’urbanisme des éco-quartiers au sein de l’histoire des procédures qui ont, selon F. Choay, servi de base à l’acte d’édifier et au développement du monde du bâti (Choay, 1996) : dans quelle mesure cet urbanisme contribue-t-il à une redécouverte de l’espace naturel et du rapport à la nature, à une planification de l’espace en laissant une part à la demande des utilisateurs, à une prise en compte de la réalité des sites, et surtout à une réintroduction du désir de temps auquel la conception albertienne de l’acte d’édifier donnait une si grande importance ?

40Le deuxième enjeu se situe dans l’articulation de l’urbanisme durable au système économique. On l’a dit, le mode d’habiter propre aux éco-quartiers entre potentiellement en contradiction avec les principes du libéralisme économique s’exprimant désormais à l’échelle mondiale. L’urbanisme durable peut-il contribuer à l’émergence d’un mode de production et de consommation plus en phase avec les principes essentiels de la durabilité ? Sur ce point également, le détour par les conceptions et doctrines urbanistiques antérieures pourrait nous être utile : les figures marquantes de l’urbanisme du XXe siècle (Ebenezer Howard, Le Corbusier, Frank Lloyd Wright et bien d’autres encore) ont systématiquement tenté de raccrocher leur modèle de la ville future à une conception du système économique en phase avec leur vision du monde bâti (Fishman, 1981). Si l’on considère que l’urbanisme de la seconde moitié du XXe siècle s’est coulé dans le moule de la rationalité économique individuelle prônée par le libéralisme, la question centrale devient alors celle des valeurs collectives que l’urbanisme des éco-quartiers pourrait aider à porter au premier plan : inscription de l’acte économique dans le temps long, reconnaissance de la dimension collective de l’activité économique, prise en compte des conséquences du développement économique sur l’environnement…Ni l’individualisme méthodologique, qui sous-tend le libéralisme économique, ni les tentatives récentes d’inscrire les relations économiques dans le cadre méthodologique fourni par les sciences de la nature (écologie industrielle…) ne nous semblent à même d’intégrer ces différents enjeux (Beaurain, Varlet, op.cit). Une piste intéressante selon nous pourrait être de mobiliser le cadre de la philosophie pragmatiste du début du XXe siècle, davantage ouverte vers la dimension collective et incertaine du système économique, vers la prise en compte des conflits et délibérations collectives sur les valeurs associées à l’échange économique, pour poser cette question de l’articulation de l’économie à l’habiter durable.

41Enfin, troisième enjeu, il ne peut y avoir de réflexion sur les potentialités de l’urbanisme des éco-quartiers sans poser la question de la définition des milieux humains saisie à partir de la relation entre l’homme et son environnement naturel. L’économie et l’urbanisme comme sciences se sont en effet construits sur la certitude d’une autonomie du corps individuel par rapport à son environnement naturel. En suivant la voie tracée depuis un certain nombre d’années par A. Berque, il est temps de sortir de ce cadre de l’individualisme méthodologique pour réinterroger le caractère primordial de la relation de l’homme à la Terre (Berque, 2000 ; 2010).

Bibliographie

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  • Emelianoff C., « L’urbanisme durable, en Europe : à quel prix ? », Écologie et politique, 2004, p. 21-36
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Date de mise en ligne : 04/12/2015

Notes

  • [1]
    Cette concomitance de la mondialisation et de la problématique du développement durable ne doit pas faire oublier que les racines de la « ville durable » se situent bien en amont du rapport Brundtland, comme le rappelle fort justement C. Emélianoff, à savoir dans l’écosystémique urbaine qui se développe à partir des années 60, voire dans les travaux précurseurs de P. Geddes et L. Mumford au début du XXe siècle (Emelianoff, 2007 ; 2011).
  • [2]
    En France, c’est le « Grenelle de l’environnement » qui a contribué à la banalisation du terme « éco-quartier », en affirmant la nécessité de développer des projets et en affichant une volonté d’apporter une assistance technique aux collectivités locales dans ce domaine. Dans la foulée, le MEEDAT a lancé en 2009 le premier grand concours national Ecoquartiers, suivi en 2011 par un deuxième concours. Quelques années auparavant, la ratification par la France du protocole de Kyoto (1997) a conduit l’État à planifier une réglementation thermique exigeante et progressive dans le temps (RT2000, 2005, 2012…) et à mettre en place une série de labels énergétiques destinés à la construction neuve.

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