Notes
- [1]
-
[2]
Avis 2/15 de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) (assemblée plénière) du 16 mai 2017, para. 147, http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:62015CV0002(01)&from=EN
-
[3]
Pour une analyse plus détaillée de cette question, voir, par exemple, L. Ankersmit, « Opnion 2/15 and the future of mixity and ISDS », 18 May 2017, < http://europeanlawblog.eu/2017/05/18/opinion-215-and-the-future-of-mixity-and-isds/ > ; R. Bismuth, « 3 questions à Régis Bismuth sur l’avis 2/15 rendu par la CJUE sur le traité commercial conclu entre l’UE et Singapour », 19 mai 2017, < http://blog.leclubdesjuristes.com/3-questions-a-regis-bismuth-lavis-215-rendu-cjue-traite-commercial-conclu-entre-lue-singapour/ > .
-
[4]
Procédure d’avis 2/15, Conclusions de l’avocat général Mme E. Sharpston, présentées le 21 décembre 2016, < http://curia.europa.eu/juris/celex.jsf?celex=62015CC0002(01)&lang1=fr&type=TXT&ancre= >
-
[5]
Ibid., para. 493.
-
[6]
Id.
-
[7]
Ibid., para. 495.
-
[8]
Avis 2/15, op.cit., para. 141.
-
[9]
Ibid., para. 142.
-
[10]
Ibid., para. 143-144.
-
[11]
Ibid., para. 147.
-
[12]
Ibid., para. 155.
-
[13]
Ibid., para. 157-158.
-
[14]
Ibid., para. 164.
-
[15]
Id.
-
[16]
Voir A. Aseeva, « The right of states to regulate in risk-averse areas and the ECtHR concept of margin of appreciation in the WTO US-COOL Article 21.5 decision », Croatian Yearbook of European Law and Policy, Vol. 11, 2015, p. 161, p. 176-183, < http://www.cyelp.com/index.php/cyelp/article/view/221>.
-
[17]
Voir A. Aseeva et K. Yip, « When Yes means Yes : Free, Prior & Informed Consent in ‘One Belt One Road’ Projects in the context of Transnational Investment Law and Arbitration », Transnational Dispute Management, Special Issue on the legal aspects of the One Belt One Road initiative (‘OBOR’), October 2017, v. p. 2-4.
-
[18]
Il est à noter que le fait que, traditionnellement, les normes sociales et environnementales des traités commerciaux se trouvent dans les préambules de ces accords, n’aide pas à les rendre plus clairement exécutoires. Voir par exemple : Preamble, WTO, Agreement Establishing the World Trade Organization (WTO “Umbrella” Agreement or WTO Agreement), 15 April 1994, entry into force 1 January 1995, LT/UR/A/2 ; Preamble, Panama-Taiwan FTA, 2004 ; Preamble, New Zealand-China FTA, 2008 ; Preamble, Canada-Peru FTA, 2009 ; Preamble, new Indian model BIT, 2015 ; Art. 2 Draft Pan-African Investment Code (PAIC), 2016 ; Preamble, CETA, 2017.
-
[19]
A. Aseeva, op. cit., p. 183.
-
[20]
« It is not impossible for treaties for the protection of investments, such as bilateral investment treaties (BITs), to provide for human rights, but this would be highly unusual… » ; « the present role of human rights in the context of investment arbitration is peripheral at best ». Clare Reiner and Christoph Schreuer, « Human Rights and International Investment Arbitration », in Pierre-Marie Dupuy, Ernst-Ulrich Petersmann and Francesco Francioni (eds.), Human Rights in International Investment Law, Oxford University Press, Oxford 2009, p. 82.
-
[21]
Dans la jurisprudence du droit de l’OMC, cette tendance a commencé par deux cas des années 1990, notamment, United States-Standards for Reformulated and Conventional Gas [US-Gasoline], Panel report, WT/DS2/R, 29 January 1996, para. 6.37 ; et United States- Import Prohibition of Certain Shrimp and Shrimp Products [US-Shrimp], AB report WT/DS58/AB/R, adopted 12 October 1998, para.129-31, 153-55.
-
[22]
Urbaser et al. v The Argentine Republic, ICSID Case No ARB/07/26, December 2016, para. 1154, 1195.
-
[23]
A. Aseeva, « Intergenerational climate justice », in S. Besson and T. Cottier (Eds.), Intergenerational justice : Law, Ideas and Politics, BRILL, Nijhoff Classics in International Law series, forthcoming in 2017, p. 5.
-
[24]
Présentation de M. Kristy (Universities of Maastricht and Geneva), « The Status of Sustainable Development in International Law : A Big Data Analysis », 5 mai 2016, Colloque de Tarragone, Espagne, 1st Tarragona International Environmental Law Colloquium « Rethinking Sustainable Development in Terms of Justice », 5-6 mai 2016.
-
[25]
V. Barrol, « Retour sur la fonction du développement durable en droit international. De l’outil herméneutique à l’obligation de s’efforcer d’atteindre le développement durable », in SFDI, Colloque de Lyon, Droit international et développement, ed. A. Pedone, 2015, p. 411-426, p. 425.
-
[26]
Dans ce sens, v. J. Larik, « Trade and Sustainable Development : Opinion 2/15 and the EU’s Foreign Policy Objectives », 1 June 2017, < http://blogs.ucl.ac.uk/europe-and-the-world-journal/2017/opinion215-trade-sustainable-development >.
-
[27]
Voir par exemple le jugement de la CJUE, C- 366/10, Air Transport Association of America.
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[28]
J. Larik, op. cit.
-
[29]
Convention sur le droit des traités, signée à Vienne le 23 mai 1969, Recueil des traités des Nations unies, vol. 1155, p. 331.
-
[30]
Avis 2/15, op. cit., para. 161.
-
[31]
Ibid., para. 162.
-
[32]
Ibid., para. 166.
-
[33]
Pour plus de détails sur ce sujet, v. L. Ankersmit, op.cit.
Compétence pour conclure l’Accord ?
Politique commerciale commune.
Avis de la Cour de Justice de l’Union européenne (assemblée plénière) du 16 mai 2017, Accord de libre-échange avec Singapour, Aff. C- 2/15 [1]
Note : Retour vers le futur : la politique étrangère de l’union européenne, le commerce international et le développement durable après l’avis 2/15
1Quel est le lien entre le récent avis 2/15 de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), la politique étrangère de l’Union européenne (UE), les Objectifs de développement durable (ODD) post-2015, et les politiques climatiques et environnementales des États-Unis de l’époque dite trumpiste ? Dans son avis 2/15 du 16 mai 2017, la CJUE a constaté que « l’objectif du développement durable fait désormais partie intégrante de la politique commerciale commune [PCC] » [2]. Outre de nombreux éclaircissements sur l’étendue de la politique commerciale commune et les critères d’appréciation, et par là, l’état de la législation sur les compétences externes exclusives de l’UE, les constats de la Cour en lien avec le développement durable sont susceptibles de mettre en lumière la portée et les implications juridiques des objectifs politiques – notamment, de la politique étrangère – de l’UE post-Lisbonne, post-2015 et post-Trump.
2Ce commentaire portera, dans un premier temps, sur les enjeux principaux de l’avis 2/15 de la CJUE, notamment, sur la politique commerciale commune et les critères d’appréciation de son étendue, et par là, des compétences externes exclusives de l’UE, de manière plus générale. La deuxième partie de l’exposé abordera plus précisément les conséquences juridiques des principaux enjeux des conclusions de la Cour pour les politiques du développement durable.
3Enfin, les politiques globales du développement durable seront abordées dans la perspective plus large que l’avis ouvre sur ces questions.
I – Les enjeux principaux de l’avis 2/15
4Dans l’avis rendu le 16 mai 2017, la CJUE s’est prononcée sur la nature des compétences nécessaires à la conclusion de l’Accord de libre-échange entre l’UE et Singapour (ci-après, l’ALEUES). Cet accord de libre-échange est de « nouvelle génération », dans le sens où il porte non seulement sur l’abolition des obstacles au commerce, mais comporte également des dispositions sur les investissements étrangers, le développement durable (à savoir, la protection sociale et de l’environnement), la propriété intellectuelle, etc. Donc, autant de domaines qui, selon plusieurs voix au niveau européen, y compris les avis des Étas membres, font partie des compétences nationales partagées avec l’UE, ou encore des compétences nationales exclusives.
5Depuis 2013, deux avis principaux et antagonistes existaient au niveau européen. D’une part, le Conseil considérait qu’il s’agissait d’un accord mixte, puisque plusieurs domaines relevaient des compétences partagées, telles que la protection sociale ou de l’environnement, par exemple ; et d’autres de compétences exclusives des États membres, telles que les investissements étrangers indirects (les investissements de portefeuille). Dès lors, la compétence de l’UE pour la conclusion de cet Accord est partagée avec les États membres.
6D’autre part, la Commission européenne et le Parlement européen soutenaient que l’Accord pouvait être conclu par l’UE seule, puisqu’à l’exception des investissements étrangers indirects et services de transport transfrontalier, les domaines étaient couverts par la politique commerciale commune de l’Union, ils soulignaient donc la compétence exclusive de l’UE pour conclure cet Accord.
7Sollicitée par la Commission dans le cadre de l’ALEUES, la Cour de Luxembourg devait donc déterminer si l’UE disposait de la compétence exclusive pour signer et conclure seule ce traité. Dans son avis, la CJUE a tranché que l’Accord étant mixte, il ne peut être conclu par l’Union seule. En effet, selon la CJUE, l’Accord contient des éléments pour lesquels les compétences restent partagées entre l’Union et ses États membres. En tant qu’accord mixte, l’ALEUES doit donc être signé et ratifié aussi bien par l’UE que par ses États membres.
8Sans procéder à un examen détaillé des évaluations par la CJUE de chaque élément de l’Accord et du type de compétence y relatif, il convient de mentionner que la Cour a considéré que la compétence exclusive de l’Union a été reconnue dans les domaines dits traditionnels du commerce, à savoir, les obstacles commerciaux et non-commerciaux (techniques), les douanes, etc. Plus complexe a été l’analyse de la nature de la compétence de l’UE dans le domaine des investissements [3].
9La compétence exclusive a aussi été reconnue en ce qui concerne les aspects commerciaux de la propriété intellectuelle et, plus important dans le cadre de ce commentaire, du développement durable. Les disciplines y relatives dans l’Accord envisagé relevant de la politique commerciale commune, la compétence exclusive de l’UE a été reconnue pour toute question du développement durable liée aux échanges commerciaux. Le reste de l’analyse portera donc sur les effets juridiques de l’avis 2/15.
II – Les effets juridiques de l’avis 2/15 sur les politiques du développement durable
10Dans l’avis 2/15, les objectifs de la politique étrangère de l’UE ont joué un rôle dans la délimitation entre les différents domaines de compétence. Dans le cas du chapitre de l’ALEUES concernant le développement durable, à savoir, le Chapitre 13, qui traite des normes environnementales et sociales, la question a été de savoir si ces dispositions relevaient de la politique commerciale commune et, donc, de la compétence exclusive de l’Union, ou plutôt du cadre de la politique environnementale et sociale, soit des compétences partagées.
11L’Avocat général Sharpston a été de ce dernier avis. Notamment, dans ses conclusions rendues le 21 décembre 2016 [4], E. Sharpston a déclaré que le respect des normes telles que la conservation et la gestion des stocks halieutiques de manière durable, par exemple, visant à respecter les mesures de conservation à long terme et à pratiquer une exploitation durable de ces stocks telle que définie dans les instruments internationaux que l’UE et Singapour ont ratifiés, n’était pas une condition préalable de l’obtention d’avantages commerciaux [5]. Le non-respect de ces engagements n’entraînait donc pas une suspension des concessions commerciales prévue par l’ALEUES et ne présentait aucun lien direct et immédiat avec le commerce international, ne relevant donc pas de la PCC [6]. En outre, l’Avocat général a souligné que les dispositions pertinentes du droit européen primaire post-Lisbonne qui avaient pour objet d’imposer à l’Union de contribuer à la réalisation de certains objectifs dans ses politiques et activités extérieures (à savoir, l’article 21 TUE et l’article 205 TFUE), ne pouvaient pas affecter la portée de la politique commerciale commune visée à l’article 207 TFUE [7].
12En revanche, la Cour a tranché que :
« [s]’agissant de la politique commerciale commune, le traité FUE diffère sensiblement du traité CE antérieurement en vigueur, en ce qu’il inclut de nouveaux aspects du commerce international contemporain dans ladite politique. L’extension du domaine de la politique commerciale commune par le traité FUE constitue une évolution significative du droit primaire de l’Union […] [8].
Cette évolution est caractérisée, entre autres, par la règle énoncée à l’article 207, paragraphe 1, seconde phrase, TFUE selon laquelle « [l]a politique commerciale commune est menée dans le cadre des principes et objectifs de l’action extérieure de l’Union ». Ces principes et ces objectifs sont précisés à l’article 21, paragraphes 1 et 2, TUE et portent notamment, ainsi qu’il est indiqué au paragraphe 2, sous f), de cet article 21, sur le développement durable lié à la préservation et à l’amélioration de la qualité de l’environnement et la gestion durable des ressources naturelles mondiales [italiques ajoutées] [9].
L’obligation pour l’Union d’intégrer lesdits objectifs et principes dans la conduite de sa politique commerciale commune résulte d’une lecture conjointe de l’article 207, paragraphe 1, seconde phrase, TFUE, de l’article 21, paragraphe 3, TUE et de l’article 205 TFUE. En effet, aux termes de l’article 21, paragraphe 3, TUE, l’Union « poursuit les objectifs visés aux paragraphes 1 et 2 dans l’élaboration et la mise en œuvre de son action extérieure dans les différents domaines couverts par le présent titre et par la cinquième partie du traité [FUE] […]. La cinquième partie du traité FUE inclut notamment la politique commerciale commune. » [10]
14L’essence du contraste de l’avis de la Cour avec les conclusions de l’Avocat général pour notre exposé est la suivante. La CJUE a confirmé qu’un développement majeur du droit communautaire primaire après Lisbonne est que les dispositions relatives aux objectifs spécifiques de la PCC sont directement liées à ceux de l’action extérieure de l’UE en général, notant que ceux-ci, comme l’indique l’article 21(2)f) TUE concernent notamment le développement durable. En d’autres termes, selon la Cour, dans ce « web » d’objectifs interconnectés, l’obligation pour l’UE d’intégrer ces objectifs et principes dans la conduite de la PCC est apparente.
15Par conséquent, la CJUE considère désormais « l’objectif du développement durable » comme faisant « partie intégrante de la politique commerciale commune » [11].
16Ensuite, la Cour a conclu qu’il s’ensuivait que le Chapitre 13 ne concernait ni la portée des conventions internationales auxquelles il se référait ni les compétences de l’Union ou des États membres relatives à ces conventions, mais, en revanche, présentait un lien spécifique avec les échanges commerciaux entre l’UE et Singapour [12]. La CJUE a également souligné que ce même chapitre était de nature à avoir des effets directs et immédiats sur les échanges commerciaux, à savoir, premièrement, l’engagement des parties, « d’une part, de ne pas encourager le commerce en abaissant les niveaux de protection sociale et environnementale sur leur territoire respectif en dessous des standards prévus par les engagements internationaux, et, d’autre part, de ne pas mettre en œuvre ces standards de manière protectionniste. [13] » En termes simples, la Cour a effectué un examen sous l’angle du specific link to trade test – des effets directs et immédiats sur les échanges commerciaux entre les parties contractantes. Elle a conclu que les deux types d’effets ont été présents dans ce cas de figure, vu que le Chapitre 13 de l’Accord envisagé visait, d’une part, à ne pas encourager le commerce en exerçant un dumping social et environnemental, et, d’autre part, à ne pas utiliser des standards pertinents à des fins protectionnistes.
17Il convient de noter que la Cour a aussi observé que la compétence exclusive liée à la politique commerciale commune ne saurait être exercée pour réglementer les niveaux de protection sociale et environnementale sur le territoire respectif des parties [14]. La CJUE a également rappelé que la politique commerciale commune ne prévaut pas sur les « autres dispositions du traité FUE », ne relevant pas de la politique commerciale commune, et « n’affecte pas la délimitation des compétences entre l’Union et les États membres. [15] »
18Ces derniers constats sont importants, dans la mesure où cela signifie que l’utilisation de compétences partagées, et avec elle la possibilité de mixité, peut être évitée tant que le noyau d’autres domaines politiques exclusifs n’est pas abordé – dans ce cas, la réglementation sociale et environnementale.
III – La politique étrangère de l’UE, le commerce mondial et le développement durable après l’avis 2/15
19Les régimes juridiques essentiels qui régissent les rapports commerciaux internationaux, à savoir, le droit du commerce international (principalement, le droit de l’OMC – l’Organisation Mondiale du Commerce) ainsi que le droit et l’arbitrage des investissements étrangers, ont généralement été conçus comme des régimes structurellement déséquilibrés en faveur des questions purement commerciales. En effet, le premier traditionnellement penchait en faveur de la libéralisation du commerce et au détriment du développement durable [16], tandis que le second était en faveur des investisseurs et au détriment des États-hôtes [17], qui sont, au niveau national, en charge du développement durable.
20Cela a conduit historiquement à ce que, bien que les dispositions commerciales sont contraignantes et facilement applicables, la mise en œuvre des disciplines relatives au développement durable faisant partie des traités commerciaux s’avère difficile. C’est-à-dire, les normes du développement durable ont, en règle générale, un caractère non-contraignant et/ou d’une exception extraordinaire à des disciplines commerciales [18]. En effet, le droit du commerce international (surtout, le régime du GATT) pendant longtemps subordonnait les dispositions sociales et environnementales de ses traités constitutifs aux règles purement commerciales. Ces dernières n’étaient pas équilibrées par rapport aux normes non-commerciales concurrentes ; une hiérarchie claire des valeurs structurelles du régime existait, en en plaçant les normes commerciales au sommet, et les normes non-commerciales tout en bas [19]. Quant au droit des investissements, ce régime mettait traditionnellement les normes sociétales en dehors de sa portée, et pendant les litiges – le plus souvent, déjà au stade de la délimitation de compétence des tribunaux arbitraux – en dehors de la juridiction des dits tribunaux [20].
21Plus récemment, quelques pas vers plus de conformité avec les normes sociétales, notamment, l’éclaircissement de l’application de ces normes dans le droit de l’OMC [21] ou, tout simplement, la reconnaissance de la compétence d’un tribunal dans l’arbitrage d’investissements de trancher sur ces normes [22], ont été faits. Pourtant, les dispositions relatives au développement durable des traités commerciaux internationaux devraient être clairement exécutoires, ce qui signifie que la non-conformité avec elles devrait avoir des conséquences concrètes, prévisibles, et efficaces.
22En attendant que (et si) ce qui « devrait être » devienne ce qui « est », il convient d’apporter quelques brefs éclaircissements sur le principe et la portée juridique du développement durable lui-même dans le droit international.
23Depuis le rapport Brundtland, la définition principale du concept de développement durable est la suivante : « le développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs » [23]. Le principe est aujourd’hui inscrit dans plus de quatre cents instruments [24]. Quant à sa portée juridique, vu qu’aujourd’hui le principe est conçu en droit plutôt comme un objectif à atteindre, il ne semble pas constituer une obligation de résultat. Il ne peut donc servir qu’à « une interprétation évolutive des traités, résoudre un conflit de normes ou d’intérêts, ou encore aller jusqu’à réviser certaines dispositions conventionnelles » [25].
24La question se pose-t-elle si l’avis 2/15 apporte des nouveaux éléments clarifiant les questions de la portée juridique du principe du développement durable, et, notamment, son rôle dans l’interprétation et l’application des dispositions sociétales des accords commerciaux, y compris, le Chapitre 13 de l’ALEUES.
25Comme la Cour l’a expliqué, le droit européen primaire post-Lisbonne souligne dans l’article 205 TFUE que l’action de l’UE sur la scène internationale dans les différentes politiques incluses dans le TFUE sera guidée par les principes, les objectifs et se déroulera conformément aux dispositions générales énoncées à l’article 21 du TUE. Cette même idée est réitérée dans l’article 207 (1) TFUE en ce qui concerne la politique commerciale commune.
26Or, ce ne sont certainement pas des obligations juridiques dites dures qui pourraient être invoquées directement devant les tribunaux, y compris, la CJUE, par les États membres ou les institutions, ou les particuliers [26]. Pourtant, alors que les objectifs ne peuvent pas créer de compétences, ils servent à façonner leurs contours extérieurs et à les affecter à des politiques particulières de l’UE – en l’occurrence, la politique commerciale commune.
27Au cours des dernières années, il est devenu plus clair que ces objectifs jouent un rôle dans l’interprétation des traités. C’est-à-dire, l’objectif de contribuer au « respect strict et au développement du droit international » a été utilisé par la CJUE pour établir que l’UE est liée par le droit international coutumier [27], ce qui n’était auparavant constaté que dans la jurisprudence de la Cour sans un lien au droit primaire de l’UE [28].
28Vu depuis l’angle de l’interprétation des traités et du droit international coutumier, notamment, de la Convention de Vienne sur le droit des traités [29], un des passages les plus importants de l’avis 2/15 est le suivant :
« […] la spécificité du lien présenté par les dispositions du chapitre 13 de l’accord envisagé avec les échanges commerciaux entre l’Union et la République de Singapour découle également du fait qu’une violation des dispositions en matière de protection sociale des travailleurs et de protection de l’environnement, figurant à ce chapitre, autorise, conformément à la règle coutumière de droit international codifiée à l’article 60, paragraphe 1, de la [VCLT], qui s’applique dans les relations entre l’Union et les États tiers […], l’autre partie à mettre fin à la libéralisation de ces échanges prévue aux autres dispositions de cet accord ou à suspendre celle-ci » [30].
30Et puisque la Cour estime que ce Chapitre joue un rôle essentiel dans l’Accord [31] et que ce Traité fonctionne sous une forme de conditionnalité, à savoir, « en subordonnant la libéralisation de[s échanges commerciaux entre l’UE et Singapour] à la condition que les parties respectent leurs obligations internationales en matière de protection sociale des travailleurs et de protection de l’environnement » [32], par conséquent, une non-conformité avec les dispositions du chapitre sur le développement durable pourrait constituer une violation substantielle de l’ALEUES.
31L’indication de la CJUE que l’Union base ses échanges commerciaux externes sur cette conditionnalité semble constituer une incitation commerciale claire à respecter davantage les normes sociétales internationales. Cela, à son tour, peut théoriquement aboutir à une décision de suspendre l’Accord. Sans procéder à un exposé détaillé des éventualités d’une telle suspension, il faut noter qu’il n’est pas tout à fait clair de déterminer quand et comment les parties pourraient suspendre l’application de l’ALEUES [33].
32Avant de conclure, il convient de rappeler que, comme déjà mentionné plus haut, l’Organe de règlement des différends de l’OMC pratique, depuis près de vingt ans déjà, une approche assez similaire au développement durable comme un objectif à atteindre qui peut servir à une interprétation évolutive des traités et résoudre un conflit de normes ou d’intérêts. En effet, le Préambule de l’accord constitutif de l’OMC contient un nombre d’objectifs sociétaux à atteindre par ses membres, y compris, le principe du développement durable. Pourtant ce ne sont certainement pas des obligations juridiques contraignantes qui pourraient être invoquées directement devant les juges de l’OMC, le Préambule guide la mise en œuvre des accords de l’OMC, ainsi que l’interprétation judiciaire en cas de différend. Tout comme le Chapitre 13 de l’accord envisagé, selon la CJUE.
33Il reste à savoir si la Cour de Luxembourg a suivi, ou, au moins, s’est inspirée de cette logique jurisprudentielle de l’OMC, ou si elle avait quelque chose de bien différent à l’esprit – par exemple, de créer un autre « chapitre » d’un ordre juridique nouveau, autonome et exceptionnel qui est le droit européen (selon certains).
Conclusion
34L’avis 2/15 de la Cour de justice de l’Union européenne a apporté de nombreux éclaircissements sur l’étendue de la politique commerciale commune de l’UE et les critères d’appréciation, et par là, l’état de la législation sur les compétences externes exclusives de l’UE. Plus particulièrement, cette analyse a mis en lumière les conséquences juridiques des principaux enjeux de cet avis pour le rapport entre l’action externe de l’UE, les politiques commerciales et celles du développement durable. Notamment, l’analyse a démontré que l’avis semble affermir, bien qu’indirectement, le contenu plutôt mou (dans le sens de soft law) des normes du développement durable présentées surtout dans les objectifs politiques de l’UE, ainsi que la force exécutoire de ces normes, du moins en ce qui concerne la politique commerciale commune de l’Union. D’autre part, même si la portée des objectifs du développement durable semble être précisée et renforcée par la Cour de Luxembourg, cela ne concerne pour le moment que les rapports commerciaux entre l’UE et les pays tiers. Last but not least, comme il s’ensuit de l’Avis, ces précisions ne concernent ni la portée des traités internationaux auxquels il se réfère ni les compétences de l’Union ou des États membres relatives à ces traités – i.e., l’Avis ne présente qu’un lien spécifique et concret avec les échanges commerciaux entre l’UE et la République de Singapour.
35De manière plus générale, les rapports internationaux économiques, et en particulier, le droit du commerce international et celui des investissements internationaux, et le développement durable ont été antagoniques – tant pour des raisons historiques, que pour des raisons tenant à la mondialisation économique. Pourtant, plusieurs facteurs conduisent, aujourd’hui, à une évolution de cette relation jadis antithétique. L’Avis 2/15 de la CJUE représente bel et bien un précèdent important, qui rajoute encore un maillon dans la chaine de l’évolution de l’interface des rapports internationaux économiques et du développement durable.
Date de mise en ligne : 20/12/2017
Notes
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[2]
Avis 2/15 de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) (assemblée plénière) du 16 mai 2017, para. 147, http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:62015CV0002(01)&from=EN
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Pour une analyse plus détaillée de cette question, voir, par exemple, L. Ankersmit, « Opnion 2/15 and the future of mixity and ISDS », 18 May 2017, < http://europeanlawblog.eu/2017/05/18/opinion-215-and-the-future-of-mixity-and-isds/ > ; R. Bismuth, « 3 questions à Régis Bismuth sur l’avis 2/15 rendu par la CJUE sur le traité commercial conclu entre l’UE et Singapour », 19 mai 2017, < http://blog.leclubdesjuristes.com/3-questions-a-regis-bismuth-lavis-215-rendu-cjue-traite-commercial-conclu-entre-lue-singapour/ > .
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[4]
Procédure d’avis 2/15, Conclusions de l’avocat général Mme E. Sharpston, présentées le 21 décembre 2016, < http://curia.europa.eu/juris/celex.jsf?celex=62015CC0002(01)&lang1=fr&type=TXT&ancre= >
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[5]
Ibid., para. 493.
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[6]
Id.
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[7]
Ibid., para. 495.
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[8]
Avis 2/15, op.cit., para. 141.
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[9]
Ibid., para. 142.
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[10]
Ibid., para. 143-144.
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[11]
Ibid., para. 147.
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[12]
Ibid., para. 155.
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[13]
Ibid., para. 157-158.
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[14]
Ibid., para. 164.
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[15]
Id.
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[16]
Voir A. Aseeva, « The right of states to regulate in risk-averse areas and the ECtHR concept of margin of appreciation in the WTO US-COOL Article 21.5 decision », Croatian Yearbook of European Law and Policy, Vol. 11, 2015, p. 161, p. 176-183, < http://www.cyelp.com/index.php/cyelp/article/view/221>.
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[17]
Voir A. Aseeva et K. Yip, « When Yes means Yes : Free, Prior & Informed Consent in ‘One Belt One Road’ Projects in the context of Transnational Investment Law and Arbitration », Transnational Dispute Management, Special Issue on the legal aspects of the One Belt One Road initiative (‘OBOR’), October 2017, v. p. 2-4.
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[18]
Il est à noter que le fait que, traditionnellement, les normes sociales et environnementales des traités commerciaux se trouvent dans les préambules de ces accords, n’aide pas à les rendre plus clairement exécutoires. Voir par exemple : Preamble, WTO, Agreement Establishing the World Trade Organization (WTO “Umbrella” Agreement or WTO Agreement), 15 April 1994, entry into force 1 January 1995, LT/UR/A/2 ; Preamble, Panama-Taiwan FTA, 2004 ; Preamble, New Zealand-China FTA, 2008 ; Preamble, Canada-Peru FTA, 2009 ; Preamble, new Indian model BIT, 2015 ; Art. 2 Draft Pan-African Investment Code (PAIC), 2016 ; Preamble, CETA, 2017.
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[19]
A. Aseeva, op. cit., p. 183.
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[20]
« It is not impossible for treaties for the protection of investments, such as bilateral investment treaties (BITs), to provide for human rights, but this would be highly unusual… » ; « the present role of human rights in the context of investment arbitration is peripheral at best ». Clare Reiner and Christoph Schreuer, « Human Rights and International Investment Arbitration », in Pierre-Marie Dupuy, Ernst-Ulrich Petersmann and Francesco Francioni (eds.), Human Rights in International Investment Law, Oxford University Press, Oxford 2009, p. 82.
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[21]
Dans la jurisprudence du droit de l’OMC, cette tendance a commencé par deux cas des années 1990, notamment, United States-Standards for Reformulated and Conventional Gas [US-Gasoline], Panel report, WT/DS2/R, 29 January 1996, para. 6.37 ; et United States- Import Prohibition of Certain Shrimp and Shrimp Products [US-Shrimp], AB report WT/DS58/AB/R, adopted 12 October 1998, para.129-31, 153-55.
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[22]
Urbaser et al. v The Argentine Republic, ICSID Case No ARB/07/26, December 2016, para. 1154, 1195.
-
[23]
A. Aseeva, « Intergenerational climate justice », in S. Besson and T. Cottier (Eds.), Intergenerational justice : Law, Ideas and Politics, BRILL, Nijhoff Classics in International Law series, forthcoming in 2017, p. 5.
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[24]
Présentation de M. Kristy (Universities of Maastricht and Geneva), « The Status of Sustainable Development in International Law : A Big Data Analysis », 5 mai 2016, Colloque de Tarragone, Espagne, 1st Tarragona International Environmental Law Colloquium « Rethinking Sustainable Development in Terms of Justice », 5-6 mai 2016.
-
[25]
V. Barrol, « Retour sur la fonction du développement durable en droit international. De l’outil herméneutique à l’obligation de s’efforcer d’atteindre le développement durable », in SFDI, Colloque de Lyon, Droit international et développement, ed. A. Pedone, 2015, p. 411-426, p. 425.
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[26]
Dans ce sens, v. J. Larik, « Trade and Sustainable Development : Opinion 2/15 and the EU’s Foreign Policy Objectives », 1 June 2017, < http://blogs.ucl.ac.uk/europe-and-the-world-journal/2017/opinion215-trade-sustainable-development >.
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[27]
Voir par exemple le jugement de la CJUE, C- 366/10, Air Transport Association of America.
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[28]
J. Larik, op. cit.
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[29]
Convention sur le droit des traités, signée à Vienne le 23 mai 1969, Recueil des traités des Nations unies, vol. 1155, p. 331.
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[30]
Avis 2/15, op. cit., para. 161.
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[31]
Ibid., para. 162.
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[32]
Ibid., para. 166.
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[33]
Pour plus de détails sur ce sujet, v. L. Ankersmit, op.cit.