Couverture de RI_159

Article de revue

Les diplomates français et les neutres européens au sortir de la Grande Guerre (1918-1920)

Pages 83 à 100

Notes

  • [1]
    Archives du ministère français des Affaires étrangères, La Courneuve (ci-après : AMAE), série A-Paix, vol. 285, tél. n° 3159-3166 de Pichon à l’ambassadeur de France aux États-Unis, Jusserand, 9 novembre 1918, pp. 10-11.
  • [2]
    Samuël Kruizinga, « Les neutres », in Jay Winter (dir.), Annette Becker (coord.), La Première Guerre mondiale, vol. II : États, Paris, Fayard, 2014, p. 604. Autre mise au point récente, Johan den Hertog, Samuël Kruizinga (dir.), Caught in the middle : neutrals, neutrality and the First World War, Amsterdam, Aksant, 2011.
  • [3]
    « Introduction. Small States in a big world », in Herman Amersfoort, Wim Klinkert (dir.), Small Powers in the Age of Total War, 1900-1940, Leiden, Brill, 2011, p. 6.
  • [4]
    Je me réfère ici aux pays neutres de manière permanente pendant la durée totale de la guerre, les six « neutres européens inébranlables » évoqués par Jean-Marc Delaunay (« Les neutres européens », in Stéphane Audoin-Rouzeau et Jean-Jacques Becker (dir.), Encyclopédie de la Grande Guerre 1914-1918. Histoire et culture, Paris, Bayard, 2004, p. 865). Le cas du Saint-Siège, dont les problématiques internationales en tant que puissance spirituelle apparaissent très spécifiques, mais également ceux des pays dont la neutralité a été violée par l’occupation de tout leur territoire (Luxembourg, Albanie) ne seront pas évoqués ici.
  • [5]
    AMAE, Z-Europe, Suisse, vol. 164, fiche de renseignements n° 3339/1, « de très bonne source », datée de Berne, 3 novembre 1918, p. 87.
  • [6]
    Jean-Claude Favez, « La Suisse pendant la guerre », in Stéphane Audoin-Rouzeau et Jean-Jacques Becker (dir.), op. cit., p. 872.
  • [7]
    Sur ce point, les archives allemandes démontrent que les neutres ont bien été la cible de démarches visant à les convaincre de la dureté des conditions de l’armistice et donc du risque de passage au bolchevisme qu’elles induisaient. Brockdorff-Rantzau, ministre à Copenhague, ira jusqu’à dire au ministre danois des Affaires étrangères le 17 novembre que c’était le « devoir » des États neutres « d’attirer l’attention de l’Entente sur les dangers de la propagation de l’agitation bolchevique de l’Allemagne aux pays neutres » (Akten zur Deutschen Auswärtigen Politik (ci après : ADAP), série A, Bd. 1, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1982, p. 32).
  • [8]
    Jean-Marc Delaunay, « 1914. Les Espagnols et la guerre », in Jean-Jacques Becker et Stéphane Audoin-Rouzeau, Les Sociétés européennes et la guerre de 1914-1918, Nanterre, Université Paris X-Nanterre, 1990, p. 119.
  • [9]
    AMAE, Z-Europe, Danemark, 33, lettre du vice-amiral de Bon à la direction des Affaires politiques et commerciales, sous-direction d’Europe, 17 novembre 1918, p. 50.
  • [10]
    Ibid., 32, tél. de Copenhague n° 664, 14 novembre 1918, pp. 46-47.
  • [11]
    Ibid., Z-Europe, Suède, 33, tél. de Stockholm n° 4 RX, 9 janvier 1919, p. 3.
  • [12]
    Ibid., Z-Europe, Danemark, 32, tél. n° 423, 9 mai 1919, p. 64 ; Z-Europe, Norvège, 15, télégramme n° 244, 14 mai 1919, p. 19 ; Z-Europe, Suède, 33, tél. n° 722-724, 12 mai 1919, pp. 18-21. La presse neutre et ses correspondants à Paris firent l’objet de sollicitations de la diplomatie allemande dès les premiers jours de l’armistice (ADAP, A, 1, pp. 42-43).
  • [13]
    Ibid., Z-Europe, Suède, 33, tél. n° 722, 12 mai 1919, p. 18.
  • [14]
    Nik Brandal & Ola Teige, « The secret battlefield. Intelligence and counter-intelligence in Scandinavia during the First World War », in Claes Ahlund (dir.), Scandinavia in the First World War, Lund, Nordic Academic Press, 2012, pp. 85-103.
  • [15]
    AMAE, Télégrammes, vol. 887, tél. n° 1493 de Berne, 30 septembre 1918.
  • [16]
    Ibid., Z-Europe, Allemagne, 263, tél. n° 619, 625, 7 et 8 novembre 1918.
  • [17]
    Ibid., tél. n° 1885, 9 novembre 1918 à 10 h 40, p. 189.
  • [18]
    Ibid., Z-Europe, Danemark, 32, dépêche n° 77, 18 avril 1919, pp. 57-58.
  • [19]
    Ibid., Télégrammes, vol. 889, tél. n° 1749, 29 octobre 1918.
  • [20]
    Ibid., Papiers d’agents, Papiers Jusserand, vol. 52, tél. n° 1598, 4 novembre 1918, p. 16, et tél. n° 11 de Wilson au colonel House, 7 novembre 1918, évoquant la présence « d’éléments empoisonnés » et « d’influences hostiles » en Suisse : Papers relating to the Foreign Relations of the United States, 1919, The Paris Peace Conference, vol. I, Washington, 1942, p. 121. Le vice-consul américain à Zurich, James McNally, renseignait en particulier quotidiennement Washington sur les événements suisses liés à la grève générale : Arno Mayer, Politics and Diplomacy of Peacemaking. Containment and Counterrevolution at Versailles 1918-1919, New York, Vintage Books, 1969, p. 352.
  • [21]
    Rolf Hobson, Tom Kristiansen, Nils Arne Sorensen, Gunnar Aselius, « Scandinavia in the First World War », in C. Ahlund, op. cit., p. 31.
  • [22]
    Un tel accord est conclu, par exemple, avec le Danemark le 18 septembre 1918. Cela fut dès 1915 une préoccupation majeure des Français : Alan Kramer, « Blocus », in Jay Winter (dir.), op. cit., p. 509.
  • [23]
    AMAE, Z-Europe, Suisse, 25, tél. n° 14428 de Lebrun à de Billy, commissaire français à New York, 28 novembre 1918, p. 190.
  • [24]
    Ibid.
  • [25]
    Ibid., Z-Europe, Suède, vol. 13, tél. n° 14 RX de Delavaud, 25 janvier 1919, p. 250.
  • [26]
    Marc Frey, « The Neutrals and World War One », Forvarsstudier, vol. III, 2000, pp. 16-24.
  • [27]
    AMAE, Z-Europe, Suisse, 26, tél. n° 20 RX, 15 janvier 1919, pp. 26, 27. Voir également Stanislas Jeannesson, « La France et la levée du blocus interallié 1918-1919 », Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 189, 1998, p. 51-73.
  • [28]
    AMAE, Z-Europe, Danemark, 18, tél. n° 178 RX, 19 novembre 1918, p. 227.
  • [29]
    Ibid., tél. n° 817 RX, 23 novembre 1918, pp. 230-232.
  • [30]
    Ibid., Z-Europe, Suisse, 26, tél. n° 27-29 RX de Jacques Seydoux, sous-directeur du Blocus, à l’ambassade de Berne, 25 janvier 1919, pp. 56-58.
  • [31]
    Ibid., tél. n° 68 RX de Seydoux à Clinchant, 13 mars 1919, p. 124.
  • [32]
    Ibid., tél. n° 147 RX de Seydoux à Clinchant, 3 mai 1919, p. 206.
  • [33]
    Ibid., Z-Europe, Danemark, 18, tél. n° 508-509, 1er juin 1919, pp. 293-295 ; Ibid., Suède, 13, tél. n° 159 RX, 1er juin 1919, pp. 281-282 ; ibid., Z-Europe, Suisse, 26, tél. n° 648C, 30 mai 1919, pp. 277-280.
  • [34]
    Robert Frank, « La neutralité : évolution historique d’un concept », in Jukka Nevakivi (dir.), La Neutralité dans l’histoire, SHS, FHS, 1993, p. 26.
  • [35]
    Jean-Marc Delaunay, « Les neutres européens », op. cit., p. 861.
  • [36]
    AMAE, A-Paix, vol. 42, tél. n° 2078 de Dutasta à Pichon, 26 novembre 1918, p. 51.
  • [37]
    Ibid., Z-Europe, Espagne, 47, note n° 4070 sur les médiations de paix neutres, Genève, 28 septembre 1918, pp. 141-142.
  • [38]
    Ibid., tél. n° 1034, 25 octobre 1918, p. 174.
  • [39]
    AMAE, A-Paix, 300, tél., 15 novembre 1918, p. 37.
  • [40]
    Ibid., tél. du 21 novembre 1918, pp. 72-73.
  • [41]
    Ibid., tél. du 22 novembre 1918, p. 76.
  • [42]
    Ibid., A-Paix, vol. 42, copie de la note de la sous-direction Europe adressée au ministre hollandais à Paris, 2 décembre 1918, pp. 96-97.
  • [43]
    AMAE, Télégrammes, Bruxelles, Départ, 1918, vol. 1240, tél. aux représentants français dans les six pays neutres européens, 5 octobre 1918.
  • [44]
    AMAE, A-Paix, 285, note sur le Congrès de la Paix, 15 novembre 1918, p. 96.
  • [45]
    Ibid., p. 100.
  • [46]
    Ibid., p. 104.
  • [47]
    Ibid., p. 100.
  • [48]
    Ibid., Papiers d’agents/archives privées, fonds Stéphen Pichon, vol. VI, tél. n° 6325-6334, 4291-4300, 3830-3839 de Pichon à Cambon, Barrère, Jusserand, 27 novembre 1918, p. 138.
  • [49]
    Ibid., A-Paix, 285, note du 20 novembre 1918 sur la démarche de Dunant, p. 144.
  • [50]
    Ibid., Recueil général des Actes de la Conférence de la Paix (ci-après : RACP), vol. II, p. 15.
  • [51]
    Ibid., Z-Europe, Espagne, 51, lettre du 30 novembre 1918, pp. 138-140.
  • [52]
    Ibid., lettre du 8 décembre 1918, p. 142.
  • [53]
    Ibid., A-Paix, 300, tél. n° 1118 de Dard à Pichon, 19 novembre 1918, p. 66.
  • [54]
    Ibid., Z-Europe, Espagne, 51, tél. n° 185-186 de Pichon à Dard, 3 mars 1919, pp. 195-196.
  • [55]
    Ibid., tél. n° 1255 d’Alapetite à Pichon, 28 décembre 1918, p. 152.
  • [56]
    Ibid., A-Paix, 300, tél. n° 1837 de Dutasta, 6 novembre 1918, p. 4.
  • [57]
    Ibid., tél. n° 2081 de Pichon à Dutasta, 8 novembre 1918, p. 16.
  • [58]
    Ibid., Z-Europe, Suisse, 37, tél. n° 720-722 de Clinchant à Pichon, 16 mai 1919, pp. 94-96.
  • [59]
    Ibid., A-Paix, 300, p. 86.
  • [60]
    Les Français obtinrent en revanche de la Suisse la suppression des zones neutres en Savoie et des zones franches en Haute-Savoie et dans le pays de Gex, dont la création datait du Congrès de Vienne. « La dignité et l’intégralité de la souveraineté territoriale de la France » demandait, selon Clemenceau, la suppression de cette « clause surannée » : AMAE, Z-Europe, Suisse, 47, lettre n° 714 de Clemenceau à Philippe Berthelot, 24 décembre 1918, p. 33.
  • [61]
    AMAE, série A-Paix, vol. 300, tél. n° 1071 de Delavaud à Pichon, 12 novembre 1918, p. 28.
  • [62]
    Ibid., procès-verbal de la 46e séance, 27 février 1919, p. 126.
  • [63]
    AMAE, RACP, 55, procès-verbal n° 12, 2 juillet 1919, p. 118.
  • [64]
    Attitude pro-allemande de la Suède, tout au moins jusqu’en 1917. Pertti Luntinen, « Neutrality in Northern Europe before the First World war », in Jukka Nevakivi (dir.), op. cit., p. 113.
  • [65]
    AMAE, RACP, 55, procès-verbal n° 20, 19 août 1919, p. 199.
  • [66]
    Stanislaw Sierpowski, « La Société des Nations et le règlement des conflits frontaliers », in Carole Fink, Christian Baechler (dir.), L’Établissement des frontières en Europe après les deux guerres mondiales, Berne, Peter Lang, 1996, p. 58. Vincent Laniol, « Ferdinand Larnaude, un “délégué technique” à la Conférence de la Paix de 1919 entre expertise et “culture de guerre” », Relations internationales, n° 149, janvier-mars 2012, pp. 43-55.
  • [67]
    Olav Riste, The Neutral Ally : Norway’s Relations with Belligerent Powers in the First World War, Oslo, Universitetsforlaget, 1965.
  • [68]
    AMAE, Z-Europe, Norvège, 19, note sur le Spitzberg, 20 mars 1919, p. 38.
  • [69]
    AMAE, A-Paix, 300, tél. n° 716 de Bapst à Pichon, 3 décembre 1918, p. 87.
  • [70]
    AMAE, Z-Europe, Norvège, 19, note précitée du 20 mars 1919, p. 39.
  • [71]
    Ibid., Z-Europe, Norvège, 21, procès-verbal n° 3, p. 9.
  • [72]
    En raison du non-respect de l’article 5 du traité de Prague de 1866 prévoyant une consultation des populations danoises du nord du Slesvig.
  • [73]
    AMAE, A-Paix, 200, dépêche n° 276, 14 octobre 1918, pp. 106-107.
  • [74]
    Ibid., pp. 107-108.
  • [75]
    Ibid., p. 109.
  • [76]
    Corinne Defrance, « La question du Slesvig dans les deux après-guerres », in Carole Fink, Christian Baechler (dir.), op. cit., p. 135.
  • [77]
    AMAE, A-Paix, 201, tél. n° 64 de Brugère à Paris, 22 janvier 1919, p. 71.
  • [78]
    Ibid., 28, tél. n° 174 de Pichon à Brugère, 1er mars 1919, p. 166.
  • [79]
    Ibid., RACP, 55, procès-verbal n° 2, 26 février 1919, p. 12.
  • [80]
    Ibid., procès-verbal n° 6, 8 mars 1919, p. 52.
  • [81]
    Ibid., A-Paix, vol. 202, tél. n° 449-450 de Conty à Pichon, 15 mai 1919, p. 221.
  • [82]
    Paul Mantoux, Les Délibérations du conseil des Quatre, t. 2, Paris, CNRS, 1955, p. 424.
  • [83]
    André Tardieu, Le Slesvig et la paix, Paris, J. Meynal, 1928, p. 261.
  • [84]
    AMAE, série Conférence de la Paix et des Ambassadeurs (CPA), 1re série, vol. 231, note du secrétaire général de la Conférence de la Paix, 7 février 1919.
  • [85]
    AMAE, CPA, 1, 227, note anonyme du 19 mars 1919.
  • [86]
    Ibid.
  • [87]
    CHSP, sténographie de la commission de la Société des Nations, 19 mars 1919, pp. 12-13.
  • [88]
    La Suisse transmit aux Français un mémorandum sur cette question dès le 10 février (AMAE, CPA, 2e série, 82).
  • [89]
    Robert Frank, op. cit., p. 28.

1Quelques heures avant la conclusion de l’armistice avec l’Allemagne, alors que les Alliés devaient prendre une décision concernant le siège de la future Conférence de la Paix, le président Wilson prétendit favoriser le choix d’une ville d’un pays « neutre » comme Lausanne pour éviter d’avoir à subir l’influence de l’opinion publique d’un État belligérant. Stéphen Pichon, ministre français des Affaires étrangères, s’opposa vivement à cette idée en mettant en exergue sa définition de la neutralité :

Comment imaginer qu’un neutre, qui a préféré sa tranquillité égoïste aux nobles sacrifices de l’humanité, qui s’est enrichi aux dépens des soldats mourants pour assurer le bonheur des autres, puisse avoir l’honneur d’être choisi comme le siège du statut nouveau du monde. Les neutres n’ont pas le droit d’être élus pour cette grande tâche, car ils n’ont pas volontairement souffert, peut-on oublier que la France a été ravagée et martyrisée, et a sacrifié sans une plainte près de deux millions de ses enfants sur l’autel de la liberté [1] ?
Pour les responsables de la diplomatie française, les neutres auraient donc choisi une sorte de facilité, de quiétude, indignes de la guerre totale menée par les Français et leurs alliés, jetant, eux, toutes leurs forces pour la victoire du « Droit » bafoué par les Empires centraux, en particulier lors du viol de la neutralité de la Belgique. Cette guerre totale impliquait pour le gouvernement français une mobilisation totale poussée jusqu’à une prise en charge des esprits de sa population, désormais ouverts au développement d’une « culture de guerre » conduisant à la violence et à la haine de l’ennemi. Dans un contexte de pertes humaines terrifiantes et après l’occupation d’une partie de leur sol, comment les diplomates français pouvaient-ils concevoir leurs relations avec des pays européens voisins ayant choisi de ne pas s’engager dans cette bataille ? Une fois la victoire acquise, comment percevoir et admettre la neutralité, cette « image d’indifférence », qui collait aux neutres [2] ? Comment trouver une place pour ces neutres dans le nouvel ordre mondial qui se dessina entre octobre 1918, date à laquelle l’Allemagne demanda l’armistice et la paix, et 1920, avec les premières mesures d’application du traité de Versailles ? Cette question est d’autant plus pertinente que l’on sait par ailleurs que, comme l’indiquent Herman Amersfoort et Wim Klinkert, « le caractère total de cette guerre [éroda] profondément les droits des neutres et [atténua] l’attrait moral inhérent à la neutralité [3] ». Après avoir analysé la perception par les Français des pays neutres européens « permanents » (Suède, Suisse, Norvège, Espagne, Danemark, Pays-Bas) au sortir de la guerre [4], au moment de la conclusion de l’armistice, on étudiera la place accordée à ces neutres dans les plans de paix des Français au moment de la Conférence de la Paix et de la création d’un nouvel ordre mondial représenté par la Société des Nations.

Perceptions françaises des neutralités européennes et sortie de guerre totale

Les neutres comme champs de lutte contre l’ennemi

2Avant d’être des partenaires, les pays neutres, en particulier en Europe, sont d’abord l’un des théâtres de la lutte menée par la France contre l’ennemi. Pendant la guerre, faute de s’être laissés entraînés dans le conflit, ces pays ont été d’abord les cibles de la propagande lancée par tous les camps en vue de défendre la justesse des buts de guerre proclamés par les uns et les autres. Il s’agissait surtout pour les Français de proposer une contre- propagande visant une Allemagne dont la position était jugée plus forte dans les pays neutres que celle des Alliés.

3Les mots d’ordre de la propagande adverse étaient donc régulièrement scrutés, même s’il était sûrement bien difficile de distinguer la réalité des fantasmes ou des rumeurs en ce domaine. Tout un réseau d’agents de renseignements avait été ainsi recruté par les Français dans ces États pour obtenir l’information la plus fiable possible. Par exemple, le 3 novembre 1918, un agent avait recueilli d’une personnalité militaire suisse l’information selon laquelle les agents allemands avaient reçu comme mot d’ordre « de semer la peur du bolchevisme en Suisse et dans les autres pays », dans le but de pouvoir exercer une pression « sur l’opinion publique dans les pays neutres et de l’Entente pour obtenir une paix aux meilleures conditions » [5]. Alors que la situation sociale dans les pays neutres européens était loin d’être calme (la grève générale décidée en Suisse le 12 novembre 1918 devait par exemple le démontrer [6]) et que la question du ravitaillement taraudait les autorités allemandes depuis les premiers jours de la révolution, les Français pensaient que ce problème était utilisé comme un chantage au bolchevisme pour éviter une paix dure [7].

4Les Français considéraient que la propagande allemande était plus massive et puissante dans ces États neutres que la leur et qu’en ce domaine, ils étaient plutôt à la traîne. Pour le cas espagnol, Jean-Marc Delaunay a bien démontré l’antériorité et la précocité de l’action allemande qui, par exemple, subventionna à grands frais le journal madrilène La Tribuna dès octobre 1914 [8]. Au Danemark, les autorités françaises perçurent encore cette puissance de l’influence allemande lorsque, quelques jours après l’armistice, des nouvelles totalement folles concernant l’assassinat de Foch ou le drapeau rouge arboré par l’armée française, se retrouvèrent dans les principaux organes de presse danois, faisant croire que, selon les mots du vice-amiral de Bon, chef d’état-major de la Marine, « la plus grande partie de la presse danoise, sinon la totalité, [était] soumise à l’influence allemande [9] ». Le ministre de France à Copenhague, Conty, proposait de répondre dans la presse française par un entrefilet cinglant conçu de la manière suivante : « Un peuple nourri de mensonges ne perdra pas en une semaine l’habitude de cet aliment. » Puis il ajouta ce commentaire non moins acerbe sur la presse et les dirigeants danois, rejoignant les critiques formulées plus haut par Pichon sur la pusillanimité et la corruption des neutres :

5

La presse danoise, à quelques honorables exceptions près, n’a jamais montré son courage, et elle n’a même pas le courage de l’ingratitude à l’égard de la propagande des ci-devant Empires centraux. On sait que le pactole de cette propagande coulait jusqu’au sein du cabinet danois. La Revue d’Autriche a, cette année même, publié un article signé de M. Stauning, Ministre d’État danois, et nul n’ignore qu’une telle collaboration vaut des honoraires [10].

6Néanmoins, ces critiques ne permettaient pas, loin s’en faut, de lutter contre cette influence allemande. Les pays neutres critiquaient de plus en plus une France revancharde recherchant la ruine de son ancien adversaire [11]. La publication des conditions de paix en mai 1919, en particulier celles concernant les réparations, confirma nombre de ces opinions, au Danemark, en Norvège, en Suède, dans des dispositions hostiles à la France et à sa paix. Pour répondre à ces attaques dans lesquelles ils voyaient la main de la propagande allemande [12], les Français, en Suède, tentèrent d’utiliser systématiquement des documents (comme la brochure du GQG allemand sur l’industrie française en territoire occupé parue en 1916 et préconisant des destructions) et des faits précis pour défendre les clauses économiques et financières du traité. Mais, par souci d’efficacité, le ministre français à Stockholm souhaitait favoriser « la propagande individuelle qui n’éveille pas de défiance, se fait insinuante et accommode son langage aux circonstances » et finalement s’adapte à la « mentalité suédoise » [13]. Il est bien difficile d’en mesurer l’efficacité réelle.

7Les pays neutres étaient également de magnifiques postes d’observation des pays ennemis. L’espionnage, autre élément majeur de la guerre totale, y tenait une place capitale depuis 1914. Les cas, désormais bien connus, de Göteborg, Stockholm, Copenhague ou encore Christiania, capitale de la Norvège, démontrent la professionnalisation très progressive de ces réseaux, recrutant tant des neutres que des nationaux belligérants pour le recueil d’informations sensibles [14]. En ce qui concerne la France, deux pays étaient particulièrement vitaux : le Danemark et la Suisse. Ils étaient les principaux postes d’espionnage de l’ennemi allemand par le nord et par le sud. Les deux diplomates en poste à Berne et Copenhague, Paul Dutasta, un protégé de Clemenceau, et Alexandre Conty, passé par deux fois par le poste de Berlin et ancien sous-directeur d’Europe, veillèrent à renseigner quotidiennement Paris sur l’évolution intérieure de l’Allemagne. Leurs télégrammes frappent par les très courts délais de réaction entre certains événements et leur transmission à Paris. À Berne, l’ambassadeur était aidé par un important bureau de presse dirigé par Émile Haguenin qui scrutait les organes allemands de toutes tendances. Ainsi, le 30 septembre 1918, Dutasta informa-t-il son gouvernement, quelques heures après les faits, du prochain départ du chancelier allemand et de la désignation d’un successeur devant s’appuyer sur la majorité des partis du Reichstag [15]. Le gouvernement français put suivre assez fidèlement, grâce à Conty, la révolte des marins de Kiel et l’extension de la révolution au nord de l’Allemagne [16]. Quand celle-ci gagna la capitale allemande, Dutasta tenta de prévenir Paris le matin même des événements [17].

8Les principales villes des pays neutres étaient des « centres d’intrigues », pour reprendre l’expression d’Alexandre Conty pour qualifier Copenhague [18]. Les diplomates français, même s’ils usaient de ce réseau d’espionnage, s’en méfiaient également. Ils n’oubliaient pas, notamment, que les pays neutres avaient été le théâtre de réunions de pacifistes et d’internationalistes comme à Zimmerwald et à Kienthal en Suisse en 1915-1916 ou à Stockholm en 1917. Dutasta, dans une missive du 29 octobre 1918, craignait notamment l’action des milieux révolutionnaires qui étaient prêts, selon lui, à faire de la Suisse le « centre de la propagande révolutionnaire pour les pays de l’Entente [19] ». C’est sur la base de ce télégramme venant de Berne parmi d’autres que l’ambassadeur Jusserand réussit à convertir le président Wilson au choix de la capitale française comme siège de la Conférence au lieu d’une ville d’un pays neutre [20].

La France, les neutres et la guerre économique

9Dans la guerre de propagande que se livraient les Français et les Allemands, le thème du maintien du blocus, y compris au-delà de l’armistice, joua un rôle majeur, permettant à Berlin de dénoncer la « cruauté » des mesures alliées. Il trouva un écho auprès des populations neutres dont la vie économique et commerciale avait été profondément bouleversée par la mise en place du blocus. Alors que tout un arsenal juridique devait protéger les droits des neutres, la guerre s’était chargée de faire voler en éclat ces principes. La perspective offerte à certains industriels neutres de réaliser des profits rapides leur attira d’abord le reproche de profiter d’un enrichissement indu – nous l’avons vu avec Pichon – mais, très rapidement et en particulier avec l’action des Américains (en particulier du War Trade Board), pendant la dernière année de la guerre, les marges de manœuvre neutres diminuèrent [21]. La France fut partie prenante d’un certain nombre d’accords avec ces derniers portant sur tel produit ou telle matière première, et destinés à empêcher son accaparement par les Empires centraux au moyen de contingentements imposés et de restrictions d’exportations [22]. On créa un certain nombre de listes noires (nationales et interalliées) recensant les entreprises ennemies ou étant en affaires avec ceux avec lesquels le commerce était prohibé.

10Cette diplomatie du blocus ne cessa pas avec la fin des combats car l’article 26 de la convention d’armistice de Rethondes maintint le blocus contre l’ancien ennemi, simplement tempéré par la promesse de son ravitaillement en denrées alimentaires. Les Français furent les avocats intransigeants de ce maintien, ce qui causa des frictions de plus en plus importantes avec leurs homologues américains dont l’objectif était le retour rapide de la liberté du commerce et du « business as usual ». Ainsi, à la fin novembre 1918, lorsque George McFadden, représentant du War Trade Board à Paris, annonça la volonté de Washington de supprimer tous les contingents à l’égard de la Suisse, sauf ceux concernant les denrées alimentaires [23], Albert Lebrun, ministre du Blocus, lui répondit : « Nous ne pouvons modifier du jour au lendemain notre attitude vis-à-vis des neutres. » Il précisait plus loin sa pensée :

11

Le rationnement doit d’abord empêcher les marchandises d’aider au ravitaillement des populations de l’Europe centrale mais il a surtout pour but de réserver pour les Alliés la part qui leur est nécessaire, non seulement en produits, mais en tonnage [24].

12Les Français dévoilaient ainsi une partie de leurs plans économiques pour l’après-guerre : les organismes et la concertation interalliés se devaient d’être maintenus pendant les années de transition vers l’économie de paix pour restaurer les positions économiques françaises. Le contrôle et la répartition des matières premières entre Alliés étaient des éléments primordiaux de cette politique économique d’après-guerre incarnée par le ministre du Commerce, Étienne Clémentel. Cette politique avait un versant antiallemand mais lésait également les neutres dont les activités commerciales devaient être corsetées. Tout refus de cette politique et toute volonté de retour au commerce normal avec les neutres de la part de Washington étaient interprétés par les Français comme une volonté de se tailler la part du lion en matière commerciale en se conciliant les neutres [25].

13Il est évident que cette diplomatie du blocus créa également des tensions entre les Français et les neutres européens même si tous n’étaient pas touchés de la même manière [26]. Le nouveau président de la Confédération helvétique, Gustave Ador, se fit l’interprète de ses compatriotes en dénonçant auprès de Clinchant, le chargé d’affaires de France à Berne, le maintien des entraves économiques envers la Suisse. Selon Gustave Ador, parmi les Alliés, la France « opposait le plus d’obstacles à la reprise par la Suisse d’une activité normale [27] ».

14Les Danois furent parmi les premiers neutres à demander de commercer à nouveau plus librement avec l’ennemi grâce à la modification de leurs contingentements, notamment ceux concernant les denrées alimentaires puisque le ravitaillement de l’ancien ennemi était annoncé et promis. Conty vit dans cette demande « l’inspiration allemande [28] ». Albert Lebrun estima impossible de modifier les accords avec les neutres. Néanmoins, il était disposé à ravitailler l’Allemagne par l’entremise de ces derniers, à la condition qu’il s’agît de surplus dont les Alliés n’avaient pas de besoin particulier et que la demande prît place dans le cadre de la machinerie économique interalliée (comités interalliés locaux, Exécutives de Londres, comité interallié du blocus) pour exclure toute décision unilatérale des États-Unis [29].

15Les Français durent lâcher un peu de lest vis-à-vis des neutres dans les semaines qui suivirent, notamment lorsque le ravitaillement avec l’Allemagne fut formellement mis en place par les accords de Bruxelles de mars 1919. En ce qui concerne la Suisse, la France limita dès la fin janvier le refus des certificats de nationalité aux seules maisons de commerce allemandes de Suisse [30]. Quelques semaines plus tard, en mars, le Quai d’Orsay autorisa en Suisse, après examen approfondi, des licences de commerce avec des ennemis ou des maisons de commerce inscrites sur les listes noires [31]. Début mai 1919, ce furent les certificats de nationalité eux- mêmes qui furent supprimés [32].

16À la fin mai pourtant, les relations se tendirent à nouveau sur le terrain commercial entre les Français et les neutres européens. Les Alliés envisagèrent sérieusement de réactiver le blocus dans toute sa dureté si l’Allemagne ne signait pas le traité de paix. Les Alliés demandèrent aux neutres de s’associer à cette rupture des relations commerciales. Ils essuyèrent un refus général tant du côté des Scandinaves réunis à Stockholm pour une conférence interministérielle que du côté des Suisses [33]. Ces demandes visaient à faire que les neutres se départissent de leur situation de neutralité, mais tous ces États voulurent en rester aux accords signés. Cette attitude unanime démontrait bien l’exaspération des neutres en la matière, mais elle indisposa grandement les Français qui s’inquiétaient d’une possible reprise de la guerre qu’il faudrait mener sur tous les terrains. Finalement, les neutres européens apparaissaient aux yeux des Français comme des perturbateurs ou pire parfois : la « culture de guerre » ne transformerait-elle pas les neutres en quasi-ennemis ?

Les neutres européens : des médiateurs, des perturbateurs ou des quasi-ennemis ?

17Robert Frank nous rappelle que la neutralité est aussi une affaire de perception [34]. Quelles étaient celles des Français à l’égard des neutres européens ? Les neutres assumaient d’abord la charge de défendre les intérêts des puissances. L’Espagne gérait les affaires de la France en Allemagne tandis que la Suisse s’occupait des affaires allemandes en France. Ce travail de médiation aurait pu être valorisé par les Français. « Échange de prisonniers, visites des camps d’internement, inventaires et scellés de biens en tous genres devinrent le lot quotidien » de ces neutres, rappelle Jean-Marc Delaunay [35]. L’action humanitaire de ces États sera largement mise en valeur au moment des échanges de félicitations pour la victoire. De la même façon, les neutres furent chargés de la transmission des messages entre belligérants. C’est ainsi que la Suisse servit d’intermédiaire pour la demande d’armistice et de paix envoyée par l’Allemagne dans la nuit du 3 au 4 octobre 1918 à destination des États-Unis. Elle transmit également nombre de messages à partir de cette date-là tant aux Américains qu’à l’ensemble des Alliés, notamment pour demander des atténuations à l’armistice. Ce devoir de neutre commençait d’ailleurs à fatiguer les autorités suisses qui n’hésitèrent pas à faire savoir aux Français à la fin novembre que si ces envois de notes les indisposaient, « le gouvernement suisse renoncerait volontiers à s’en charger [36] ». Ce rôle de médiateur pouvait paraître ingrat lorsque les démarches de paix venaient des neutres eux-mêmes. Le gouvernement espagnol l’apprit à ses dépens lorsqu’il tenta une nouvelle fois à la fin septembre 1918 d’envoyer une délégation en ce sens en Suisse pour négocier la paix [37]. Offrir ses bons offices à cette date pouvait apparaître « comme une prise de parti en faveur de l’Allemagne ». Dès lors, le roi Alphone XIII fut dépeint par les diplomates français comme germanophile, celui-ci assimilant, selon eux, la défaite allemande à « un grand péril pour la monarchie espagnole ». Dard, chargé d’affaires à Madrid, écrivit même qu’il était « très porté à croire qu’Alphonse XIII [s’était] engagé au cours de la guerre par une lettre secrète à ne jamais rompre avec Guillaume II [38] ».

18Les accusations de germanophilie proférées par les Français contre l’opinion et les dirigeants neutres étaient monnaie courante quand leurs intérêts divergeaient avec ceux de Paris. Un pays neutre subit plus particulièrement en cette fin de guerre la foudre des Français, au point d’être considéré comme un quasi-ennemi : les Pays-Bas. Deux événements, en effet, vinrent raidir les relations entre les deux pays. Le 10 novembre, l’empereur Guillaume fuyait son pays et trouva refuge dans le royaume. Ayant perdu son statut militaire du fait de son abdication, les Pays-Bas lui accordèrent l’asile et libérèrent sa suite. Cela fut très mal ressenti par le gouvernement français qui tentait de mettre en jugement le Kaiser. Le 12 novembre, les Pays-Bas autorisèrent en outre, en violation de leur neutralité, le passage de troupes allemandes en retraite à travers le Limbourg pour accélérer l’évacuation de la Belgique. Alors que le ministre de France à La Haye, Allizé, n’y voyait rien à redire, Stéphen Pichon fulmina contre cette décision hollandaise. Ces troupes auraient dû se voir refuser le passage ou alors être internées comme le prescrivaient les règles de la neutralité [39]. Ces deux décisions néerlandaises laissaient supposer que les Pays-Bas ne respectaient pas vraiment leur propre neutralité. Pichon songea sérieusement à des sanctions, notamment à l’occupation du Limbourg par les Alliés ou au libre passage de l’Escaut [40], et s’indigna :

19

Je suis frappé de voir les tendances de la Hollande continuer […] à favoriser les Allemands avec prudence mais en toute occasion, à intervenir en leur faveur auprès des Anglais et des Américains, à plaider les mêmes thèses (danger du bolchevisme, urgence du ravitaillement, nécessité de ménager l’Allemagne), à faciliter à ses troupes le passage par le Limbourg en violation de la neutralité néerlandaise, à ménager l’empereur et le Kronprinz en libérant leur suite et en ne leur appliquant pas les principes du droit. […] Je vous prie de signaler avec discrétion mais d’une manière très nette que ces dispositions en faveur de nos ennemis sont parfaitement perçues et ressenties par les Alliés. Le gouvernement hollandais a tout intérêt à ne pas persister dans cette voie [41].

20Allizé dut recommander la prudence à son ministre car ces sanctions n’auraient fait qu’envenimer la situation et entraîner une protestation générale de l’opinion hollandaise. À tout cela s’ajouta enfin une polémique dans la presse française officieuse, Le Temps et Le Matin, selon laquelle les Pays-Bas seraient intervenus auprès des États-Unis pour atténuer les conditions de l’armistice allemand. La légation néerlandaise protesta officiellement. Pichon répondit très sèchement en évoquant une discussion sur le sujet entre le ministre hollandais des Affaires étrangères, Karnebeek, et Bliss, le ministre des États-Unis à La Haye [42]. Les malentendus restaient majeurs entre les deux pays.

21Les Français ont donc été particulièrement hostiles à certains neutres européens au sortir de la guerre. L’impact de la « culture de guerre » et de la haine de l’ennemi étendit ses effets à certains neutres jugés partiaux. Toute médiation était vue comme suspecte comme l’était également la facilité accordée aux troupes allemandes à travers le Limbourg. Dès lors, étant donné la froideur des relations des Français avec les neutres, comment ces derniers ont-ils été accueillis lors des négociations de paix ?

Les français, les neutres européens et la conference de la paix

22De prime abord, il convient de préciser que les Français ont toujours été hostiles pendant la guerre aux conférences regroupant les neutres et, plus encore, lorsque la victoire se profila à l’horizon. Ainsi, quand la Suède invita en octobre 1918 les autres neutres à se réunir pour préparer la défense de leurs intérêts, Pichon fit-il savoir aux représentants de la France dans ces États sa sourde hostilité :

Toute manœuvre de ce genre est suspecte d’être encouragée ou inspirée par l’Allemagne, qui désormais, sous le masque du libéralisme, va jouer plus que jamais la comédie de la guerre défensive, et essayer d’apitoyer le sentimentalisme pacifique. […] Nous ne saurions trop nous défier de tout essai de concert entre les neutres, qui aurait directement ou indirectement pour conséquence d’arrêter dans leur victoire les gouvernements alliés, en les empêchant de faire triompher la justice et la liberté, et d’infliger aux Empires centraux le châtiment mérité par leurs forfaits, qui seul peut les mettre hors d’état de reprendre jamais leur œuvre abominable [43].
Pour Pichon, les neutres seraient donc des alliés objectifs de l’Allemagne : comment, dès lors, leur faire une place à la table de la paix ? L’obtention du siège de la Conférence de la Paix donna les coudées franches aux Français, lancés très tôt dans l’élaboration d’un plan d’organisation de la future réunion internationale.

Modalités de participation des neutres et exclusion de ces derniers du règlement de la guerre

23La direction des Affaires politiques et commerciales du Quai d’Orsay rédigea un premier plan d’organisation de la Conférence dès le 15 novembre 1918. Après une guerre totale, le statut de belligérance fut considéré comme la clé essentielle de l’accès au Congrès. L’article premier du règlement n’admettait d’autres puissances « qu’exceptionnellement », « en tant que des questions les concernant directement viendraient à y être débattues » [44]. Les neutres devaient pouvoir défendre leurs intérêts quand des règlements les intéressant seraient étudiés [45]. Néanmoins, le plan prévoyait de distinguer deux grandes séries de questions à traiter par le Congrès : la première, limitée aux seuls belligérants, concernant le règlement de la guerre proprement dit et la seconde, ouverte au plus grand nombre, ayant trait aux principes généraux de l’organisation future du monde que devait incarner la nouvelle Société des Nations [46]. Le plan précisait :

24

Évidemment, il ne peut être question d’admettre les neutres à débattre les remaniements territoriaux, les indemnités, les garanties ; mais d’autre part il est impossible de les exclure des débats concernant la future organisation internationale à laquelle on désire les faire adhérer [47].

25Les plans suivants préparés par les Français ne modifièrent pas ces considérations de base sauf « exceptionnellement [48] », lorsque des questions territoriales pouvaient concerner les neutres. Pour reprendre l’expression de Dunant, le ministre de Suisse en France, venu demander la participation de la Suisse aux futurs débats, les neutres n’étaient « pas au Congrès de la Paix mais autour du Congrès de la Paix [49] ». Sous l’influence française, l’article premier du règlement de la Conférence de la Paix fut donc rédigé ainsi :

26

Les Puissances neutres et les États en formation seront entendus, soit oralement, soit par écrit, sur convocation des Puissances à intérêts généraux, aux séances consacrées spécialement à l’examen des questions les concernant directement et seulement en ce qui touche ces questions [50].

27Les neutres firent donc plusieurs démarches pour être acceptés au Congrès : après la Suisse, l’Espagne choisit d’agir au niveau le plus élevé. Le comte de Romanones, ministre d’État et futur président du Conseil, écrivit directement à Pichon, s’adressant à « un ami qui [avait] toujours démontré à l’Espagne une si sincère sympathie », pour lui demander que son pays fût représentée à la Conférence, une « question affectant [la] dignité nationale » espagnole [51]. Pichon, en termes cordiaux, ne s’engagea pas outre mesure en lui répondant qu’il reviendrait aux Alliés de se prononcer. Il confirma cependant l’exclusion des neutres des discussions sur les conditions de paix avec les pays ennemis [52].

28C’est ainsi qu’après l’ouverture de la Conférence de la Paix, les neutres ne furent pas appelés tout de suite à participer aux débats. Au fond, pour les Français, les questions intéressant les neutres, y compris la SDN, étaient d’intérêt secondaire. Sur ces dernières, quelle fut l’attitude de Paris ?

Paris et les revendications des neutres

29Au premier rang des questions intéressant l’Espagne figurait le Maroc. Dès les premiers jours de l’armistice, les Français étaient entrés en discussion discrète avec les Espagnols sur ce point, prévoyant par exemple le paiement d’une indemnité contre l’abandon de la zone espagnole marocaine [53]. Dans la lettre précitée à Romanones, Pichon avait indiqué qu’il comptait se débarrasser des « entraves internationales » de la France datant de l’avant-guerre dans ce pays. Mais en réalité les Français discutèrent de ces questions hors de la présence espagnole. Cela causa une désagréable impression à Romanones et Stéphen Pichon dut expliquer qu’être libérée des accords de 1906-1911 n’empêchait pas la France de s’entendre avec l’Espagne lors de discussions ultérieures [54]. L’affaire des navires allemands internés en Espagne se solda par une acquisition majoritaire par les Alliés, au grand dam de Madrid. Les Espagnols furent plus heureux en obtenant des Français la promesse qu’ils ne soutiendraient pas les menées indépendantistes catalanes à la Conférence de la Paix. Romanones s’en assura lors d’un voyage à Paris en décembre 1918 [55].

30Les Suisses pouvaient apparaître comme les plus désintéressés en matière de revendications. Néanmoins, se développait dans la province autrichienne du Vorarlberg un courant favorable au rattachement à la Suisse [56]. Dunant, le représentant suisse à Paris, dut démentir toute ambition territoriale suisse à moins que « la population dans sa très grande majorité ne [réclamât] en vertu du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes un rattachement à la Confédération helvétique [57] ». Justement, le 11 mai 1919, au Vorarlberg, un plébiscite donnait une écrasante majorité en faveur du rattachement. La diplomatie suisse fit donc des ouvertures en ce sens aux Français pour savoir si la Conférence de la Paix s’accordait pour autoriser ce transfert [58]. Une note de la direction des Affaires politiques du Quai d’Orsay résume la réponse que Paris était prête à faire à cette demande : « L’intérêt français s’oppose évidemment à l’entrée dans la confédération de districts qui y renforceraient la majorité allemande au détriment des cantons français [59] ». Le vœu des habitants ne fut donc pas respecté [60].

31La Suède avait toujours les yeux tournés vers les îles d’Åland, même si leur possession par la Finlande (et avant elle par la Russie) remontait désormais à plusieurs années. La population des îles fit parvenir à la France et aux Alliés, après l’armistice, une adresse pour que la souveraineté sur elles soit rendue à la Suède par l’organisation d’une consultation populaire, en application du droit des peuples. Le représentant français sur place, Delavaud, répondit qu’à son avis, les Alliés y répondraient « avec la plus grande bienveillance [61] ». Le gouvernement suédois fit parvenir un peu plus tard un mémoire confidentiel aux Alliés tendant à ce qu’une pression soit exercée sur la Finlande pour qu’elle acceptât le vote et que les Alliés en acceptassent les résultats. La Finlande opposa un refus catégorique. Au sein du Conseil des Dix, lors de la Conférence de la Paix, les Français choisirent d’abord de repousser l’audition des délégués des îles jusqu’au traitement, prévu ultérieurement, de la question russe à laquelle elle était liée puisque les îles appartenaient à la Finlande, anciennement russe [62]. La commission des affaires baltiques de la Conférence reprit, au début de juillet 1919, la même argumentation. Le délégué français, Kammerer, plutôt favorable à la neutralisation des îles et à la sauvegarde des intérêts russes, trancha lapidairement : « Je préférerais favoriser la Russie que la Suède, qui a pratiqué un jeu singulièrement dangereux pour nous au cours de la dernière guerre [63] ». Une fois encore, l’attitude jugée plutôt pro-allemande de la Suède pendant la guerre jouait contre ses prétentions [64]. Alors que la Conférence semblait se désintéresser de cette question, elle revint à l’ordre du jour sur l’insistance suédoise à la fin août 1919, et après un revirement notable, les Français se déclarèrent nettement plus favorables à la solution suédoise du vote, car cela constituerait une « menace moindre » pour la Russie [65]. La solution fut cependant laissée en suspens par le Conseil Suprême. On sait que la SDN arbitra le problème en 1921 dans un sens favorable aux Finlandais, car la commission de juristes réunie pour éclairer le Conseil, et dont faisait partie le Français Ferdinand Larnaude, jugea que « la loi internationale ne permettait pas aux parties d’une nation de se séparer de l’État auquel elles appartiennent, par un simple acte de volonté [66] ».

32Le cas de l’achipel du Spitzberg est un peu différent. Qualifiée « d’allié neutre », la Norvège avait eu un comportement plutôt favorable aux Alliés pendant la guerre tant ses intérêts économiques la liaient au Royaume-Uni [67]. Alors qu’avant-guerre, une solution internationale visant à faire déclarer ces îles « res nullius » avait été élaborée [68], le conflit interrompit ce processus. La Norvège, une fois la victoire alliée acquise, présenta de manière désinterressée ses desiderata. Nils Claus Ihlen, ministre des Affaires étrangères, déclara cependant au ministre de France à Christiania, qu’elle « ne prendrait aucune initiative [69] ». Malgré la tentation d’octroyer à la Norvège une récompense pour l’aide que « sa marine [avait] donnée aux Alliés », les Français préférèrent dans un premier temps ne pas toucher à son statut international, pour ne froisser aucune des puissances interessées [70]. À la fin mars, ne voyant rien venir, la Norvège dut néanmoins saisir officiellement la France pour obtenir son soutien dans l’attribution de ces îles riches en gisements divers. Une commission du Spitzberg fut créée par la Conférence de la Paix. Dès le 24 juillet 1919, ses membres, en particulier le Français Jules Laroche, favorisèrent la solution consistant en un transfert de souveraineté à la Norvège sous certaines conditions (garantie de maintien des droits acquis, de neutralisation) contrairement aux premières prises de position de Paris [71]. Le Conseil Suprême valida le nouveau statut le 25 septembre 1919 sous la forme d’un traité qui fut signé le 9 février 1920. Encore une fois, l’attitude pendant la guerre semblait décider du sort des revendications des neutres.

33Enfin, il restait à s’occuper du cas du Slesvig. Ce territoire peuplé majoritairement de Danois avait été le premier territoire conquis par les Prussiens après la guerre des Duchés en 1864. Les diplomates français semblaient divisés sur la manière de réparer ce « tort historique ». L’ambassadeur de France aux États-Unis, Jusserand, en était un farouche partisan au nom du « droit bafoué [72] », comme André Tardieu, mais Conty était bien plus circonspect. Une nouvelle fois, l’attitude d’un gouvernement neutre pendant la guerre constituait un handicap. L’influence de la culture de guerre se fait sentir dans ces mots de Conty :

34

Mais les Danois ne se battent pas actuellement pour la reconquête du Slesvig. Parmi les gens du Slesvig 5 583 hommes sont morts à la guerre depuis 1914 ; mais ils sont morts en se battant contre nous. […] Les Danois arriveront au règlement du Grand Compte en ouvriers non pas de la 11e heure mais de la 12e heure. Et que faisaient-ils au temps chaud ? Ils ravitaillaient l’armée allemande et y trouvaient grand profit [73].

35Constatant que les Danois étaient des « gens d’affaires », Conty estimait qu’ils étaient dans une attitude de marchandage. « Quand je vois aussi certains Danois faire la moue devant le Slesvig qu’on leur offre et dont ils affectent de ne pas vouloir : je reconnais cette attitude : c’est le marchandage percheron », notait-il [74].

36Néanmoins, Conty n’était pas sans ambiguité : son hostilité aux Allemands le faisait pencher vers l’attribution de tout le Slesvig, jusqu’au canal de Kiel, au Danemark pour mieux surveiller la puissance allemande, mais « les Danois les plus chauvins se [dérobaient] à cette charge [75] ». Ainsi, pour la diplomatie française, le seul intérêt de faire don du Slesvig aux Danois était la nature anti-allemande d’une telle mesure. Ils ne départiront pas de cette idée.

37Le Danemark déposa sa demande officielle auprès des Alliés le 28 novembre 1918. Le 21 février 1919, devant le Conseil des Dix, ces revendications se limitèrent finalement à un retour au Danemark du Slesvig septentrional après plébiscite, à une consultation dans le Slesvig central, « là où la population en ferait la demande par pétitions » et à une renonciation au Slesvig du sud [76]. Cette revendication a minima scandalisa les Français :

38

Nos amis les plus fidèles demandent la ligne du Dannevirke [qui inclue le Slesvig moyen] : une indication dans le même sens des gouvernements alliés, amènerait, croit-on, la chute d’un cabinet qui durant les quatre années nous a été sourdement hostile [77].

39Des groupes représentant les habitants du Slesvig eurent la possibilité, comme le gouvernement danois, de présenter leurs revendications à la Conférence de la Paix. Une délégation de notables allemands du Slesvig central menée par le comte Holstein et exigeant paradoxalement le retour de tout le Slesvig au Danemark demanda à être entendue. Stéphen Pichon insista début mars 1919 pour qu’ils le soient le plus rapidement possible, dans le but évident de contourner le gouvernement danois [78]. Lorsque la question fut transmise à la commission des Affaires belges et danoises, les délégués français, André Tardieu et Jules Laroche, n’hésitèrent pas à faire savoir à leurs collègues que le gouvernement danois était, en matière de revendications territoriales au Slesvig, un « converti récent ». Selon Jules Laroche, Copenhague offrait le « spectacle paradoxal d’un gouvernement qui ne fait siennes qu’à son corps défendant les revendications du pays qu’il représente [79] ». Dès cette première séance, le principe du plébiscite au Slesvig du nord fut accepté. Mais, sous l’influence de Jules Laroche, on étendit la consultation à tous les habitants au Slesvig central. Laroche, pour tenir compte de la « timidité danoise », proposa et obtint que la zone du Slesvig central fût divisée en deux et que la limite sud de cette deuxième zone fût la ligne du Dannevirke avec la ville de Slesvig [80]. En mai, une fois les conditions de paix présentées aux Allemands, les Danois contestèrent le vote dans cette troisième zone. Dans cette mauvaise humeur danoise, les Français voyaient une nouvelle fois la main de l’Allemagne et l’indice de négociations directes avec elle [81]. Sans surprise, les Alliés firent droit à la demande danoise et le Conseil des Quatre modifia le projet initial en revenant aux deux zones de plébiscite [82]. Amer, Tardieu concluait : « La solution complète cédait la place à la solution partielle. Et c’est sous les coups du Danemark, plus encore que sous ceux de l’Allemagne, que la première succombait [83]. »

40Ainsi, l’attitude qu’avait eue un pays neutre pendant la guerre mais également la volonté d’affaiblir l’Allemagne furent les axes cardinaux de la diplomatie française vis-à-vis des revendications neutres.

Paris, les neutres européens et la SDN

41À partir de février 1919, les pays neutres commencèrent à prendre contact avec le gouvernement français pour exposer leurs vues sur le projet de SDN auquel chacun d’entre eux tenait tout particulièrement [84]. Les Français appréhendaient de recevoir les observations des neutres et de les laisser prendre part à la paix : « Ils y prennent part contre nous dans toute la proportion où leurs intérêts coïncident avec ceux de l’Allemagne », indiquait une note française à la veille de recevoir les délégués neutres à la commission de la SDN de la Conférence de la Paix [85]. Une nouvelle fois, le soupçon de germanophilie collait aux neutres. Les délégations chargées de représenter les neutres, et en particulier les Scandinaves, étaient également brocardées pour leur pacifisme et leur soutien aux tentatives de médiation :

42

Les délégations du Nord sont composées, outre les ministres, de spécialistes du pacifisme qui, depuis quatre ans, jouent un rôle concerté, permanent, pour déterminer une paix fondée sur la transaction, non la victoire [86].

43Les neutres exposèrent leurs vues lors de deux séances les 20 et 21 mars 1919. Sans surprise, ils défendirent très activement le principe de l’égalité des États dans le Pacte, la participation des petites nations, notamment au Conseil, la souveraineté des États. Pour leur répondre, Léon Bourgeois, qui représentait la France, intervint à plusieurs reprises sur des éléments sensibles. Ainsi, lorsque les Scandinaves proposèrent que l’entrée d’un nouveau membre dans la SDN pût se faire sur un vote de l’Assemblée à la seule majorité simple et que les Suisses demandèrent que les membres se bornassent à indiquer si les pays candidats remplissaient ou non les conditions, sans considération d’opportunité politique, il se fit fort de s’y opposer, avec succès. Il pensait sans nul doute à l’admission future de l’Allemagne [87]. C’est surtout sur l’article 16 relatif aux sanctions applicables à un État agresseur que la discussion fut la plus vive. Cela entrait évidemment en contradiction avec le principe de neutralité permanente auquel certains États, en particulier la Suisse, étaient attachés [88]. C’est le délégué danois qui souleva le point le 21 mars en indiquant que la neutralité de son pays allait à l’encontre de sa participation à des sanctions militaires et au libre passage donné aux États membres pour lutter contre un État agresseur. Cela semblait clairement incompatible avec une adhésion à la SDN aux yeux de Bourgeois :

44

Les États qui font partie de la Société des Nations sortent par là même de la neutralité puisqu’ils s’associent à des États qui peuvent prendre des engagements économiques, financiers et militaires. Quand on entre dans une Association, on en accepte les charges après avoir pesé les avantages et les inconvénients. On peut demander à être dispensé de certaines charges mais pas de toutes.

45On mesure une nouvelle fois à quel point la neutralité posait problème aux Français. Plus profondément, alors que la neutralité était symbole d’attachement à la paix, elle pouvait apparaître, avec le développement de la sécurité collective, comme de « l’égoïsme national, allant jusqu’à refuser de faire la guerre à la guerre » comme l’indique Robert Frank [89]. Finalement, les grandes puissances donnèrent quelques garanties aux neutres, précisant que si des mesures militaires devaient être prises, elles devraient avoir été formellement acceptées par un délégué du pays neutre qui s’engagerait uniquement à soumettre à son parlement ces mesures, sans obligation de résultat. Les six neutres européens entrèrent donc dans la SDN et Genève devint le siège de celle-ci.

Conclusion : le règne du soupçon

46Il ressort de cette étude que les Français avaient de réelles difficultés à accepter le statut de neutralité dans le contexte de la « sortie de guerre ». En dépit des actions humanitaires des pays neutres, ils voyaient dans ces pays qui avaient refusé tout au long de la guerre d’entrer dans le conflit, au mieux, des perturbateurs dans la mise en place du blocus, des « profiteurs de guerre » s’enrichissant du commerce avec les belligérants, et au pire, des intrigants appelant à un retour de la paix, voire même des quasi-ennemis soutenant les Allemands qui exerçaient sur eux, estimait-on, d’une importante influence. Ce soupçon de germanophilie fut une constante chez les Français, notamment à l’égard des Scandinaves et des Néerlandais.

47Au sortir de cette guerre totale, leur attitude de neutralité pendant la guerre constitua un handicap pour ces pays au moment de négocier la paix. Leurs revendications ne furent prises sérieusement en considération que lorsqu’elles entraient dans les vues hostiles à l’Allemagne qui étaient celles des Français ou lorsque les neutres avaient adopté une attitude pro-alliée. Ce fut l’axe cardinal de la diplomatie française. La « culture de guerre » des diplomates français leur fit rechercher toutes décisions qui affaibliraient l’ancien ennemi, au besoin en se servant des revendications des neutres. Cet aspect fut primordial, y compris au moment de discuter du nouvel ordre juridique mondial à travers la SDN.


Mise en ligne 10/12/2014

https://doi.org/10.3917/ri.159.0083

Notes

  • [1]
    Archives du ministère français des Affaires étrangères, La Courneuve (ci-après : AMAE), série A-Paix, vol. 285, tél. n° 3159-3166 de Pichon à l’ambassadeur de France aux États-Unis, Jusserand, 9 novembre 1918, pp. 10-11.
  • [2]
    Samuël Kruizinga, « Les neutres », in Jay Winter (dir.), Annette Becker (coord.), La Première Guerre mondiale, vol. II : États, Paris, Fayard, 2014, p. 604. Autre mise au point récente, Johan den Hertog, Samuël Kruizinga (dir.), Caught in the middle : neutrals, neutrality and the First World War, Amsterdam, Aksant, 2011.
  • [3]
    « Introduction. Small States in a big world », in Herman Amersfoort, Wim Klinkert (dir.), Small Powers in the Age of Total War, 1900-1940, Leiden, Brill, 2011, p. 6.
  • [4]
    Je me réfère ici aux pays neutres de manière permanente pendant la durée totale de la guerre, les six « neutres européens inébranlables » évoqués par Jean-Marc Delaunay (« Les neutres européens », in Stéphane Audoin-Rouzeau et Jean-Jacques Becker (dir.), Encyclopédie de la Grande Guerre 1914-1918. Histoire et culture, Paris, Bayard, 2004, p. 865). Le cas du Saint-Siège, dont les problématiques internationales en tant que puissance spirituelle apparaissent très spécifiques, mais également ceux des pays dont la neutralité a été violée par l’occupation de tout leur territoire (Luxembourg, Albanie) ne seront pas évoqués ici.
  • [5]
    AMAE, Z-Europe, Suisse, vol. 164, fiche de renseignements n° 3339/1, « de très bonne source », datée de Berne, 3 novembre 1918, p. 87.
  • [6]
    Jean-Claude Favez, « La Suisse pendant la guerre », in Stéphane Audoin-Rouzeau et Jean-Jacques Becker (dir.), op. cit., p. 872.
  • [7]
    Sur ce point, les archives allemandes démontrent que les neutres ont bien été la cible de démarches visant à les convaincre de la dureté des conditions de l’armistice et donc du risque de passage au bolchevisme qu’elles induisaient. Brockdorff-Rantzau, ministre à Copenhague, ira jusqu’à dire au ministre danois des Affaires étrangères le 17 novembre que c’était le « devoir » des États neutres « d’attirer l’attention de l’Entente sur les dangers de la propagation de l’agitation bolchevique de l’Allemagne aux pays neutres » (Akten zur Deutschen Auswärtigen Politik (ci après : ADAP), série A, Bd. 1, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1982, p. 32).
  • [8]
    Jean-Marc Delaunay, « 1914. Les Espagnols et la guerre », in Jean-Jacques Becker et Stéphane Audoin-Rouzeau, Les Sociétés européennes et la guerre de 1914-1918, Nanterre, Université Paris X-Nanterre, 1990, p. 119.
  • [9]
    AMAE, Z-Europe, Danemark, 33, lettre du vice-amiral de Bon à la direction des Affaires politiques et commerciales, sous-direction d’Europe, 17 novembre 1918, p. 50.
  • [10]
    Ibid., 32, tél. de Copenhague n° 664, 14 novembre 1918, pp. 46-47.
  • [11]
    Ibid., Z-Europe, Suède, 33, tél. de Stockholm n° 4 RX, 9 janvier 1919, p. 3.
  • [12]
    Ibid., Z-Europe, Danemark, 32, tél. n° 423, 9 mai 1919, p. 64 ; Z-Europe, Norvège, 15, télégramme n° 244, 14 mai 1919, p. 19 ; Z-Europe, Suède, 33, tél. n° 722-724, 12 mai 1919, pp. 18-21. La presse neutre et ses correspondants à Paris firent l’objet de sollicitations de la diplomatie allemande dès les premiers jours de l’armistice (ADAP, A, 1, pp. 42-43).
  • [13]
    Ibid., Z-Europe, Suède, 33, tél. n° 722, 12 mai 1919, p. 18.
  • [14]
    Nik Brandal & Ola Teige, « The secret battlefield. Intelligence and counter-intelligence in Scandinavia during the First World War », in Claes Ahlund (dir.), Scandinavia in the First World War, Lund, Nordic Academic Press, 2012, pp. 85-103.
  • [15]
    AMAE, Télégrammes, vol. 887, tél. n° 1493 de Berne, 30 septembre 1918.
  • [16]
    Ibid., Z-Europe, Allemagne, 263, tél. n° 619, 625, 7 et 8 novembre 1918.
  • [17]
    Ibid., tél. n° 1885, 9 novembre 1918 à 10 h 40, p. 189.
  • [18]
    Ibid., Z-Europe, Danemark, 32, dépêche n° 77, 18 avril 1919, pp. 57-58.
  • [19]
    Ibid., Télégrammes, vol. 889, tél. n° 1749, 29 octobre 1918.
  • [20]
    Ibid., Papiers d’agents, Papiers Jusserand, vol. 52, tél. n° 1598, 4 novembre 1918, p. 16, et tél. n° 11 de Wilson au colonel House, 7 novembre 1918, évoquant la présence « d’éléments empoisonnés » et « d’influences hostiles » en Suisse : Papers relating to the Foreign Relations of the United States, 1919, The Paris Peace Conference, vol. I, Washington, 1942, p. 121. Le vice-consul américain à Zurich, James McNally, renseignait en particulier quotidiennement Washington sur les événements suisses liés à la grève générale : Arno Mayer, Politics and Diplomacy of Peacemaking. Containment and Counterrevolution at Versailles 1918-1919, New York, Vintage Books, 1969, p. 352.
  • [21]
    Rolf Hobson, Tom Kristiansen, Nils Arne Sorensen, Gunnar Aselius, « Scandinavia in the First World War », in C. Ahlund, op. cit., p. 31.
  • [22]
    Un tel accord est conclu, par exemple, avec le Danemark le 18 septembre 1918. Cela fut dès 1915 une préoccupation majeure des Français : Alan Kramer, « Blocus », in Jay Winter (dir.), op. cit., p. 509.
  • [23]
    AMAE, Z-Europe, Suisse, 25, tél. n° 14428 de Lebrun à de Billy, commissaire français à New York, 28 novembre 1918, p. 190.
  • [24]
    Ibid.
  • [25]
    Ibid., Z-Europe, Suède, vol. 13, tél. n° 14 RX de Delavaud, 25 janvier 1919, p. 250.
  • [26]
    Marc Frey, « The Neutrals and World War One », Forvarsstudier, vol. III, 2000, pp. 16-24.
  • [27]
    AMAE, Z-Europe, Suisse, 26, tél. n° 20 RX, 15 janvier 1919, pp. 26, 27. Voir également Stanislas Jeannesson, « La France et la levée du blocus interallié 1918-1919 », Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 189, 1998, p. 51-73.
  • [28]
    AMAE, Z-Europe, Danemark, 18, tél. n° 178 RX, 19 novembre 1918, p. 227.
  • [29]
    Ibid., tél. n° 817 RX, 23 novembre 1918, pp. 230-232.
  • [30]
    Ibid., Z-Europe, Suisse, 26, tél. n° 27-29 RX de Jacques Seydoux, sous-directeur du Blocus, à l’ambassade de Berne, 25 janvier 1919, pp. 56-58.
  • [31]
    Ibid., tél. n° 68 RX de Seydoux à Clinchant, 13 mars 1919, p. 124.
  • [32]
    Ibid., tél. n° 147 RX de Seydoux à Clinchant, 3 mai 1919, p. 206.
  • [33]
    Ibid., Z-Europe, Danemark, 18, tél. n° 508-509, 1er juin 1919, pp. 293-295 ; Ibid., Suède, 13, tél. n° 159 RX, 1er juin 1919, pp. 281-282 ; ibid., Z-Europe, Suisse, 26, tél. n° 648C, 30 mai 1919, pp. 277-280.
  • [34]
    Robert Frank, « La neutralité : évolution historique d’un concept », in Jukka Nevakivi (dir.), La Neutralité dans l’histoire, SHS, FHS, 1993, p. 26.
  • [35]
    Jean-Marc Delaunay, « Les neutres européens », op. cit., p. 861.
  • [36]
    AMAE, A-Paix, vol. 42, tél. n° 2078 de Dutasta à Pichon, 26 novembre 1918, p. 51.
  • [37]
    Ibid., Z-Europe, Espagne, 47, note n° 4070 sur les médiations de paix neutres, Genève, 28 septembre 1918, pp. 141-142.
  • [38]
    Ibid., tél. n° 1034, 25 octobre 1918, p. 174.
  • [39]
    AMAE, A-Paix, 300, tél., 15 novembre 1918, p. 37.
  • [40]
    Ibid., tél. du 21 novembre 1918, pp. 72-73.
  • [41]
    Ibid., tél. du 22 novembre 1918, p. 76.
  • [42]
    Ibid., A-Paix, vol. 42, copie de la note de la sous-direction Europe adressée au ministre hollandais à Paris, 2 décembre 1918, pp. 96-97.
  • [43]
    AMAE, Télégrammes, Bruxelles, Départ, 1918, vol. 1240, tél. aux représentants français dans les six pays neutres européens, 5 octobre 1918.
  • [44]
    AMAE, A-Paix, 285, note sur le Congrès de la Paix, 15 novembre 1918, p. 96.
  • [45]
    Ibid., p. 100.
  • [46]
    Ibid., p. 104.
  • [47]
    Ibid., p. 100.
  • [48]
    Ibid., Papiers d’agents/archives privées, fonds Stéphen Pichon, vol. VI, tél. n° 6325-6334, 4291-4300, 3830-3839 de Pichon à Cambon, Barrère, Jusserand, 27 novembre 1918, p. 138.
  • [49]
    Ibid., A-Paix, 285, note du 20 novembre 1918 sur la démarche de Dunant, p. 144.
  • [50]
    Ibid., Recueil général des Actes de la Conférence de la Paix (ci-après : RACP), vol. II, p. 15.
  • [51]
    Ibid., Z-Europe, Espagne, 51, lettre du 30 novembre 1918, pp. 138-140.
  • [52]
    Ibid., lettre du 8 décembre 1918, p. 142.
  • [53]
    Ibid., A-Paix, 300, tél. n° 1118 de Dard à Pichon, 19 novembre 1918, p. 66.
  • [54]
    Ibid., Z-Europe, Espagne, 51, tél. n° 185-186 de Pichon à Dard, 3 mars 1919, pp. 195-196.
  • [55]
    Ibid., tél. n° 1255 d’Alapetite à Pichon, 28 décembre 1918, p. 152.
  • [56]
    Ibid., A-Paix, 300, tél. n° 1837 de Dutasta, 6 novembre 1918, p. 4.
  • [57]
    Ibid., tél. n° 2081 de Pichon à Dutasta, 8 novembre 1918, p. 16.
  • [58]
    Ibid., Z-Europe, Suisse, 37, tél. n° 720-722 de Clinchant à Pichon, 16 mai 1919, pp. 94-96.
  • [59]
    Ibid., A-Paix, 300, p. 86.
  • [60]
    Les Français obtinrent en revanche de la Suisse la suppression des zones neutres en Savoie et des zones franches en Haute-Savoie et dans le pays de Gex, dont la création datait du Congrès de Vienne. « La dignité et l’intégralité de la souveraineté territoriale de la France » demandait, selon Clemenceau, la suppression de cette « clause surannée » : AMAE, Z-Europe, Suisse, 47, lettre n° 714 de Clemenceau à Philippe Berthelot, 24 décembre 1918, p. 33.
  • [61]
    AMAE, série A-Paix, vol. 300, tél. n° 1071 de Delavaud à Pichon, 12 novembre 1918, p. 28.
  • [62]
    Ibid., procès-verbal de la 46e séance, 27 février 1919, p. 126.
  • [63]
    AMAE, RACP, 55, procès-verbal n° 12, 2 juillet 1919, p. 118.
  • [64]
    Attitude pro-allemande de la Suède, tout au moins jusqu’en 1917. Pertti Luntinen, « Neutrality in Northern Europe before the First World war », in Jukka Nevakivi (dir.), op. cit., p. 113.
  • [65]
    AMAE, RACP, 55, procès-verbal n° 20, 19 août 1919, p. 199.
  • [66]
    Stanislaw Sierpowski, « La Société des Nations et le règlement des conflits frontaliers », in Carole Fink, Christian Baechler (dir.), L’Établissement des frontières en Europe après les deux guerres mondiales, Berne, Peter Lang, 1996, p. 58. Vincent Laniol, « Ferdinand Larnaude, un “délégué technique” à la Conférence de la Paix de 1919 entre expertise et “culture de guerre” », Relations internationales, n° 149, janvier-mars 2012, pp. 43-55.
  • [67]
    Olav Riste, The Neutral Ally : Norway’s Relations with Belligerent Powers in the First World War, Oslo, Universitetsforlaget, 1965.
  • [68]
    AMAE, Z-Europe, Norvège, 19, note sur le Spitzberg, 20 mars 1919, p. 38.
  • [69]
    AMAE, A-Paix, 300, tél. n° 716 de Bapst à Pichon, 3 décembre 1918, p. 87.
  • [70]
    AMAE, Z-Europe, Norvège, 19, note précitée du 20 mars 1919, p. 39.
  • [71]
    Ibid., Z-Europe, Norvège, 21, procès-verbal n° 3, p. 9.
  • [72]
    En raison du non-respect de l’article 5 du traité de Prague de 1866 prévoyant une consultation des populations danoises du nord du Slesvig.
  • [73]
    AMAE, A-Paix, 200, dépêche n° 276, 14 octobre 1918, pp. 106-107.
  • [74]
    Ibid., pp. 107-108.
  • [75]
    Ibid., p. 109.
  • [76]
    Corinne Defrance, « La question du Slesvig dans les deux après-guerres », in Carole Fink, Christian Baechler (dir.), op. cit., p. 135.
  • [77]
    AMAE, A-Paix, 201, tél. n° 64 de Brugère à Paris, 22 janvier 1919, p. 71.
  • [78]
    Ibid., 28, tél. n° 174 de Pichon à Brugère, 1er mars 1919, p. 166.
  • [79]
    Ibid., RACP, 55, procès-verbal n° 2, 26 février 1919, p. 12.
  • [80]
    Ibid., procès-verbal n° 6, 8 mars 1919, p. 52.
  • [81]
    Ibid., A-Paix, vol. 202, tél. n° 449-450 de Conty à Pichon, 15 mai 1919, p. 221.
  • [82]
    Paul Mantoux, Les Délibérations du conseil des Quatre, t. 2, Paris, CNRS, 1955, p. 424.
  • [83]
    André Tardieu, Le Slesvig et la paix, Paris, J. Meynal, 1928, p. 261.
  • [84]
    AMAE, série Conférence de la Paix et des Ambassadeurs (CPA), 1re série, vol. 231, note du secrétaire général de la Conférence de la Paix, 7 février 1919.
  • [85]
    AMAE, CPA, 1, 227, note anonyme du 19 mars 1919.
  • [86]
    Ibid.
  • [87]
    CHSP, sténographie de la commission de la Société des Nations, 19 mars 1919, pp. 12-13.
  • [88]
    La Suisse transmit aux Français un mémorandum sur cette question dès le 10 février (AMAE, CPA, 2e série, 82).
  • [89]
    Robert Frank, op. cit., p. 28.
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