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Article de revue

La représentation des intérêts étrangers au Département fédéral des Affaires étrangères : témoignage d'un diplomate

Pages 87 à 92

Notes

  • [1]
    Nicolas Rion, « Une occasion risquée pour la diplomatie suisse », Politorbis no 40, 1/2006, dfae, Berne.

1À mon entrée au Département, au début des années 1970, la question des intérêts étrangers (ie) faisait l’objet d’une grande déférence, comme tout ce qui touchait aux bons offices (bo) dont elle relève. Les services rendus par la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale, période durant laquelle elle a exercé plus de deux cents mandats de représentation des intérêts étrangers pour le compte de trente-cinq pays, étaient considérés, vingt-cinq ans plus tard, comme un haut fait de la diplomatie suisse. Ce succès prouvait toute l’utilité du statut sui generis de la Suisse et conférait encore toute sa pertinence à la politique de neutralité.

2Les stagiaires diplomatiques eurent droit à un cours donné par l’ambassadeur Raymond Probst, témoin de la grande époque, théoricien incontesté de la matière, et futur secrétaire d’État.

3La procédure à suivre visait à séparer les ie et la marche normale des relations diplomatiques bilatérales. Il incombait au Conseil fédéral d’accepter le mandat, qui lui était formellement confié. La correspondance relative à ce mandat était acheminée de l’ambassade de Suisse dans le pays où il s’exerçait (pays d’accueil) au service ie à Berne ; ce dernier convoquait l’ambassadeur en Suisse du pays mandant. L’ambassade de Suisse dans ce dernier pays n’était pas nécessairement informée de ces échanges.

4À mes yeux, l’essentiel du travail se rapproche de l’activité de notaire : tenir des listes et registres, administrer des immeubles, distribuer des rentes ou des papiers aux ressortissants de l’État mandant, parfois des visas. Un travail de routine, précis et de qualité, où la discrétion est de rigueur, était requis, touchant aux domaines administratif, consulaire, technique et humanitaire. Parfois il s’agissait de transmettre des notes diplomatiques ou des demandes officielles, ce qui n’impliquait pas une action politique à proprement parler de la part du titulaire du mandat.

5Les ambassades de Suisse qui en avaient la charge matérielle, créaient une section des ie, distincte des autres activités, et dirigée par un agent consulaire ou un diplomate du rang de premier secrétaire, bénéficiant de renfort de la Centrale s’il y avait lieu. Tous les frais, y compris ceux de personnel, étaient facturés trimestriellement au pays représenté, ce qui faisait l’objet d’un accord administratif avec ce dernier, complétant les dispositions des articles 45 et 46 des conventions de Vienne. La Suisse n’avait évidemment pas le monopole de ce genre de services, et les pays en rupture recouraient souvent à des représentants avec lesquels ils éprouvaient une certaine affinité. Cependant, sur le plan technique, la qualité et la solidité du travail de la Suisse dans ce domaine étaient reconnues.

Le conflit indo-pakistanais de 1971-1972

6Quelques mois après mon entrée au stage diplomatique, je fus convoqué soudainement à Berne, en décembre 1971, en compagnie d’un collègue. Nous étions en formation à Genève, et laissâmes là notre volée pour rejoindre de toute urgence le service ie, qui s’était transporté au Palais fédéral, dans une cellule de crise improvisée.

7La guerre avait éclaté entre l’Inde et le Pakistan à propos de l’indépendance du Bangladesh. La Suisse l’avait vue venir, et avait multiplié les offres de bons offices, que les deux parties finirent par accepter. Vaste opération, qui, dans ses premières phases, consistait surtout à évacuer les centaines de fonctionnaires diplomatiques et consulaires de l’un et l’autre pays retenus chez l’ennemi, sans possibilité de regagner le sol du pays d’envoi. La population menaçait de leur faire un mauvais sort.

8La compagnie nationale d’aviation Swissair, sollicitée d’organiser les transports nécessaires, avait mieux à faire en période de Noël : elle n’était disposée à collaborer à ces échanges qu’après le 10 janvier de l’année suivante, ce qui était trop tardif en raison des risques encourus. La Suisse s’apprêtait à se tourner vers l’Allemagne, dont le gouvernement avait le pouvoir de réquisitionner les appareils de sa société nationale, Lufthansa. Informée in extremis de ce recours forcé à la compagnie allemande Swissair se ravisa, se déclarant alors prête à débarquer touristes et orchidées en Thaïlande et autres destinations asiatiques prisées « si le gouvernement suisse nous en donne l’instruction ».

9Encore fallait-il mettre au point les plans de vol, s’assurer que les informations parviendraient aux états-majors et qu’un couloir aérien serait réservé aux avions suisses, les opérations militaires dûment suspendues… Tandis que nous avions des communications directes avec l’Inde, la radio que Berne avait pris la précaution d’expédier à Islamabad était littéralement restée en rade à Karachi. À l’époque, c’était un appareil de la dimension d’une armoire à glace. Nous étions donc tributaires des ptt pour nos échanges de télégrammes avec l’ambassade de Suisse au Pakistan, qui pouvaient prendre jusqu’à dix-huit heures… Le temps pressait, la foule devenait de plus en plus hostile et défilait devant les locaux désormais protégés par la Suisse.

10Un premier plan de vol fut envoyé au début du week-end et les deux capitales en accusèrent réception, mais il s’avéra nécessaire de le modifier. Nous leur avons donc expédié le nouveau document. L’évacuation des personnels devait débuter le lundi et nous n’avions aucune réaction du Pakistan. Fallait-il dès lors ajourner l’opération ou prendre le risque de la maintenir en l’absence de confirmation de l’une des parties ? Nos responsables avaient opté pour l’action malgré tout, et quelques heures avant l’échéance, Islamabad donna sa quittance de justesse : ce fut le premier message transmis par la radio enfin installée ! Les personnels diplomatiques et consulaires regagnèrent leur pays respectif sans problème, et dans les temps impartis.

11Cependant, nous étions employés à rédiger des notes, pour transmettre des listes d’inventaire et des procès-verbaux de reprise des locaux, des documents et des biens des ambassades et consulats placés sous la protection suisse. Nous prenions connaissance de toute la correspondance diplomatique relative au conflit qui nous occupait.

12La routine fut interrompue lorsque notre équipe réalisa que la qualité de puissance protectrice exercée par la Suisse au titre de la convention de Vienne comportait également les fonctions de protection humanitaire définies dans les conventions de Genève. L’Inde ne l’entendait pas ainsi et fit mine de retirer le mandat donné à la Suisse si celle-ci persistait dans son interprétation. Le département dépêcha sur place un de ses diplomates les plus chevronnés, qui apaisa cette grande querelle : il fallut une année pour trouver une solution au problème humanitaire.

13La question a été posée de savoir si ce double mandat n’excédait pas les capacités de la diplomatie suisse, peu habituée à œuvrer avec des pays du tiers-monde aussi considérables [1]. Pour ma part, je suis convaincu que la Suisse n’avait pas le choix : elle ne pouvait pas se récuser, sous peine de perdre sa crédibilité et d’affaiblir la portée de sa neutralité qui se veut universelle. C’est en connaissance de cause que l’offre de bons offices avait été formulée au cours de l’année 1971. Les difficultés liées à cette mission ont aussi contribué à faire prendre conscience à Berne des changements intervenus dans le monde. De ce fait, la Suisse a été en position de favoriser la reprise de contacts directs entre les deux parties et de veiller à la mise en œuvre des accords de Simla, plus opérationnels que politique.

Au Guatemala (1984-1986)

14Je n’ai accompagné ce mandat, l’un des plus complexes jamais remplis par la Suisse, que pendant quelques mois. Mais les leçons que j’en ai retirées étaient très présentes à mon esprit quand je pris mes fonctions d’ambassadeur de Suisse au Guatemala le 6 février 1984. Le Conseil fédéral était en effet chargé de la protection des intérêts britanniques dans ce pays, à la suite de la rupture des relations diplomatiques et consulaires intervenue lors de la proclamation de l’indépendance du Belize en 1981. Le Guatemala, qui revendiquait ce territoire, l’ancien Honduras britannique, menaçait périodiquement de le reprendre par la force, obligeant de ce fait la Couronne à y maintenir une base militaire, ce dont elle aurait volontiers fait l’économie.

15J’avais donc dans mon ambassade une section des intérêts étrangers, dirigée par mon premier collaborateur ; un fonctionnaire britannique du rang de premier secrétaire, à la tête d’une petite équipe d’engagés locaux, régnait sur la résidence de l’ancien ambassadeur de Sa Majesté britannique. Il liquidait les cas administratifs – notamment le versement de pensions au titre des assurances sociales à un petit nombre de doubles nationaux et la gestion de divers biens et propriétés, agissant toujours sous l’autorité de l’ambassade de Suisse. Soit dit en passant, la pratique selon laquelle l’État représenté est autorisé à placer ses diplomates au sein de l’ambassade du pays qui le représente, avec l’accord du pays d’accueil, s’est développée à partir de 1965 à la suite d’une initiative britannique. Elle ne fait pas partie juridiquement de l’institution de puissance protectrice, mais elle est à peu près universellement admise aujourd’hui et facilite l’exécution du mandat.

16À l’époque, le Guatemala s’employait à changer de régime, passant de la dictature militaire à la démocratie, dans l’espoir de mettre fin à la guérilla qui existait depuis plus de trente ans. La répression nourrissait l’appétit de pouvoir politique de l’armée qui pouvait ainsi masquer toutes les exactions qu’elle commettait impunément. La région était polarisée entre les sandinistes, qui aidaient les mouvements insurrectionnels, notamment au Salvador, et les gouvernements qui les combattaient avec l’assistance de « conseillers » militaires américains. Tout en ayant renoué avec Washington, le Guatemala s’efforçait de maintenir une position de neutralité dans le conflit du Nicaragua.

17Pour sa part, la Communauté européenne, jouant la carte de la troisième force, lança le 29 septembre 1984 un programme de coopération et de partenariat politique et économique pour l’Amérique centrale (Déclaration de San José), afin d’appuyer le processus de Contadora, tentative des pays bordiers de l’Amérique centrale de négocier avec les parties le retour à la paix dans la région. Aussitôt, on représenta au Guatemala qu’il ne pouvait pas prendre sa part de cet effort s’il n’avait de relations normales qu’avec onze des douze États européens…

18Dans ce contexte, mon collaborateur, le premier secrétaire britannique, était très en vedette ; il voyageait beaucoup dans le pays et avait accès aux hommes politiques qui recevaient plus difficilement l’ambassadeur de Suisse. La perspective de coopération politique avec les Européens était décidément plus « sexy » que le dialogue forcément limité et moins prometteur avec le représentant de la Confédération. À vrai dire, cet aspect relevait plus de l’action politique que de la représentation des intérêts étrangers stricto sensu. Mais, pour extensive qu’elle soit, cette interprétation n’était pas contestée par l’État d’accueil, qui pensait en tirer profit.

19Du moins étais-je informé de ces contacts. Je prenais également connaissance des télégrammes diplomatiques échangés avec Londres via Berne. L’année 1985 au Guatemala fut celle de la transition constitutionnelle et des élections – présidentielle et législatives – qui devaient sceller l’avènement d’un régime démocratique. Les six candidats au poste suprême avaient accepté de se rendre à Londres et avaient donc été sensibilisés au problème de la reprise des relations diplomatiques avec le Royaume-Uni.

20Cette question est devenue centrale dans les rapports avec le Guatemala après l’élection présidentielle remportée par Vinicio Cerezo, qui fut installé le 14 janvier 1986. Mes interlocuteurs l’abordaient librement, et le nouveau président de la République passait pour favorable à cette normalisation. Dès les premiers mois de 1986, des pourparlers informels eurent lieu à l’ambassade avec l’un de ses émissaires, bien connu à l’ambassade. Ces consultations débouchèrent sur un projet de communiqué annonçant la reprise des relations avec Londres, dont les termes furent agréés dans les deux capitales. Il fut convenu d’organiser une rencontre entre Cerezo et le ministre d’État au Foreign Office qui dirigerait la délégation britannique à l’investiture du nouveau président du Costa Rica, Oscar Arias, à San José, le 8 mai 1986.

21Le président de la République avait donné à entendre qu’il signerait à cette occasion le communiqué mis au point conjointement. Accrédité également au Costa Rica, j’avais été chargé de mettre en contact les deux délégations et invité à assister à la signature.

22Mais, tandis que Cerezo et son ministre des Affaires étrangères, Quiñones, se rendaient au rendez-vous, ce dernier, réalisant in extremis quelle était l’intention du Président, et partageant l’hostilité de l’armée et de la droite parlementaire à cette démarche, annonça qu’il remettrait sa démission si le Président passait à l’acte.

23Cerezo, qui avait effectivement négligé de préparer le terrain dans son pays et comptait sur l’effet de surprise, n’allait pas rentrer à Guatemala City avec une crise politique sur les bras. Sans pouvoir matériellement nous avertir, il se présenta devant ses interlocuteurs britanniques, incapable de se résoudre à signer le document. Il se contenta d’indiquer qu’il souhaitait reprendre bientôt les relations avec Londres, mais qu’il lui fallait encore du temps, sans aucune allusion au texte ni au scénario prévus ! L’impression déplorable que laissa cette scène à la GarcÍa Márquez – une perte de face, sur le moment, inexplicable et inattendue – se dissipa rapidement : l’intermédiaire habituel revint sur ses pas et proposa aussitôt de nouvelles négociations en vue du rétablissement, dans une première étape, des relations consulaires, ce qui fut fait en août 1986. Les relations diplomatiques suivraient peu après : elles furent reprises en décembre de la même année.

24J’avais eu l’occasion de m’entraîner à mon rôle d’« introducteur des ministres » (!) lors d’un épisode inédit dans les annales de la représentation d’intérêts étrangers, survenu quelques semaines plus tôt : l’un des premiers actes officiels du président Cerezo avait été de se rendre, le 26 janvier 1986, à l’investiture du président Azcona du Honduras, pays dans lequel j’étais également accrédité. Or, les Guatémaltèques voulaient discrètement rencontrer à cette occasion le Premier ministre du Belize, qui figurait parmi les invités et avec lequel ils n’avaient aucune relation. L’ambassade de Suisse pourrait-elle transmettre cette requête et fournir sur place les indications nécessaires à la réalisation matérielle de cette discrète réunion ? Je n’avais aucun locus standi, c’est mon collègue de Mexico qui était ambassadeur au Belize. Mais mon collaborateur britannique s’était renseigné à Londres, avait prévenu Belize qui était d’accord avec la procédure, et c’est ainsi qu’à l’hôtel de Tegucigalpa, un membre de la délégation de Belize me donna comme convenu le numéro de la suite du Premier ministre Esquivel, dans laquelle le nouveau président du Guatemala pénétra quelques instants plus tard…

25Ainsi ce mandat, dont la gestion se déroulait sans heurts, avait pour finalité ultime sa propre disparition, puisque la puissance protectrice couvrit l’action des deux parties en vue du rétablissement de leurs relations. Il n’y eut pas d’initiative de la Suisse, qui n’est pas pour autant restée inerte face aux efforts du Royaume-Uni et de la République du Guatemala. Dans cet épisode, je bénéficiais d’une certaine marge de manœuvre, et je laissais mon collaborateur britannique libre de ses mouvements, sachant que la partie guatémaltèque les voyait d’un œil favorable. En même temps, je fus le témoin privilégié d’échanges et de démarches très professionnelles, et j’ai pu voir fonctionner la diplomatie d’une grande puissance dans une crise internationale (celle qui se déroulait autour du Nicaragua). J’ai été frappé du soin avec lequel Londres suivait son fonctionnaire, qui recevait régulièrement des téléphones du Foreign Office, adressait de fréquents rapports à Londres et allait se ressourcer périodiquement à Mexico. Par la suite, j’ai eu des doutes sur sa qualité de diplomate et je pense qu’il relevait d’un autre service de l’administration britannique…

26L’enseignement qui se dégage de cette expérience est celui d’une pratique toute en souplesse. Le mandat consistait à la fois en tâches de routine, strictement délimitées, et en une action plus générale, façonnée au gré des circonstances et des personnalités. Il fallait admettre que la partie guatémaltèque considérait la section des ie comme une ambassade de Grande-Bretagne officieuse. Les militaires avaient le même intérêt que le gouvernement civil à chercher un dialogue direct avec l’envoyé de Londres, sans s’arrêter à la hiérarchie diplomatique ou à une définition orthodoxe du mandat. Il aurait été malséant de ma part de m’opposer à cette interprétation au nom de règles abstraites. Le mandataire s’effaçait devant la volonté du mandant qui correspondait à celle du pays d’accueil. Et la Suisse comme telle n’était pas impliquée dans les agissements de son ambassadeur. Elle aurait donc pu le désavouer s’ils avaient donné lieu à une plainte. Mais elle y perdit un mandat…


Mise en ligne 07/02/2011

https://doi.org/10.3917/ri.144.0087

Notes

  • [1]
    Nicolas Rion, « Une occasion risquée pour la diplomatie suisse », Politorbis no 40, 1/2006, dfae, Berne.
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