Notes
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[1]
Cet article s’appuie sur une partie de ma thèse, La France et l’Indochine (1953-56). Une « carte de visite » en « peau de chagrin », Paris, Sciences Po, 2002, p. 830-1497.
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[2]
Raymond Aron, « Le choix n’est pas encore fait », Le Figaro, 6 septembre 1954.
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[3]
Télégrammes de Mendès France à La Chambre, 4 et 6 septembre 1954, Documents diplomatiques français, 1954, no 132 et 135.
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[4]
Lettre de La Chambre pour Mendès France, 13 octobre 1954, Archives du ministère des Affaires étrangères, Asie-Océanie, dossiers généraux, dossier 267.
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[5]
Lettre de Cheysson à La Chambre, 21 octobre 1954, Service historique de la Défense (shd), Papiers La Chambre, carton Z 14417.
-
[6]
Jean Chauvel, Commentaire, tome 3 : de Berne à Paris (1952-1962), Paris, Fayard, 1973, p. 113, témoignage de Claude Cheysson, lettre de Theobald à Michelet, 16 septembre 1954, Papiers Michelet (Brive), carton 59.
-
[7]
Henri Froment-Meurice, Vu du Quai. Mémoires, 1945-1983, Paris, Fayard, 1998, p. 131.
-
[8]
L’expression est rapportée au conseil supérieur des forces armées du 5 novembre 1954, shd, carton 7R 3.
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[9]
Note du 4 juillet 1954, shd, Papiers Ély, carton 40.
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[10]
Fiche de la section u.s. du 4e Bureau de l’emift sur l’aide matérielle américaine, 15 novembre 1954, shd, carton 10H 1592.
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[11]
Compte rendu de la réunion de commandement du 12 octobre 1954, shd, Papiers Ély, carton 41.
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[12]
Compte rendu de la réunion du 17 septembre 1954 sur l’armée vietnamienne, shd, Papiers Ély, carton 41.
-
[13]
En dernier lieu, Edward Miller, « The Diplomacy of Personalism: Civilization, Culture and the Cold War in the Foreign Policy of Ngo Dihn Diem », in Christopher E. Goscha et Christian F. Ostermann (éd.), Connecting Histories. Decolonization and the Cold War in Southeast Asia, 1945-1962, Stanford, Stanford University Press, 2009, en particulier la note 1.
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[14]
Témoignage de Jean-Jacques De Bresson.
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[15]
Jean Lartéguy, Les Centurions, Presses de la Cité, 1960, p. 112-117.
-
[16]
Lettre de Cheysson, 19 octobre 1953, Archives nationales, Papiers Reynaud, carton 36.
1Gouverner, est-ce vraiment choisir ? Y a-t-il vraiment eu une politique indochinoise de Pierre Mendès France après les accords de Genève [1] ? La page de la présence française en Indochine, voire en Asie, est traditionnellement considérée comme tournée en 1954. À la fois par une défaite militaire humiliante, à retentissement mondial (Dien Bien Phu), et par un exploit diplomatique, celui de Pierre Mendès France, qui a réussi à sortir la France du bourbier dans lequel la IVe République était enlisée (la conférence de Genève). Le départ des dernières troupes françaises du Vietnam en 1956 et le « relais » américain apparaissent dès lors comme un simple épilogue, expédié en quelques pages dans les histoires de la guerre d’Indochine. Nombre d’options étaient pourtant ouvertes, et personne ne savait si la guerre allait reprendre, si les Américains allaient s’investir plus, si la détente internationale allait durer. Au mieux, Mendès France aurait gardé deux fers au feu, avec d’une part le maintien du général Ély au Sud Vietnam, favorable à une coopération avec les États-Unis, qui eux-mêmes misaient sur le chef du gouvernement vietnamien, Ngo Dinh Diem, intronisé au mois de juin, et d’autre part la « mission Sainteny » au Nord, destiné à être dominé par la rdvn. Certains espéraient plus, notamment une France « trait d’union » entre l’Est et l’Ouest et entre le Nord et le Sud, ou bien une France qui conserverait son poids au Nord comme au Sud, et estiment que Mendès France a trahi les espoirs qui avaient été placés en lui ou qu’il a mené une politique d’abandon.
2En réalité, Mendès France n’a pas fait de grands choix politiques, mais la politique n’est pas faite que de choix à moyen ou long terme. Les jalons qu’il a posés ont été ballottés par le contexte international et intérieur, par des acteurs multiples, et par des interactions complexes avec les acteurs américains et vietnamiens. Mais il existait quelques lignes directrices, et durant ses derniers jours à la présidence du conseil, quelques velléités de choix un peu plus ambitieux.
Une politique ballottée par le contexte international et intérieur
3Après la signature des accords de Genève, le président du conseil relègue la question d’Indochine au second plan, parce qu’il a d’autres priorités. De plus, les orientations qu’il trace s’inscrivent dans une « ambiance » très fluctuante, qu’il s’agisse de la conjoncture internationale, ou des affrontements politiques que sa personnalité suscite.
4Les accords de Genève sont considérés comme un succès, qui tourne bien des têtes. Ils apparaissent comme un rétablissement miraculeux après le traumatisme de Dien Bien Phu. À la fin de la conférence, Mendès France ébauche les grandes lignes d’un plan d’assistance ambitieux pour le Vietnam, à dimension internationale, qui est destiné non seulement à renforcer le Sud avant les élections, mais aussi à permettre un développement sur le long terme. « Mais non, là-bas, tout n’est pas perdu pour nous ! » s’écrit Robert Lazurick dans L’Aurore du 23 juillet. Comme après les défaites de 1870 et 1940, la France doit pouvoir rebondir. Au minimum, la France aurait sauvé sa place en Indochine ; au mieux, elle pourrait devenir par l’Indochine l’arbitre entre l’Est et l’Ouest et la tutrice de la coexistence pacifique.
5La France s’est débarrassée de la « plaie purulente » de la guerre et peut s’émanciper de la tutelle américaine. Pour les adversaires de la ced, Mendès France peut réussir avec le réarmement allemand ce qu’il a réussi pour l’Indochine : renverser la politique précédente contre la volonté américaine. Mais tandis que communistes, gaullistes ou neutralistes appellent à aller plus loin, Mendès France s’efforce de contrer les soupçons de neutralisme et de « marchandage planétaire ». S’il essaye de sonder les Soviétiques, ce n’est ni pour remercier Moscou pour les accords de Genève en sabordant la ced, ni pour préparer une sorte de « renversement des alliances » dont il est déjà accusé. Et Mendès France est vite déçu de l’attitude des Soviétiques. Les discussions tendues sur la teneur de la mission Sainteny ont lieu durant ce glissement de l’espoir à la déception : Genève n’a pas vraiment changé l’atmosphère des relations internationales et il ne faut pas miser sur un miracle de la détente.
6Les communistes bien sûr poussent au développement des relations avec la rdvn. Mais les socialistes et les gaullistes voient aussi avec faveur ces relations, qui hérissent la droite classique et le mrp. Ceux qui soutiennent Sainteny à Paris critiquent la volonté américaine de transformer le Vietnam en Corée, avec la perspective de reprise d’une guerre plus destructrice encore que la guerre d’Indochine. N’ayant pas accepté le passage d’un territoire au communisme, Washington pourrait vouloir pousser à une guerre de reconquête. Ils voient dans les relations avec la rdvn un « test » de la coexistence pacifique, laquelle permettrait à la politique étrangère française de retrouver son autonomie. Le Sud ne peut de plus être sauvé, et le Vietminh ne renoncera pas à l’unité du Vietnam. Il faudrait jouer sur un « titisme » vietnamien et sur la traditionnelle méfiance du Vietnam à l’égard de la Chine. Certains encouragements relèvent de la mauvaise conscience coloniale (la France aurait été largement responsable de la guerre et aurait poussé le Vietminh vers le bloc sino-soviétique), d’autres de l’esprit colonial traditionnel qui n’imagine pas que les Vietnamiens, fussent-ils communistes, puissent se passer de la France. Le « noyau dur » mendésiste (L’Express, Le Monde, le Club des Jacobins, maints intellectuels de gauche qui avaient critiqué la guerre…) est particulièrement enthousiaste, de même que les dissidents rpf (comme René Capitant) et mrp (comme Léo Hamon).
7Les tenants de la primauté de l’alliance avec les États-Unis critiquent les ambiguïtés du gouvernement, et estiment que les logiques purement indochinoises doivent être subordonnées à la bonne entente franco-américaine, et donc aux positions de Washington. La France serait la plus mal placée pour tenter le pari de la coexistence, avec son parti communiste puissant et son pouvoir faible et divisé. La politique d’ouverture à l’égard de la rdvn reposerait de surcroît sur de fausses bases (un hypothétique « titisme » vietnamien) et de faux espoirs (l’échec de toutes les expériences de coexistence sur place dans des pays communistes). Elle serait une trahison à l’égard des morts de la guerre et des Vietnamiens qui ont soutenu les Français. Jouer le Nord risque de faire perdre le Sud, dernier vestige de la présence française en Asie, et pilier de la puissance mondiale de la France.
8Les premières décisions sur l’Indochine sont donc prises dans un contexte extrêmement tendu : pressions répétées des Américains et des Britanniques, critiques virulentes d’un mrp jugé responsable du bourbier indochinois et qui porte la ced, ainsi que des tenants de l’alliance atlantique, lesquels voient le gouvernement « jouer au plus fin avec les communistes » [2].
9Mendès France s’efforce donc de préserver en Indochine « un front uni franco-américain » essentiel pour sa politique en Europe. Il envoie à Manille, où les négociations pour la création de l’otase avancent rapidement, des télégrammes demandant de ne pas susciter, en Asie, de problème supplémentaire avec les États-Unis [3]. Il est possible que ces télégrammes, très souvent cités depuis, aient été écrits pour être « fuités » et ainsi montrer la loyauté de Mendès France. La fin du mois de septembre annonce pourtant le triomphe de Mendès France à Londres, qu’il doit encore consolider tout au long du mois suivant pour parvenir aux Accords de Paris du 23 octobre. Le ministre chargé des relations avec les États associés, Guy La Chambre, se voit signifier qu’il n’y a aucune possibilité de voir Mendès France, alors qu’il revient du Vietnam du Sud où la situation est jugée catastrophique. La nécessité de rassurer les Américains semble mener à un infléchissement de la politique française au Vietnam. Beaucoup parlent de « volte-face » imposé par les nécessités internationales. Les conseillers de Sainteny estiment que le Vietminh a bien perçu ce changement de position depuis la conférence de Genève.
10Ceux qui espéraient un rôle nouveau de la France comme avant-garde de la coexistence pacifique en Asie doivent faire face aux réalités. La France est vue avec suspicion et les lignes de Guerre froide restent très marquées. l’otase est condamnée par la plupart des pays asiatiques qui y voient un pacte américain destiné à dresser les Asiatiques les uns contre les autres, voire un instrument de « contre-révolution ». La France y participe toutefois, malgré les réticences initiales de Paris et de l’Ambassadeur à Delhi. En fait, pour la France, l’Inde n’est guère accessible. Elle se rapproche de la Chine. Elle est favorable au Vietminh, qu’elle soutient à l’intérieur de la Commission internationale de contrôle en Indochine. Même si Mendès France engage enfin le règlement de la question des comptoirs (finalisé en octobre 1954), elle s’intéresse de près à la situation en Afrique du Nord.
11Malgré les contacts avec les Chinois lors de la conférence de Genève, malgré les espoirs de reprise de relations commerciales et malgré les discussions à Paris sur une possible reconnaissance de la Chine communiste, les espoirs sont rapidement déçus. Les contentieux sur les intérêts français en Chine ne sont pas réglés. Il n’est pas possible de faire de Haiphong un nouveau Hong Kong. La Chine est toujours suspectée de livrer du matériel militaire au Vietminh. Elle rallume la question de Formose à partir de septembre 1954, rendant encore plus difficile toute détente sino-américaine. L’alliance sino-soviétique apparaît très solide.
12Une reprise des combats n’est pas jugée impossible par les Français. Les forces de la rdvn semblent capables de se renforcer rapidement et de profiter encore de l’aide chinoise, tandis que la lutte politique minerait le Sud. Il faudrait donc éviter une politique de provocation en s’alignant trop sur les États-Unis et garder le contact avec le Vietminh. En septembre-octobre, c’est lui qui semble avoir le vent en poupe, tandis que le Sud en pleine désagrégation risque de tomber comme un fruit mûr entre ses mains. La victoire du Vietminh aux élections de 1956 est considérée comme certaine par la majorité des observateurs – mais aussi par le Vietminh lui-même et par des Vietnamiens du Sud qui préfèrent un Vietnam uni après une collaboration Nord-Sud plutôt qu’une solution « à la coréenne ». Dès lors, si la France veut maintenir ses intérêts dans le pays, la seule solution n’est-elle pas de s’entendre avec le Vietminh ? Les journalistes comme les fonctionnaires du Sud sont impressionnés par la discipline avec laquelle il prend possession d’HanoÏ en octobre 1954.
13Or, au même moment, la situation au Sud inquiète. La Chambre, en visite à Saigon, va même jusqu’à écrire que « la domination du Vietminh est déjà un fait accompli » [4]. Le problème est de savoir si ce constat doit amener à se rapprocher du Vietminh ou au contraire à préparer une évacuation, discutée en réunion de commandement à la mi-octobre. Cheysson écrit à La Chambre le 21 octobre : « Comme vous, je pense que le jour où il apparaîtra qu’il n’y a aucune chance de sauver le Vietnam du Sud, il faudra prendre avec courage la décision de replier les éléments du Sud qui n’ont pas leur place dans un régime communiste. Mais le Président ne souhaite pas que de telles décisions soient envisagées dès maintenant, vous le savez » [5]. Il est difficile de plier bagage après une défaite militaire. Un retrait précipité pourrait fragiliser la position de Mendès France, accusé de manière récurrente d’être le « liquidateur » de l’Indochine, et attiser les espoirs nationalistes en Afrique du Nord.
14De l’automne à l’hiver, les armes se préparent pour en finir avec un homme atypique qui fait ombrage. Mendès France veut faire de son voyage à Washington au mois de novembre une preuve de l’autonomie retrouvée, mais il est difficile de ne pas se trouver en position de demandeur alors que la question algérienne explose entre les mains du gouvernement. Surtout, les différends sur l’Indochine ne doivent pas gâcher l’effort de Mendès France pour « recoller les morceaux » avec les États-Unis et mettre un terme aux attaques de ses oppositions et aux efforts américains pour l’affaiblir. Or, depuis octobre, Eisenhower, poussé par Dulles, la presse et un « lobby vietnamien » en train de s’organiser, prend fait et cause pour Diem ; il décide d’un engagement accru des États-Unis en passant outre les susceptibilités françaises, et envoie au Vietnam son ami, le général Collins. Au même moment, Sainteny prend avec optimisme ses fonctions à HanoÏ investie par le Vietminh tandis qu’Ély estime que seul le départ de Diem peut empêcher l’effondrement du Sud. Ély critique à ce moment les « capitulations » de Mendès France face aux Américains, qu’il interprète comme un moyen de se débarrasser de l’Indochine, et s’emporte contre la nomination de Collins qui pourrait provoquer le Vietminh et accroître les désordres.
15Mais Ély change rapidement d’attitude, et veut collaborer à fond avec Collins, pour protéger le Corps expéditionnaire, maintenir l’aide américaine aussi diminuée soit-elle, et faire prendre conscience aux Américains que miser sur Diem est une erreur. Dès lors, la France semble s’aligner sur les États-Unis, même si Collins commence à douter du bien-fondé du soutien à Diem, mais sans en convaincre Dulles. Désormais, Ély condamne l’abandon du Vietnam par le gouvernement, et vante la coopération franco-américaine à Saigon et la nécessité de maintenir des troupes pour peser encore. Il fulmine contre tout le monde à Paris, et veut démissionner, mais Mendès France l’empêche de parler de départ. Une démission d’Ély ferait redoubler les attaques contre le président du conseil.
16En effet, le retour d’une mission parlementaire d’Indochine sert de prétexte pour attaquer Mendès France à la fin novembre et durant tout le mois de décembre, comme s’il s’agissait d’un premier round avant les débats sur la ratification des Accords de Paris. Le mrp est particulièrement virulent, en utilisant le sort des réfugiés du Nord pour condamner les illusions dangereuses de la mission Sainteny. Les critiques viennent aussi des soutiens de Mendès France, déçus que d’avantage n’ait pas été fait pour s’entendre avec le Nord. Les gaullistes s’affolent de l’abandon du Vietnam aux Américains. Frédéric-Dupont explique qu’il avait presque un accord en main, et bien plus avantageux, avant que Mendès France prenne les rênes des négociations à Genève.
17Toutefois, à l’orée de l’année 1955, l’horizon semble plus dégagé grâce à la ratification le 30 décembre des accords de Paris. Mendès France relance en janvier l’idée d’une conférence à quatre, afin de ne pas laisser les puissances communistes confisquer les idées de détente et de paix. Edgar Faure, désormais au Quai d’Orsay, est favorable à une ouverture vers Moscou et Pékin. Même la crise du détroit de Formose n’inquiète guère la diplomatie française, convaincue que la détente est en marche. De surcroît, la France n’est plus aux abois économiquement. 1954 a été une année d’expansion sans inflation. Les finances se sont améliorées, et pour la première fois depuis longtemps, les échanges extérieurs sont équilibrés. La bourse est au beau fixe. Mendès France, et surtout Claude Cheysson, peuvent dès lors essayer de lancer une politique un peu plus ambitieuse en Asie.
18Or, cette politique un peu plus hardie intervient alors que le rapport de forces au Vietnam paraît s’être inversé. La situation au Sud Vietnam semble stabilisée au début de l’année 1955. Les Américains sont optimistes et de plus en plus satisfaits de Diem. Certains généraux français pensent même que la bataille est gagnée. Le Quai d’Orsay estime que les transferts d’institutions au gouvernement national grâce aux accords de Paris du 29 décembre ont renforcé la légitimité de Diem. Ély est d’autant plus tenté dès lors d’empêcher toute manœuvre contre lui. Au même moment, la rdvn connaît des difficultés économiques. Elle n’a pas pu séduire les catholiques et les combat, dans une ambiance de durcissement « maoïste ». Des accords importants sont signés avec la Chine le 26 décembre. Ce raidissement est dû en partie à la politique américaine et à la prise de conscience qu’il n’y aura sans doute pas d’élection en 1956, et donc d’unification pacifique qui paraissait probable en 1954.
Une politique ballottée entre des acteurs multiples
19Il est difficile de savoir qui faisait la politique indochinoise de la France. Mendès France ne s’y intéresse que par intermittence, et parce qu’il y est contraint. Les rivalités bureaucratiques sont nombreuses. Et la plupart des acteurs s’accordent sur l’importance des formes de « grenouillage » à tous les niveaux.
20Après Genève, Mendès France a relégué l’Indochine loin dans sa hiérarchie de préoccupations. Il ne donne aux discussions sur le sujet qu’« une attention discrète », il a « refermé le dossier » ; l’« affaire est classée » [6]. Selon Claude Cheysson, qui suit au cabinet les affaires d’Indochine qu’il connaît bien pour avoir été détaché auprès de Bao Dai, Mendès France ne veut plus entendre parler de l’Indochine, et il lui confie bien d’autres dossiers. La puissance de la France ne résiderait pas dans ses colonies, mais dans sa santé économique et financière. Celle-ci permet de n’être plus en situation de mendicité avec l’allié américain, et d’envisager sans crainte un dialogue avec Moscou.
21Aucune réunion n’est organisée pour définir une politique indochinoise [7]. Mendès France évite de trancher. Il reçoit plusieurs fois Ély et Sainteny, mais séparément. Les entourages des deux hommes estiment que la politique de Mendès France n’est pas claire. Le Président n’est pas au fait des intrigues au Sud Vietnam pour remplacer Diem, des personnalités, et des intérêts ; il se contente de conseils vagues permettant de concilier des « forces traditionnelles » (telles les sectes) au niveau local et un gouvernement central qui ferait quelques réformes. Ses rares interventions dans ces intrigues sont peu vigoureuses et ne sont pas suivies d’effet. Il demande à ses ministres de s’arranger entre eux avant les discussions franco-américaines de septembre, sans trancher dans leurs différends. De temps en temps seulement, Cheysson transmet un arbitrage du président du conseil.
22Dès le départ, Ély s’oppose à la mission Sainteny, alors que celui-ci est persuadé qu’en 1946 sa politique de dialogue avec Ho Chi Minh a été sabotée par les autorités françaises à Saigon. Le ministre Guy La Chambre nomme Sainteny en feignant de ne pas avoir reçu les derniers avertissements d’Ély, qui apprend la nouvelle par la radio. En août, le général se rend à Paris pour peser sur la rédaction des instructions remises à Sainteny. Il craint un abandon du Sud, et a fait savoir aux Américains qu’il démissionnerait s’il n’obtenait pas ce qu’il voulait. Il s’oppose à une politique symétrique au Nord et au Sud. Il bataille pour éviter toute politique ambitieuse au Nord. En effet, la mission Sainteny est privée de sa dimension politique, et Sainteny est rattaché à Saigon. Alors qu’Ély fait placarder partout des affiches affirmant que la France n’a pour position que la reconnaissance du Vietnam national, Sainteny prétend lui aussi que sa politique est celle de Paris. Il est certain d’avoir reçu des encouragements du président du conseil lui-même. Peut-être s’est-il fait « rouler » par lui ; plus vraisemblablement, il croyait tant en sa « mission » et en sa vision « romantique » de la « réconciliation » avec Ho Chi Minh qu’il ne voulut comprendre que ce qui allait dans son sens. Dès les premières difficultés, il s’en prend à la duplicité du gouvernement français, aux manœuvres d’Ély et de son entourage, et aux Américains.
23Ély, lorsqu’il était chef d’état-major des armées, voulait limiter les transferts d’effectifs vers l’Indochine. Une fois commandant en chef en Indochine, il ne veut pas voir fondre ses troupes et a tendance à exagérer ses besoins. Or, la guerre d’Indochine a « asséché toutes nos ressources en hommes et en énergie », déplore François Mitterrand au moment où il doit éteindre l’incendie naissant en Algérie [8]. Il n’est pas question de maintenir 165 000 hommes en Indochine alors qu’il n’y en a que 95 000 en Afrique du Nord et qu’il n’est pas possible de puiser dans les effectifs du théâtre Europe à l’heure du réarmement allemand. Pour justifier une déflation rapide en Indochine, la Défense imagine une réduction de la mission du corps expéditionnaire, en arguant qu’il n’y a plus de danger de guerre ouverte et que le processus d’application des accords de Genève est en bonne voie. Edgar Faure veut quant à lui entamer dès l’automne le formatage du corps expéditionnaire en fonction de l’aide escomptée des États-Unis. Or, lorsque Washington annonce la somme allouée pour 1955, il apparaît que celle-ci ne couvrira qu’un quart du coût du corps expéditionnaire. Mendès France donne donc son accord pour une déflation accélérée, plutôt que de demander plus d’aide aux Américains. Ély accourt aussitôt à Paris et se bat pour obtenir un plancher de 75 000 hommes jusqu’à la fin de 1955, afin de compter auprès des Américains et de limiter les risques alors même que l’engagement accru des Américains les accroît.
24Le ministère des Finances freine le plan d’assistance au Vietnam du Sud : il refuse tout engagement tant que le coût du corps expéditionnaire n’aura pas diminué, car il considère l’« enveloppe Indochine » de manière globale. Edgar Faure veut bien un plan ambitieux, mais si les États-Unis en assument la plus large part. Malgré la volonté de Mendès France de mettre en place une aide économique valable, il ne s’agit bientôt plus que d’une petite tranche de dix milliards de francs afin de préparer les élections de 1956… mais qui sert en fait pour partie à indemniser des planteurs. Edgar Faure pèse lourd dans les négociations franco-américaines. Il est prêt à se débarrasser des dépenses afférentes à l’Indochine en étant persuadé que les États-Unis s’empresseraient de les prendre en charge.
25Le Quai d’Orsay, qui avait pu enfin peser dans les affaires d’Indochine par le processus menant à la conférence de Genève, essaye de préserver sa place. C’est un diplomate et non un « colonial » qui est nommé adjoint d’Ély. Le Quai d’Orsay se méfie du ministère chargé des Relations avec les États associés, peuplé de « coloniaux », hostile aux Américains, et peu conscient des enjeux régionaux et internationaux. C’est le ministère des Relations avec les États associés qui mène pourtant la danse dans les décisions quotidiennes, d’autant que le Quai d’Orsay est jugé ignorant du terrain indochinois. Le ministre Guy La Chambre laisse agir Raphaël-Leygues, affilié au Rassemblement des gauches républicaines : favorable à une solution de « troisième voie », il part en mission officieuse au Vietnam avant même le ministre. Ély le soupçonne de vouloir prendre la place de La Chambre, s’inquiète de ses contacts, mais correspond avec lui avec un code spécial et s’accorde un temps avec lui à l’automne pour pousser la candidature de Buu Hoï, alors que ce prétendant au pouvoir à Saigon parle trop de réconciliation avec le Vietminh pour que les Américains l’acceptent.
26Désormais loin des centres de décision dont il était un pilier indispensable lorsqu’il était à Paris, le général Ély se méfie des personnes qui peuvent amener Mendès France à mener une politique différente de la sienne. À plusieurs reprises, il est question dans son Journal de « consortium extérieur », de « clan », de « mafia » menant un « jeu occulte », ce qui nécessite qu’il aille imposer ses vues à Paris, en parlant directement au président du conseil. En même temps, Ély avait décidé dès son arrivée de « devancer Paris pour les décisions » [9]. Mais il a du mal à imposer son autorité sur place : il est critiqué par tous ceux qui s’accrochent à leurs intérêts en Indochine ou qui estiment indigne que la France cède la place aux Américains. Il craint les manœuvres de la « Maison Salan », même après le départ du général vers l’Europe le 9 octobre. Ély est bien moins familier des milieux politiques et militaires vietnamiens, et n’est ni un homme de contact ni de décision. Il fait face au « régime des colonels », auquel il essaye d’imposer un peu d’ordre. Mais il a de mauvaises relations avec les marins, qui considèrent que l’Indochine est leur œuvre. Nombre d’officiers français sont liés aux sectes et aux officiers et hommes politiques vietnamiens. Ély s’en prend également aux milieux d’affaires, hostiles à Diem.
27Ély, qui avait exigé de cumuler les fonctions civiles et militaires lorsqu’il était parti, à contrecœur, pour l’Indochine après Dien Bien Phu, se voit imposer un adjoint civil issu du Quai d’Orsay, Jean Daridan, alors ministre-conseiller à Washington. Il préfère pourtant utiliser Michel Wintrebert, ancien camarade de classe de Diem, pour ses contacts avec le chef du gouvernement vietnamien. Daridan est vite accusé par le général d’être venu à Saigon avec pour mission soit de liquider l’Indochine, soit de se rapprocher du Vietminh. Les relations sont exécrables entre les deux hommes. Daridan considère que l’amitié franco-américaine est un dogme pour Ély, et rapidement il s’oppose aux Américains et à Diem en jouant la Cochinchine et les sectes. Il propose sa démission dès janvier 1955, et finit par quitter l’Indochine le 3 avril. La Chambre pour sa part louvoie, dans les solutions alternatives à Diem, entre d’anciennes figures pro-françaises sans légitimité et des solutions « progressistes » inacceptables pour les Américains. Ély est rapidement dépassé par les intrigues et il doit constater que personne ne suit sa politique.
28Les réseaux favorables à Bao Daï et leurs ramifications en métropole sont mal connus : l’ancien ministre Letourneau en fait partie. Le ministère des Relations avec les États associés (la « Rue de Lille »), traditionnellement légitimiste, est en contact avec l’Empereur à Cannes par l’intermédiaire de l’ancien Commissaire général à Saigon, Maurice Dejean. Cheysson insiste pour que Bao Dai ne revienne pas au Vietnam ; mais Français, Américains, représentants des sectes, alliés et famille de Diem s’affairent auprès de lui pour obtenir qui le maintien de Diem, qui son éviction, et pour composer des formules politiques qu’il pourrait accepter. Les hommes du ministère des Relations avec les États associés tirent à hue et à dia : certains sont prêts à miser sur Li Van Vien, le chef des Binh Xuyen, bandits ralliés et propriétaires de tripots à Cholon, qui fournissent à l’Empereur argent et femmes, tandis que d’autres critiquent ce « scandaleux rapprochement ».
29Si Mendès France prétend préserver les intérêts français au Vietnam, les acteurs économiques font des choix. Les entreprises françaises ont souvent choisi de partir d’elles-mêmes du Nord, même si les autorités militaires françaises ont parfois précipité le mouvement, notamment en faisant valoir qu’elles ne pourraient plus assurer leur protection. De grands noms du capitalisme colonial appellent à rester, comme Edmond Giscard d’Estaing ou Paul Clerget, directeur des Charbonnages du Tonkin. Mais le précédent chinois pèse lourd. Il y a beaucoup d’incertitudes sur la possibilité d’échanger avec le Sud et avec l’extérieur, en cas d’extension au Nord Vietnam des mesures d’embargo appliquées à la Chine communiste. Dès lors, la question des indemnisations devient rapidement obsessionnelle. Georges Varenne parle de « foutre le camp, tout le monde », et Paul Bernard dit ne pas croire aux garanties. Malgré les efforts pour rassurer les hommes d’affaires et l’accord commercial du 10 décembre conclu avec la rdvn, l’Union des syndicats professionnels indochinois juge les garanties insuffisantes et craint les rétorsions américaines. La Banque de l’Indochine suit ses appels au retrait. Au Sud, les entreprises ne peuvent plus compter sur un débouché captif. Les Français en arrivent à mendier auprès du gouvernement vietnamien pour qu’il achète avec les dollars de l’aide américaine quelques produits français, et à envisager de mettre en place une aide à l’exportation. Les coloniaux du secteur privé, voyant que leurs produits sont concurrencés par les produits américains et japonais sont de plus en plus critiques à l’égard de Diem, tandis que Paris commence à souhaiter un désinvestissement et des transferts vers l’Afrique noire.
Une politique résultant d’interactions avec les acteurs américains et vietnamiens
30Le schéma d’ensemble paraît simple. Les Américains ont évincé les Français au Sud, et ceux-ci n’ont pas pu se maintenir au Nord car la rdvn était vraiment communiste. Mais au lendemain des accords de Genève, les jeux n’étaient pas faits. Les Américains ménagent souvent les Français et ceux-ci, conscients de leur manque de moyens, voient certains avantages à les associer, à en tirer parti, où à justifier leur désengagement par les intrusions américaines. Les Vietnamiens ne sont pas des enjeux passifs des rivalités franco-américaines, et les Français vivent mal leur défiance et le fait qu’ils semblent se jeter au cou d’un protecteur plus riche. Au Nord, les tensions ne sont pas seulement liées à des choix politiques des deux parties, mais aussi à des rapports tendus sur le terrain.
31Le Pentagone donne l’ordre d’arrêter toute livraison de matériel militaire à la France en Indochine dès les lendemains des accords de Genève, alors que le corps expéditionnaire en a encore cruellement besoin. Et pourtant, le « pipeline Indochine » continue, et les Français préfèrent « faire le mort » [10] en récupérant le plus de matériel possible, même inutile, plutôt que de présenter de nouvelles demandes. Le désordre est patent au sein de la mission militaire américaine. En septembre, l’Administration américaine a conscience qu’il est possible de peser sur la France sans que le bluff d’un retrait du corps expéditionnaire soit pris au sérieux. À Paris et à Saigon, on fait les comptes pour s’assurer du versement de l’aide importante promise en 1954 et obtenir de l’aide pour 1955. Sans cette aide, les troupes françaises seraient obligées d’évacuer l’Indochine. Les Français essayent de nouveau de jouer sur le rôle essentiel du corps expéditionnaire pour la défense du monde libre, et donc sur la nécessaire solidarité de l’allié américain. Les Américains comprennent ce chantage, mais ne sont pas pressés de remplacer les Français, dans un Sud Vietnam où règne le désordre. En cas d’échec, la France serait responsable, et non pas les États-Unis que les Français essayent d’entraîner dans leur chute.
32Dans les discussions franco-américaines de Washington en septembre, Edgar Faure n’hésite pas à placer la barre très haut, en demandant aux Américains de régler deux tiers de la facture du corps expéditionnaire, trois quarts de celle de l’aide économique et la totalité du coût des armées nationales. Il est clair que le maintien des troupes françaises est subordonné à l’octroi de l’aide américaine. Sans elle, rappelle Ély, « nous ne pourrions tenir » [11]. À ce chantage répond celui des Américains qui subordonnent leur aide au soutien à Diem. Les chantages réussissent à moitié. La France soutient mollement Diem le temps que le Congrès issu des élections de novembre vote l’aide, et les États-Unis ne donnent au corps expéditionnaire qu’un quart des sommes demandées. Les Américains accusent ensuite la France de ne pas assez soutenir Diem, voire de miner son autorité, et les Français critiquent l’insuffisance de l’aide américaine, et utilisent cet argument pour accélérer la déflation des effectifs du corps expéditionnaire.
33Les demandes américaines d’aide directe au Sud Vietnam sont souvent considérées comme un coup de force de Washington pour évincer les Français. Mais ceux-ci sont consentants, notamment le ministère des Finances. Edgar Faure espère que si la France ne peut plus « saisir » les dollars à l’entrée, elle pourra les « ressaisir » à la sortie, par les achats du Sud Vietnam ; dès lors, l’objectif est d’obtenir un accord sur l’utilisation des devises. Le ministère des Relations avec les États associés tempère les ardeurs de la direction des Affaires économiques du Quai pour le plan d’assistance au Vietnam du Sud, en insistant sur le peu d’atouts économiques du Sud par rapport au Nord et sur le risque d’investissements à fonds perdus si le premier était absorbé par le second ; surtout il est fait remarquer que l’aide américaine est déjà beaucoup plus importante et plus « professionnelle ». Que les Américains prennent en main l’instruction de l’armée vietnamienne n’est pas pour déplaire aux militaires français qui y voient un moyen de les « mouiller » ; de plus, les relations entre instructeurs français et soldats vietnamiens sont mauvaises, et l’instruction n’est plus vraiment assurée. Les Français ont même envisagé d’en faire eux-mêmes la demande aux Américains, convaincus qu’« ils se défileront » [12]. Dans les négociations, il s’agit seulement d’en faire une concession appelant compensation et de veiller que les modalités ne violent pas les accords de Genève.
34Les États-Unis sont plus pressants pour le Nord. Paris demande des assurances aux États-Unis afin de ne pas subir des discriminations sur les visas ou bien la constitution de « listes noires » d’entreprises situées au Nord ou commerçant avec lui. Mais Washington et Londres veulent appliquer les règles du cocom durcies pour la Chine dans le cadre du chincom, et ainsi « verrouiller la porte tonkinoise » ; il est même question d’étendre les restrictions au reste de l’Indochine, puisque le 17e parallèle est loin d’être étanche. Les Américains craignent que leur aide au Sud soit l’objet de trafics avec le Nord. Mendès France ne veut pas de brèche dans l’embargo, mais un système de licences pour les entreprises françaises. Il arrive à obtenir quelques concessions des Américains, notamment pour Haïphong, tandis que Diem s’efforce de freiner les échanges avec la « zone viet ».
35Rétrospectivement, il est difficile d’imaginer un soutien américain à une politique ambitieuse au Nord Vietnam, un flux constant de dollars pour maintenir un corps expéditionnaire dont la présence est une des causes du nationalisme vietnamien, une bénédiction américaine pour les hommes d’affaires coloniaux ou pour les instructeurs des armées nationales jugées par les Français mêmes brutaux et de piètre qualité, et un soutien à des formules politiques improvisées et souvent effarantes, dont le seul but était d’écarter Diem et de faire perdurer les formes diverses de la domination française. Le Pentagone a hésité à s’engager tant que la situation n’était pas stabilisée, mais, une fois mis en route, il veut avoir place nette et ne pas avoir à traîner le boulet français. C’est Dulles qui en définitive estime qu’il faut être patient et coopérer encore avec les Français.
36Diem n’était pas seulement la marionnette des Américains. L’austère Ély a une certaine admiration pour lui. Les études récentes montrent qu’il était une personnalité complexe et capable [13], même si aux yeux des Français, il apparaissait trop « mandarin », trop « catholique espagnol » (doté d’une foi agressive et militante), voire trop dictatorial, alors même que l’organisation et la discipline Vietminh fascinaient. Les alternatives à Diem ne sont guère crédibles, qu’il s’agisse de politiciens pro-français usés ou inconnus, de chefs de sectes, voire de la vieille solution cochinchinoise, et personne ne défend les mêmes options. Les Vietnamiens qui risquent de perdre positions et profits en cas de maintien de Diem au pouvoir et de retrait français rivalisent entre eux ou forment des ententes précaires, montent les Français contre Diem, mais sont prêts à s’entendre avec lui si les États-Unis les payent, miment leur opposition pour faire monter le prix de leur ralliement, alternent la menace de s’entendre avec le Vietminh et l’assurance qu’ils sont les fers de lance de la lutte anticommuniste. Bao Dai est encore capable de tirer les ficelles, puisque tous les acteurs se tournent vers lui. Sur place, les Américains insistent sur l’impopularité des Français, qui n’est pas seulement le fait de la propagande de Diem. Les incidents sont nombreux dans les transports publics et contre les soldats français. La fonction première du corps expéditionnaire devient de se protéger lui-même, tandis que dans la pratique il est aussi utilisé pour protéger les plantations. Les armées nationales souhaitent s’émanciper de la tutelle française et profiter de la manne américaine.
37La rdvn parle de tendre la main au peuple français, et non au gouvernement français. Si Sainteny a des ambitions, non seulement au Vietnam mais aussi en Chine qui pourrait de nouveau être ouverte par le Sud, il n’est guère optimiste durant l’été 1954. Les informations qu’il reçoit du Nord Vietnam sont peu encourageantes. Le Vietminh se tourne principalement vers la Chine et l’Union soviétique pour obtenir de l’aide, et la main tendue aux Français ne l’est pas franchement, et avant tout avec des considérations à court terme. Surtout, au-delà de la ligne officielle, les contacts locaux ne sont guère engageants.
38Le cessez-le-feu n’a en effet pas mis fin à tous les accrochages, aux représailles, et aux mouvements de foule destinés à gêner les mouvements de l’armée française ou à obtenir la défection des soldats de l’État vietnamien ; la guerre chaude vire à la guerre froide. Les officiers de l’apvn multiplient les plaintes contre les Français auprès de la Commission internationale de contrôle et essayent d’en séduire les membres. Le processus d’échanges de prisonniers est lent et pénible. Le Vietminh bombarde les Français de demandes auxquelles les Français ne peuvent pas répondre (d’autant que le gouvernement vietnamien est peu coopératif), il organise des mises en scène pour avoir le beau rôle lors des échanges de prisonniers, et il cherche à retourner les combattants africains et nord-africains. Les Français sont heurtés par les tergiversations de l’adversaire, par l’état déplorable des prisonniers rendus, et par le nombre d’individus prétendument morts en captivité. Le Vietminh multiplie les obstructions à l’exercice du droit d’option, tandis que la propagande française, comme celle des Américains, s’efforce de favoriser la fuite vers le Sud. Les négociations économiques et culturelles sont tendues : les Français veulent des garanties alors que la rdvn veut assurer le transfert des biens publics à Hanoï. Or les interlocuteurs Vietminh se plaignent des pillages et des évacuations sauvages de matériel. Ils sont pointilleux, rigides et revendicatifs, à la fois parce qu’étant inexpérimentés ils ont peur de se faire « rouler », et parce qu’ils semblent endoctrinés. Le conseiller juridique d’Ély parle de négociations « horribles » avec des Vietminh « effrayants » [14]. Sainteny note que ce ne sont pas les mêmes hommes qu’en 1948, tandis que Jean Lartéguy décrira ces hommes inhumains, glaciaux, paperassiers [15]. De surcroît, les Vietnamiens anticommunistes s’efforcent de saboter les transferts.
Malgré ces ballottements, la politique indochinoise de Mendès France fut relativement constante
39Les documents de juillet 1954 montrent qu’il n’est pas question pour Mendès France de grande politique au Nord. Le contact doit être maintenu pour éviter une reprise des combats et sauvegarder autant que faire se peut les intérêts français, sans illusions. Sainteny est choisi pour ce qu’il représente, à savoir l’occasion manquée huit ans plus tôt d’éviter une guerre. Ce « signal » peut être réactivé en fonction des circonstances, si la détente est durable ou si le Vietminh remporte les élections de 1956. Certes, Mendès France a sans doute affadi les instructions à Sainteny au mois d’août 1954, mais il lui a donné verbalement des assurances. Mendès France et La Chambre s’efforcent de placer la question des relations entre la France et la rdvn hors des discussions franco-américaines. L’objectif reste de présenter « un front uni franco-américain au Vietnam du Sud », mais il n’est pas question de contester la rdvn au Nord, et surtout d’entrer dans les projets américains pour la déstabiliser. Mendès France ne voulait pas plus que Sainteny jette l’éponge, alors qu’il était un symbole pour son aile gauche et pour les gaullistes, qu’une démission d’Ély qui aurait servi l’opposition. La Chambre explique qu’avec Ély au Sud et Sainteny au Nord, il est « paré ».
40La France ne s’est pas alignée sur une quelconque politique belliciste américaine en entrant dans l’otase en septembre 1954. Le Pacte de Manille résulte de compromis entre ses membres et d’une évolution de la position des Américains, qui veulent certes montrer la détermination du « monde libre » après la défaite de Dien Bien Phu et la « perte » du Vietnam du Nord, mais ne veulent pas se lier les mains ni trop s’engager dans la région. La France montre sa solidarité avec les alliés anglo-saxons. Elle obtient une forme de protection des États associés et donc la possibilité que le corps expéditionnaire ne se retrouve pas seul en première ligne en cas d’« agression » communiste. L’otase constitue une justification pour le maintien de la présence française en Indochine et donc en Asie, indispensable pour son statut de grande puissance mondiale. La France peut même prétendre avoir, par sa présence dans l’organisation, une influence modératrice sur les États-Unis. En effet, elle passera son temps à freiner des quatre fers tout effort d’institutionnalisation et de planification. Et elle pourra invoquer la couverture de l’otase pour justifier son désengagement militaire du Vietnam en 1956.
41Lors de son voyage à Washington, Mendès France vient avec une longue liste de demandes, mais il ne peut se battre trop sur l’Indochine alors qu’il espère le soutien des États-Unis sur l’Algérie. Il a sans doute pensé « À eux le Vietnam, à nous l’Algérie ». Il montre toutefois que le soutien français à un prix : le respect des accords de Genève, une coopération franco-américaine sur place, une tolérance à l’égard du maintien d’intérêts français au Nord. Il constate que Washington a encore besoin de la France en Indochine, et veille à ce que la transition se déroule progressivement, un abandon brutal risquant d’avoir des résonances en d’autres lieux, en particulier en Algérie.
42Ély et Sainteny sont à Paris fin décembre et au début du mois de janvier. Ils font valoir leurs arguments et Mendès France les reçoit. Il conclut qu’il faut faire quelque chose au Sud en s’appuyant sur un gouvernement valable, voir ce qui peut être préservé au Nord et adopter une position d’attente au cas où la détente internationale s’approfondirait, le tout en coopération avec les États-Unis, mais en veillant à ce qu’ils n’empiètent pas sur les intérêts culturels français et ne violent pas les accords de Genève. Il y a donc une grande continuité.
43Toutefois, Mendès France demande à Cheysson de proposer une politique asiatique plus ambitieuse. Celui-ci suggère d’inscrire la politique indochinoise dans une politique régionale désidéologisée. Jeune haut fonctionnaire modernisateur, il souhaite mettre en place des hommes jeunes. Il suggère de préparer le Quai d’Orsay, malgré sa prudence, à s’intéresser plus à la Chine communiste pour être prêt à s’engager dans une possible « course à la Chine » entre les Occidentaux. Cheysson parlait dès 1953 de « ceinture neutre du Vietnam au Pakistan », et avait été impressionné par le rôle de l’Inde durant la conférence de Genève [16]. Il estime qu’il faut lui tendre la main, maintenant que la question des comptoirs est réglée. Un voyage de Nehru en France est organisé ; il faillit ne pas avoir lieu, mais en définitive Mendès France rencontre le Premier ministre à Orly, un peu à la sauvette, le 14 février. Enfin, Cheysson souhaite ne pas céder la place aux Américains au Cambodge et au Laos ; ainsi, la France contenterait l’opinion asiatique et préserverait un rôle et une présence à la mesure de ses faibles moyens.
44Mais la direction d’Asie du ministère traîne les pieds sur la Chine, et ne veut pas que les questions chinoise et vietnamienne pèsent sur les relations franco-américaines. Au Nord Vietnam, les négociations sont peu encourageantes : la rdvn se tourne de plus en plus vers ses alliés communistes et l’enjeu de l’évacuation d’Haïphong au printemps 1955 est obsessionnel. À Saigon, Ély poursuit sa politique de collaboration étroite avec les États-Unis qui s’accrochent d’autant plus à Diem que celui-ci semble avoir assis son pouvoir. Or Mendès France, sensible aux critiques adressées à son gouvernement à l’automne, souhaite montrer qu’il résiste à l’« entrisme » américain en Indochine. Peut-être a-t-il voulu faire valoir, aux yeux de l’histoire, qu’il n’a pas abandonné le Sud Vietnam aux Américains, et reporté cette responsabilité sur Ély. De même, il donne son accord à quelques mesures qui pourraient faciliter les échanges avec la rdvn, non sans consulter en permanence des Américains de moins en moins enclins à accepter les arrangements français. Ély songe donc à démissionner, estimant que Paris flirte trop avec le Nord et ne croit pas à l’amélioration au Vietnam du Sud. Il envoie dans les premiers jours de février des télégrammes et une lettre très critiques. La Chambre et Mendès France répondent par des arguments techniques et juridiques, au moment où le gouvernement lutte pour sa survie. Il est renversé le 5 février. Ély craint un moment que sa lettre puisse apparaître comme un maillon d’une manœuvre pour faire chuter Mendès France.
45Ainsi, il n’y a pas eu vraiment d’occasion manquée de redonner un rôle à la France en Asie, ni un reniement de Mendès France, qui n’avait pas fixé la barre très haut, ni un abandon de l’Indochine. Le président du conseil n’était ni superman ni « capitulard ». Au mieux, il a laissé se constituer une somme de petites politiques dans un cadre qui préservait la sécurité du corps expéditionnaire, l’alliance américaine et un certain dialogue avec les communistes d’Asie. Le désengagement n’est pas un sauve-qui-peut, et il a la caution américaine, puisque les effectifs du corps expéditionnaire dépendent de l’aide américaine. Les Français ont pu marchander à la fois leur maintien et leur retrait. L’otase ne lie pas trop la France, mais montre sa solidarité et lui permet de garder un pied en Asie. La France a pu sauvegarder quelques intérêts au Nord, et a montré que les « beaux esprits » parisiens (l’expression est de Claude Cheysson) ont surestimé la volonté d’ouverture du Vietminh.
46Ce fil politique a existé alors que Mendès France n’avait guère de prise sur la situation. En effet, comment peser sur la politique des États-Unis qui jugent que l’aventure indochinoise de la France a été un échec ? Comment peser sur les choix de Moscou, Pékin et Hanoï lorsque la France n’est plus un enjeu central une fois les combats finis en Indochine et le réarmement allemand décidé ? Comment peser sur une situation illisible au Sud Vietnam, où Diem en définitive apparaît comme une chance de stabilisation ? Pouvait-on vraiment miser sur une rdvn « titiste », avant-poste d’une détente asiatique ou sur un Vietnam du Sud « coréisé » qui gagnerait comme en Corée la compétition économique avec le Nord ? Mendès France ne pouvait pas risquer son crédit politique en forçant le destin sur un terrain lointain, secondaire pour les intérêts de la France, et où les échecs avaient déjà été trop nombreux.
Notes
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[1]
Cet article s’appuie sur une partie de ma thèse, La France et l’Indochine (1953-56). Une « carte de visite » en « peau de chagrin », Paris, Sciences Po, 2002, p. 830-1497.
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[2]
Raymond Aron, « Le choix n’est pas encore fait », Le Figaro, 6 septembre 1954.
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[3]
Télégrammes de Mendès France à La Chambre, 4 et 6 septembre 1954, Documents diplomatiques français, 1954, no 132 et 135.
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[4]
Lettre de La Chambre pour Mendès France, 13 octobre 1954, Archives du ministère des Affaires étrangères, Asie-Océanie, dossiers généraux, dossier 267.
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[5]
Lettre de Cheysson à La Chambre, 21 octobre 1954, Service historique de la Défense (shd), Papiers La Chambre, carton Z 14417.
-
[6]
Jean Chauvel, Commentaire, tome 3 : de Berne à Paris (1952-1962), Paris, Fayard, 1973, p. 113, témoignage de Claude Cheysson, lettre de Theobald à Michelet, 16 septembre 1954, Papiers Michelet (Brive), carton 59.
-
[7]
Henri Froment-Meurice, Vu du Quai. Mémoires, 1945-1983, Paris, Fayard, 1998, p. 131.
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[8]
L’expression est rapportée au conseil supérieur des forces armées du 5 novembre 1954, shd, carton 7R 3.
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[9]
Note du 4 juillet 1954, shd, Papiers Ély, carton 40.
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[10]
Fiche de la section u.s. du 4e Bureau de l’emift sur l’aide matérielle américaine, 15 novembre 1954, shd, carton 10H 1592.
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[11]
Compte rendu de la réunion de commandement du 12 octobre 1954, shd, Papiers Ély, carton 41.
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[12]
Compte rendu de la réunion du 17 septembre 1954 sur l’armée vietnamienne, shd, Papiers Ély, carton 41.
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[13]
En dernier lieu, Edward Miller, « The Diplomacy of Personalism: Civilization, Culture and the Cold War in the Foreign Policy of Ngo Dihn Diem », in Christopher E. Goscha et Christian F. Ostermann (éd.), Connecting Histories. Decolonization and the Cold War in Southeast Asia, 1945-1962, Stanford, Stanford University Press, 2009, en particulier la note 1.
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[14]
Témoignage de Jean-Jacques De Bresson.
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[15]
Jean Lartéguy, Les Centurions, Presses de la Cité, 1960, p. 112-117.
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[16]
Lettre de Cheysson, 19 octobre 1953, Archives nationales, Papiers Reynaud, carton 36.