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Article de revue

Le Collège de l’Europe libre et la préparation de la construction démocratique de l’Europe de l’Est (1948-1958)

Pages 13 à 25

Notes

  • [1]
    Hoover Institution Archives, fonds RFE/RL Corporate Records, série Alphabetical File (ci-après : HIA), carton 188, Mémorandum sur l’organisation et les opérations du NCFE, 25 juillet 1949 (en anglais).
  • [2]
    Pour plus de détails : François David, La Naissance de la CIA : l’aigle et le vautour 1945-1961, Paris, Éditions Nouveau Monde, coll. « Le Grand Jeu », 2016, p. 224-242.
  • [3]
    Directive 58/2 relative aux objectifs des États-Unis en Europe orientale concernant les pays satellites de l’Union soviétique : Foreign Relations of the United States (ci-après : FRUS), année 1949, vol. 5, sous-série Europe orientale, p. 42-54.
  • [4]
    Bibliothèque présidentielle de Franklin D. Roosevelt, fonds Adolf A. Berle, Jr., carton 217 (ci-après : FDRPL), lettre d’Adolf A. Berle, Jr. à Averell Harriman, 27 juillet 1950 (en anglais). Document déclassifié le 18 mai 2012.
  • [5]
    Mémorandum sur l’organisation et les opérations du NCFE, daté du 25 juillet 1949, op. cit.
  • [6]
    John Lewis Gaddis, George F. Kennan : An American Life, New York, Penguin Books, 2012, p. 354.
  • [7]
    Arch Puddington, Broadcasting freedom : The Cold War triumph of Radio Free Europe and Radio Liberty, Lexington, University Press of Kentucky, 2000, p. 5.-6. Précisons que la RFE fut la seule opération reconduite après la dissolution du Comité en 1972, dissolution entraînée par une série de scandales déclenchés à partir de 1967 par le financement gouvernemental consenti secrètement à des organisations privées américaines sur un budget attribué par le Congrès américain.
  • [8]
    Richard H. Cummings, Cold War Radio, The Dangerous History of American Broadcasting in Europe, 1950-1989, Jefferson, McFarland, 2009.
  • [9]
    Nous recommandons la lecture des monographies des anciens directeurs de la RFE/RL, notamment : Sig Mickelson, America’s other voice : The Story of Radio Free Europe and Radio Liberty, New York, Praeger Publishers, 1983 ; Arch Puddington, op. cit., et A. Ross Johnson, Radio Free Europe and Radio Liberty : The CIA Years and Beyond, Washington, D.C., Wilson Center Press, 2010, ainsi qu’un recueil d’études : Anna Bichof et Zuzana Jürgens (eds), Voices of Freedom – Western Interference ? 60 Years of Radio Free Europe, Göttingen. Vandenhoeck & Ruprecht, 2015. Parmi les films documentaires : Radio Free Europe : La guerre des ondes, produit par Christian Bauer, Tangram Film, Allemagne, 2008, 45 min.
  • [10]
    Katalin Kádár Lynn (ed.), The Inauguration of Organized Political Warfare : Cold War Organizations sponsored by the National Committee for a Free Europe/Free Europe Committee, Saint Helena, Helena History Press, 2013.
  • [11]
    Richard H. Cummings, Radio Free Europe’s “Crusade for Freedom” : Rallying Americans Behind Cold War Broadcasting, 1950-1960, Jefferson, McFarland, 2010.
  • [12]
    Alfred A. Reisch, Hot Books in the Cold War : The CIA-Funded Secret Western Book Distribution Program Behind the Iron Curtain, Budapest, CEU Press, 2013.
  • [13]
    Antoine Marès, « Exilés d’Europe Centrale de 1945 à 1967 », in Antoine Marès, Pierre Milza (dir.), Le Paris des étrangers depuis 1945, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994, p. 139 ; Antoine Marès, « Témoignages d’exilés et de réfugiés politiques d’Europe Centrale en France après 1945 », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 1996, vol. 44, n1, p. 50.
  • [14]
    Pierre Grémion, L’Intelligence de l’anticommunisme : Le Congrès pour la liberté de la culture à Paris (1950-1975), Paris, Fayard, coll. « Pour une histoire du xxsiècle », 1995, p. 44-64.
  • [15]
    Scott Lucas, Freedom’s War : The US Crusade against the Soviet Union, 1945-1956, Manchester, Manchester University Press, 1999, p. 141 ; Justine Faure, L’Ami américain : la Tchécoslovaquie, enjeu de la diplomatie américaine, 1943-1968, Paris, Tallandier, 2004, p. 225-228 et 333-335.
  • [16]
    Veronika Durin-Hornyik, « The Free Europe University in Exile Inc. and the Collège de l’Europe libre (1951-1958) », in Katalin Kádár Lynn (eds.), op. cit., p. 439-513.
  • [17]
    Giles Scott-Smith, « The Free Europe University in Strasbourg : U.S. State-Private Networks and Academic Rollback », Journal of Cold War Studies, 2014, n2, p. 77-107 ; Mirosław Supruniuk, « Les Polonais au Collège de l’Europe libre de Strasbourg », in Antoine Marès, Wojciech Prażuch, Inga Kawka (dir.), Les Exilés polonais en France et la réorganisation pacifique de l’Europe (1940–1989), Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 2017, p. 215-235.
  • [18]
    Veronika Durin-Hornyik, Le Collège de l’Europe libre : une opération de guerre psychologique américaine menée en France à l’égard de la jeunesse des pays communistes de l’Europe de l’Est (1948-1958), thèse de doctorat de l’université Paris-Est Marne-la-Vallée, dirigée par Fabienne Bock, 15 mars 2018, à paraître. Archives consultées aux États-Unis : Hoover Institution Archives, les bibliothèques présidentielles de Franklin D. Roosevelt, de Harry S. Truman et de Dwight D. Eisenhower. Archives consultées en France : Archives nationales, Archives du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, Archives départementales du Bas-Rhin, Institut littéraire Kultura, Société historique et littéraire polonaise-Bibliothèque polonaise de Paris.
  • [19]
    Joseph Czapski, Souvenirs de Starobielsk, 1945 (réédition, Paris, Les Éditions Noir sur Blanc, 1987) ; idem, Terre inhumaine, 1949 (réédition Lausanne, L’âge d’homme, coll. « Les chemins effacés », 1991).
  • [20]
    Jerzy Giedroyc, Autobiografia na cztery ręce (Autobiographie à quatre mains), Varsovie, Biblioteka Czytelnika, 1999, p. 107, 193-194.
  • [21]
    Daniel Kelly, James Burnham and the Struggle for the World : A Life, Wilmington, ISI Books, 2002, p. 98-99.
  • [22]
    Ibid., p. 149-153.
  • [23]
    Ibid., p. 157-173. Pour plus de détails sur le CCF : Pierre Grémion, op. cit. ; Francis Stonor Saunders, Qui mène la danse ? La CIA et la guerre froide culturelle, Paris, Éditions Denoël, 2003.
  • [24]
    Il s’agit du plan du Comité international d’aide (International Rescue Committee, IRC) qui consistait en la fondation d’un Institut de recherche impliquant des exilés et des étudiants réfugiés d’Europe de l’Est. Pour plus de détails sur l’IRC : Eric Thomas Chester, Covert network : Progressives, the International Rescue Committee, and the CIA, Armonk, M.E. Sharpe, 1995.
  • [25]
    James Burnham et Sidney Hook faisaient partie de l’institution créée sous l’égide du NCFE. Burnham regretta l’éviction de Czapski et de Giedroyc avec qui il entretint ensuite une correspondance de toute une vie.
  • [26]
    Archives départementales du Bas-Rhin, Fonds université de Strasbourg, 1161 W 43, Procès-verbal de la réunion du Comité des doyens de l’université de Strasbourg, 12 avril 1951 (en français).
  • [27]
    HIA, carton 201, lettre de Dewitt C. Poole à Adolf A. Berle Jr., datée du 17 juin 1951 (en anglais).
  • [28]
    Georges-Henri Soutou, « France », in David Reynolds (dir.), The Origins of the Cold War in Europe : International Perspectives, New Haven, Yale University Press, 1994, p. 114.
  • [29]
    HIA, carton 201, lettre de C.D. Jackson au personnel du NCFE, 14 août 1951 (en anglais).
  • [30]
    Les membres fondateurs de la FEUE étaient Adolf A. Berle, Jr., Robert Woods Bliss, James Burnham, Harold W. Doods, Frederic R. Dolbeare, Joseph C. Grew, Sidney Hook, Dewitt C. Poole, C.D. Jackson, Reinhold Niebuhr, Levering Tyson et Arnold J. Zurcher.
  • [31]
    « Le National Committee for a Free Europe, Inc. de New York se préoccupe à la fois du sort des jeunes gens d’âge universitaire déjà préparés aux études supérieures, ayant fui leur pays d’origine et du danger que courront ces pays, une fois libérés, de manquer d’un personnel instruit pouvant fournir les cadres de l’instruction et de l’administration ». HIA, carton 201, aide-mémoire, 22 mars 1951 (en français).
  • [32]
    Notamment Guy de Carmoy, Jean-Baptiste Duroselle, Jean Chardonnet et François Le Roy.
  • [33]
    Institut für Zeitgeschichte, Munich, fonds Jean-Baptiste Duroselle, carton ED 486/72, lettre de Jacques Freymond à Jean-Baptiste Duroselle, 17 juin 1955. Duroselle répondit à Freymond le 2 juillet 1955 : « Je souhaite très vivement avoir dans l’avenir l’occasion de vous revoir souvent et je crois qu’il y a toutes sortes de raisons pour que nous rétablissions des liens de collaboration de plus en plus étroits ».
  • [34]
    Jacques Freymond, « Jean-Baptiste Duroselle », Relations internationales, automne 1995, n83, p. 277. Sur Jacques Freymond et les États-Unis : Luc Van Dongen, « Former des élites non communistes pour le tiers-monde : l’Institut universitaire de hautes études internationales (IUHEI), les États-Unis et la Guerre froide », Relations internationales, no 163, automne 2015, p. 15-28, consultable sur : https://graduateinstitute.ch/communications/news/quand-hei-formait-des-elites-non-communistes-pour-le-tiers-monde ; Elsa Bugnon, « La formation de jeunes diplomates des pays nouvellement indépendants à Genève durant les années 1960 : une collaboration entre la Dotation Carnegie et l’IUHEI », Relations internationales, no 177, printemps 2019, p. 99-110.
  • [35]
    Marlis Steinert, « Jacques Freymond : historien et homme d’action », Relations internationales, été 1999, n98, p. 130.
  • [36]
    FDRPL, carton 223, procès-verbal de la Commission d’examen du Mid-European Studies Center, 13 juillet 1950 (en anglais).
  • [37]
    Gregory Mitrovich, Undermining the Kremlin : America’s Strategy to Subvert the Soviet Bloc, 1947-1956, Ithaca, Cornell University Press, 2000, p. 172.
  • [38]
    Pourtant le rôle de la RFE dans l’insurrection hongroise avait gravement entaché sa réputation. Pour plus de détails : Anne-Chantal Lepeuple, « Radio Free Europe et le soulèvement hongrois de 1956 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2000, vol. 47, n1, p. 177-195.
  • [39]
  • [40]
    FDRPL, carton 230, Adolf A. Berle, Jr. écrivit à René Charron, président de l’association française du Collège, le 28 mai 1958 : « Moi-même, j’étais pour poursuivre mais j’ai été incapable de convaincre nos amis et les autres que la Free Europe University in Exile devrait continuer à exister indéfiniment. »
  • [41]
    Ibid., communiqué d’Adolf A. Berle, Jr., Strasbourg, 1er juillet 1958.
  • [42]
    Jacques Freymond apprit « avec consternation » la nouvelle de la fermeture : « J’ai toujours pensé que l’œuvre entreprise par le Collège était des plus nécessaires et qu’il importait par-dessus tout, comme il s’agit d’une lutte d’une longue durée, que l’effort soit poursuivi non pas seulement dix ans mais pendant vingt ou trente ans. » Bibliothèque de la Fondation nationale des sciences politiques de Paris, extrait de la documentation préparée par le Comité d’action pour sauver le CEL, 1958.
  • [43]
    Le destin des cours d’été du Free Europe Committee à Strasbourg entre 1959-1965 fait l’objet d’un projet de recherche conduit par l’auteure de cet article.

1Le 11 mai 1949, l’organisation anticommuniste appelée National Committee for a Free Europe (Comité américain pour l’Europe libre, NCFE) fut créée à New York. Fondé en réaction à la promesse faite par l’URSS à Yalta en février 1945 et non tenue d’organiser des élections libres dans les pays d’Europe de l’Est, le Comité avait pour but d’offrir son soutien aux exilés non-fascistes et non-communistes « dans leurs efforts pacifiques pour restaurer les libertés sociales, politiques et religieuses de l’Europe de l’Est [1] ». Dans cette optique, un programme politique donna initialement la parole aux exilés par voie de presse et de radio. Enregistré en tant qu’organisme à but non lucratif, le NCFE était composé d’Américains illustres et influents, issus du monde politique et diplomatique, ainsi que de représentants des milieux économiques et sociaux, qui ont permis de donner de l’ampleur à ses diverses actions en faveur des exilés et de sensibiliser l’opinion publique américaine au sort des « nations captives » de l’URSS.

2Derrière la nature apparemment inoffensive de son objectif et son caractère privé, le NCFE relevait en fait d’une opération de guerre psychologique du gouvernement américain. Pendant la Guerre froide, cette forme de lutte, autorisée par la directive NSC 10/2 du Conseil de Sécurité nationale entrée en vigueur le 18 juin 1948, consistait à conduire des opérations clandestines sans recours toutefois à des actions de guerre à proprement parler [2]. Elle permettait, en dehors des moyens diplomatiques, militaires, économiques ou culturels traditionnels, de cacher l’implication du gouvernement américain dans les diverses opérations mises en œuvre.

3La guerre psychologique constitua l’instrument fondamental de la stratégie américaine pour refouler le pouvoir soviétique derrière le rideau de fer (roll back), une fois l’expansionnisme communiste endigué en Europe occidentale, conformément à la politique de containment. Le but des Américains était de libérer les pays satellites de l’orbite de Moscou, afin qu’ils deviennent des pays démocratiques indépendants, comme l’indique la directive NSC 58/2 approuvée par le président Harry S. Truman le 13 décembre 1949 [3]. Conformément à cette politique de « libération », l’Office of Policy Coordination (OPC) – une organisation indépendante créée au sein de la toute nouvelle Agence centrale de renseignement, la Central Intelligence Agency (CIA), afin d’exécuter ces opérations – orchestra secrètement des actions paramilitaires clandestines derrière le Rideau de fer, ainsi que des manifestations publiques en faveur des pays satellites en Occident.

4Les activités NCFE visèrent à exercer une pression maximale sur les régimes communistes. Secrètement, il s’agissait du « principal programme de contre-attaque politique en Europe de l’Est [4] ». Les exilés qui arrivaient aux États-Unis « de manière temporaire, en aspirant à la liberté dont ils ont été privés dans leurs pays » y jouèrent un rôle essentiel [5] : « les agents les plus utiles à la destruction du mythe communiste du paradis soviétique » étaient précisément ceux qui avaient fui les pays sous emprise soviétique [6].

5Les directeurs du NCFE ainsi que les stratèges de la politique de « libération » avaient souhaité donner un caractère provisoire à l’action du Comité. Or, la chute des régimes communistes en Europe de l’Est ainsi que les premières élections démocratiques dans ces pays n’interviennent que quarante ans plus tard, en 1989. Rétrospectivement, l’action la plus connue du NCFE est la création de Radio Free Europe (RFE). Située à Munich, celle-ci diffuse, à partir de 1950 et pendant près d’un demi-siècle, des programmes dans les langues et vers les pays du bloc de l’Est. L’ancien directeur adjoint du bureau new-yorkais de la radio, Arch Puddington, a qualifié la RFE, ainsi que son homologue qui émettait des programmes vers l’URSS (Radio Liberty), d’initiatives « uniques » dans l’histoire de la Guerre froide et de la diplomatie : « Le but [de ces radios] était de changer la forme du gouvernement dans des nations étrangères en diffusant non pas des nouvelles concernant le pays à partir duquel elles étaient diffusées, mais les pays ciblés par la diffusion [7]. » En 1991, le président estonien Lennart Meri a même proposé d’attribuer le prix Nobel de la paix à ces deux postes en raison du rôle qui fut le leur en Europe de l’Est à la fin de l’ère communiste [8].

6Comme la RFE a déjà fait l’objet de plusieurs monographies, recueils d’études, articles et même films documentaires [9], les recherches récentes se concentrent davantage sur les activités non-radiophoniques du NCFE [10]. Il s’agissait en l’occurrence des exilés politiques et de leur regroupement dans des comités ou conseils nationaux destinés à pouvoir agir comme des sortes de gouvernements en exil dans le « monde libre », de la campagne de collecte de fonds appelée « Croisade pour la liberté » (Crusade for Freedom) dont le rôle était de dissimuler le financement du gouvernement américain, mais également de sensibiliser et de mobiliser l’opinion publique américaine pour la cause anticommuniste [11], et du programme de distribution de livres derrière le rideau de fer [12]. Dans cet esprit, cet article propose de présenter une activité du NCFE peu étudiée jusqu’ici : l’attribution de bourses d’études à de jeunes réfugiés venant des pays du bloc soviétique dans le cadre de la Free Europe University in Exile (FEUE), dont le siège était situé à New York, et de son centre d’études installé à Strasbourg-Robertsau, le Collège de l’Europe libre. Ces organismes n’ont donné lieu qu’à de brèves allusions dans différents ouvrages scientifiques en langues française et anglaise. Par exemple, Antoine Marès souligne au passage dans ses travaux le rôle joué par le Collège de l’Europe libre dans le soutien apporté aux réfugiés en France [13]. Pierre Grémion mentionne brièvement la genèse du projet d’université pour les jeunes réfugiés dans son ouvrage sur le Congrès pour la liberté de la culture [14]. Enfin, Scott Lucas et Justine Faure évoquent rapidement la création de la FEUE par le NCFE et son rôle dans la stratégie américaine [15]. Le chapitre que j’ai rédigé en 2013 sur ces deux institutions dans le cadre des activités du NCFE pour un ouvrage collectif américain est la première publication traitant vraiment de la FEUE et du Collège [16]. S’y ajoute un article de Giles Scott-Smith, paru au printemps 2014 dans le Journal of Cold War Studies, qui explore la FEUE à travers l’influence intellectuelle de quatre Américains ayant participé à l’opération, à partir de notre publication et de ses propres recherches, tandis que dans une contribution à un ouvrage collectif français paru en 2017, Mirosław Supruniuk s’est focalisé sur les Polonais affiliés ou impliqués dans le Collège de l’Europe libre [17].

7Nos recherches, à l’origine d’une thèse de doctorat, ont exploité de nombreuses sources en langues anglaise, française, polonaise et hongroise, tirées d’archives publiques consultées aux États-Unis et en France, ainsi que d’archives privées [18]. Dans cet article, nous revenons sur l’histoire du Collège de l’Europe libre, laquelle témoigne de la stratégie employée par les autorités américaines à l’égard des pays satellites de l’URSS et de la guerre psychologique menée au cours de la première décennie de la Guerre froide. Il s’agit de la seule activité mise en place par le NCFE en dehors de son programme initial de 1949.

Le projet d’université pour les jeunes réfugiés

8L’idée est née au sein d’un groupe d’exilés polonais installés en banlieue parisienne et réunis autour de la revue d’émigration Kultura, lancée en juin 1947. Le groupe rassemble notamment d’anciens militaires de l’armée du général Wladyslaw Anders, Joseph Czapski et le fondateur-éditeur de Kultura, Jerzy Giedroyc. Czapski, l’un des rares survivants du massacre de milliers d’officiers polonais perpétré par l’Union soviétique au printemps 1940 dans la forêt de Katyn, éprouvait une profonde aversion envers l’URSS. Il publia, après la guerre, plusieurs livres sur ses expériences en Russie, sur la vie dans un camp de prisonniers de guerre et sur sa mission de recherche des officiers polonais disparus à Katyn [19]. À des amis intellectuels français avec qui il s’était lié d’amitié au cours d’un séjour d’études artistiques à Paris dans l’entre-deux-guerres, il raconta la brutalité de la répression de l’insurrection de Varsovie, ainsi que la soviétisation de l’Europe de l’Est. Czapski était en outre tenu en haute estime par le général Charles de Gaulle, rencontré pendant la guerre, et fut également très proche d’André Malraux, un ami d’avant-guerre [20].

9En avril 1947, de Gaulle créa un parti politique, le Rassemblement du peuple français (RPF). Ce parti, qui était – avec la Troisième force et le Parti communiste – l’un des courants politiques majeurs à l’époque en France, ayant fondé son programme sur un anticommunisme affirmé, suscita l’intérêt d’un intellectuel américain, le sociologue et philosophe James Burnham. Celui-ci, fervent trotskiste dans les années 1930, était devenu farouchement anticommuniste à la suite de son désaccord avec le Mouvement International en 1940. Un an après, il se fit mondialement connaître par la publication de son livre intitulé The Managerial Revolution (L’Ère des organisateurs), dans lequel il amorça le thème de la technocratie, inspirant, entre autres, George Orwell et son roman 1984[21]. Observant les événements internationaux et la montée en puissance des partis communistes en Europe, Burnham était particulièrement attentif à l’anticommunisme français. Il rencontra en France des intellectuels liés au RPF, notamment Raymond Aron, alors journaliste au Figaro et directeur de la collection « Liberté de l’Esprit » chez Calmann-Lévy, l’éditeur de Burnham en France, et André Malraux, délégué à la propagande du RPF. C’est par l’entremise de ces derniers qu’il fit la connaissance de Czapski le 4 janvier 1948 à Saint-Étienne à l’occasion du discours prononcé par le général de Gaulle sur « l’Association capital-travail ». Cette rencontre fut l’occasion pour Czapski d’échanger des vues avec Burnham et de lui parler de son idée de créer une université pour les jeunes réfugiés afin de sauver de la soviétisation l’intelligentsia et la culture des pays est-européens.

10Or, James Burnham n’était pas seulement un intellectuel connu. Il entretenait également des liens très étroits avec le gouvernement américain, en tant que conseiller auprès de l’OPC, l’organisation chargée d’exécuter des opérations clandestines, où sa tâche principale consistait à proposer, dans le cadre de la guerre psychologique, des projets de propagande anticommuniste [22]. Burnham devint un fervent soutien du projet d’université développé par le groupe de Kultura, avec lequel il entretint une correspondance régulière après son retour aux États-Unis. Il évoqua le projet dans son livre suivant, The Coming Defeat of Communism (Pour vaincre l’impérialisme soviétique, 1950) et, usant de son influence, en parla dans les cercles gouvernementaux américains les plus élevés. C’est ainsi que le NCFE eut vent du projet en 1950. Burnham chercha aussi à aider Czapski et Giedroyc à promouvoir leur idée lors de la première réunion du Congrès pour la liberté de la culture (Congress for Cultural Freedom, CCF), qui eut lieu à Berlin-Ouest en juin 1950, un congrès dont Burnham était l’organisateur avec l’aide, entre autres, de son ami, le philosophe américain Sidney Hook. La contribution majeure de Burnham au travail de l’OPC consista du reste à organiser ce mouvement en ralliant des intellectuels non-communistes à la cause de la lutte antitotalitaire [23].

11Entre-temps, le NCFE commença à caresser pour son compte ce projet d’université, qui entrait parfaitement dans son programme politique et son objectif fondamental : former des jeunes réfugiés d’Europe de l’Est à l’esprit antitotalitaire. En août 1950, il en explora la faisabilité en Europe occidentale, sans en informer ses initiateurs. Ayant choisi la France et la ville de Strasbourg comme siège de son futur centre d’études, le Comité se rapprocha officieusement de l’université de Strasbourg pour lui demander si elle serait intéressée par une coopération avec l’institution universitaire envisagée. Mais celle-ci déclina la proposition en octobre 1950. Alors que le projet du NCFE piétinait à la fin de l’année 1950, le Congrès pour la liberté de la culture approuvait celui de Czapski lors de sa deuxième réunion à Bruxelles le 30 novembre 1950 et constitua une commission spéciale pour étudier les possibilités de création, sous la tutelle du CCF, d’une université destinée aux jeunes réfugiés en France. C’est le progrès réalisé par le projet du groupe de Kultura au sein du CCF, ainsi que le développement dynamique d’un autre projet concurrent [24], qui incitèrent le Comité à réagir. Désormais pressé d’aboutir, le NCFE contacta, en mars 1951, la Commission universitaire du CCF pour qu’elle assure le financement de la future université. Mais les ambitions du Comité ne tardèrent pas à outrepasser les simples prérogatives du mécénat : le NCFE reprit en France les négociations initiées par Czapski et réussit non seulement à faire en sorte d’enterrer le projet concurrent, mais également d’évincer ses initiateurs, Czapski et Giedroyc, de la future institution, en jouant de son influence et en s’imposant comme l’organisation incontournable de la croisade anticommuniste [25].

12Le 21 mars 1951, Dewitt C. Poole et Royall Tyler, deux représentants éminents du Comité, négocièrent énergiquement durant deux mois avec les autorités françaises concernées, le Quai d’Orsay, le ministère de l’Éducation nationale et l’université de Strasbourg. Ils présentèrent le comité comme « une association à caractère privé, regroup[ant] des personnalités de premier plan au sein de la diplomatie [américaine] [26] ». Le chef de la diplomatie française de l’époque, Robert Schuman, développa « un intérêt personnel si prononcé » pour le projet d’université du NCFE que Louis Joxe, chef de la direction générale des Relations culturelles au Quai d’Orsay, le tint continuellement informé de l’avancement des discussions [27]. Schuman, tout comme son prédécesseur à la tête du ministère des Affaires étrangères, Georges Bidault – tous deux députés du MRP – cherchaient alors à renforcer les relations transatlantiques pour faire face à l’URSS et ouvrir la voie à la construction européenne [28]. Aussi Schuman, lors de la création du Centre d’études, et, plus tard Bidault, décidèrent‑ils de coopérer avec le NCFE pour la formation d’une alliance occidentale qui préparerait la voie à la reconstruction démocratique des pays communistes d’Europe de l’Est. Pourtant, c’est l’autorité du directeur général de l’Enseignement supérieur au ministère de l’Éducation nationale qui fut décisive, le Quai d’Orsay ne jouant par la suite plus aucun rôle dans la future institution. Les deux hommes qui occupèrent ce poste, Pierre Donzelot (1948-1953), puis Gaston Berger (1953-1960), éprouvaient une grande sympathie pour la mission et les membres du centre d’études du NCFE. À l’écoute des Américains, ils se montrèrent disposés à aider à résoudre les problèmes rencontrés.

13Pour pouvoir répondre aux impératifs juridiques relatifs à la fondation de l’Université, on mit en place un organigramme « compliqué [29] ». Tout d’abord, une société appelée la Free Europe University in Exile Inc. (FEUE) fut créée à New York le 22 juillet 1951 sur le même modèle que le NCFE par des membres issus du Comité et par d’autres personnalités du monde académique ou diplomatique américain [30]. La direction en fut confiée à un conseil d’administration présidé par Adolf A. Berle, Jr., économiste et diplomate, qui était à l’époque également membre directeur du NCFE. La FEUE ouvrit ensuite une antenne ouest-européenne en France. Le bureau parisien hébergea le comité des bourses et des placements, chargé de recruter et de sélectionner les candidats boursiers, ainsi que l’association française du Collège de l’Europe libre. Cette dernière comprenait des membres éminents, des Américains francophiles et des francophones américanophiles en majorité, tels que le diplomate et historien suisse Carl Jacob Burckhardt, président d’honneur, l’historien français Gilbert Chinard, qui enseigna dans des universités américaines (John Hopkins, Princeton), Charles Eyselé de l’Institut catholique de Paris, Dorothy Flagg Leet, directrice de Reid Hall (à l’époque un centre universitaire américain situé à Paris), le belge John Goormaghtigh, directeur du Centre européen de la Dotation Carnegie pour la paix internationale, le philosophe français Jacques Maritain et le compositeur d’origine russe Nicolas Nabokov, le cousin de l’écrivain, alors secrétaire général du CCF.

14Le cœur de toute l’opération fut le Collège de l’Europe libre, qui ouvrit ses portes le 12 novembre 1951 au château de Pourtalès, situé à Robertsau, dans la banlieue de Strasbourg. Symbolisant « une collaboration entre les deux plus anciennes grandes démocraties », pour reprendre les mots du premier président de la FEUE, Dewitt C. Poole, le Collège fut dirigé par un doyen américain, Malcolm W. Davis, préalablement chercheur associé auprès d’organisations américaines et internationales, et un vice-doyen français, Maurice Galy, alors fonctionnaire détaché du ministère de l’Éducation nationale.

Préparer la construction démocratique de l’europe de l’est et nouer des liens académiques transatlantiques

15Le but du Collège de l’Europe libre, créé sous l’égide du NCFE, fut de former de « futurs cadres » parmi les jeunes réfugiés ayant fui les pays satellites de l’URSS pour le cas où le bloc soviétique viendrait à s’effondrer. Il s’agissait d’un objectif affiché, figurant dans des aide-mémoires relatifs aux négociations avec les autorités françaises et repris dans les bulletins d’information publics, dans les affiches de recrutement pour l’institution ainsi que dans les articles de journaux rapportant la création de la FEUE et du Collège aux États-Unis et en France [31]. Pour les responsables américains des deux institutions, puisqu’elles coexistaient, ces termes « futurs cadres » devaient être des diplômés formés à l’esprit antitotalitaire. Poursuivant cet objectif, l’institution à la fois distribuait aux jeunes réfugiés des bourses pour étudier dans des établissements d’enseignement supérieur, et était elle-même un centre d’études qui organisait chaque année un programme d’études propre, hors du cursus universitaire. En échange de leur bourse, les boursiers réfugiés avaient deux obligations : réussir leurs études universitaires et participer aux « séminaires nationaux » et aux conférences annuelles organisés au Collège.

16Environ deux cents boursiers fréquentèrent chaque année les facultés et les instituts de l’université de Strasbourg. Le soir, au château de Pourtalès, ils assistaient à des séminaires nationaux organisés au sujet de chaque pays représenté au Collège – l’Albanie, la Bulgarie, l’Estonie, la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie, la Pologne, la Roumanie, la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie – et dispensés par des « maîtres d’études » qui étaient des exilés des pays concernés, recrutés en Europe occidentale grâce au réseau du NCFE. Ces séminaires traitaient de la culture générale des pays d’origine des jeunes réfugiés dans le but de maintenir l’esprit national des boursiers pendant leur exil. Quant aux conférences annuelles organisées au château de Pourtalès pendant les vacances d’été, elles s’articulaient autour de quatre thèmes principaux : l’analyse des relations internationales de l’époque ; les conditions politiques, économiques et culturelles dans les démocraties populaires ; la diplomatie américaine et la politique étrangère de l’URSS, le mouvement communiste ; l’unité européenne et le processus d’intégration. Ces manifestations étaient publiques et ouvertes à des participants extérieurs à condition qu’ils s’y inscrivent, et faisaient régulièrement l’objet de comptes rendus dans les journaux locaux.

17Chaque année, des universitaires, des experts et des figures publiques du monde occidental (majoritairement d’origine américaine, française, allemande, britannique, suisse et italienne) ainsi que des exilés d’Europe de l’Est de renom furent invités à Strasbourg-Robertsau. Par exemple, Gilbert Chinard et des professeurs français de l’Institut d’études politiques de Paris intervinrent dans le premier cycle de conférences en septembre 1952 [32]. À partir de 1953, sous la nouvelle présidence de John Pelényi, diplomate et professeur américain d’origine hongroise, des personnalités de grande envergure participèrent aux enseignements délivrés au Collège : notamment des professeurs d’université (Michel Mouskhely de l’université de Strasbourg, Joseph-François Angelloz de l’université de la Sarre, Peter Sager de l’université de Berne) ; des historiens spécialistes de l’Allemagne, français (Edmond-Joachim Vermeil, Alfred Grosser) ou britanniques (comme le prêtre anglican Simon Barrington-Ward) ; des diplomates occidentaux (le Britannique Sir George Rendel, le gouverneur de Porto Rico Luiz Muñoz-Marin, l’Italien Pietro Quaroni) ; l’européaniste Richard Coudenhove-Kalergi ; des exilés (le Polonais Edward Raczynski, l’Estonien Karel Pusta) ; des personnalités qui s’étaient déprises du communisme (le fondateur du Parti communiste italien Angelo Tasca, le syndicaliste français Michel Collinet, le militant socialiste et syndicaliste réfugié d’origine tchèque Paul Barton) ; des intellectuels associés au CCF (Sidney Hook, Constantin Jelenski, Czeslaw Milosz, Manès Sperber) ; mais également des journalistes, des experts en économie, des fonctionnaires d’organisations nationales ou internationales. À deux reprises, le discours d’inauguration des cours d’été, toujours prononcé par le président du conseil d’administration de la FEUE, Adolf A. Berle, Jr., fut suivi par l’allocution d’un homme politique français : Georges Bidault (MRP) en 1955 et Marcel-Edmond Naegelen (SFIO) en 1956.

18Quelques intervenants furent des habitués du Collège, notamment Jean-Baptiste Duroselle de l’université de la Sarre et de l’Institut des études politiques de Paris (1952, 1954-1955), le dominicain polonais et philosophe Jozef Maria Bochenski de l’université de Fribourg (1953-1955, 1957), Jacques Freymond de l’Institut universitaire des hautes études internationales (IUHEI) de Genève (1955-1957), et l’homme politique André Philip (SFIO) (1955-1958), en sa qualité de professeur à l’université de Lyon.

19Les deux futurs fondateurs de la revue Relations internationales, J.-B. Duroselle et J. Freymond, ont commencé à « nouer des liens plus étroits [33] » à partir de 1955, l’année où Freymond devint le directeur de l’IUHEI. Leur collaboration étroite débuta à la faveur de projets soutenus les années suivantes par les fondations américaines Rockefeller et Carnegie. Freymond écrivit rétrospectivement : « [C]’est d’ailleurs de cette expérience américaine, des discussions soutenues sur les relations intellectuelles, sur la collaboration entre institutions appartenant au monde occidental qu’est née notre revue [34]. » Il convient de mentionner que Freymond effectua son premier voyage outre-Atlantique – concrétisant ainsi « son rêve d’aller aux États-Unis [35] » – en 1950, grâce à une bourse Rockefeller pour étudier aux universités de Yale et de Columbia. Il s’avère que, lors de son séjour à Yale, il avait déjà été en contact avec le NCFE, qui l’avait consulté au cours de l’été 1950 au sujet de la création d’un centre d’études pour les jeunes réfugiés en Europe occidentale, alors que ce projet était encore embryonnaire. Le NCFE avait conclu à l’époque de ses conversations avec Freymond « la difficulté, sinon l’impossibilité, d’intervenir à l’étranger [36] ». Cet épisode souligne non seulement toute la portée de la création et de l’existence d’une institution telle que le Collège de l’Europe libre en France dans les années 1950, mais également la manière dont le Comité rassemblait des informations dans le cadre de ses activités.

20En plus de chercher à nouer des liens académiques transatlantiques et intra-européens en Europe occidentale, le Collège s’efforça également d’établir des relations étroites avec le pays hôte. Son administration entretint ainsi un puissant réseau informel de contacts en France, à Paris et à Strasbourg, et même dans la Sarre – où les responsables américains de la FEUE avaient envisagé d’ouvrir un deuxième site en 1952 – que ce soit avec le corps diplomatique américain, les ministères et les hommes politiques français, le Haut‑Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, le Conseil de l’Europe, les milieux strasbourgeois ou encore l’Entr’aide Française.

Changement d’ambiance dans la guerre froide : la fermeture soudaine du collège de l’europe libre

21À partir du milieu des années 1950, la détente intervenue dans les relations internationales et la perspective d’une prolongation de la Guerre froide conduisent à abandonner la perspective d’une indépendance immédiate des pays satellites de Moscou. Tout en demeurant un objectif de la stratégie américaine, l’indépendance des pays du bloc soviétique devait désormais être atteinte par la « libéralisation » des régimes communistes et non plus par la « libération » des pays satellites [37]. Le conseil d’administration de la FEUE décida donc de modifier le fonctionnement de l’institution à partir de l’année 1955-1956. Le Collège, qui était jusqu’alors un internat pour la majorité des étudiants, devint un externat. Les boursiers eurent désormais la liberté de choisir le lieu de leurs études supérieures en Europe occidentale. En contrepartie, ils furent obligés de participer aux universités d’été organisées au château de Pourtalès. L’objectif de la FEUE resta de former de jeunes intellectuels dans la perspective d’un effondrement du bloc soviétique, mais dans l’attente de cet effondrement, elle souhaita que ces jeunes réfugiés s’intègrent et deviennent des éléments utiles dans leurs pays d’asile en Europe occidentale.

22Là-dessus, la Révolution hongroise en octobre 1956 et son écrasement par l’URSS le 4 novembre suivant scellent définitivement le sort des pays d’Europe de l’Est. Un an après ces événements, au cours de l’automne 1957, le Free Europe Committee (FEC, le nouveau nom du NCFE à partir de 1954) reconsidéra son programme politique. Alors qu’étaient maintenues la Radio Free Europe, qui exerçait une énorme influence derrière le Rideau de fer [38], ainsi que d’autres activités comme le soutien apporté aux exilés politiques, la campagne de collecte de fonds et la maison d’édition, le Comité décida de fermer la FEUE et son centre d’études.

23En effet, la consolidation du pouvoir de Moscou sur le bloc soviétique et la diminution progressive du nombre de réfugiés arrivant en Occident remettaient en cause la raison d’être de l’institution, même si elle mit en place, par la suite, un Programme d’urgence hongrois pour offrir des bourses d’études à près de deux cents jeunes réfugiés hongrois [39]. La fermeture fut décidée au regard du contexte géopolitique, mais également de considérations internes au FEC. La CIA – que le comité désignait comme « nos amis » dans ses documents – avait en effet refusé de continuer à financer le Collège, faute de moyens et en raison du faible intérêt stratégique que représentait l’institution dans la poursuite de la guerre psychologique contre le bloc soviétique [40].

24Partant de ces considérations diverses et en partie confidentielles, le conseil d’administration annonça la fermeture simultanée de la FEUE et du Collège de l’Europe libre par un communiqué qui modifiait rétroactivement la véritable nature de leur mission initiale. Celui-ci, publié le 1er juillet 1958, était muet sur l’objectif pour lequel l’institution avait été fondée – l’indépendance des pays satellites de l’URSS ; selon lui, « cette entreprise [n’avait qu’] un caractère temporaire [41] », et ne visait qu’un groupe particulier de réfugiés : ceux d’entre eux qui avaient été chassés de leur pays par la Seconde Guerre mondiale et par la prise de pouvoir des communistes. Depuis ses débuts en 1951, précisait‑il, près de mille jeunes y avaient accompli leurs études et commencé une vie indépendante dans le « monde libre » ; « l’objectif initial de FEUE se trouv[ait] ainsi atteint ». Les deux institutions disparurent définitivement en septembre 1958, malgré la mobilisation des étudiants et au regret des conférenciers intervenus les étés précédents [42]. Toutefois, la guerre psychologique contre l’URSS se poursuivit et une université d’été fut réorganisée sous l’égide du FEC au château de Pourtalès à partir de 1960, afin de répondre aux nouveaux objectifs et aux défis inédits posés par les développements de la Guerre froide [43].


Date de mise en ligne : 16/01/2020

https://doi.org/10.3917/ri.180.0013

Notes

  • [1]
    Hoover Institution Archives, fonds RFE/RL Corporate Records, série Alphabetical File (ci-après : HIA), carton 188, Mémorandum sur l’organisation et les opérations du NCFE, 25 juillet 1949 (en anglais).
  • [2]
    Pour plus de détails : François David, La Naissance de la CIA : l’aigle et le vautour 1945-1961, Paris, Éditions Nouveau Monde, coll. « Le Grand Jeu », 2016, p. 224-242.
  • [3]
    Directive 58/2 relative aux objectifs des États-Unis en Europe orientale concernant les pays satellites de l’Union soviétique : Foreign Relations of the United States (ci-après : FRUS), année 1949, vol. 5, sous-série Europe orientale, p. 42-54.
  • [4]
    Bibliothèque présidentielle de Franklin D. Roosevelt, fonds Adolf A. Berle, Jr., carton 217 (ci-après : FDRPL), lettre d’Adolf A. Berle, Jr. à Averell Harriman, 27 juillet 1950 (en anglais). Document déclassifié le 18 mai 2012.
  • [5]
    Mémorandum sur l’organisation et les opérations du NCFE, daté du 25 juillet 1949, op. cit.
  • [6]
    John Lewis Gaddis, George F. Kennan : An American Life, New York, Penguin Books, 2012, p. 354.
  • [7]
    Arch Puddington, Broadcasting freedom : The Cold War triumph of Radio Free Europe and Radio Liberty, Lexington, University Press of Kentucky, 2000, p. 5.-6. Précisons que la RFE fut la seule opération reconduite après la dissolution du Comité en 1972, dissolution entraînée par une série de scandales déclenchés à partir de 1967 par le financement gouvernemental consenti secrètement à des organisations privées américaines sur un budget attribué par le Congrès américain.
  • [8]
    Richard H. Cummings, Cold War Radio, The Dangerous History of American Broadcasting in Europe, 1950-1989, Jefferson, McFarland, 2009.
  • [9]
    Nous recommandons la lecture des monographies des anciens directeurs de la RFE/RL, notamment : Sig Mickelson, America’s other voice : The Story of Radio Free Europe and Radio Liberty, New York, Praeger Publishers, 1983 ; Arch Puddington, op. cit., et A. Ross Johnson, Radio Free Europe and Radio Liberty : The CIA Years and Beyond, Washington, D.C., Wilson Center Press, 2010, ainsi qu’un recueil d’études : Anna Bichof et Zuzana Jürgens (eds), Voices of Freedom – Western Interference ? 60 Years of Radio Free Europe, Göttingen. Vandenhoeck & Ruprecht, 2015. Parmi les films documentaires : Radio Free Europe : La guerre des ondes, produit par Christian Bauer, Tangram Film, Allemagne, 2008, 45 min.
  • [10]
    Katalin Kádár Lynn (ed.), The Inauguration of Organized Political Warfare : Cold War Organizations sponsored by the National Committee for a Free Europe/Free Europe Committee, Saint Helena, Helena History Press, 2013.
  • [11]
    Richard H. Cummings, Radio Free Europe’s “Crusade for Freedom” : Rallying Americans Behind Cold War Broadcasting, 1950-1960, Jefferson, McFarland, 2010.
  • [12]
    Alfred A. Reisch, Hot Books in the Cold War : The CIA-Funded Secret Western Book Distribution Program Behind the Iron Curtain, Budapest, CEU Press, 2013.
  • [13]
    Antoine Marès, « Exilés d’Europe Centrale de 1945 à 1967 », in Antoine Marès, Pierre Milza (dir.), Le Paris des étrangers depuis 1945, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994, p. 139 ; Antoine Marès, « Témoignages d’exilés et de réfugiés politiques d’Europe Centrale en France après 1945 », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 1996, vol. 44, n1, p. 50.
  • [14]
    Pierre Grémion, L’Intelligence de l’anticommunisme : Le Congrès pour la liberté de la culture à Paris (1950-1975), Paris, Fayard, coll. « Pour une histoire du xxsiècle », 1995, p. 44-64.
  • [15]
    Scott Lucas, Freedom’s War : The US Crusade against the Soviet Union, 1945-1956, Manchester, Manchester University Press, 1999, p. 141 ; Justine Faure, L’Ami américain : la Tchécoslovaquie, enjeu de la diplomatie américaine, 1943-1968, Paris, Tallandier, 2004, p. 225-228 et 333-335.
  • [16]
    Veronika Durin-Hornyik, « The Free Europe University in Exile Inc. and the Collège de l’Europe libre (1951-1958) », in Katalin Kádár Lynn (eds.), op. cit., p. 439-513.
  • [17]
    Giles Scott-Smith, « The Free Europe University in Strasbourg : U.S. State-Private Networks and Academic Rollback », Journal of Cold War Studies, 2014, n2, p. 77-107 ; Mirosław Supruniuk, « Les Polonais au Collège de l’Europe libre de Strasbourg », in Antoine Marès, Wojciech Prażuch, Inga Kawka (dir.), Les Exilés polonais en France et la réorganisation pacifique de l’Europe (1940–1989), Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 2017, p. 215-235.
  • [18]
    Veronika Durin-Hornyik, Le Collège de l’Europe libre : une opération de guerre psychologique américaine menée en France à l’égard de la jeunesse des pays communistes de l’Europe de l’Est (1948-1958), thèse de doctorat de l’université Paris-Est Marne-la-Vallée, dirigée par Fabienne Bock, 15 mars 2018, à paraître. Archives consultées aux États-Unis : Hoover Institution Archives, les bibliothèques présidentielles de Franklin D. Roosevelt, de Harry S. Truman et de Dwight D. Eisenhower. Archives consultées en France : Archives nationales, Archives du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, Archives départementales du Bas-Rhin, Institut littéraire Kultura, Société historique et littéraire polonaise-Bibliothèque polonaise de Paris.
  • [19]
    Joseph Czapski, Souvenirs de Starobielsk, 1945 (réédition, Paris, Les Éditions Noir sur Blanc, 1987) ; idem, Terre inhumaine, 1949 (réédition Lausanne, L’âge d’homme, coll. « Les chemins effacés », 1991).
  • [20]
    Jerzy Giedroyc, Autobiografia na cztery ręce (Autobiographie à quatre mains), Varsovie, Biblioteka Czytelnika, 1999, p. 107, 193-194.
  • [21]
    Daniel Kelly, James Burnham and the Struggle for the World : A Life, Wilmington, ISI Books, 2002, p. 98-99.
  • [22]
    Ibid., p. 149-153.
  • [23]
    Ibid., p. 157-173. Pour plus de détails sur le CCF : Pierre Grémion, op. cit. ; Francis Stonor Saunders, Qui mène la danse ? La CIA et la guerre froide culturelle, Paris, Éditions Denoël, 2003.
  • [24]
    Il s’agit du plan du Comité international d’aide (International Rescue Committee, IRC) qui consistait en la fondation d’un Institut de recherche impliquant des exilés et des étudiants réfugiés d’Europe de l’Est. Pour plus de détails sur l’IRC : Eric Thomas Chester, Covert network : Progressives, the International Rescue Committee, and the CIA, Armonk, M.E. Sharpe, 1995.
  • [25]
    James Burnham et Sidney Hook faisaient partie de l’institution créée sous l’égide du NCFE. Burnham regretta l’éviction de Czapski et de Giedroyc avec qui il entretint ensuite une correspondance de toute une vie.
  • [26]
    Archives départementales du Bas-Rhin, Fonds université de Strasbourg, 1161 W 43, Procès-verbal de la réunion du Comité des doyens de l’université de Strasbourg, 12 avril 1951 (en français).
  • [27]
    HIA, carton 201, lettre de Dewitt C. Poole à Adolf A. Berle Jr., datée du 17 juin 1951 (en anglais).
  • [28]
    Georges-Henri Soutou, « France », in David Reynolds (dir.), The Origins of the Cold War in Europe : International Perspectives, New Haven, Yale University Press, 1994, p. 114.
  • [29]
    HIA, carton 201, lettre de C.D. Jackson au personnel du NCFE, 14 août 1951 (en anglais).
  • [30]
    Les membres fondateurs de la FEUE étaient Adolf A. Berle, Jr., Robert Woods Bliss, James Burnham, Harold W. Doods, Frederic R. Dolbeare, Joseph C. Grew, Sidney Hook, Dewitt C. Poole, C.D. Jackson, Reinhold Niebuhr, Levering Tyson et Arnold J. Zurcher.
  • [31]
    « Le National Committee for a Free Europe, Inc. de New York se préoccupe à la fois du sort des jeunes gens d’âge universitaire déjà préparés aux études supérieures, ayant fui leur pays d’origine et du danger que courront ces pays, une fois libérés, de manquer d’un personnel instruit pouvant fournir les cadres de l’instruction et de l’administration ». HIA, carton 201, aide-mémoire, 22 mars 1951 (en français).
  • [32]
    Notamment Guy de Carmoy, Jean-Baptiste Duroselle, Jean Chardonnet et François Le Roy.
  • [33]
    Institut für Zeitgeschichte, Munich, fonds Jean-Baptiste Duroselle, carton ED 486/72, lettre de Jacques Freymond à Jean-Baptiste Duroselle, 17 juin 1955. Duroselle répondit à Freymond le 2 juillet 1955 : « Je souhaite très vivement avoir dans l’avenir l’occasion de vous revoir souvent et je crois qu’il y a toutes sortes de raisons pour que nous rétablissions des liens de collaboration de plus en plus étroits ».
  • [34]
    Jacques Freymond, « Jean-Baptiste Duroselle », Relations internationales, automne 1995, n83, p. 277. Sur Jacques Freymond et les États-Unis : Luc Van Dongen, « Former des élites non communistes pour le tiers-monde : l’Institut universitaire de hautes études internationales (IUHEI), les États-Unis et la Guerre froide », Relations internationales, no 163, automne 2015, p. 15-28, consultable sur : https://graduateinstitute.ch/communications/news/quand-hei-formait-des-elites-non-communistes-pour-le-tiers-monde ; Elsa Bugnon, « La formation de jeunes diplomates des pays nouvellement indépendants à Genève durant les années 1960 : une collaboration entre la Dotation Carnegie et l’IUHEI », Relations internationales, no 177, printemps 2019, p. 99-110.
  • [35]
    Marlis Steinert, « Jacques Freymond : historien et homme d’action », Relations internationales, été 1999, n98, p. 130.
  • [36]
    FDRPL, carton 223, procès-verbal de la Commission d’examen du Mid-European Studies Center, 13 juillet 1950 (en anglais).
  • [37]
    Gregory Mitrovich, Undermining the Kremlin : America’s Strategy to Subvert the Soviet Bloc, 1947-1956, Ithaca, Cornell University Press, 2000, p. 172.
  • [38]
    Pourtant le rôle de la RFE dans l’insurrection hongroise avait gravement entaché sa réputation. Pour plus de détails : Anne-Chantal Lepeuple, « Radio Free Europe et le soulèvement hongrois de 1956 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2000, vol. 47, n1, p. 177-195.
  • [39]
  • [40]
    FDRPL, carton 230, Adolf A. Berle, Jr. écrivit à René Charron, président de l’association française du Collège, le 28 mai 1958 : « Moi-même, j’étais pour poursuivre mais j’ai été incapable de convaincre nos amis et les autres que la Free Europe University in Exile devrait continuer à exister indéfiniment. »
  • [41]
    Ibid., communiqué d’Adolf A. Berle, Jr., Strasbourg, 1er juillet 1958.
  • [42]
    Jacques Freymond apprit « avec consternation » la nouvelle de la fermeture : « J’ai toujours pensé que l’œuvre entreprise par le Collège était des plus nécessaires et qu’il importait par-dessus tout, comme il s’agit d’une lutte d’une longue durée, que l’effort soit poursuivi non pas seulement dix ans mais pendant vingt ou trente ans. » Bibliothèque de la Fondation nationale des sciences politiques de Paris, extrait de la documentation préparée par le Comité d’action pour sauver le CEL, 1958.
  • [43]
    Le destin des cours d’été du Free Europe Committee à Strasbourg entre 1959-1965 fait l’objet d’un projet de recherche conduit par l’auteure de cet article.

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