Notes
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[1]
Voir M. Delmas-Marty, G. Giudicelli-Delage et E. Lambert, L’harmonisation des sanctions pénales en Europe, SLC 2003.
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[2]
M. Lussault, L’avènement du monde, Seuil, 2013, p. 289.
-
[3]
US District Court Southern District of New York, Chevron v. S. Donziger et alia, Order, 8.2.2011, Opinion, 7.3.2011.
-
[4]
Doe v. Unocal, 27 F Supp 2d 1174 (CD Cal 1998), US District Court for the Central District of California.
1Quelle que soit sa nature (notamment pénale ou administrative), le droit répressif ouvre des perspectives car sa fonction répressive est indissociable de sa fonction expressive. Expression des valeurs considérées comme essentielles dans une communauté, le droit répressif de l’environnement est aujourd’hui révélateur de transformations considérables, qu’il s’agisse du contenu des valeurs ou des contours de la communauté.
2D’une part, l’extension de la protection de l’homme à celle de l’humanité, présente et à venir (les « générations futures »), et plus largement encore à la protection de la sûreté de la planète et de l’équilibre écologique, traduit un profond renouvellement des valeurs essentielles, celles dont la violation entraîne réprobation sociale.
3D’autre part, l’extension du droit national au droit mondial, en passant par les dispositifs régionaux comme les droits européens (Union européenne et Convention de sauvegarde des droits de l’homme) élargit progressivement les communautés nationales fondées sur un passé et un présent communs en une communauté mondiale, qui dessine autour d’un avenir commun notre future communauté de destin.
4La posture ouverte adoptée par les organisateurs n’exclut aucune dimension, au risque de brouiller les perspectives. Comme le souligne Geneviève Giudicelli-Delage dans sa conclusion, la difficulté d’ouvrir de si larges perspectives est d’obliger le lecteur à un exercice de grand écart, du banal au tragique, du national au mondial, du présent au futur.
5Mais il s’agit d’un brouillage temporaire qui prépare une recomposition du paysage normatif permettant de rendre compte de l’extrême complexité d’un droit qui ne ressemble plus guère au modèle hiérarchique et stable du vieux modèle souverainiste assimilant le droit à l’État sans pour autant annoncer l’unification qui caractériserait un modèle véritablement universaliste. Oscillant d’un modèle à l’autre, le droit répressif de l’environnement comporte des zones souverainistes (particulièrement en droit administratif et en droit pénal), des rêves universalistes (le crime d’écocide) et des zones intermédiaires, comme en Europe, d’harmonisation progressive et évolutive, correspondant à un modèle inédit que nous avions, dans un précédent ouvrage, proposé de nommer « pluralisme ordonné ».
6Plus précisément, le colloque permet d’esquisser les grandes lignes de cette recomposition : du banal au tragique, il ne s’agit pas de confondre l’affichage illégal avec la destruction de la forêt amazonienne, mais de se donner les moyens d’une réprobation graduée ; du national au mondial, il ne s’agit pas d’abandonner les droits nationaux au profit d’une internationalisation, régionale (notamment européenne) ou mondiale, mais de les articuler par rapport aux dispositifs internationaux, afin de mettre en place une responsabilité globalisée ; enfin du présent au futur il ne s’agit pas de prévoir l’imprévisible ni d’abolir le hasard mais de concevoir une répression anticipée.
Une réprobation graduée
7Les risques écologiques ne sont pas nouveaux. On peut même penser que la pollution a toujours accompagné l’humanisation. Ayant appris à domestiquer la nature – notamment à maîtriser l’eau d’irrigation nécessaire au développement de l’agriculture –, l’homme a très tôt commencé à la transformer, peu soucieux des effets sur l’environnement. Le problème est qu’à force de trans/former la nature, l’homme en vient à la dé/former, au sens littéral. Les exemples ne manquent pas. Qu’il s’agisse du réchauffement du climat, de la biopiraterie ou de l’épuisement des ressources naturelles, on découvre à présent les excès et les limites d’un humanisme de domination qui fait de l’homme le conquérant, puis le maître de la nature non humaine. De la réprobation naît l’appel au droit répressif.
8Certes il ne s’agit pas, on l’aura compris, de faire de l’homme l’ennemi numéro 1 de l’environnement, mais de transformer la domination en interdépendance entre vivant humain et non-humain. Interdépendance ne veut pas dire symétrie car l’humain est le seul être pensant, le seul être de raison, donc le seul qui puisse porter la responsabilité. Comme le disait le biologiste Alain Prochiantz, « si nous protégeons les animaux c’est parce que nous sommes des êtres de raison qui échappent en partie aux lois de nature ». En somme l’humanisme de séparation deviendrait un humanisme relationnel, mais la relation à l’environnement est asymétrique, sans réciprocité. C’est pourquoi le droit répressif est essentiel car il permet de protéger l’environnement, non pas à proprement parler au nom des « droits » des générations futures ou des vivants non humains, mais au nom des « devoirs » des humains présents à l’égard des humains à naître ou des vivants non humains.
9C’est parce que la violation de ces devoirs suscite réprobation qu’elle appelle des sanctions répressives. Il faut donc éviter de réduire le droit pénal au seul critère de son efficacité, réelle ou supposée. Nous avions réfléchi, au sein de la Commission de révision du code pénal, sur le moyen de rationaliser le recours au droit pénal et le cas échéant le choix entre les diverses sanctions répressives extra-pénales. Nous proposions de partir, non pas du principe d’utilité, mais du principe de justice, fondé sur le degré de gravité du comportement. Une gradation complexe car elle dépendrait à la fois de trois indicateurs eux-mêmes gradués : l’intérêt protégé, gradué selon le niveau de reconnaissance (infralégislatif, législatif, constitutionnel, ou supranational) ; la faute, graduée de l’inobservation des règlements à l’intention criminelle en passant par la faute d’imprudence ; enfin le dommage, gradué selon ses caractères qualitatifs (réel ou potentiel) et quantitatifs (important ou faible).
10Le recours à cette première échelle de gravité devait conduire soit à écarter la sanction lorsque tous les indicateurs sont au plus bas, soit à faire appel à la sanction pénale dans l’hypothèse inverse. Dans le cas le plus fréquent d’indicateurs indécis, mais seulement dans ce cas, nous proposions d’utiliser un deuxième principe, celui d’utilité, fondé sur l’effectivité et l’efficacité de la sanction, qui permettait de répartir la répression entre le droit pénal et les autres formes de répression, de nature extra-pénale : les sanctions administratives ou disciplinaires à caractère punitif, ou encore les punitive damages du droit civil.
11Cette méthode avait aussi été proposée à la Commission européenne pour éviter que la tendance au tout pénal vienne affaiblir la signification de la sanction [1]. Nous n’avions pas réussi pour autant à modérer l’ardeur répressive du droit européen, qui favorise le droit pénal alors que son efficacité risque d’être affaiblie par l’ineffectivité de sanctions rarement appliquées, et à de faibles niveaux (peu d’emprisonnement et de faibles amendes).
12Un tournant semble pourtant se dessiner avec une prise de conscience nouvelle de la responsabilité, qui reste le plus souvent située au niveau national ou régional, mais commence à être conçue dans une perspective globalisée.
Une responsabilité globalisée
13Le droit de l’environnement s’est construit par accumulation de textes simultanément à plusieurs niveaux : au niveau national (en France, loi de 1917 sur les installations classées, lois des années soixante sur la pollution atmosphérique et les diverses formes de pollution des eaux, et tout l’arsenal législatif qui suit, y compris la Charte constitutionnelle en 2005 et les lois dites Grenelle I et II en 2011) ; au niveau régional, notamment européen, avec le développement d’un droit répressif de l’Union, administratif puis pénal (décision cadre de 2003, directive de 2008), ainsi que la Charte des droits fondamentaux (intégrée au droit de l’Union par le traité de Lisbonne en 2007) consacrant la protection de l’environnement au chapitre de la solidarité ; enfin au niveau mondial, avec de nombreuses conférences internationales, notamment Stockholm en 1972, Rio en 1992, puis Kyoto en 1997, Rio + 20 en 2012, en attendant Paris en 2015.
14Il reste à savoir comment articuler toutes ces composantes du droit de l’environnement. Revendiquée par les géographes, la rupture avec « l’articulation pyramidale hiérarchique entre différents niveaux territoriaux supposés stables » [2] s’impose a fortiori dans le domaine juridique. À partir de concepts novateurs, comme le préjudice écologique, le principe de précaution ou le futur crime d’écocide, s’est créé une dynamique incitant à globaliser la responsabilité des principaux acteurs que sont les États et les entreprises transnationales (ETN).
15En ce qui concerne les États, le droit administratif permet d’imposer la protection de l’environnement au niveau national, mais le principe de souveraineté semble contredire l’impératif de solidarité internationale. Pour concilier souveraineté et solidarité internationale, il faudrait résoudre les tensions entre la nature globale du risque environnemental et l’organisation nationale des pouvoirs de décision politique. Au niveau régional, le processus est en marche et un certain pouvoir répressif est exercé sous le contrôle de la Cour de justice de l’Union européenne. En revanche au niveau mondial les mesures prises dans le cadre de l’OMC sont de faible portée car la protection de l’environnement ne peut être invoquée qu’à titre d’exception. D’où les propositions d’extension de la compétence de la Cour pénale internationale (CPI) aux crimes les plus graves contre l’environnement éventuellement commis par des responsables politiques représentant l’État (y compris les chefs d’État dont l’immunité est exclue par le statut de la CPI). L’extension pouvant aussi être envisagée pour les ETN.
16La responsabilité des ETN se limite actuellement aux juridictions pénales nationales, selon trois types de compétence.
17La compétence territoriale, celle du lieu de l’infraction et/ou du dommage, peut être utilisée quand il s’agit d’un pays développé (la France dans l’affaire Erika), mais elle est difficile à mettre en œuvre dans les pays en développement, comme le montre l’affaire Chevron/Texaco concernant le groupe pétrolier américain condamné par un tribunal équatorien à payer huit milliards $ (jugement du 14 février 2011). C’était la première fois qu’un peuple indigène poursuivait une ETN dans le pays où le délit avait été commis et gagnait son procès. Mais depuis lors Chevron a utilisé toutes les ripostes possibles, des plus classiques (appel contre le jugement) aux plus inattendues comme le dépôt d’une plainte pour fraude (cf. loi RICO, Racketter Influenced and Corrupt Organisations Act). Cette plainte avait permis, dès 2011, à la justice américaine de lancer une injonction sans précédent car elle interdisait d’exécuter le jugement à l’échelle mondiale (world wide antisuit injonction) [3]. Elle aboutit à une décision du juge américain (4 mars 2014) confirmant l’interdiction d’exécuter le jugement équatorien, au motif de la corruption du juge équatorien.
18Les autres formes de compétence, sont peu utilisées. La compétence « personnelle passive » (nationalité de la victime) coïncide le plus souvent avec la territorialité et la compétence « personnelle active » (nationalité de l’auteur) est limitée pour l’essentiel aux crimes, les délits étant soumis à la condition d’une double incrimination. En outre elle renvoie au pays d’origine, généralement peu motivé à poursuivre ses propres entreprises.
19Reste la compétence « universelle » peu pratiquée, sauf par quelques pays, notamment les USA dont le très ancien texte Alien tort claims Act (ATCA) ou Alien Tort Statute (ATS) constitue le principal instrument mondial permettant d’exercer un recours contre les ETN. Adopté en 1 789 et redécouvert dans les années 80, ce texte donne compétence aux juridictions fédérales américaines pour prononcer des sanctions civiles répressives (punitive damages) en cas de violation du droit international (Law of Nations), même commise à l’étranger, par des étrangers contre des étrangers.
20Sont ainsi visées les violations les plus graves du droit international de l’environnement et des droits de l’homme. D’abord appliqué aux États ou à leurs agents, l’ATS sera étendu aux ETN en 1998. Un groupe d’agriculteurs de Myanmar (Birmanie) avait en effet attaqué Unocal parce que, conjointement avec les forces armées et policières du pays, l’entreprise avait commis de graves atteintes à l’environnement et aux droits de l’homme pendant la construction d’un oléoduc dans le pays [4]. Depuis cette affaire, de nombreuses ETN (Shell, Rio Tinto, Freeport McMoran, Exxon, Pfizer, Coca Cola…) ont dû faire face à des requêtes fondées sur l’ATS, de telle sorte que le dispositif américain est souvent cité en modèle. Toutefois une récente décision de la Cour suprême a donné un coup d’arrêt à cette application extraterritoriale du droit américain (affaire Kiobel, 17 avril 2013).
21On comprend pourquoi la « charte de Bruxelles », lancée le 30 janvier 2014, tente de proposer, au vu de l’urgence, une approche progressive de la répression à l’encontre des responsables d’atteintes graves à l’environnement. L’objectif est à terme la création d’un tribunal pénal européen et d’un parquet européen, puis d’une cour pénale internationale pour l’environnement et la santé (ou l’extension de la compétence de la Cour pénale internationale [CPI]). Mais sans plus attendre, les initiateurs de l’appel préconisent la mise en place d’un tribunal moral inspiré du tribunal international de conscience des crimes relatifs à la nature. Conçu comme un dispositif d’alerte, ce tribunal devrait contribuer à faire prendre conscience de la nécessité d’étendre la répression dans l’espace (globalisation), ainsi que dans le temps (anticipation).
Une répression anticipée
22Anticiper c’est agir avant que le risque se réalise. Si le risque concerne la survie de l’humanité, la sûreté de la planète, ou l’équilibre de la biosphère, on conçoit que l’anticipation soit un processus nécessaire, même si son apparition est récente dans le champ juridique. Ainsi des expressions comme développement « durable » ou générations « futures » (Rio 1992) traduisent l’idée que devant l’incertitude de certains risques, le droit notamment répressif, arrive trop tard s’il n’intervient a posteriori. On passera ainsi de la punition à la prévention des risques avérés, puis à la précaution au cas de risques incertains. Véritable devoir d’anticipation, le principe de précaution invite les décideurs à introduire dans le temps court des politiques un peu du temps long des phénomènes environnementaux, car « les cycles du carbone ne respectent pas les cycles politiques ».
23Encore faut-il apprendre à conjuguer les temps entre passé, présent, futur. Car la prise en compte du futur (protection de l’environnement) ne dispense ni de faire face aux problèmes du présent (exclusion sociale et pauvreté), ni de reconnaître les effets du passé (développement inégal). Si le « développement durable » (PNUD 1987) postule une synergie entre développement économique et protection de l’environnement, la « durabilité » consiste alors à trouver un équilibre entre le présent et le futur. Vingt ans plus tard, le rapport mondial sur le développement humain (PNUD 2007-2008), ajoute le passé par référence à l’histoire : la mondialisation a multiplié les déséquilibres écologiques avant d’avoir amélioré les chances économiques. Comment faire accepter les mesures limitant la croissance par des pays qui n’ont jamais connu de croissance ou l’ont oubliée et la (re)découvrent à peine ? D’où l’enlisement du débat sur le changement climatique pour la période post Kyoto, car l’aide financière promise aux pays du sud (accord a minima de Doha) reste vague quant aux modalités des futurs engagements. Un modèle à la fois durable et équitable implique donc de moduler l’anticipation en fonction du contexte présent et du passé historique.
24Plus largement, le rêve de vivre dans un monde prévisible pourrait tourner au cauchemar si l’on ne reconnaît pas que le risque fait partie de la vie humaine (le risque 0 n’existe pas). D’où la nécessité d’indicateurs permettant non seulement d’évaluer le risque, mais aussi de déterminer un seuil d’acceptabilité. Les indicateurs scientifiques, à vocation universelle, permettent seulement d’évaluer la vraisemblance, la fréquence, la gravité objective des risques. Il faudrait leur ajouter des indicateurs de tolérance, sociaux, économiques et culturels, dépendant du contexte national.
25Car le futur ne doit faire oublier ni le présent, ni le passé. Ignorer la finitude humaine serait une vision insensée, écrivait Paul Ricœur, car nos capacités cognitives sont insuffisantes pour que « l’écart entre les effets voulus et la totalité indénombrable des conséquences de l’action » soit contrôlable. Nous en rendre responsables paralyserait toute action, conduisant à une responsabilité illimitée et incitant à mettre en place des mécanismes d’alerte et de contrôle toujours plus intrusifs. Mais ne pas se préoccuper des conséquences de nos comportements pour l’avenir de la planète serait tout aussi insensé.
26Confrontées à un tel dilemme, les perspectives ouvertes par la voie répressive invitent peut-être à dépasser le choix entre la culture du surhomme et celle de la catastrophe, et en quelque sorte à réconcilier le Principe Responsabilité de Hans Jonas avec le Principe Espérance d’Ernst Bloch. On sait que Jonas, hanté par les dérives qu’il associe à ce qu’il nomme « l’utopisme marxiste dans son alliance étroite avec la technique », avait opposé à Bloch son « Principe Responsabilité ».
27En définitive, le droit de l’environnement reste soumis – pourquoi s’en étonner ? - aux perspectives contradictoires et incertaines inhérentes à la condition humaine. Pour ce droit en devenir, comme pour notre humanité en transit, anticiper n’est pas prévoir l’imprévisible, mais selon la belle formule d’Édouard Glissant « apprendre à approcher les chaos, à durer et grandir dans l’imprévisible ».
Date de mise en ligne : 14/08/2015
Notes
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[1]
Voir M. Delmas-Marty, G. Giudicelli-Delage et E. Lambert, L’harmonisation des sanctions pénales en Europe, SLC 2003.
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[2]
M. Lussault, L’avènement du monde, Seuil, 2013, p. 289.
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[3]
US District Court Southern District of New York, Chevron v. S. Donziger et alia, Order, 8.2.2011, Opinion, 7.3.2011.
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[4]
Doe v. Unocal, 27 F Supp 2d 1174 (CD Cal 1998), US District Court for the Central District of California.