Couverture de RI_155

Article de revue

Introduction

Pages 3 à 9

Notes

  • [1]
    Voir aussi dans la revue Relations internationales, les nos 14 de l’été 1978, nos 24 et 25 de l’hiver 1980 et du printemps 1981, les nos 115 et 116 sur les transferts culturels…
  • [2]
    Le Paris des étrangers, Imprimerie nationale, 1989.
  • [3]
    L’Indépendance artistique face au politique, Paris, L’Harmattan, 2000.
  • [4]
    L’Avant-garde musicale et ses sociétés à Paris de 1871 à 1939, Liège, Mardaga, 1997.
  • [5]
    Bruxelles/Paris, IHTP/CNRS, 2001. Également le récent colloque : « La musique à Paris sous l’Occupation », Paris, Cité de la musique, 13-14 mai 2013.
  • [6]
    Si le fossé entre les deux disciplines tend à se combler depuis la fin des années 1990, la musique fait encore figure de parent pauvre de l’histoire culturelle française. Mélanie Traversier, « Histoire sociale et musicologie : un tournant historiographique », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 57, 2010 pp. 190-201.
  • [7]
    Voir notamment les deux colloques organisés à l’occasion du centenaire de la mort du compositeur : « Wagner et la France » à l’Institut Historique Allemand, 13-15 février 2013 ; et « Wagner 1913-2013. Survivances et contrastes dans l’Europe musicale » à la Fondation Singer-Polignac, 22-24 mai 2013.
  • [8]
    Sous la direction d’Anne Dulphy, Robert Frank, Marie-Anne Matard-Bonucci et Pascal Ory, Bruxelles, Peter Lang, 2010.
  • [9]
    Éditions Albin Michel, 2008. Également les travaux de Philipp Ther à Vienne, notamment In der Mitte der Gesellschaft. Operntheater in Zentraleuropa 1815–1914, Wien und München, Oldenbourg, 2006.
  • [10]
    Anaïs Fléchet, « Si tu vas à Rio. » La musique populaire brésilienne en France, Paris, Armand Colin, 2013 ; Villa-Lobos à Paris. Un écho musical du Brésil, Paris, L’Harmattan, 2004.
  • [11]
    Paru chez Hachette en 2004.
  • [12]
    Stéphane Audoin-Rouzeau, Esteban Buch, Myriam Chimènes et Georgie Durosoir (dir.), La Grande Guerre des musiciens, Lyon, Symétrie, 2009.
  • [13]
    Doublée d’un programme de recherche mené par Florence Gétreau (IRPMF) : « Entendre la guerre », Historial de la Grande Guerre, avril-novembre 2014 : http://www.historial.org/Expositions/Expositions-a-venir/Musique-sons-et-silences
  • [14]
    À commencer par Ludovic Tournès, New Orléans sur Seine. Histoire du jazz en France, Paris, Fayard, 1999. Également les colloques « Jazz, pouvoir et subversion en Europe francophone, germanophone et russophone » à l’Université de Nanterre, Paris-Ouest, en juin 2012, et « Les circulations globales du jazz », les 27 et 28 juin 2013 au Musée du Quai Branly. Ou encore l’ouvrage collectif dirigé par Luca Cerchiari, Laurent Cugny et Franz Kerschbaumer, Eurojazzland - Jazz and European Sources, Dynamics, and Contexts, Lebanon, Northeastern University Press, 2012.
  • [15]
    Notamment Slobin Mark (ed.), American Klezmer. Its Roots and Offshoots, Berkeley, University of California Press, 2002.
  • [16]
    Voir la thèse d’Amélie Charnay, Le Festival de Salzbourg et l’identité autrichienne, compte-rendu de thèse, Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, n° 35, printemps 2012. URL : http://ipr.univ-paris1.fr/spip.php?article643. Philippe Poirrier (dir.), Festivals et sociétés en Europe xixe-xxe siècles, Territoires contemporains, nouvelle série – 3 – mis en ligne le 25/01/2012, URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/UMR5605/publications/Festivals_societes/Festivals.html. Et Anaïs Fléchet, Pascale Goetschel et al., Pour une histoire des festivals à l’époque contemporaine, Paris, Publications de la Sorbonne, 2013.
  • [17]
    Sound Diplomacy: Music and Emotions in Transatlantic Relations, 1850-1920, Chicago, University of Chicago Press, 2009.
  • [18]
    “Musical Diplomacy: Strategies, Agendas, Relationships”, Diplomatic History, vol. 36, n° 1, janvier 2012.
  • [19]
    Paris, Puf, 2012. Parmi les initiatives récentes, il faut également mentionner le colloque « Music and Diplomacy » organisés par les universités Tufts et Harvard, 1er-2 mars 2013.
  • [20]
    Antoine Marès, « La Fiancée “mal vendue” ou la réception en France d’un chef-d’œuvre tchèque », Nations, cultures et sociétés d’Europe centrale aux xixe et xxe siècles. Mélanges offerts à Bernard Michel, Publications de la Sorbonne, 2006, pp. 29-47.
  • [21]
    On se reportera ici à l’étude de Myriam Chimènes, Mécènes et musiciens. Du salon au concert à Paris sous la IIIe République, Paris, Fayard, 2004.
  • [22]
    Evan Spritzer, « La musique classique occidentale dans les relations internationales : l’exemple de Daniel Barenboïm », Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin 1/2009 (n° 29), pp. 101-109.
    URL : www.cairn.info/revue-bulletin-de-l-institut-pierre-renouvin-2009-1-page-101.htm.
  • [23]
    Les organisateurs de ce colloque remercient vivement le président de la Fondation Singer-Polignac, le professeur Yves Pouliquen, de l’Académie française, d’avoir accueilli ce projet avec tant de chaleur et abrité ses travaux dans les murs prestigieux de la Fondation, qui ont été décorés par le peintre catalan José María Sert et qui ont été et restent un haut lieu de la musique.

1L’image du violoncelliste Mstislav Rostropovitch jouant à Chekpoint Charlie devant le Mur de Berlin le 11 novembre 1989 la sarabande de la deuxième suite de Bach est emblématique du lien entre musique et relations internationales. Cet épisode, fruit d’une décision spontanée et largement improvisée, permettait de souligner à la fois l’universalité de la musique – jouer l’œuvre d’un musicien allemand du xviiie siècle pour remercier Dieu de ce « miracle » qu’a été la chute du Mur de Berlin, comme le dira plus tard Rostropovitch, qu’on a accusé à cette occasion de faire sa publicité sur le dos de l’histoire – et les liens étroits qui unissent la musique à la politique, que ce soit dans sa dimension sociale, son instrumentalisation ou son pouvoir d’émotion. On peut penser, pour la Russie, aux aléas des destins et de la réception des œuvres d’Igor Stravinski, Serge Prokofiev et Dmitri Chostakovitch, autant qu’aux difficultés qu’ont eu les grands solistes de l’Est à faire connaître leur talent à l’Ouest (Sviatoslav Richter, David Oïstrakh et tant d’autres). Mais nous pourrions évoquer aussi bien au xxe siècle la multitude des exilés chassés de leurs pays pour leurs appartenances religieuses ou nationales, ou encore pour leurs convictions politiques : des chefs d’orchestre comme l’Allemand Bruno Walter, l’Italien Arturo Toscanini ou les Tchèques Rafael Kubelik et Karel Ančerl, des compositeurs comme l’Autrichien Arnold Schönberg, le Hongrois Béla Bartók, le Catalan Pau Casals, les Grecs Iannis Xenakis et Mikis Theodorakis ou encore, sous d’autres latitudes, le pianiste argentin Miguel Angel Estrella. Rostropovitch est donc bien l’incarnation du rapport complexe du créateur, ou du recréateur qu’est l’interprète, avec un pouvoir autoritaire. Ce rapport au politique et à la liberté d’expression, si important soit-il, n’a pourtant joué qu’un rôle partiel de déclencheur dans ce qui a présidé à l’organisation du colloque d’où est issue cette publication.

2Nous sommes partis d’un constat : dans l’histoire des relations internationales, le thème de la musique n’a été exploré qu’incidemment jusqu’à une date récente. En France, il a fallu attendre le développement d’une histoire culturelle multiple, autour de Pascal Ory, de Christophe Charle, de Jean-Yves Mollier, de Jean-François Sirinelli, de Robert Frank, et d’autres encore qui ont pris le relais derrière eux, pour que le mouvement soit amorcé, alors que la littérature et le théâtre étaient déjà pleinement au centre de l’étude des rapports internationaux depuis les années 1960, notamment grâce aux spécialistes de littérature comparée qui avaient mené de remarquables travaux sur l’Allemagne et sur la Russie [1]. Les musicologues furent les premiers à explorer cette dimension musicale internationale. Ainsi, Danièle Pistone donna-t-elle une contribution synthétique sur les musiciens étrangers à Paris lors du colloque lancé par Jean-Baptiste Duroselle en 1988 à la Fondation Singer-Polignac, débouchant alors sur un ouvrage intitulé Le Paris des étrangers[2]. Nous pourrions également citer les travaux de Michèle Alten sur le lien entre idéologie et musique dans Musiciens français dans la Guerre froide (1945-1956)[3], de Michel Duchesneau sur les sociétés musicales dans l’entre-deux-guerres [4], ou l’ouvrage collectif dirigé par Myriam Chimènes sur La Vie musicale sous Vichy[5].

3Pourquoi tant de temps à intégrer la musique dans le champ de l’histoire culturelle et l’histoire des relations internationales ? Les explications sont multiples : la sectorisation extrême des disciplines qui empêche le croisement et la fécondation des savoirs, la timidité des historiens face à l’objet musical [6], l’idée plus ou moins juste selon laquelle la musique, souvent considérée comme universelle, serait peu marquée par les antagonismes – et cela malgré la Querelle des Bouffons, le débat autour du wagnérisme [7], les résistances politico-sociales à l’introduction de certaines musiques, par les adoptions musicales différenciées selon les milieux etc. –, ou encore que, par sa nature, la musique (surtout instrumentale) n’est pas censée être porteuse d’un discours explicite… Or, l’histoire globale, l’histoire connectée, l’histoire mondialisée, en changeant les paradigmes et les échelles, a favorisé l’élargissement de l’histoire culturelle et la diversification de ses champs, en privilégiant les notions de transferts et d’influences réciproques et en s’éloignant de l’idée de cultures dominantes et d’acculturation à sens unique. Avec quelques ouvrages qui font désormais référence dans des registres divers, notamment Les Relations culturelles internationales au xxe siècle. De la diplomatie culturelle à l’acculturation[8], ou encore Théâtres en capitales, naissance de la société du spectacle à Paris, Berlin, Londres et Vienne, 1860-1914 de Christophe Charle [9], l’histoire culturelle a changé de nature, même si la part de la musique dans cette histoire des transferts culturels et le rapport à l’international y reste encore très réduite (avec deux contributions uniquement dans le premier volume cité).

4C’est seulement depuis quelques années que, dans l’avalanche des productions en histoire culturelle, des travaux nouveaux, des thèses, des colloques se développent en France et à l’étranger sur la question. Plusieurs ouvrages sur les flux entre l’Amérique latine et la France ont été récemment publiés [10]. Didier Francfort nous a donné son Chant des nations : musiques et cultures en Europe : 1870-1914[11]. Tout récemment, un collectif de l’EHESS a fait paraître un ouvrage consacré à la musique dans la Première Guerre mondiale [12], et l’Historial de Péronne a choisi de commémorer le centième anniversaire de l’entrée en guerre avec une exposition consacrée aux « Musiques, sons et silences de la Grande Guerre [13] ». L’arrivée du jazz en Europe a fait l’objet de nombreux travaux [14], tout comme les allers-retours du kletzmer entre les États-Unis et le Vieux Continent [15], ou encore le phénomène des festivals [16]. Le traitement de ces mobilités intègre leur dimension politique et l’analyse des diplomaties culturelles aux échelles européennes et transatlantiques. À cet égard, les travaux de Jessica Gienow-Hecht sur les circulations musicales entre l’Allemagne et les États-Unis au tournant des xixe et xxie siècles et l’émergence d’une « diplomatie sonore » sont particulièrement éclairants [17]. Signe des temps nouveaux, la revue Diplomatic History a consacré un numéro spécial à la diplomatie musicale en janvier 2012, dont on peut toutefois regretter qu’il privilégie une optique uniquement nord-américaine [18]. Et Robert Frank lui-même, dans la synthèse qu’il a dirigée Pour l’histoire des relations internationales, consacre quelques pages à la circulation internationale des musiques [19]. Une telle situation justifiait qu’on aille y voir de plus près.

5Ne pouvant aborder dans le cadre des numéros 155 et 156 de la revue l’ensemble des problèmes que pose la place de la musique dans les relations internationales, nous avons distingué trois thèmes distincts dans cette publication, centrée principalement sur la musique savante, et organisée selon une progression chronologique : la circulation des musiciens et des œuvres musicales, les politiques publiques (étatiques ou non) dans le domaine musical, et enfin les rapports de la musique avec la guerre et la paix. Tout cela en limitant le champ d’investigation aux seuls xixe et xxe siècles.

6Le premier de ces thèmes est une évidence depuis l’Europe médiévale. Comme les musiciens n’ont cessé de sillonner l’Europe, suivant leurs princes et leurs mécènes dès le Moyen Âge (que l’on pense à Guillaume de Machaut) ou se déplaçant à travers le continent comme Mozart ou Liszt, leurs œuvres ont aussi connu une mobilité qui n’a jamais cessé : en ce domaine, le rideau de fer a plus ou moins bien fonctionné dans ses fonctions d’isolement. La musique et les musiciens traversent fréquemment les frontières, comme en attestent leurs parcours biographiques, que ce soit au sein de l’Europe avant le xixe siècle et entre l’Europe et les Amériques depuis (Dvorak, Bartók…). Cette situation peut être favorisée ou entravée : favorisée par la mode, par l’appétence des élites, par la surenchère à laquelle se livrent les mécènes, par la fascination pour l’exotisme ou la nouveauté, par la volonté d’exercer une influence par la diffusion de sa musique, par l’affirmation d’une musique nationale et surtout par les innovations techniques (la formidable accélération exponentielle des supports électroniques au xxe siècle et au xxie siècle, par l’activité des individus (ou de groupes) et des États, qui ont intérêt à favoriser les échanges tant du point de vue économique que politique ; mais elle est parfois aussi entravée par les conflits ouverts qui gênent et même empêchent les circulations, par la plus ou moins grande perméabilité des cultures locales, par les censures idéologiques ou religieuses, par la contrainte d’État qui pèse sur les libertés individuelles… L’opéra a été un genre dont la migration à travers l’espace s’est accélérée au xviiie siècle et il a souvent concentré des enjeux à la dimension de ce qu’il implique matériellement et financièrement, et de ce qu’il provoque d’émotions esthétiques et nationales, depuis la Querelle des Bouffons jusqu’à la première de Pelléas et Mélisande de Debussy en passant par les réceptions des œuvres de Verdi et de Wagner. L’investissement affectif, sentimental est alors surdimensionné à la mesure de la force des affrontements idéologiques.

7La circulation est donc également liée aux politiques culturelles des États ou des grandes structures internationales. Comment ces organismes instrumentalisent-ils la musique et tentent-ils d’influencer l’Autre par la diffusion de « leur » musique ? Quelle image veulent-ils projeter à travers la musique ? C’est la question centrale du second thème abordé. On sait à quel point les « identités nationales » sont liées à leurs productions culturelles. On sait aussi comment les États peuvent instrumentaliser la musique, voire en faire un instrument diplomatique. Quand les Tchécoslovaques organisent en 1928, pour le dixième anniversaire de leur État, la première représentation parisienne du célébrissime opéra La Fiancée vendue de Smetana, c’est moins pour faire connaître cette œuvre que pour célébrer diplomatiquement et musicalement la reconnaissance de leur État en terre française. De la même façon, pendant la Conférence de la Paix, la délégation tchécoslovaque avait mobilisé le Quatuor tchèque, une des formations de musique de chambre les plus célèbres de son époque, pour séduire le Tout-Paris des décideurs [20]. Les flux qui peuvent être le résultat d’initiatives individuelles – on l’a bien vu avec le rôle qu’a joué à Paris le salon de la princesse Winnaretta Singer-Polignac [21] – peuvent ainsi prendre une teinture politique et diplomatique affirmée. Le cas finlandais illustre bien la difficile articulation entre la volonté d’exporter sa culture pour en faire un atout politique (en l’occurrence en vue de faire reconnaître la spécificité nationale) et les résistances de perception qui vont expliquer le rendez-vous manqué avec l’œuvre du grand compositeur Sibelius. Le cas strasbourgeois montre au contraire les ambiguïtés du national dans des systèmes de production contraints, notamment dans les situations de guerre et d’après-guerre.

8Plusieurs contributions abordent la question de l’articulation complexe entre les démarches individuelles, les organisations collectives et les logiques étatiques ou supranationales. Sont-elles complémentaires ou contradictoires ? Les ambitions des musiciens servent-elles leur pays ou leurs intérêts particuliers ? L’exemple d’Olivier Messiaen est particulièrement révélateur de cette confusion des genres où les intérêts peuvent converger ou diverger, l’État et ses représentants devant composer avec les désirs du compositeur d’être reconnu avant tout aux États-Unis.

9La guerre et la paix constituent évidemment un thème à part entière. Que la musique accompagne l’activité militaire ou guerrière est une réalité de très longue date, qu’il s’agisse d’encourager ceux qui partent vers les champs de bataille avec des fanfares, d’accompagner ceux qui combattent avec des marches, d’impressionner l’adversaire (les fameux chants hussites du début du xve siècle) ou de célébrer la victoire (Te Deum) et les disparus (Requiem). Que la musique soit un élément de séduction, d’encouragement, de réduction des réactions individuelles est aussi un phénomène bien connu. Mais comment fonctionne la musique en temps de paix et en temps de guerre ? Chante-t-on la paix comme on chante la guerre, ou la victoire sur l’ennemi ? Et les pratiques changent-elles avec le temps ? Ont été ici abordées la Première Guerre mondiale et la Guerre froide. La musique peut en l’occurrence être utilisée par les autorités et les mettre en valeur ; elle peut aussi être consolation, retour vers l’intime, comme le montrent de nombreux témoignages, surtout quand elle rappelle l’habitus de la paix qui a précédé. Liée évidemment à la guerre, elle est aussi utilisée pour chanter la paix : il s’agit là d’un aspect jusqu’à présent négligé, vraisemblablement parce qu’il n’a pas été une initiative collective et que les efforts individuels n’ont pas débouché. D’ailleurs, les programmes musicaux de la Société des Nations ont été, sinon des échecs, du moins des réussites très modérées, ce qui soulève la question de l’efficacité du stade supranational dans le traitement des questions liées à la musique. Pourtant, nombre d’exemples récents montrent que la musique peut « calmer les mœurs » : les initiatives prises en leur temps par Yehudi Menuhin en s’appuyant sur l’idée d’un « humanisme musical », plus récemment par Daniel Barenboïm, sont révélatrices de cette volonté de dépasser les conflits par et en musique. Il y a aussi les cas intermédiaires où le contact artistique peut être considéré comme une compromission avec le régime en place. Doit-on au nom de la culture ou de l’art accepter de se produire dans un pays dont le régime est soumis à l’opprobre général ? On se souvient des reproches adressés à Yves Montand lors de sa tournée à l’Est après l’écrasement de l’insurrection de Budapest. Ici, c’est l’embarras de la tournée de 1980 de l’Orchestre de Paris dirigé par Daniel Barenboïm dans l’Argentine du général Videla qui est évoqué. Un dilemme qui dépasse bien sûr le seul domaine de la musique, mais avec elle, la dimension émotionnelle revêt une ampleur exceptionnelle. C’est l’expérience que Daniel Barenboïm a renouvelée en fondant en 1999 le West-Eastern Divan Orchestra (avec Edward Saïd) [22]. La musique – c’est vrai aussi du sport – a été également utilisée comme un instrument de pacification et de communication : le cas de l’ouverture de la Chine à l’opéra occidental est révélateur de cet effort de compréhension… qui ne fonctionne toutefois qu’unilatéralement. Il en est de même, dans le contexte de la Guerre froide, pour les tournées musicales organisées par les dirigeants du bloc soviétique : un instrument de propagande, c’est ainsi que l’entendent les responsables communistes de la vie culturelle à partir du moment où les échanges reprennent entre l’Est et l’Ouest. Mais avec le risque majeur des défections qui anéantit le bénéfice de ces concerts outre-Rideau de fer qu’illustre l’anecdote bien connue : « Qu’est-ce qu’un quatuor ? C’est un orchestre à l’issue d’une tournée à l’Ouest ». La Guerre froide a en effet été marquée par une intense propagande dont la musique a été un des champs privilégiés, au même titre que la littérature ou le sport. Les organismes internationaux tels que l’Unesco ont pourtant essayé, avec des hommes de bonne volonté, de dépasser ces tensions. De la même manière, la musique a été mobilisée par les défenseurs des causes humanitaires, un processus qui s’est amplifié au cours des toutes dernières décennies.

10On le voit, la problématique est immense et les numéros 155 et 156 de la revue n’ont d’autre ambition que de placer quelques jalons sur le sujet : il pose un certain nombre de questions à l’histoire des deux siècles passés à travers quelques exemples, divers tant géographiquement que chronologiquement et thématiquement, dont les propositions pourraient stimuler les recherches ultérieures. Au-delà des trois grands thèmes mentionnés, sont ainsi évoqués des usages, des circulations, des politiques, tant à Paris qu’en France, en Europe, aux États-Unis, en Chine et dans les organisations internationales (de la SDN à l’Unesco) [23].


Date de mise en ligne : 17/02/2014.

https://doi.org/10.3917/ri.155.0003

Notes

  • [1]
    Voir aussi dans la revue Relations internationales, les nos 14 de l’été 1978, nos 24 et 25 de l’hiver 1980 et du printemps 1981, les nos 115 et 116 sur les transferts culturels…
  • [2]
    Le Paris des étrangers, Imprimerie nationale, 1989.
  • [3]
    L’Indépendance artistique face au politique, Paris, L’Harmattan, 2000.
  • [4]
    L’Avant-garde musicale et ses sociétés à Paris de 1871 à 1939, Liège, Mardaga, 1997.
  • [5]
    Bruxelles/Paris, IHTP/CNRS, 2001. Également le récent colloque : « La musique à Paris sous l’Occupation », Paris, Cité de la musique, 13-14 mai 2013.
  • [6]
    Si le fossé entre les deux disciplines tend à se combler depuis la fin des années 1990, la musique fait encore figure de parent pauvre de l’histoire culturelle française. Mélanie Traversier, « Histoire sociale et musicologie : un tournant historiographique », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 57, 2010 pp. 190-201.
  • [7]
    Voir notamment les deux colloques organisés à l’occasion du centenaire de la mort du compositeur : « Wagner et la France » à l’Institut Historique Allemand, 13-15 février 2013 ; et « Wagner 1913-2013. Survivances et contrastes dans l’Europe musicale » à la Fondation Singer-Polignac, 22-24 mai 2013.
  • [8]
    Sous la direction d’Anne Dulphy, Robert Frank, Marie-Anne Matard-Bonucci et Pascal Ory, Bruxelles, Peter Lang, 2010.
  • [9]
    Éditions Albin Michel, 2008. Également les travaux de Philipp Ther à Vienne, notamment In der Mitte der Gesellschaft. Operntheater in Zentraleuropa 1815–1914, Wien und München, Oldenbourg, 2006.
  • [10]
    Anaïs Fléchet, « Si tu vas à Rio. » La musique populaire brésilienne en France, Paris, Armand Colin, 2013 ; Villa-Lobos à Paris. Un écho musical du Brésil, Paris, L’Harmattan, 2004.
  • [11]
    Paru chez Hachette en 2004.
  • [12]
    Stéphane Audoin-Rouzeau, Esteban Buch, Myriam Chimènes et Georgie Durosoir (dir.), La Grande Guerre des musiciens, Lyon, Symétrie, 2009.
  • [13]
    Doublée d’un programme de recherche mené par Florence Gétreau (IRPMF) : « Entendre la guerre », Historial de la Grande Guerre, avril-novembre 2014 : http://www.historial.org/Expositions/Expositions-a-venir/Musique-sons-et-silences
  • [14]
    À commencer par Ludovic Tournès, New Orléans sur Seine. Histoire du jazz en France, Paris, Fayard, 1999. Également les colloques « Jazz, pouvoir et subversion en Europe francophone, germanophone et russophone » à l’Université de Nanterre, Paris-Ouest, en juin 2012, et « Les circulations globales du jazz », les 27 et 28 juin 2013 au Musée du Quai Branly. Ou encore l’ouvrage collectif dirigé par Luca Cerchiari, Laurent Cugny et Franz Kerschbaumer, Eurojazzland - Jazz and European Sources, Dynamics, and Contexts, Lebanon, Northeastern University Press, 2012.
  • [15]
    Notamment Slobin Mark (ed.), American Klezmer. Its Roots and Offshoots, Berkeley, University of California Press, 2002.
  • [16]
    Voir la thèse d’Amélie Charnay, Le Festival de Salzbourg et l’identité autrichienne, compte-rendu de thèse, Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, n° 35, printemps 2012. URL : http://ipr.univ-paris1.fr/spip.php?article643. Philippe Poirrier (dir.), Festivals et sociétés en Europe xixe-xxe siècles, Territoires contemporains, nouvelle série – 3 – mis en ligne le 25/01/2012, URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/UMR5605/publications/Festivals_societes/Festivals.html. Et Anaïs Fléchet, Pascale Goetschel et al., Pour une histoire des festivals à l’époque contemporaine, Paris, Publications de la Sorbonne, 2013.
  • [17]
    Sound Diplomacy: Music and Emotions in Transatlantic Relations, 1850-1920, Chicago, University of Chicago Press, 2009.
  • [18]
    “Musical Diplomacy: Strategies, Agendas, Relationships”, Diplomatic History, vol. 36, n° 1, janvier 2012.
  • [19]
    Paris, Puf, 2012. Parmi les initiatives récentes, il faut également mentionner le colloque « Music and Diplomacy » organisés par les universités Tufts et Harvard, 1er-2 mars 2013.
  • [20]
    Antoine Marès, « La Fiancée “mal vendue” ou la réception en France d’un chef-d’œuvre tchèque », Nations, cultures et sociétés d’Europe centrale aux xixe et xxe siècles. Mélanges offerts à Bernard Michel, Publications de la Sorbonne, 2006, pp. 29-47.
  • [21]
    On se reportera ici à l’étude de Myriam Chimènes, Mécènes et musiciens. Du salon au concert à Paris sous la IIIe République, Paris, Fayard, 2004.
  • [22]
    Evan Spritzer, « La musique classique occidentale dans les relations internationales : l’exemple de Daniel Barenboïm », Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin 1/2009 (n° 29), pp. 101-109.
    URL : www.cairn.info/revue-bulletin-de-l-institut-pierre-renouvin-2009-1-page-101.htm.
  • [23]
    Les organisateurs de ce colloque remercient vivement le président de la Fondation Singer-Polignac, le professeur Yves Pouliquen, de l’Académie française, d’avoir accueilli ce projet avec tant de chaleur et abrité ses travaux dans les murs prestigieux de la Fondation, qui ont été décorés par le peintre catalan José María Sert et qui ont été et restent un haut lieu de la musique.
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