Notes
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[1]
Le terme « ennemi » n’a évidemment aucune valeur juridique dans le cadre de la relation franco-allemande hors des périodes de conflit. Il est pourtant frappant de noter à quel point il revient fréquemment dans la documentation interne, tant du côté allemand que français, pendant toute la période ; c’est à ce titre que nous nous permettons de le reprendre ici.
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[2]
Nous reprenons ici certains enjeux de notre thèse de doctorat intitulée Un exercice de diplomatie chez l’ennemi. L’ambassade de France à Berlin, 1871-1933, préparée sous la direction des professeurs Sylvain Schirmann et Matthias Schulz et soutenue aux universités de Strasbourg et de Genève en juin 2014.
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[3]
Élie de Gontaut-Biron, Mon ambassade en Allemagne (1872-1873), Paris, Plon, 1906, p. 31.
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[4]
Octave Homberg, Les Coulisses de l’histoire. Souvenirs 1898-1928, Paris, Fayard, 1938, p. 58.
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[5]
Archives du Ministère des Affaires étrangères, La Courneuve (ci-après AMAE-La Courneuve), 21PAAP/3, journal de R. de Billy.
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[6]
Octave Homberg, op. cit., p. 57.
-
[7]
Jean Baillou (dir.), Les Affaires étrangères et le corps diplomatique français, Paris, Éditions du CNRS, 1984, vol. 2, pp. 145-149 ; Isabelle Dasque, « Une élite en mutation : les diplomates de la République (1871-1914) », Histoire, économie & société, 2007, pp. 81-98.
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[8]
Ils étaient 73 % dans la période 1871-1881.
-
[9]
AMAE-La Courneuve, 21PAAP/3, journal de R. de Billy.
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[10]
Octave Homberg, op. cit., p. 51.
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[11]
Andrea Müller, Die französische Gesandtschaft in München in den Jahren der Weimarer Republik, Munich, Herbert Utz Verlag, 2010.
-
[12]
Sur cette affaire : Centre des archives diplomatiques de Nantes (ci-après : CADN), ambassade de Berlin, B 102, 174, 226, 232 et C 110 ; Politisches Archiv des Auswärtigen Amts (ci-après : PAAA), R 70.745 et R 70.746.
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[13]
CADN, ambassade de Berlin, B 174, 226, et 678 ; PAAA, R 70.747.
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[14]
D’après les termes du télégramme adressé au Quai d’Orsay par le chargé d’affaires français à Berlin pour relater les faits : CADN, ambassade de Berlin, B 101 bis, tél. n° 301-303, 7 mars 1920.
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[15]
AMAE-La Courneuve, 78CPCOM/385 et 386 ; CADN, ambassade de Berlin, B 678 et Supplément 146.
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[16]
CADN, ambassade de Berlin, Supplément 230, dépêche n° 1, 29 janvier 1920.
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[17]
Entre autres, AMAE-La Courneuve, 78CPCOM/2 ; CADN, ambassade de Berlin, B 360 et C 147.
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[18]
Cité dans les notes inédites d’Oswald Hesnard (note 21) ; on retrouve les mêmes propos sous la plume du général Nollet, qui dirige la Commission militaire interalliée de contrôle à Berlin, dans plusieurs dépêches de l’ambassadeur Pierre de Margerie, ou dans la correspondance de la légation de Munich.
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[19]
CADN, ambassade de Berlin, Supplément 27 et 29.
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[20]
Pour la menace d’assassinat, par exemple CADN, Ambassade de Berlin, Supplément 27, 27 janvier 1923 ; pour la citation, ibid., non daté, juillet 1923 (en français dans le texte).
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[21]
Oswald Hesnard fut, sous différents titres, l’éminence grise de l’ambassade de 1920 à 1931 ; il laissa des carnets, publiés récemment par Jacques Bariéty, À la recherche de la paix. France-Allemagne. Les cahiers d’Oswald Hesnard 1919-1931, Strasbourg, PUS, 2011, et des notes inédites mises en ligne par sa petite-nièce (http://bernard.hesnard.free.fr/Hesnard/oHesnard.html).
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[22]
AMAE-La Courneuve, 150PAAP/2, Herbette à Ribot, Berlin, 4 avril 1890. Herbette écrit également que Bismarck « excellait à nous isoler et à nous nuire en toute circonstance » et qu’« en toute affaire, sa première idée était de prendre le contrepied de nos intérêts » (dépêche n° XV, 23 mars 1890, reproduite dans les Documents diplomatiques français (DDF) 1871-1914, 1re série, vol. 8, n° 8).
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[23]
CADN, ambassade de Berlin, A 291, Gontaut-Biron à Rémusat, Berlin, 19 février 1872.
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[24]
Charles de Moüy, Souvenirs et causeries d’un diplomate, Paris, Plon, 1909, p. 96.
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[25]
DDF 1871-1914, 1re série, vol. 8, n° 8.
-
[26]
PAAA, R 1.709, « Kolossale Dummheit » : annotation manuscrite de Guillaume II à la dépêche de l’ambassade d’Allemagne à Paris n° 453, 6 juillet 1907.
-
[27]
DDF 1871-1914, 1re série, vol. 13, notamment n° 294, 8 août 1897 ; voir aussi les revirements de Guillaume II autour de l’idée d’« alliance continentale » qui unirait Allemagne, France et Russie contre la Grande-Bretagne.
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[28]
CADN, ambassade de Berlin, Supplément 72.
-
[29]
Ibid., Rémusat à Gontaut-Biron, Berlin, 12 octobre 1875.
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[30]
Le cas est particulièrement net pour les contentieux de nationalité concernant les natifs d’Alsace-Moselle, sujet technique mais éminemment politique.
-
[31]
Ce fut le cas dans les années 1870, quand fut examinée la possibilité de rouvrir certaines légations d’avant-guerre ; en 1907, quand Jules Cambon se fit accréditer auprès des rois de Saxe et du Wurtemberg ; en 1920, quand la France décida, contre les autorités allemandes (et contre la constitution de Weimar), de rouvrir sa légation de Munich ; ou, en 1923, quand l’ambassade fut soupçonnée de soutenir les autonomistes rhénans et guelfes.
-
[32]
Maurice Paléologue, Journal de l’Affaire Dreyfus : 1894-1899, l’affaire Dreyfus et le Quai d’Orsay, Paris, Plon, 1955, p. 169.
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[33]
Au tournant des années 1880, l’ambassadeur Saint-Vallier reçoit ainsi nuitamment les députés protestataires alsaciens pour discuter avec eux des moyens de sauvegarder l’influence française en Alsace (AMAE-La Courneuve, 34PAAP/1 et 176PAAP/11).
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[34]
Ainsi entre 1888 et 1891, où l’exigence renforcée de passeports visés par les autorités allemandes pour les frontaliers français se rendant en Alsace-Lorraine (Passzwang) vient geler le réchauffement des relations entre la Pariser Platz et la Wilhelmstrasse, amorcé après la crise de l’affaire Schnaebele.
-
[35]
Très significative est l’affaire qui oppose jusqu’en 1927 l’ambassade à la Wilhelmstrasse à propos d’Alsaciens réintégrés dans la nationalité française, mais demeurés fonctionnaires de l’administration allemande (CADN, Ambassade de Berlin, C 79).
-
[36]
AMAE-La Courneuve, dossier Jean Fabre, 394QO/591, Fabre à la Direction du Personnel, Caracas, 20 février 1916.
-
[37]
CADN, Ambassade de Berlin, B 60, correspondance de l’ambassade avec le bureau du Chiffre.
-
[38]
Ibid., C 23, Herbette à la direction des Archives, Berlin, 7 février 1889 ; on préfère exposer la documentation aux risques d’un aller et retour Berlin-Paris plutôt que de la confier à un relieur allemand.
-
[39]
Ibid., B 362, C 19 et Supplément 129.
-
[40]
PAAA, R 70.745, note du Polizeipräsident de Berlin, 13 juillet 1921.
-
[41]
L’ambassade a notamment ses entrées auprès des chefs de la Deutsche Demokratische Partei (DDP), parti à ses yeux le plus francophile du paysage politique weimarien. Par ailleurs, Friedrich Stämpfer, rédacteur en chef du Vorwärts, organe de la Sozialdemokratische Partei Deutschlands (SPD), et familier de l’ambassade weimarienne, est une figure clé des réseaux de la Pariser Platz.
-
[42]
Les milieux économiques et intellectuels (à l’exception d’une avant-garde marquée à gauche) restent notamment imperméables, à quelques exceptions près, aux tentatives de pénétration des diplomates français.
-
[43]
Harry Kessler, Cahiers, 1918-1937, Paris, Grasset, 1972, 12 mars 1930 ; CADN, Ambassade de Berlin, Supplément 265, novembre 1931, et C 185.
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[44]
Ibid., C 1, Neton à l’ambassade de Berlin et au Quai d’Orsay, Hambourg, 8 mars 1923.
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[45]
Maurice Baumont et Marcel Berthelot, L’Allemagne. Lendemains de guerre et révolution, Paris, A. Colin, 1922, p. 274 ; Maurice Dayet, La Renaissance économique de l’Allemagne, Paris, PUF, 1922, p. 133.
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[46]
Citation in CADN, Ambassade de Berlin, B 360, Laurent à Poincaré, Berlin, 30 juin 1922.
-
[47]
Jules Cambon, Le Diplomate, Paris, Hachette, 1926, p. 11.
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[48]
Ibid., p. 90 notamment.
1 Le 27 mai 1896, alors que l’ambassadeur de France à Berlin vient d’être rappelé à Paris, Le Figaro consacre un éditorial à la situation des émissaires du Quai d’Orsay sur la Spree : « L’atmosphère de Berlin est lourde pour un diplomate français », peut-on y lire ; « Les souvenirs de 1870 y dominent toutes les relations, jusque dans les incidents les plus vulgaires de la vie officielle. L’art suprême consiste à se demander chaque matin, en affectant le calme, la simplicité, la rondeur, suivant le tempérament de l’ambassadeur, si quelque poutre cachée ne va pas vous écraser la tête. » Ce tableau sert la défense de l’ambassadeur déchu ; il n’en souligne pas moins la spécificité que constitue, pour la diplomatie de la Troisième République, le poste berlinois : parmi les neuf ambassades que compte alors le réseau français, celle de la Pariser Platz se distingue comme un poste de combat.
2 Vingt-cinq ans après la fin de la Guerre de 1870, exercer le métier de diplomate dans la capitale du Reich constitue toujours, pour les agents français, une expérience singulière, mêlant l’immersion dans un environnement peu accueillant et la confrontation politique avec les autorités d’un État considéré par la France comme son principal adversaire. Le rétablissement des relations diplomatiques entre la France et l’Allemagne au tournant de 1871 et 1872 a inauguré cette ère nouvelle d’une diplomatie en terrain hostile : les diplomates français représentaient alors la France meurtrie chez son bourreau. Si le souvenir de la défaite s’éloignait, les décennies suivantes modifiaient peu le climat diplomatique berlinois, où l’ambassade de France, même en temps de paix, restait celle de l’ennemi [1]. La Première Guerre mondiale, et plus encore l’après-guerre ne firent que renforcer ce trait : les diplomates de la France victorieuse ne furent pas mieux reçus que ne l’avaient été ceux de la France vaincue un demi-siècle plus tôt. Paradoxalement, seule l’installation du régime national-socialiste, diluant l’adversité franco-allemande dans une paranoïa généralisée, détourna les regards de la population et des autorités berlinoises de la Pariser Platz.
3 Dans l’intervalle, pendant plus de six décennies, les hommes de l’ambassade de France avaient dû affronter Berlin, entendu à la fois comme environnement de vie et de travail et comme incarnation des autorités allemandes. L’expérience des 141 agents passés entre les murs de la Pariser Platz souligne la difficulté de l’exercice quotidien du métier de diplomate dans ces conditions délicates. Elle montre leur capacité à inventer pragmatiquement les moyens de mener à bien leur mission malgré les obstacles, mais interroge aussi le lien entre ce quotidien d’adversité et la ligne politique portée par l’ambassade : une diplomatie en terrain hostile est-elle nécessairement une diplomatie de l’affrontement [2] ?
Berlin, terrain hostile
4 Premier ambassadeur français dans le nouvel empire allemand, Élie de Gontaut-Biron donne de lui-même une image éloquente : accrédité en janvier 1872 auprès d’Allemands « ivres de leur succès », il est, « au pied de leur trône, le représentant de la France vaincue, diminuée, affaiblie » [3]. Les années 1870 sont en effet, pour les diplomates français nommés à Berlin, le temps des humiliations. Rien ne leur est épargné du spectacle des triomphes de l’Allemagne bismarckienne. Aux fêtes impériales auxquelles l’ambassadeur ne peut se dérober, aux visites de tout ce que l’Europe compte d’hommes d’État, accourant à Berlin pour s’afficher auprès du nouvel homme fort du continent, aux célébrations annuelles du Sedantag, s’ajoutent ces piques récurrentes, lancées négligemment par les interlocuteurs allemands : quand un voisin de l’ambassade fait visiter ses salons aux agents français, il insiste sur des tapisseries de Beauvais achetées à Paris pendant l’occupation, qu’il n’a « pas payées cher [4] ! ». Les souvenirs de la défaite sont partout dans le Berlin du dernier tiers du xix esiècle. Au début des années 1890, le jeune Robert de Billy constate encore : « Le sujet de conversation auquel on revient toujours, c’est la guerre de 1870. Nous indiquer nos défauts, c’est, pour [les Allemands], faire preuve de largesse d’esprit [5]. » Si ces humiliations s’estompent à partir de la fin du siècle, elles donnaient le ton de la difficulté que représentait, pour les émissaires français, l’immersion dans l’environnement berlinois.
5 Cette difficulté devait se manifester plus durablement dans les relations sociales de l’ambassade : pendant soixante ans, ses hommes trouvèrent souvent porte close dans les hauts-lieux de la sociabilité berlinoise. La quarantaine fut d’abord politique, les grandes figures de la capitale allemande hésitant à se montrer accueillantes envers le personnel d’une ambassade que les autorités du Reich considéraient comme celle de l’ennemi. « Nous vivions beaucoup sur nous-mêmes à l’ambassade, car les relations extérieures étaient difficiles », confesse Octave Homberg, qui servit à Berlin au tournant du xx esiècle [6]. Tendre l’oreille, mission traditionnelle du diplomate, s’affirmait plus délicat encore pour les hommes de la Pariser Platz à partir des années 1880 où, à la faveur de la républicanisation du régime français et de la démocratisation de son personnel diplomatique, une forme d’ostracisme social venait relayer la quarantaine politique [7]. La mutation sociologique du personnel de l’ambassade doit cependant être nuancée : 43 % de ses agents, entre 1881 et 1914, sont encore d’ascendance aristocratique [8]. Cela n’empêche pas Guillaume II de considérer que la Pariser Platz « n’est plus une ambassade, [mais] une avant-garde [9] ! ». Jules Herbette, premier ambassadeur bourgeois nommé à Berlin en 1886, fut plus que tout autre la victime du fossé sociologique et idéologique qui se creusait entre la France républicaine et une Allemagne impériale crispée sur ses fondements aristocratiques. Se régalant des faux-pas mondains de l’ambassadeur, le rebaptisant « Herr Bête », la presse allemande en fit une sorte de Monsieur Jourdain diplomatique ; dans ce sobriquet cruel, le « Herr » soulignant l’ascendance roturière était sans doute aussi infâmant que l’adjectif qui lui était accolé. Le portrait présageait mal de l’insertion mondaine de l’ambassadeur : elle fut plus qu’ardue pour celui que de nombreuses chroniques qualifient de « bourgeois voltairien ». Son remplace- ment par le marquis de Noailles en 1896 vint souligner, par contraste, le poids des préjugés aristocratiques dans la société berlinoise. « Cet aristocrate indiscutable qui succédait à un plébéien » devait recevoir sur la Spree le plus chaleureux des accueils [10]. L’installation de la République de Weimar mit un terme au fossé sociologique entre les deux régimes, et donc à la quarantaine sociale dont certains diplomates de la Pariser Platz avaient été victimes. Elle ne changeait rien à la quarantaine politique, et, surtout, confrontait les agents français à un nouveau défi : celui de l’opinion publique.
6 L’ambassade avait été assiégée, dans les dernières semaines de juillet et les premiers jours d’août 1914, par des manifestants berlinois excités par l’entrée en guerre : la foule amassée avait contraint ses agents à une réclusion qui ne s’était achevée qu’avec l’évacuation de l’ambassade au soir du 4 août. Cette agressivité de la population était inédite dans l’histoire de la diplomatie française à Berlin ; brève et intense, elle présageait d’une confrontation beaucoup plus systématique dans les années 1920. L’ambassade n’était alors plus celle du vaincu, mais celle du vainqueur, et, aux yeux de beaucoup d’Allemands, celle du bourreau : à Berlin mais également à Munich, où la France avait maintenu sa légation malgré l’opposition des autorités allemandes [11], ou dans les consulats, violences et incidents inédits se multiplièrent, prenant pour cible les intérêts ou les agents diplomatiques français. Le plus rocambolesque fut sans doute le vol du drapeau tricolore flottant sur l’ambassade le 14 juillet 1920 [12] ; il déclencha une crise aigüe entre Paris et Berlin. Quelques semaines plus tard, la Haute-Silésie était le théâtre d’un épisode plus violent : le sac du consulat de Breslau, dévasté par la foule dans la suite d’une manifestation anti-polonaise [13]. Entre 1920 et 1924, plusieurs agents français, aux quatre coins de l’Allemagne, sont physiquement agressés. À Berlin, le consul suppléant de l’ambassade, dînant à l’hôtel Adlon avec deux officiers français, est « jeté à terre et frappé très brutalement » lorsque le trio ne se lève pas au son du Deutschland über alles [14]. À Hambourg en octobre 1920 et à Leipzig en mars 1922, les agressions nocturnes de deux attachés consulaires sont plus brutales encore [15]. On ne compte plus, par ailleurs, les cambriolages visant les intérêts diplomatiques français, les plaques consulaires brisées, les écussons martelés.
7 L’hostilité ne se limite pas à ces violences. Les émissaires français doivent plus quotidiennement s’accommoder de discriminations, insultes, et autres menaces. Les formes en sont variées : des « surprix » à propos desquels l’ambassade souligne dès janvier 1920 que « le commerçant berlinois manie l’échelle des prix comme une arme politique », et que « les Français sont plus exposés que d’autres à cette forme de représailles » [16] ; des discriminations au logement, donnant lieu à de nombreux contentieux qui voient des autorités berlinoises peu zélées à appuyer les réclamations françaises [17] ; un boycott qui devient systématique durant l’occupation de la Ruhr en 1923, où les vitrines berlinoises voient fleurir les panneaux annonçant : « Ici, l’on ne reçoit ni les chiens, ni les Français [18]. » Les injures passent essentiellement par le courrier de l’ambassade, dans lequel apparaît une littérature inédite, mêlant les attaques gratuites et anonymes, souvent de nature sexuelle ou scatologique, et les démonstrations politiques argumentées sur plusieurs pages et dûment signées par leurs auteurs [19]. Elles débouchent parfois sur des menaces explicites, annonçant l’assassinat prochain de l’ambassadeur, ou « un grand massacre » à venir [20]. Si, parallèlement à l’amélioration des relations franco-allemandes, le climat paraît moins tendu dans la seconde moitié des années 1920, le retour à la normale semble impossible. Un seuil a été franchi : la diplomatie française en Allemagne n’est plus inviolable. Les discriminations et certaines formes de violences se perpétuent ; elles sont souvent symboliques, tels ces chiens que l’on dresse à venir uriner sur le perron de l’ambassade, ou ces colis macabres adressés à l’ambassadeur (main humaine coupée, cadavres d’animaux divers).
Une injonction contradictoire : dialoguer avec l’ennemi
8 Aux difficultés de l’immersion berlinoise, viennent s’ajouter celles de la pratique du métier de diplomate. Les portes closes, on l’a vu, constituent un premier obstacle, pénalisant les agents dans l’exercice de leur mission d’information. La négociation, autre mission traditionnelle du diplomate, n’apparait pas plus aisée à mettre en œuvre.
9 L’équation paraît d’emblée biaisée, puisque les hommes de la Pariser Platz n’eurent jamais pour mission de rapprocher le gouvernement qui les accréditait de celui qui les accueillait, de travailler en somme à renverser l’adversité qui dominait les relations entre les deux pays. Delcassé considérait que le poste berlinois n’avait aucune utilité. Moins caricaturalement, les émissaires français étaient à Berlin pour consolider la position diplomatique française plus que pour travailler à un rapprochement franco-allemand. Leurs deux faits d’armes – le traité du 15 mars 1873 qui marquait la libération du territoire français, et les accords du 4 novembre 1911 qui ouvraient la voie au protectorat marocain – confortaient la puissance française plus qu’ils ne modifiaient la nature de la relation franco-allemande. Certains des pensionnaires de la Pariser Platz tentèrent de favoriser de bonnes relations, mais le rapprochement ne fut jamais un but explicite, et une éventuelle réconciliation semblait à beaucoup « utopique et d’ailleurs peu souhaitable », pour reprendre les mots d’Oswald Hesnard [21]. Dans ce contexte, la consigne consistant à maintenir en toutes circonstances le dialogue avec les autorités berlinoises relevait, à bien des égards, de l’injonction contradictoire.
10 Les diplomates français durent d’abord affronter un problème de personnes. Jusqu’en mars 1890, Bismarck décide en maître tout-puissant de la politique extérieure de l’Allemagne ; il est, d’après les mots d’Herbette, « un éventail bien difficile à manier », et la majorité des agents de l’ambassade sont convaincus de son mauvais vouloir envers la France [22]. Mais ce qui ressort surtout de la documentation, c’est le déséquilibre du dialogue qu’induit l’aura écrasante du chancelier allemand sur les diplomates français : à l’évidence, ces derniers, entrant dans son bureau, ont conscience d’affronter une figure historique et le type même du Grand Homme. Leur fascination ressort de portraits qui sont autant d’exercices de style. « Caractère providentiel de cet homme condamné à ne pas s’arrêter au milieu de ses triomphes ! » écrit Gontaut-Biron [23] ; « liberté hautaine et parfois ironique […] qui rencontrait toujours le terme le plus juste et le plus aigu », souligne un diplomate moins expérimenté [24] ; « merveilleuse et terrible habileté », au service d’une « brutale franchise qui […] ne l’empêchait pas d’employer, pour atteindre son but, les moyens les plus insidieux », ajoute Herbette [25]. Comment défendre les intérêts français face à un tel monstre diplomatique décidé à leur nuire ? La question apparaît souvent insoluble aux hommes de la Pariser Platz. Gontaut-Biron, que Bismarck soupçonnait d’avoir comploté contre lui avec les milieux catholiques, plongea l’ambassade, de 1875 à la fin 1877, dans la paralysie en s’attirant la haine du Chancelier. Ses successeurs furent plus prudents, mais ne paraissent pas avoir résolu l’équation mieux que lui. La disgrâce de Bismarck en mars 1890, qui annonçait l’affirmation de Guillaume II, put alors apparaître comme un soulagement ; mais c’était, d’après Herbette, le règne du « caprice » qui s’ouvrait dans la vie diplomatique berlinoise. Jules Cambon, nommé à Berlin en 1907, l’apprit à ses dépens : il ne se remit que difficilement de la « bêtise colossale » qu’il avait commise en ne se rendant pas aux régates de Kiel, chères au cœur de l’empereur [26]. Noailles lui-même, très en cour au palais impérial par la vertu de son nom, fut souvent dérouté par les revirements incohérents de Guillaume II [27].
11 La difficulté à manier les interlocuteurs s’ajoute ainsi à celle que l’adversité politique entre la France et l’Allemagne fait peser sur le dialogue entre l’ambassade de France et les autorités allemandes. Durant les années 1870, le déséquilibre entre les positions des deux puissances est tel que la « négociation » se résume à l’expression autoritaire de volontés allemandes face auxquelles l’ambassade ne peut que capituler. Le cas des hôpitaux ligériens, qui réclamaient en 1874 le paiement des frais consentis pour le soin des blessés allemands pendant la guerre, est exemplaire [28] : instruit minutieusement par l’ambassade, le dossier aboutit à un refus de toute indemnisation par les autorités allemandes. Face à la décision sans appel d’un gouvernement en position de force, les diplomates français s’accordent piteusement pour « définitivement renoncer à soutenir [une] juste revendication [29] ». Ces capitulations, pain quotidien de la Pariser Platz, nourrissent ses frustrations. S’il s’agit plus souvent de dossiers techniques que de grande politique, c’est toujours le rapport de force défavorable à la France qui vient trancher les cas litigieux [30].
12 Le rétablissement progressif de la situation française vient, à partir des années 1880, rééquilibrer le dialogue diplomatique à Berlin ; mais la guerre a laissé à l’ambassade d’autres héritages plus durables. D’abord une froideur de l’administration allemande qui ne se dément pas jusqu’en 1914, et redouble après la Première Guerre mondiale : rien n’est facile pour un diplomate français à Berlin, et faire installer une ligne téléphonique ou se procurer une copie d’acte d’état civil nécessite de déployer des efforts disproportionnés face à des fonctionnaires réservant aux agents français un accueil glacial. Autre héritage de la guerre, les sujets tabous entravent plus lourdement le dialogue. La question des particularismes allemands plane comme une ombre qui vient épisodiquement altérer les relations de l’ambassade avec les autorités berlinoises [31]. De 1871 aux années 1930, la question d’Alsace-Moselle, surtout, reste cette épine enfoncée dans le pied des diplomates français. Si, d’après le mot célèbre de Maurice Paléologue, « l’Alsace-Lorraine, ce n’est plus de la diplomatie ! », pour les hommes de la Pariser Platz, c’est à la fois un sujet auquel il est impossible d’échapper, et une entrave quotidienne à la mise en œuvre de leur mission [32].
13 La consigne gambettiste – « y penser toujours, n’en parler jamais » – s’avère en effet intenable pour l’ambassade berlinoise. D’abord parce qu’il lui incombe de traiter quotidiennement des dizaines de contentieux d’option, d’incidents de frontière, de différends commerciaux qui l’oblige à se confronter à la question du Reichsland ; ensuite car elle est constamment soupçonnée par les autorités allemandes de conspirer avec les autonomistes alsaciens, ce qu’elle fait effectivement au moins jusqu’aux années 1880 [33]. Enfin car les questions alsaciennes viennent sans cesse détériorer le climat du dialogue sur d’autres sujets [34]. Après la rétrocession de 1919, l’épine alsacienne devient évidemment moins douloureuse pour les diplomates français, elle ne disparaît pas pour autant. La gestion administrative de l’expulsion des 130 000 « vieux-Allemands » leur incombe, tout comme le traitement des contentieux liés à la réintégration dans la nationalité française. Si l’ambassade est désormais en position de force, ces questions l’opposent à nouveau aux autorités allemandes dans un face-à-face dont il paraît impossible de sortir. À la fin des années 1920, l’Alsace-Lorraine est toujours ce boulet dont l’ambassade ne peut se défaire et qui parasite constamment son dialogue avec la diplomatie allemande [35].
14 Le « dialogue avec l’ennemi » est ainsi, plus qu’une tâche délicate, un défi quotidien. Dans les relations entre diplomates français et autorités allemandes, les périodes de tensions alternent certes avec des plages d’apaisement, voire de relative cordialité ; l’adversité et la méfiance dominent pourtant et débouchent, par deux fois, sur la rupture totale du dialogue. En août 1914, l’évacuation de l’ambassade fut le symbole d’un échec qui est aussi celui de la Pariser Platz. Entre janvier et septembre 1923, l’occupation de la Ruhr entraîna un boycott qui paralysa l’ambassade : ses agents ne furent plus reçus ni à la Chancellerie, ni à la Wilhelmstrasse, ni dans aucune administration ; leur correspondance resta sans réponse, le traitement de toutes les affaires fut suspendu. Le blocage révéla au grand jour l’impasse que constituait la consigne du dialogue avec l’ennemi.
Adaptation du métier au terrain berlinois
15 Comment exercer le métier de diplomate dans ces conditions ? Institutionnellement, le Quai d’Orsay n’a quasiment jamais tenté d’apporter de réponse spécifique au défi de sa représentation diplomatique sur le sol allemand : en termes de fonctionnement comme de personnel, la Pariser Platz ne se distinguait en rien des autres grands postes du réseau français. La seule exception à ce principe d’uniformité fut l’expérience tentée en 1920 des « Services annexes » : dédiés aux affaires économiques, financières, industrielles et aux « études sociales », ceux-ci restaient placés sous l’autorité du Quai d’Orsay à l’heure où les autres ambassades se peuplaient d’experts dépendants d’autres tutelles (Commerce, Finances). La spécificité du terrain allemand dictait à la fois une adaptation structurelle à la technicité nouvelle des enjeux et le maintien rassurant du monopole diplomatique. L’expérience fut toutefois brève, la parenthèse vite refermée, et les Services annexes dissous dès 1924 pour raisons budgétaires. On en revenait alors à ce qui avait été la règle avant la Première Guerre mondiale : une réponse à l’environnement berlinois qui consistait surtout en une adaptation empirique de la part des diplomates qui, nommés sur la Spree, y cherchèrent au quotidien les moyens d’exercer leur métier. Cela passa essentiellement par trois dynamiques qui dessinaient en creux la géométrie de l’interaction de l’ambassade avec sa société d’accueil : repli sécuritaire, contournement des obstacles, diplomatie d’attraction pour remédier à l’impasse des portes closes.
16 Si l’obsession sécuritaire fut précoce, elle fut exclusivement jusqu’en 1914 une obsession professionnelle : elle vise à garantir la sécurité des travaux et de la correspondance de l’ambassade. Quelques incidents vinrent nourrir une forme de paranoïa diplomatique. « Nous savions de façon pertinente que […] tout le personnel de service de l’ambassade était aux gages de la police », écrit en 1916 un ancien pensionnaire de la Pariser Platz ; « nous en étions quittes pour changer fréquemment la combinaison des cadenas », ajoute-t-il avec placidité [36]. La documentation révèle des stratégies plus complexes : surutilisation des tables de chiffres réservées aux affaires secrètes, au grand dam du Quai d’Orsay [37] ; envoi des archives du poste à Paris pour éviter d’en confier la reliure, « même sur place, à un ouvrier allemand qui pourrait distraire quelque pièce importante » [38] ; attention extrême portée aux coffres de l’ambassade que l’on fait, pour les mêmes raisons, venir de Paris. L’obsession sécuritaire dicte aussi la politique de recrutement du personnel domestique : on évite autant qu’il est possible de faire entrer des Allemands dans les murs de l’hôtel de France, pour leur préférer des Suisses, des Autrichiens, ou, mieux encore dans le Berlin cosmopolite de la République de Weimar, des réfugiés polonais ou russes [39]. Les diplomates français y perdent une occasion de contact avec le Berlinois moyen, mais pensent y gagner en sécurité. C’est d’autant plus important qu’à partir de 1920, il ne s’agit plus seulement de la sécurité de leur travail, mais de leurs personnes. Après les incidents qui avaient émaillé la fête nationale en 1920, le 14 juillet 1921 inaugure l’ère de la protection policière déployée autour de l’ambassade [40]. En janvier 1923, cette protection devient permanente, dressant entre l’ambassade et son environnement berlinois des barrages que les diplomates français traversent chaque matin : aboutissement des logiques de repli sécuritaire, qui bouleverse le sens de l’immersion diplomatique.
17 Les stratégies de contournement viennent en partie contrebalancer la claustration résultant du repli sécuritaire. Elles consistent essentiellement en une politique de réseaux qui vise à pallier une partie des difficultés de l’ambassade en termes d’information. Face à la froideur de l’administration prussienne et de la société berlinoise, les agents français cherchent à s’aménager d’autres canaux de renseignements. Sous l’Empire, le corps diplomatique constitue un vivier d’information à l’importance décisive, et l’on prend un soin tout particulier à cultiver l’amitié des diplomates les mieux en cour à Berlin. Combien de nouvelles glanées par quelque conversation informelle avec les agents de l’ambassade autrichienne ? Si les ambassades russe, britannique ou italienne sont aussi pourvoyeuses de renseignements, les représentants à Berlin des petites puissances, bien informés car objets de peu de méfiance, sont peut-être des informateurs plus précieux encore. Hors du milieu diplomatique, force est de constater que les réseaux sont difficiles à tisser. Si, avant 1914, on tente de pénétrer des cercles que l’on pense enclins à une certaine francophilie (catholiques, gauche progressiste et socialiste, bourgeoisie juive), d’une part on est loin d’y recevoir toujours l’accueil attendu, d’autre part les relations tissées dans des milieux qui sont eux-mêmes tenus relativement à l’écart du monde berlinois montrent vite leurs limites en termes d’utilité informationnelle. Après 1920, les contacts avec les différents cercles de la gauche allemande sont plus poussés, et surtout paraissent plus précieux à l’heure où la coalition de Weimar semble tenir dans ses mains le destin de l’Allemagne. Des relations personnelles permettent épisodiquement de contourner le blocage du dialogue avec les autorités officielles : lorsque le ministre refuse de parler, on passe par le parti ou par sa presse [41]. Il apparaît pourtant délicat d’élargir ces réseaux : la majorité de la société berlinoise reste peu perméable à l’influence française, et à celle de ses diplomates [42].
18 Face à ces résistances, reste la dernière ressource de la Pariser Platz : privilégier l’attraction sur la projection, c’est-à-dire faire venir dans les salons de l’ambassade ceux qui ne laissent que rarement les diplomates français pénétrer dans les leurs. La diplomatie de réception devient alors une arme pour renverser les obstacles du terrain berlinois. L’affirmation de l’ambassade dans le paysage mondain fut une conquête difficile dans les années 1870, où l’on osait peu s’afficher auprès du vaincu. Elle est toutefois acquise au tournant de la décennie, et joue à la fois du prestige de l’adresse et des stéréotypes nationaux : la table de l’ambassade, déployant les fastes de la gastronomie française dans une vaisselle de Sèvres frappée des patrio- tiques « RF », est en elle-même un argument, tout comme les vins, et peut-être plus encore le cognac, qui font de la cave de l’ambassadeur de France l’une des plus réputées de Berlin. Mais on vient aussi s’encanailler devant des spectacles « echt französisch » (« si français ») pour lesquels l’ambassade fait venir les artistes de Paris : pièces de boulevard à l’humour parfois graveleux ou opéra-bouffe à la fin du xix esiècle, danseuses du Moulin Rouge dans l’entre-deux-guerres. Sous Weimar toutefois – est-ce lié à la gravité du climat international ou au fait que Berlin n’a plus rien à envier à Paris en matière de divertissements frivoles, voire interlopes ? – la Pariser Platz paraît encline à plus de sérieux : si Coco Chanel s’affiche à la table de l’ambassadeur et si les diplomates français patronnent une présentation des créations de la Maison Lanvin, c’est l’accueil de Paul Valéry en 1926 qui reste le grand événement de la période [43] ; à sa suite, de nombreux intellectuels français font le voyage à Berlin, et dispensent dans les salons de l’ambassade des conférences donnant à l’institution une aura littéraire qui constitue une arme de plus au service de sa diplomatie de l’attraction. Celle-ci n’est toutefois pas sans risque. Georges Bihourd, ambassadeur de 1901 à 1906, ne se remit jamais du dîner du 17 mars 1905, où il reçut Guillaume II à la veille de son départ pour Tanger. La presse nationaliste, mais également une partie du Quai d’Orsay accusèrent l’Ambassadeur, qui ne savait rien des projets de voyages impériaux, de s’être laissé duper et humilié en déployant les fastes de l’hospitalité française pour celui qui préparait un mauvais coup contre la France. Restés célèbres, ses déboires rappellent que, derrière les apparats d’une diplomatie en apparence mondaine, le poste berlinois restait un poste de combat.
L’impact sur les diplomates
19 Les effets de ce quotidien de tensions sur la perception que les agents français sur la Spree ont de l’Allemagne, et par conséquent sur la ligne diplomatique qu’ils soutiennent à Paris doivent dès lors être interrogés : une immersion en terrain hostile détermine-t-elle, en retour, une diplomatie hostile ? On pourrait le croire à la lecture de rapports rédigés en 1923, alors que les brimades sont quotidiennes. Cette documentation montre qu’il serait illusoire de penser que les difficultés de l’environ- nement allemand n’ont aucune influence sur la posture professionnelle des agents français. Albéric Neton, à la tête du consulat de Hambourg, écrit alors d’une Allemagne « tout entière hargneuse et récalcitrante » qu’elle « se révèle à son vrai jour » dans un « miroir où se réfléchit l’âme de tout un peuple » [44]. Comment ne pas voir dans cet accès de germanophobie le reflet des traitements vexatoires infligés à l’auteur ?
20 Si l’on élargit le regard hors du cadre particulier de l’année 1923, force est de constater que l’image de l’Allemagne qui se dégage des écrits laissés par les diplomates passés à Pariser Platz des années 1870 aux années 1930 est généralement sombre. Le tableau qu’ils font de Berlin en résume l’essentiel, et tourne toujours autour des mêmes motifs : caserne géante, ville froide et grise, géométrique, sans âme, sans arts, sans passé. Les Allemands seraient à l’image de leur capitale : à la fois disciplinés et brutaux, grégaires et sans raffinement. Il est remarquable de constater à quel point cette image est stable, et avec quelle pérennité ces stéréotypes se perpétuent, avant comme après la Première Guerre mondiale. L’immuabilité de la psychologie allemande représente un motif récurrent de la littérature de l’ambassade des années 1920. Hesnard écrit que « le changement était insignifiant dans les mœurs » et qu’« à quelque point de vue qu’on se plaçât, […] on s’apercevait que ce vaste pays […] n’avait pas été modifié dans sa vraie nature ». D’autres soulignent que ni la guerre ni la défaite « n’ont fait l’éducation » du peuple allemand, ou, plus explicitement encore, que l’« Allemagne nouvelle, c’est celle de 1914 » [45]. Impériale ou weimarienne, celle-ci demeure cet adversaire à la fois sournois et grossier, chez qui la brutalité et la soumission servile à l’autorité l’emportent sur tout autre trait de caractère.
21 Ce tableau noir, uniforme et figé, doit être confronté à la ligne diplomatique défendue par l’ambassade de la Pariser Platz pendant plus de soixante ans. Or, étonnamment peut-être, les diatribes les conduisant à dénoncer « la barbarie foncière » du peuple allemand n’ont pas empêché les hommes de l’ambassade, avec une constance tout aussi remarquable, de plaider auprès de Paris pour une politique d’apaisement, voire épisodiquement de collaboration, avec Berlin [46]. Du baron de Courcel encourageant dans les années 1880 une entente coloniale franco-allemande, à François-Poncet espérant en 1932 dépasser les blocages de la Conférence du désarmement par une négociation bilatérale entre Paris et Berlin, en passant par Bihourd et Cambon appelant à la conciliation lors des deux crises marocaines, la voix de la Pariser Platz fut, sur la durée, incontestablement plus ouverte au dialogue avec l’Allemagne que celle du Quai d’Orsay. Plus qu’idéologique ou politique, cette ligne modérée était peut-être stratégique : l’ambassade ne pouvait trouver une place que dans une relation franco-allemande qui laissait un espace à la discussion ; elle avait pu mesurer, en 1875-1877 comme en juillet 1914 ou en 1923, combien une fermeture du dialogue la disqualifiait et la condamnait à une stérile inactivité. Dès lors, les hommes qui passèrent entre ses murs défendirent la ligne qui leur permettait d’exister diplomatiquement, sans pour autant s’affranchir totalement, dans leur appréciation des situations, du traitement qui leur était quotidiennement infligé. L’ambassade berlinoise resta, entre 1925 et 1930, à l’écart du réchauffement des relations franco-allemandes : elle rata le train de Locarno, et passa à côté de ce premier âge d’or franco-allemand. Des raisons politiques et conjoncturelles expliquent cette mise à l’écart. Mais les hommes qui s’étaient vus hués, humiliés et ostracisés deux ans plus tôt étaient-ils en mesure de mettre en œuvre, sur le terrain berlinois et avec ceux-là même qui leur avaient fermé les portes, un retournement aussi rapide et radical que celui qui avait été décidé à Paris ? La diplomatie en terrain hostile ne déterminait pas une diplomatie de la haine et ne dictait pas une diplomatie de la confrontation ; elle marquait toutefois les expériences et les parcours individuels d’une empreinte qu’un changement de ligne ministérielle ne suffisait pas à effacer.
22 Invitant ses collègues à dépasser, dans leur jugement professionnel, les contingences individuelles, Jules Cambon écrit dans Le Diplomate que « ce qui sépare le diplomate de la foule, c’est qu’il est étranger à ses passions [47] ». Mais dans le même ouvrage, celui qui avait passé les derniers jours de juillet 1914 reclus dans une ambassade assiégée ne peut s’empêcher de rappeler les mauvais traitements subis à Berlin, et de témoigner envers l’Allemagne d’une rancœur persistante [48]. À l’image de cette contradiction, la diplomatie en terrain hostile que mirent en œuvre durant six décennies les pensionnaires de la Pariser Platz ne se traduisit jamais en une diplomatie mécaniquement et doctrinairement hostile à l’Allemagne ; elle conduisait à l’inverse plus souvent à prêcher l’apaisement qu’à souffler sur les braises. Mais affronter Berlin fut pour les agents français une épreuve singulière, où le ressenti de l’expérience personnelle ne pouvait céder entièrement le pas à une éthique professionnelle dépassionnée. À l’heure où la diplomatie restait un monde feutré, protégé par l’entre-soi autant que par les privilèges et les immunités, ils vécurent sur les rives de la Spree la fissuration à la fois brutale et progressive de ce cocon, les exposant successivement à une histoire douloureuse, à une société malveillante, à une population menaçante. Alors que les mœurs ignoraient la rupture des relations diplomatiques en temps de paix, ils exercèrent leur métier malgré ces difficultés. Bien au-delà de Berlin et des tilleuls de la Pariser Platz, ils ouvraient sans doute la voie à des générations de diplomates qui, après eux et jusqu’aujourd’hui, furent confrontées à la délicate équation d’une diplomatie en terrain hostile.
Notes
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[1]
Le terme « ennemi » n’a évidemment aucune valeur juridique dans le cadre de la relation franco-allemande hors des périodes de conflit. Il est pourtant frappant de noter à quel point il revient fréquemment dans la documentation interne, tant du côté allemand que français, pendant toute la période ; c’est à ce titre que nous nous permettons de le reprendre ici.
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[2]
Nous reprenons ici certains enjeux de notre thèse de doctorat intitulée Un exercice de diplomatie chez l’ennemi. L’ambassade de France à Berlin, 1871-1933, préparée sous la direction des professeurs Sylvain Schirmann et Matthias Schulz et soutenue aux universités de Strasbourg et de Genève en juin 2014.
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[3]
Élie de Gontaut-Biron, Mon ambassade en Allemagne (1872-1873), Paris, Plon, 1906, p. 31.
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[4]
Octave Homberg, Les Coulisses de l’histoire. Souvenirs 1898-1928, Paris, Fayard, 1938, p. 58.
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[5]
Archives du Ministère des Affaires étrangères, La Courneuve (ci-après AMAE-La Courneuve), 21PAAP/3, journal de R. de Billy.
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[6]
Octave Homberg, op. cit., p. 57.
-
[7]
Jean Baillou (dir.), Les Affaires étrangères et le corps diplomatique français, Paris, Éditions du CNRS, 1984, vol. 2, pp. 145-149 ; Isabelle Dasque, « Une élite en mutation : les diplomates de la République (1871-1914) », Histoire, économie & société, 2007, pp. 81-98.
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[8]
Ils étaient 73 % dans la période 1871-1881.
-
[9]
AMAE-La Courneuve, 21PAAP/3, journal de R. de Billy.
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[10]
Octave Homberg, op. cit., p. 51.
-
[11]
Andrea Müller, Die französische Gesandtschaft in München in den Jahren der Weimarer Republik, Munich, Herbert Utz Verlag, 2010.
-
[12]
Sur cette affaire : Centre des archives diplomatiques de Nantes (ci-après : CADN), ambassade de Berlin, B 102, 174, 226, 232 et C 110 ; Politisches Archiv des Auswärtigen Amts (ci-après : PAAA), R 70.745 et R 70.746.
-
[13]
CADN, ambassade de Berlin, B 174, 226, et 678 ; PAAA, R 70.747.
-
[14]
D’après les termes du télégramme adressé au Quai d’Orsay par le chargé d’affaires français à Berlin pour relater les faits : CADN, ambassade de Berlin, B 101 bis, tél. n° 301-303, 7 mars 1920.
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[15]
AMAE-La Courneuve, 78CPCOM/385 et 386 ; CADN, ambassade de Berlin, B 678 et Supplément 146.
-
[16]
CADN, ambassade de Berlin, Supplément 230, dépêche n° 1, 29 janvier 1920.
-
[17]
Entre autres, AMAE-La Courneuve, 78CPCOM/2 ; CADN, ambassade de Berlin, B 360 et C 147.
-
[18]
Cité dans les notes inédites d’Oswald Hesnard (note 21) ; on retrouve les mêmes propos sous la plume du général Nollet, qui dirige la Commission militaire interalliée de contrôle à Berlin, dans plusieurs dépêches de l’ambassadeur Pierre de Margerie, ou dans la correspondance de la légation de Munich.
-
[19]
CADN, ambassade de Berlin, Supplément 27 et 29.
-
[20]
Pour la menace d’assassinat, par exemple CADN, Ambassade de Berlin, Supplément 27, 27 janvier 1923 ; pour la citation, ibid., non daté, juillet 1923 (en français dans le texte).
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[21]
Oswald Hesnard fut, sous différents titres, l’éminence grise de l’ambassade de 1920 à 1931 ; il laissa des carnets, publiés récemment par Jacques Bariéty, À la recherche de la paix. France-Allemagne. Les cahiers d’Oswald Hesnard 1919-1931, Strasbourg, PUS, 2011, et des notes inédites mises en ligne par sa petite-nièce (http://bernard.hesnard.free.fr/Hesnard/oHesnard.html).
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[22]
AMAE-La Courneuve, 150PAAP/2, Herbette à Ribot, Berlin, 4 avril 1890. Herbette écrit également que Bismarck « excellait à nous isoler et à nous nuire en toute circonstance » et qu’« en toute affaire, sa première idée était de prendre le contrepied de nos intérêts » (dépêche n° XV, 23 mars 1890, reproduite dans les Documents diplomatiques français (DDF) 1871-1914, 1re série, vol. 8, n° 8).
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[23]
CADN, ambassade de Berlin, A 291, Gontaut-Biron à Rémusat, Berlin, 19 février 1872.
-
[24]
Charles de Moüy, Souvenirs et causeries d’un diplomate, Paris, Plon, 1909, p. 96.
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[25]
DDF 1871-1914, 1re série, vol. 8, n° 8.
-
[26]
PAAA, R 1.709, « Kolossale Dummheit » : annotation manuscrite de Guillaume II à la dépêche de l’ambassade d’Allemagne à Paris n° 453, 6 juillet 1907.
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[27]
DDF 1871-1914, 1re série, vol. 13, notamment n° 294, 8 août 1897 ; voir aussi les revirements de Guillaume II autour de l’idée d’« alliance continentale » qui unirait Allemagne, France et Russie contre la Grande-Bretagne.
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[28]
CADN, ambassade de Berlin, Supplément 72.
-
[29]
Ibid., Rémusat à Gontaut-Biron, Berlin, 12 octobre 1875.
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[30]
Le cas est particulièrement net pour les contentieux de nationalité concernant les natifs d’Alsace-Moselle, sujet technique mais éminemment politique.
-
[31]
Ce fut le cas dans les années 1870, quand fut examinée la possibilité de rouvrir certaines légations d’avant-guerre ; en 1907, quand Jules Cambon se fit accréditer auprès des rois de Saxe et du Wurtemberg ; en 1920, quand la France décida, contre les autorités allemandes (et contre la constitution de Weimar), de rouvrir sa légation de Munich ; ou, en 1923, quand l’ambassade fut soupçonnée de soutenir les autonomistes rhénans et guelfes.
-
[32]
Maurice Paléologue, Journal de l’Affaire Dreyfus : 1894-1899, l’affaire Dreyfus et le Quai d’Orsay, Paris, Plon, 1955, p. 169.
-
[33]
Au tournant des années 1880, l’ambassadeur Saint-Vallier reçoit ainsi nuitamment les députés protestataires alsaciens pour discuter avec eux des moyens de sauvegarder l’influence française en Alsace (AMAE-La Courneuve, 34PAAP/1 et 176PAAP/11).
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[34]
Ainsi entre 1888 et 1891, où l’exigence renforcée de passeports visés par les autorités allemandes pour les frontaliers français se rendant en Alsace-Lorraine (Passzwang) vient geler le réchauffement des relations entre la Pariser Platz et la Wilhelmstrasse, amorcé après la crise de l’affaire Schnaebele.
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[35]
Très significative est l’affaire qui oppose jusqu’en 1927 l’ambassade à la Wilhelmstrasse à propos d’Alsaciens réintégrés dans la nationalité française, mais demeurés fonctionnaires de l’administration allemande (CADN, Ambassade de Berlin, C 79).
-
[36]
AMAE-La Courneuve, dossier Jean Fabre, 394QO/591, Fabre à la Direction du Personnel, Caracas, 20 février 1916.
-
[37]
CADN, Ambassade de Berlin, B 60, correspondance de l’ambassade avec le bureau du Chiffre.
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[38]
Ibid., C 23, Herbette à la direction des Archives, Berlin, 7 février 1889 ; on préfère exposer la documentation aux risques d’un aller et retour Berlin-Paris plutôt que de la confier à un relieur allemand.
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[39]
Ibid., B 362, C 19 et Supplément 129.
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[40]
PAAA, R 70.745, note du Polizeipräsident de Berlin, 13 juillet 1921.
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[41]
L’ambassade a notamment ses entrées auprès des chefs de la Deutsche Demokratische Partei (DDP), parti à ses yeux le plus francophile du paysage politique weimarien. Par ailleurs, Friedrich Stämpfer, rédacteur en chef du Vorwärts, organe de la Sozialdemokratische Partei Deutschlands (SPD), et familier de l’ambassade weimarienne, est une figure clé des réseaux de la Pariser Platz.
-
[42]
Les milieux économiques et intellectuels (à l’exception d’une avant-garde marquée à gauche) restent notamment imperméables, à quelques exceptions près, aux tentatives de pénétration des diplomates français.
-
[43]
Harry Kessler, Cahiers, 1918-1937, Paris, Grasset, 1972, 12 mars 1930 ; CADN, Ambassade de Berlin, Supplément 265, novembre 1931, et C 185.
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[44]
Ibid., C 1, Neton à l’ambassade de Berlin et au Quai d’Orsay, Hambourg, 8 mars 1923.
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[45]
Maurice Baumont et Marcel Berthelot, L’Allemagne. Lendemains de guerre et révolution, Paris, A. Colin, 1922, p. 274 ; Maurice Dayet, La Renaissance économique de l’Allemagne, Paris, PUF, 1922, p. 133.
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[46]
Citation in CADN, Ambassade de Berlin, B 360, Laurent à Poincaré, Berlin, 30 juin 1922.
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[47]
Jules Cambon, Le Diplomate, Paris, Hachette, 1926, p. 11.
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[48]
Ibid., p. 90 notamment.