Notes
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[1]
Bagnato Bruna, « Il viaggio di Pierre Mendès France in Italia (gennaio 1955) », Storia delle Relazioni Internationali, Florence, p. 99-134, Leo S. Olschki Editore, VIII, no 1-2, 1992 ; Alain Quagliarini, « La “question allemande” dans les relations franco-italiennes au cours de l’année 1955 », ibid., p. 135-165 ; Anne Dulphy et Pierre Milza, « Pierre Mendès France et l’Italie », François Bedarida et Jean-Pierre Rioux (éd.), Pierre Mendès France et le mendésisme, Paris, Fayard, 1985, p. 287-295.
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[2]
A. Dulphy et P. Milza, op. cit., p. 295. Les archives citées par ces deux auteurs sont d’origine française. Il s’agit largement de dossiers concernant l’Italie déposés au Quai d’Orsay.
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[3]
B. Bagnato, op. cit. Le texte de l’auteur en italien est le suivant : p. 126 : « Furono, come previsto, le questioni politiche a assorbire il dibatto » ; p. 131 : « La conferenza si concludeva con un bilancio assai magro. »
-
[4]
A. Quagliarini, op. cit., p. 154. Il faut tout de même nuancer ce propos. En effet, Quagliarini n’envisage pas la visite de Mendès France à Rome pour elle-même mais dans le cadre d’une réflexion sur « la question allemande ». Les relations franco-italiennes sont donc pour lui connexes par rapport à son thème central d’analyse.
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[5]
Archives du ministère des Finances, Savigny-le-Temple – ci-après AMF –, B 43 . 965 et B 54 . 903.
-
[6]
Lors des négociations entre les deux délégations à Rome en janvier 1955, les Italiens obtiennent une exonération du paiement de tout impôt pour l’exportation vers Turin de l’électricité produite à la centrale de Grande Scala.
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[7]
Dans une allocution radiodiffusée, Pierre Mendès France évoque, le 15 janvier, son voyage à Rome mais aussi celui qu’il fit immédiatement après à Bonn où il rencontra Adenauer. Pierre Mendès France, Gouverner c’est choisir, 1954-1955, Paris, Gallimard, 1986. Cette allocution y est transcrite p. 672-674.
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[8]
Archives nationales, Paris – ci-après AN –, C 15 . 594 : les minutes de l’intervention de Mendès France, le 1er février 1955.
-
[9]
Les pourparlers franco-allemands de La Celle-Saint-Cloud en octobre 1954 ont mis au point un accord commercial allant du 1er octobre 1954 au 1er avril 1955 entre les deux pays. De plus, cet accord prévoit la création d’un comité mixte de coopération économique.
-
[10]
Irwin M. Wall, Les États-Unis et la guerre d’Algérie, Paris, Soleb, 2006. Ne peut-on pas voir là une illustration des analyses d’Irwin M. Wall, p. 64 ? Selon cet historien américain, « la France allait se tourner vers l’Europe réelle et l’Eurafrique rêvée pour compenser la perte de l’appui des Anglo-Américains. Si les États-Unis ne voulaient plus soutenir l’empire colonial français, peut-être les Européens pourraient-ils être, dans une certaine mesure, amenés à le faire, en échange d’une participation active de la France à la marche vers l’unité européenne ».
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[11]
Jean Lacouture, Pierre Mendès France, Paris, Le Seuil, 1981. L’auteur insiste à juste titre, p. 375, sur l’importance du remaniement ministériel du 20 janvier 1955. Mendès France prend en main les Affaires économiques et financières. Il va même présider un comité interministériel des affaires économiques. Ainsi, après son voyage à Rome, il accorde une importance particulière à ces problèmes économiques. Alors, pourquoi Jean Lacouture ne retient-il de ce voyage à Rome (p. 376) que la visite au pape Pie XII ? D’ailleurs il n’évoque cette visite au Vatican que pour montrer la levée de boucliers qu’elle provoque, prétexte de la chute du président du Conseil. Tout cela est vrai, mais traduit aussi chez le biographe une absence de prise en compte de la grande originalité de ce voyage romain.
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[12]
AMF, B 31 . 038. C’est le premier rapport de Sébilleau, diplomate français en poste à Rome, sur ce plan Vanoni.
-
[13]
Archivio storico del ministero degli Affari esteri, Roma – ci-après ASMAE –, gab., 1943-1958, Pacco 92, posizione Italie 2 (anno 1948-1952) ; chemise Plan Marjolin. Ce mémorandum de Marjolin y est consultable en français.
-
[14]
AMF, B 43 . 965. Il s’agit d’une note de Michel Poniatowski, membre du cabinet du ministre des Finances Pfimlin, le 13 mai 1955.
-
[15]
Archives historiques du Crédit lyonnais, Paris, AHCL. Son nom apparaît dans le rapport annuel de 1956 du Crédit lyonnais, p. 36.
-
[16]
Ibid., DEEF 73 . 282. Les minutes de ces séances sont insérées dans un dossier sur l’union douanière franco-italienne. Archives du monde du travail, Roubaix, ci-après AMT, fonds CNPF, 72 AS 1518, chemise : Commission de l’union douanière franco-italienne. Il est très révélateur que tant aux archives du Crédit lyonnais qu’à celles du CNPF les notes concernant cette commission mixte franco-italienne de coopération économique aient été regroupées dans un dossier consacré au projet de l’union douanière entre les deux pays... enterré depuis plusieurs années. Cela signifie que, pour le CNPF et le Crédit lyonnais, le projet d’union douanière en 1947-1950 et la commission mixte de coopération économique, créée par Pierre Mendès France en 1955, répondent à une même logique parce qu’il y aurait une continuité d’intention entre les deux.
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[17]
AMF, B 31 . 044. Blazy a été parrainé par Alfred Jules-Julien, président du comité de direction de ce conseil national mais aussi vice-président de l’Assemblée nationale. Jules-Julien écrit à Abelin, à ce moment-là secrétaire d’État aux Affaires économiques, afin qu’il soutienne la candidature de Blazy.
-
[18]
Ibid., 43 . 965, Paris, note du 11 juin 1955.
-
[19]
AMT, fonds CNPF, 72 AS 223. Une note interne du CNPF fait une revue de presse à la suite de cette rencontre entre les deux délégations patronales. Ainsi, L’Aurore du 21 septembre et Libération du 22 septembre 1954 ont proposé à leurs lecteurs des extraits – strictement identiques – de cette déclaration de Pierre Ricard.
-
[20]
Ibid., 72 AS 1518. Dans ce dossier nous avons pu retrouver, pour chacune des séances jusqu’en juin 1956, des notes émanant de la commission d’étude des affaires italiennes du CNPF. Mais au-delà de cette date le silence est total. Cela ne signifie pas que le CNPF se soit, à partir de juillet 1956, désintéressé des affaires italiennes. Cela révèle plus probablement les conditions peu claires dans lesquelles ont été regroupés, aux Archives du Monde du travail, les dossiers du CNPF.
-
[21]
AHCL, DAF 2493. Chemise : Extraits de journaux dans le dossier consacré au tunnel du Mont-Blanc.
-
[22]
AMF, B 60 . 338/1, Paris, note du 2 mars 1956.
-
[23]
On peut, pourtant, légitimement se demander si la souplesse et le réalisme étaient uniquement l’apanage des grands milieux d’affaires.
-
[24]
AMF, B 60 . 338/1, Paris, note du 5 décembre 1955.
-
[25]
Ibid., B 54 . 903.
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[26]
S’agit-il d’une prise de contrôle plus ou moins déguisée de la société française Sevita par FIAT ? À notre connaissance, rien ne permet de le dire très clairement. Toutefois il est très vraisemblable que quelques années plus tard cette entreprise passera sous le contrôle de FIAT.
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[27]
AMF, B 51 . 792, chemise Procès-verbaux du Comité de coopération économique franco-italien. Nous trouvons là le texte de cet accord commercial et financier. Il est officiellement signé à la suite d’une réunion à Rome, le 13 mars 1957, par les deux directeurs généraux des douanes, Degois et Gioia. Cette réunion avait été programmée lors de la session du comité de coopération franco-italien en décembre 1956.
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[28]
Les archives du CNPF, regroupées aux Archives du Monde du travail, sont silencieuses à partir de juillet 1956 sur les éventuels projets de collaboration entre les deux organisations patronales.
-
[29]
ASMAE, télégrammes ordinaires Maroc et Tunisie 1958 et 1959. Archivio Centrale dello Stato, Roma (ACS), minist. Com. est. DG SS, busta 50, année 1958, chemise Maroc IIe partie.
Au Maroc, une convention est passée entre la SOMIP (Société anonyme marocaine italienne des pétroles) et l’AGIP-Mineraria. En Tunisie, une convention plus avantageuse aux intérêts de l’ENI est mise au point entre la SITEP (Société italienne tunisienne d’exploitation pétrolière) et l’AGIP-Mineraria. -
[30]
ASMAE, les télégrammes ordinaires en partance pour la Tunisie ou arrivés de Tunisie, en 1960. ACS, minist. Com. est. busta 36, année 1959, chemise Tunisie..., citée.
-
[31]
Archives historiques BNP-Paribas, Paris, ET 2002 (B) 6, référence 515, dossier SFDI, chemise Conseil d’administration du 20 novembre 1958.
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[32]
Professeur en première supérieure au lycée Marcellin-Berthelot de Saint-Maur-des-Fossés. Tout cet article reprend une analyse menée dans le cadre de notre thèse La France et le miracle économique italien : 1945-1963, soutenue à l’Université de Paris XII en décembre 2004, sous la direction du Pr Albert Broder. Cf. la deuxième partie L’Italie aux heures difficiles des conflits coloniaux africains, p. 289-399. Cette thèse, dactylographiée, est consultable à la bibliothèque de l’université.
1Pour Pierre Mendès France, l’Italie n’est pas une priorité de sa politique étrangère. Pourtant sa visite à Rome, en janvier 1955, va provoquer un infléchissement sensible dans les relations entre les deux pays. Malgré la pomme de discorde ancienne de la Tunisie, la France va pour la première fois rechercher la coopération économique de l’Italie dans les territoires français d’Afrique noire au moment même où la vague d’émancipation anticoloniale est en train de remettre en cause la présence française sur ce continent.
2Certes Pierre Mendès France, lorsqu’il engage les relations entre les deux pays sur une nouvelle voie, ne pense pas seulement à une coopération des deux sœurs latines en Afrique. Dès l’automne 1954, il a proposé à la République fédérale d’Allemagne une coopération similaire. Mais il est incontestable qu’il a compris tout ce que signifie l’essor assez exceptionnel qu’est en train de connaître la péninsule. Pour lui, un tel essor exige de donner une impulsion très importante, et nouvelle, aux relations économiques entre les deux pays.
3Plusieurs historiens ont déjà, dans des articles importants, évoqué cette visite du président du Conseil français à Rome en janvier 1955 [1]. Mais ils mettent tous l’accent sur les problèmes diplomatiques en suspens. Mendès France était venu à Rome pour rassurer les Italiens fort inquiets des discussions franco-allemandes de La Celle-Saint-Cloud en octobre 1954. Rome ne voulait surtout pas être exclue de ce partenariat privilégié entre la France et la République fédérale d’Allemagne qui était en train de se mettre en place. De même, Mendès France voulait rassurer ses partenaires italiens en leur démontrant que l’abandon de la CED ne signifiait en rien l’enterrement de la construction européenne. Il leur proposait un approfondissement du projet d’Union de l’Europe occidentale en guise, plus ou moins, de compensation. Les décisions économiques, prises lors de ces discussions à Rome, avaient certes leur importance mais ne pouvaient se comprendre que dans le cadre plus général des discussions diplomatiques entre les deux pays. Comme ces aspects diplomatiques étaient considérés comme les plus importants, les résultats de cette visite sont apparus particulièrement décevants. Anne Dulphy et Pierre Milza écrivent : « En aucune façon les archives consultées ne permettent d’envisager un rôle particulier joué à cette occasion par Pierre Mendès France, tout entier absorbé depuis plusieurs mois par les immenses problèmes de la décolonisation et de la défense européenne. » [2] Bruna Bagnato, quant à elle, considère que ce furent les questions politiques qui « absorbèrent » le débat et que la conférence s’est conclue par un bilan assez maigre [3]. Alain Quagliarini, enfin, affirme que, « en fait de succès, rien d’extraordinaire n’était sorti de ces entretiens et, comme avec les Allemands en décembre, les Italiens se montrèrent déçus » [4].
4Tous ces éminents auteurs, en fait, affirment que ces discussions ont eu des résultats limités. Il n’était donc pas nécessaire de s’enquérir de leurs suites à court et moyen terme. Mais une telle présentation correspond-elle à la réalité ? Tout l’objet de notre recherche a certes été de réfléchir aux thèmes qui ont été abordés lors de cette visite de Pierre Mendès France mais aussi, et surtout, à leurs conséquences concrètes dans le domaine de la coopération économique entre les deux pays. Il nous semble que s’intéresser aux réalisations, économiques, permises par les décisions prises à Rome en janvier 1955, mais aussi mettre en lumière les hommes – hauts fonctionnaires, industriels, banquiers français – qui, pendant des mois, ont tout fait pour en assurer une application efficace, était un moyen de voir à l’œuvre ce que depuis bien des années on appelle en France le « mendésisme ».
5Pour comprendre ce « mendésisme » il nous paraît donc indispensable de réexaminer la visite de Mendès France en janvier 1955 et de montrer en quoi elle a provoqué une impulsion économique nouvelle – et les limites d’une telle impulsion – dans les relations entre les deux pays pendant de nombreux mois sinon plusieurs années.
1. LA VISITE DE MENDÈS FRANCE
6Pierre Mendès France, les 11 et 12 janvier 1955, accomplit un voyage officiel à Rome au cours duquel il rencontre les principaux dirigeants italiens comme Mario Scelba, président du Conseil des ministres, et Gaetano Martino, ministre des Affaires étrangères [5]. Lors de ce séjour romain, tout à la fois il réaffirme l’engagement européen et atlantique de la France malgré l’échec de la CED et il essaie non pas de résoudre les problèmes frontaliers en suspens entre les deux pays depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais bien plutôt de parler le langage de la franchise à ses interlocuteurs. Il affirme que l’Italie n’a pas à attendre un quelconque accommodement à propos de la zone du col du Montgenèvre et de Clavière, ou encore du col de Tende. Les clauses territoriales du traité de paix de 1947 sont intangibles, même si elles ont créé un ressentiment durable chez de nombreux Italiens. Ce langage est rude, mais à tout prendre les dirigeants italiens le préfèrent aux tergiversations hypocrites des ministres français qui se sont succédé depuis 1947, qui ne disaient pas non aux demandes italiennes mais qui ne faisaient rien pour les satisfaire concrètement. Ainsi, des négociations ont été menées en 1948 entre Georges Bidault, chef de la diplomatie française, et Pietro Quaroni, ambassadeur d’Italie à Paris. Les Italiens ont cru pouvoir espérer une rectification de frontière dans les secteurs de Clavière et du col de Tende. Par exemple, ils ont escompté reprendre, en partie, le contrôle de la centrale électrique « Grande Scala », dont ils avaient assuré la construction avant guerre dans la zone de Clavière, en ayant à nouveau accès au lac de retenue constitué à la suite des travaux. Et pourtant, depuis 1948, le parlement français s’est toujours refusé à discuter une quelconque ratification de ce « traité » Bidault-Quaroni.
7Une telle ambiguïté depuis six ans a de quoi exaspérer les Italiens, comme le révèle cette affaire très ponctuelle de la centrale de « Grande Scala ». À partir du moment où les discussions entre Georges Bidault et Pietro Quaroni, en 1948, ont pu laisser croire aux Italiens que cette centrale allait redevenir italienne, les autorités transalpines ont refusé, depuis 1948, de payer le prix du courant électrique à EDF, nouveau propriétaire de la centrale depuis le traité de paix. Le problème est important car cette centrale alimente en électricité la ville de Turin. Tout retard dans la ratification de ce « traité » ne peut donc qu’exacerber le contentieux financier entre les deux pays. En montrant aux Italiens que cet accord Bidault-Quaroni est caduc, ou plutôt mort-né, Mendès France explique à ses interlocuteurs que le courant de la centrale doit être payé à la France [6].
8Pour bien comprendre l’importance de la visite à Rome de Pierre Mendès France, il faut apprécier avec justesse la nature exacte des relations entre les deux pays depuis la fin de la guerre et le traité de paix de 1947.
9Les Français sont convaincus qu’il fallait punir l’Italie en raison de son comportement inadmissible en juin 1940, lorsque Mussolini déclara la guerre à une république moribonde. L’occupation d’une partie du territoire français et certaines exactions, commises par les troupes italiennes, devaient être sanctionnées, même si le gouvernement de Badoglio à partir de 1943 se rangea aux côtés des Alliés. Le traité de paix de 1947 a imposé quelques rectifications de frontières dans les Alpes, somme toute minimes au profit de la France qui, d’ailleurs, n’a pas obtenu le Val d’Aoste largement francophone en raison d’un veto américain. Les pertes territoriales italiennes ont été bien plus graves à l’est, à la frontière yougoslave, qu’à l’ouest face à la France. Une fois le traité signé, les gouvernements français sont prêts à « tourner la page » et à établir des relations nouvelles, pacifiées avec l’Italie.
10Le comportement italien a été différent depuis 1947. Les gouvernements d’Alcide De Gasperi ont tout fait pour obtenir, dans le cadre de négociations bilatérales avec la France, une remise en cause la plus large possible des concessions que l’Italie avait dû accepter lors du traité de paix au risque d’apparaître comme une « révisionniste » de mauvaise foi et sans scrupules aux yeux de beaucoup de Français. Cette attitude italienne a été constante tout au long des années d’après guerre jusque vers 1957. Chaque fois que des ministres italiens rencontraient leurs collègues français, ils n’omettaient jamais d’évoquer certaines des clauses du traité qu’ils estimaient nécessaire d’aménager. Cette attitude italienne n’a donc pas été exceptionnelle mais systématique pendant des années, même si les dirigeants italiens souhaitaient ardemment établir avec la France des relations amicales de collaboration économique et politique.
11Par-delà la rancœur d’un pays qui s’estimait injustement traité par un voisin dont l’amitié était pourtant recherchée, il faut s’interroger sur les raisons peut-être plus profondes d’un tel comportement transalpin. Beaucoup d’Italiens n’ont pas accepté les clauses imposées par la France en 1947, car ils sont convaincus que la France, vaincue en 1940, ne pouvait pas être considérée comme victorieuse en 1945. De plus, des Italiens ont vu, dans la zone italienne d’occupation de la France, un comportement assez lâche de nombreux Français. Il leur est donc difficile d’admettre que, à peine quelques années plus tard, la France fasse partie des vainqueurs de la guerre et l’Italie des vaincus. En outre, beaucoup d’Italiens croyaient fermement que, dès lors que Mussolini avait été renversé en 1943, l’Italie avait poursuivi la guerre dans le camp allié. Elle pouvait donc être considérée sinon comme une puissance victorieuse membre des Nations Unies, du moins comme une victime de l’Allemagne. Mais, en aucun cas, on ne pouvait la traiter comme une puissance fasciste vaincue. Ce sentiment d’injustice, ressenti par beaucoup dans la péninsule, s’explique encore parce que beaucoup des nouveaux dirigeants italiens ont été des antifascistes notoires comme par exemple Pietro Nenni, Palmiro Togliatti ou Alcide De Gasperi.
12En 1955, dix ans après la fin de la guerre et malgré les efforts réussis pour engager les deux pays dans la voie de la coopération et de la construction européenne, Pierre Mendès France est parfaitement conscient que les relations entre la France et l’Italie sont encore marquées par des rancœurs plus ou moins cachées et mal surmontées susceptibles de provoquer à tout moment des incidents fâcheux.
13Le président du Conseil doit donc parler le langage de la franchise et dépasser les ambiguïtés maintenues de part et d’autre entre les deux pays :
14— Georges Bidault et Robert Schuman qui, à plusieurs reprises, laissent croire aux dirigeants italiens qu’il serait possible de renégocier le traité, alors qu’ils savent pertinemment que le parlement français y est opposé ;
15— Alcide De Gasperi et Sforza qui manifestent en permanence leur volonté d’améliorer les relations bilatérales, mais qui n’hésitent pas à utiliser cette amitié nouvelle pour tenter d’obtenir de la France une renégociation des clauses du traité de 1947.
16Pierre Mendès France refuse donc toute nouvelle négociation à propos du traité de paix dont les clauses doivent être appliquées. En contrepartie, il propose aux Italiens, certainement dépités, une collaboration économique précise qui s’appuierait sur des organismes mixtes permanents dans lesquels siégeraient des représentants qualifiés des deux pays. C’est un moyen de relancer la coopération avec un pays membre de la CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier), alors que, sous son gouvernement, la France vient d’enterrer le projet de CED (Communauté européenne de défense), au grand désappointement du gouvernement italien. Nous avons probablement là une illustration supplémentaire de la méthode mendésiste pour sérier des problèmes rendus compliqués par l’accumulation d’erreurs et de malentendus au cours des années. Les illustrations de cette méthode sont nombreuses : conférence de Genève, discours de Carthage, mais elles avaient tendance à concerner les problèmes coloniaux dans lesquels la France était embourbée. Au cours de ce voyage à Rome, Mendès France cherche à établir des bases plus solides dans les relations entre la France et l’Italie, en particulier dans le domaine économique. La méthode mendésiste allait pouvoir (enfin ?) s’exprimer dans un domaine nouveau plus familier à la formation économique de l’homme d’État français.
17Après son retour à Paris, il prononce un discours devant la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale, le 1er février 1955 [7]. Il se soumet à une tradition bien établie qui veut que tout important responsable gouvernemental, qui s’est rendu dans un pays étranger, présente aux commissaires les premières conclusions qu’il peut tirer d’un tel voyage. Mais toujours jusque-là les ministres français comme Schuman et Bidault, en particulier au lendemain des accords de Santa Margherita en 1948, se montraient allusifs, sinon évasifs, sur les relations avec l’Italie qui, manifestement, n’étaient pas au cœur de la diplomatie du Quai d’Orsay et moins encore des préoccupations économiques de la Rue de Rivoli. Les problèmes italiens ne faisaient l’objet que de quelques propos circonstanciés de ces ministres devant la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée. À aucun moment, il n’y eut un débat de fond sur les relations de la France avec l’Italie depuis les discussions sur le projet avorté d’union douanière en 1948-1949. Le contraste était total avec l’évocation quasi permanente des affaires allemandes. Pas une seule séance hebdomadaire de la commission, sans que les problèmes d’outre-Rhin n’aient été débattus.
18L’intervention de Mendès France, président du Conseil en exercice, à la commission le 1er février n’en est donc que plus originale [8]. Les minutes de cette séance montrent que son exposé a correspondu à 56 pages ronéotées. Il fait devant les commissaires un panorama des questions diplomatiques importantes d’actualité. Sur ces 56 pages, 23 ont été consacrées à son voyage à Rome, soit un peu plus de 40 % de son allocution. C’est exceptionnel ! Jamais, depuis la fin de la guerre, un président du Conseil ou un ministre des Affaires étrangères n’a consacré autant de temps pour traiter, devant la commission, de questions ayant trait aux relations spécifiques avec l’Italie.
19D’emblée, le ton de l’intervention est donné : alors qu’en ce début de 1955 les problèmes de coopération militaire entre les États d’Europe occidentale sont au cœur de préoccupations de bien des parlementaires – l’affaire de la CED est encore très présente –, le président du Conseil évoque, certes, ses discussions militaires avec les dirigeants italiens, tout en montrant qu’elles n’ont pas été les plus importantes. À ses yeux, ce qui a eu le plus d’intérêt, lors de ces rencontres romaines, concerne les échanges de vues à propos des problèmes économiques, politiques, culturels et commerciaux. Pour lui, les relations de la France avec l’Italie doivent s’envisager dans tous leurs aspects et pas seulement militaires. D’ailleurs, lors de son séjour à Rome, il s’était entouré d’industriels. Mais l’absence de syndicalistes lui a été reprochée en particulier par le député communiste corse Giovoni, lors du débat à la commission qui suivit. Cela montre tout au moins l’importance particulière que Mendès France accorde aux relations économiques avec l’Italie et sa volonté d’y impliquer des chefs d’entreprise français. En fait, pour la première fois depuis la fin de la guerre, un ministre en exercice, et pas n’importe lequel, le premier d’entre eux, va faire une présentation globale des relations économiques avec l’Italie. Pour la première fois, on peut percevoir une ligne politique, et économique, cohérente de la France vis-à-vis de son voisin transalpin.
20Dans sa déclaration, Mendès évoque tout d’abord les tarifs douaniers entre les deux pays et montre combien l’Italie a supprimé la plus grande partie des contingentements (99 % d’entre eux), ce qui est loin d’être le cas de la France (66 % seulement à la fin de l’année 1954). Dans ces conditions, des entreprises françaises peuvent vendre leurs produits en Italie, alors que beaucoup d’entreprises italiennes se plaignent, elles, de ne pas avoir obtenu la réciprocité en France. Et le président du Conseil ajoute que cette situation se retrouve avec bien d’autres pays. C’est pour toutes ces raisons qu’il a pris l’engagement à Rome de supprimer les contingentements jusqu’à hauteur de 75 % des produits français. Alors qu’il s’adresse à une commission parlementaire, dont la plupart des membres se sont montrés réticents depuis des années à toute ouverture commerciale des frontières, le chef du gouvernement n’hésite pas à suggérer que les partenaires de la France ont des raisons de se plaindre. Gageons que de tels propos ne sont guère compris des parlementaires, d’autant plus que Mendès France propose d’accélérer les étapes du décontingentement, justifiant ainsi les décisions prises à Rome. Certes, il est bien conscient des résistances rencontrées mais il brandit la menace que, par rétorsion, l’Italie, qui pourtant est le pays qui a le plus libéralisé ses échanges, pourrait à nouveau relever ses barrières. À vouloir maintenir les protections douanières pour préserver l’emploi des travailleurs français, ne risque-t-on pas de réduire les ventes des entreprises françaises en Italie et d’accroître ainsi le chômage que l’on voulait pourtant réduire ?
21Nous retrouvons là ce souci pédagogique du président du Conseil, cette fois devant des parlementaires. Mais sa déclaration devant la commission des Affaires étrangères n’en reste pas là. Il explique aux commissaires que ses entretiens de Rome ont essayé de mettre sur pied les conditions précises d’une coopération économique entre les deux pays. Les discussions entre les deux gouvernements ont porté sur trois volets :
221 / Les Italiens souhaiteraient que la France participe à l’effort qu’ils ont engagé dans le Mezzogiorno depuis la création de la Caisse du Midi en 1950. Le président du Conseil souscrit à une telle requête car il y va de l’intérêt de la France de participer à ce vaste projet visant à sortir le sud de l’Italie du sous-développement. N’y a-t-il pas là une opportunité pour accroître les exportations de « matières premières et d’engins d’équipement » dans la péninsule ? C’est, tout au moins l’espère-t-il, un argument susceptible de satisfaire les députés qui l’écoutent. Par ailleurs, il précise que l’État ne doit pas être directement concerné dans ce projet d’aménagement mais qu’au contraire ce sont les banques et les industriels français qui devraient s’y impliquer et s’implanter dans le sud de l’Italie. Toutefois, il ajoute que le gouvernement doit tout faire pour les soutenir et nous verrons que ce n’est pas là clause de style.
232 / Italiens et Français doivent collaborer sur des marchés tiers. Sur ce point, les responsables transalpins ont été insistants, redoutant que les Français ne se limitent à une collaboration de ce type avec les seuls Allemands [9]. On retrouve l’inquiétude italienne face à l’approfondissement du tête-à-tête franco-allemand en Europe de l’Ouest continentale, dont la péninsule serait exclue. Mendès France évoque alors la possibilité de projets communs dans les pays sous-développés, ce qui serait un moyen, dit-il, de « résister aux concurrents américains, très entreprenants, très ardents pour des opérations de ce genre ».
243 / Dernier domaine de coopération économique possible, les territoires de l’Empire français [10]. Manifestement le président du Conseil lui accorde beaucoup d’importance en raison de l’extrême sensibilité des parlementaires et de l’opinion publique française aux questions coloniales. Il sait fort bien qu’on lui reproche depuis qu’il est aux affaires de brader l’Empire. Il n’ignore pas que tout projet de collaboration avec l’Italie dans ces territoires risque de réveiller de mauvais souvenirs : la question tunisienne, surtout après son discours de Carthage ; l’agressivité fasciste italienne dans la Régence durant l’entre-deux-guerres. Dans sa déclaration, Mendès France va donc essayer d’apporter le maximum d’éclaircissements afin de réduire, sinon dissiper, les inquiétudes latentes. Par exemple, il affirme qu’il est exclu de laisser s’installer un nombre très important d’immigrants italiens en Afrique du Nord et en Afrique noire.
25L’homme d’État pressent bien que la coopération économique, qu’il propose entre les deux pays, peut comporter une réelle contradiction.
26En effet, d’un côté, l’Italie a besoin de la compétence d’entreprises françaises pour mettre en valeur le Mezzogiorno. Il est possible d’en déduire que les entreprises italiennes ne disposent pas suffisamment de moyens technologiques et/ou de capitaux pour assurer la mise en valeur du sud de leur pays. L’Italie a donc un niveau de développement inférieur à celui de la France. Mais, de l’autre, la France aurait besoin de la compétence des firmes italiennes pour mettre en valeur son Empire africain. Ainsi, ces entreprises italiennes n’auraient pas les capitaux nécessaires pour assurer, seules, le décollage du Mezzogiorno... mais en auraient suffisamment pour participer au développement de l’Empire français. La France serait incapable d’assumer un tel effort sans l’apport de firmes étrangères, en particulier italiennes, alors que, dans le même temps, des firmes françaises seraient impliquées dans l’essor du Sud italien. Par ailleurs, les firmes transalpines disposeraient d’un savoir-faire tout à fait indispensable dans l’aménagement de ces territoires africains et de toutes les compétences pour y faire reculer un archaïsme ancestral mais seraient incapables d’assurer le développement d’une région, elle aussi largement archaïque, comme le Mezzogiorno.
27Pour surmonter une telle (apparente) contradiction, Pierre Mendès France se veut pédagogue. Il prend quelques exemples concrets bien choisis. Si, pour certains travaux, des entreprises italiennes disposent de capitaux, d’équipements, de spécialistes dont la France manque sur place dans ses territoires africains, « il n’y a aucune raison pour [leur] fermer la porte ». Cet argument est important car il est au cœur de la position française au cours des négociations économiques avec les autorités italiennes à Rome en janvier 1955. Les entreprises françaises doivent s’implanter en Italie du Sud car leur technologie avancée doit permettre à ces régions sous-développées de rattraper leur retard. À l’inverse, de nombreuses entreprises italiennes ont acquis une expérience indiscutable dans le Mezzogiorno. Cette expérience doit leur permettre de répondre avec efficacité aux besoins d’équipements de toute nature auxquels la France doit faire face en Afrique. Si l’Italie a besoin des entreprises françaises dans le Sud, la France a peut-être aussi besoin des entreprises italiennes dans son empire. Cela est d’autant plus urgent que Paris doit faire face à la vague de décolonisation et se trouve donc dans l’obligation, le plus rapidement possible, d’assurer l’essor économique de ces régions d’outre-mer afin d’y justifier la présence française. Cette coopération économique franco-italienne s’intègre parfaitement dans la logique du discours de Carthage et de la politique que Mendès France veut mener dans l’empire colonial.
28Il est possible d’envisager une autre explication à cette apparente contradiction. Si les Italiens ont besoin des capitaux français dans le Mezzogiorno, les Français ont besoin des capitaux transalpins dans leur Empire africain et, peut-être, même plus particulièrement au Cameroun et au Togo. En effet, Paris craint toujours quelque désir plus ou moins caché de l’Allemagne de reprendre pied dans d’anciennes colonies que le traité de Versailles lui avait retirées. L’inquiétude française à propos du Cameroun et du Togo pourrait dès lors se comparer à celle ressentie en Tunisie... mais à l’encontre de l’Italie qui pourtant, elle, n’avait jamais pu jusqu’à la Seconde Guerre mondiale occuper ce territoire si proche.
29Pourtant, dans son discours devant la commission parlementaire, Pierre Mendès France ne cache pas les difficultés rencontrées lors des discussions à Rome en janvier 1955. Les Italiens, par exemple, sont impatients de voir certains dossiers frontaliers, pendants depuis de nombreuses années, enfin résolus, comme l’aménagement du tunnel Coni-Vintimille, le doublement de la route Menton-Vintimille et surtout le percement du tunnel du Mont-Blanc. Mendès France, une nouvelle fois avec franchise, rappelle qu’il a répondu à ses interlocuteurs romains impatients que la France n’a pris encore aucune décision à propos de ce tunnel, pourtant essentiel en Italie.
30Comme de coutume après une telle déclaration, la commission des Affaires étrangères engage une discussion et interpelle le président du Conseil. Or, bien qu’un peu plus de 40 % de son intervention leur aient été consacrés, les relations de la France avec l’Italie n’ont droit qu’à deux seules questions parmi les très nombreuses qui lui sont posées. Les députés n’ont manifestement pas profité de l’occasion qu’il leur a donnée de discuter de manière approfondie des multiples problèmes franco-italiens [11]. Tout le reste de la séance de la commission est consacré à l’Allemagne, à la Sarre, au pacte de Manille et au Viêt-nam. Incontestablement l’Italie intéresse peu.
31Pourtant le président du Conseil a compris combien les Italiens, à ce moment précis, souhaitent ardemment une coopération économique renforcée avec la France. En effet, depuis quelques mois, la péninsule est engagée dans l’affaire du plan Vanoni. Tout commence en juin 1954 lorsque, au congrès de la démocratie chrétienne à Naples, Ezio Vanoni, ministre du Budget, propose la création de 4 millions d’emplois nouveaux en dix ans dans les régions déshéritées du Mezzogiorno. Il s’agit là d’un effort considérable qui n’a pas manqué d’attirer l’attention de Pierre Sébilleau, chargé d’affaires français à Rome. Le diplomate envoie à Paris dès le 1er juillet un rapport, qui essaie de préciser ce que pourrait être ce plan Vanoni [12]. Cela l’amène à envisager les possibilités de création d’emplois qu’offre, selon lui, l’économie italienne. Les dernières statistiques, connues au moment où il rédige son rapport, révèlent que, en 1953, 400 000 emplois nouveaux ont été créés. Si un tel rythme se poursuit jusqu’en 1964, cela devrait assurer 4 millions de postes de travail supplémentaires. On perçoit là le scepticisme du chargé d’affaires, puisque, même sans ce plan Vanoni, l’économie italienne créerait les 4 millions d’emplois recherchés. Mais le problème du chômage serait-il résolu pour autant ? Au cours de ces dix années, l’augmentation de la population en âge de travailler devrait être de 2 500 000. Le dynamisme de cette économie devrait apporter un emploi à 1 million de jeunes arrivant sur le marché du travail, 2 millions de chômeurs et 1 million de personnes sous-occupées, mais il faudra encore l’émigration d’au moins 1 500 000 Italiens. Ainsi donc, même si la croissance se poursuit à un rythme aussi élevé pendant les dix années suivantes – Vanoni parle de + 5 % par an – l’émigration sera quand même nécessaire pour résorber le surplus de population arrivant tous les ans sur le marché du travail. On voit que le chargé d’affaires français n’imagine pas que l’économie italienne, malgré ses succès, puisse réussir un tel tour de force. Il pèche là par pessimisme, puisque, dès les années 1960, l’émigration sera en voie d’extinction et que les campagnes commenceront à manquer de bras !
32Mendès France est, en fait, très conscient que les Italiens sont en train de mettre au point un plan de développement régional résolument ouvert sur l’Europe occidentale. Cet aménagement régional est conçu dans un cadre qui dépasse le seul État italien. D’ailleurs Vanoni ne fait que répondre à une directive de Robert Marjolin, secrétaire général de l’OECE (Organisation européenne de coopération économique), en date du 25 juillet 1951, c’est-à-dire trois ans avant que l’idée même de ce plan n’ait été rendue publique [13], quelques mois aussi avant que l’ERP (Economic Recovery Program), lancé en 1948, ne se termine. L’économiste français, responsable européen, présentait là un mémorandum dans lequel il proposait un programme européen à l’échelle de toute l’OECE. Il s’agissait donc de maintenir la coopération économique européenne et donc la raison d’être de l’OECE, par-delà la fin de l’ERP et l’arrêt de l’aide massive des États-Unis. Chaque pays membre devait présenter un programme national à « combiner étroitement » avec un tel programme européen. En conséquence, chacun de ces programmes nationaux allait être discuté, amendé en commun « selon les méthodes que l’OECE a employées dès sa création ». Marjolin envisageait même que la mise au point de ce programme européen, fondé sur des plans établis par chacun des pays membres, couvrirait une période de cinq ans de 1952 à 1956. Lorsque Ezio Vanoni vient au Palais de la Muette, en janvier 1955, pour présenter ses propositions, quelques jours après la visite de Mendès France à Rome, c’est la première fois qu’un projet d’une telle ampleur est discuté au sein de l’OECE depuis 1948. Ce plan se veut donc, aussi, la preuve que la coopération européenne continue sur une large échelle même après la fin de l’ERP. Cela signifie en outre que les Italiens sont peut-être les seuls à « jouer autant le jeu » de la coopération économique en Europe occidentale, à susciter des discussions et débats au sein de l’OECE à propos de leur propre programme de développement. Il est certain que Mendès France avait compris que ce plan Vanoni était très important et qu’il dépassait les seuls problèmes de la péninsule. Il faut dire que les Italiens avaient grand besoin d’une aide internationale pour assurer la réalisation d’un programme aussi ambitieux.
33Lors de ce voyage à Rome, les propositions du président du Conseil ne sont donc pas le fait du hasard. Tout a été préparé au cours des mois d’automne 1954 comme le révèlent les différents rapports que les services de l’ambassade font parvenir aux ministères parisiens.
34Malgré le scepticisme affiché depuis des mois par les diplomates en poste à Rome comme le premier d’entre eux, l’ambassadeur Jacques Fouques-Duparc, le président du Conseil prend le risque de cautionner le plan Vanoni. La décision politique de relancer les relations entre les deux pays vaut bien de prendre un tel risque économique, somme toute limité.
2. LES SUITES PROMETTEUSES DE CETTE VISITE
35Pourtant la seule décision concrète issue de la visite de Mendès France à Rome en janvier 1955 a été la création d’une commission mixte franco-italienne de coopération économique, selon la terminologie officielle qui a cours dans les milieux diplomatiques des deux pays. Cet organisme est permanent avec généralement deux sessions annuelles alternativement à Paris et à Rome. La première de ces sessions se déroule à Paris en juin 1955, six mois après que le principe en a été décidé. C’est en mai qu’en sont connus les membres de la délégation française [14]. Pierre Pfimlin y figure à cette date-là ; en fait, il n’en fera jamais partie, remplacé très vite par Pierre Abelin. Les autres membres ont des caractéristiques très précises : ce sont des chefs d’entreprises industrielles comme Pierre Ricard, président du Syndicat de la sidérurgie, René Grandgeorges, directeur général de Saint-Gobain, ou de hauts responsables bancaires, tels Christian de Lavarène, directeur du Crédit industriel et commercial, Pierre Herrendschmidt, directeur du Crédit national, Charles Blazy, directeur à la Banque française du commerce extérieur. Il faut y ajouter Philippe Lamour, ancien secrétaire de la Confédération générale de l’agriculture et devenu, récemment, directeur de la Compagnie nationale du Bas-Rhône-Languedoc.
36Pierre Ricard joue dans de nombreux domaines un rôle très important. Il a des responsabilités dans le secteur de la sidérurgie mais, de plus, il est administrateur du Crédit lyonnais [15]. Dès 1950 au moins, il apparaît, à la commission de l’économie nationale au Conseil économique, comme membre suppléant de la délégation des chefs d’entreprise et participe même à deux de ses séances, les 22 et 29 mars, qui justement portent sur le projet d’union douanière entre la France et l’Italie [16]. De plus, il anime au Conseil national du patronat français la commission d’étude des affaires italiennes. Ce grand patron mêle donc des activités industrielles et banquières, tout en étant impliqué dans les relations économiques entre la France et l’Italie. Il est donc particulièrement judicieux qu’il participe à la commission mixte de coopération économique à partir de mai 1955. Mais ses activités sont brutalement interrompues par son décès en avril 1956. Il a symbolisé pourtant dans les milieux patronaux les liens qui se sont tissés entre la France et l’Italie en diverses occasions depuis les lendemains de la Seconde Guerre mondiale.
37Une telle représentation de la délégation française correspond très exactement à ce que souhaite Mendès France lorsqu’il se rendait à Rome au mois de janvier précédent, accompagné seulement d’industriels. Le président du Conseil veut que ses discussions romaines aboutissent à des résultats précis, sinon concrets. Et l’avenir paraît lui donner raison, puisque, quelques mois plus tard à peine, une commission permanente se met en place, composée justement d’industriels et de banquiers, chargée de mettre sur pied entre les deux pays des projets concrets de coopération industrielle, agricole et financière. D’ailleurs les liens entre les grandes banques parisiennes et les services diplomatiques sont très étroits : de Lavarène, inspecteur des Finances, avant de devenir directeur du Crédit industriel et commercial, a été attaché financier, en poste en particulier auprès de l’ambassade de France à Rome à la fin des années 1940. Son expérience a certainement été prise en compte dans sa nomination à la commission mixte franco-italienne de coopération économique. En outre, Charles Blazy, directeur à la Banque française pour le commerce extérieur, est non seulement membre de cette commission mixte de coopération économique franco-italienne depuis mai 1955 mais par ailleurs occupe des fonctions particulières au Comité de direction du Conseil national des conseillers du commerce extérieur. En effet, depuis le printemps 1955, il y dirige la commission Italie [17]. Ce printemps 1955 est donc important pour Blazy, puisqu’il va assumer parallèlement, et à partir du même moment, deux fonctions stratégiques dans les relations économiques entre la France et l’Italie.
38Quelques jours avant la tenue de la première session de cette commission, une note interne des services du Quai d’Orsay nous fait connaître les membres de la délégation italienne. Elle est dirigée par Mario Ferrari Aggradi, sous-secrétaire d’État au Budget et secrétaire général du comité interministériel pour la Reconstruction. Comme la délégation française, elle est composée d’industriels et de banquiers : Quinto Quintieri, vice-président de la Confindustria ; Mario Marconi, membre du comité exécutif de la Confindustria ; mais aussi Guido Carli, à la tête du Mediocredito ; Enrico Cuccia, administrateur délégué de la Mediobanca de Milan ; Tessarolo, directeur général de l’Italcasse. Tout comme dans le cas français avec Lamour, il y a un représentant italien chargé des questions agricoles mais qui n’est pas nommé en tant que chef d’entreprise : Valzetti, professeur à la Faculté d’agriculture de l’Université de Padoue [18].
39Manifestement les deux pays souhaitent mettre sur pied une commission efficace en y intégrant les acteurs économiques chargés de réaliser des projets de coopération économique. Cela montre aussi que les milieux économiques français et italiens ont accepté sans difficulté et certainement avec soulagement de s’engager dans des discussions dans un cadre tout à fait officiel et diplomatique. Ce soulagement est à la mesure de l’inquiétude provoquée en Italie par l’abandon de la CED dans les milieux non seulement politiques mais aussi économiques. Ainsi, en septembre 1954 à Nice – quatre mois avant la réunion gouvernementale de Rome en janvier –, à la fin d’une session du comité mixte de liaison industrielle entre le CNPF et la Confindustria en place depuis 1949, Pierre Ricard, à la tête de la délégation patronale française, fait devant la presse une déclaration très révélatrice : « À la suite du rejet de la CED par le parlement français, il importait de rassurer nos amis italiens sur nos projets inchangés de créer un grand marché économique européen. [...] Outre la CED, il est bien d’autres moyens d’atteindre l’unité européenne, et, au cours des séances de travail, nous avons constaté une communauté de vue totale avec nos amis italiens. » [19] Manifestement la délégation patronale française a cherché, lors de cette session de travail du mois de septembre, à rassurer son homologue italienne. Le CNPF et la Confindustria ont donc la volonté d’approfondir la coopération économique entre les deux pays et ne peuvent que souscrire aux engagements des deux présidents du Conseil à Rome au mois de janvier suivant. D’ailleurs, les milieux patronaux français et italiens sont largement représentés au cours des discussions romaines. Par exemple, René Grandgeorges et Pierre Ricard, dirigeants importants du CNPF, ont été intégrés à la délégation française dirigée par Pierre Mendès France.
40En outre, jusqu’en juin 1956 au moins [20], le CNPF accorde une grande importance aux différentes sessions de la commission de coopération économique franco-italienne dont la création a été décidée à Rome par les deux chefs de gouvernement en janvier 1955. Chaque fois qu’une réunion de cette commission est programmée, le CNPF organise une séance d’information au cours de laquelle sont invités plus de 40 présidents de fédérations syndicales patronales.
41Or cette commission mixte franco-italienne s’est réunie à plusieurs reprises.
42La première, en juin 1955, a eu surtout pour objet de préciser le cadre des travaux à venir entre Français et Italiens. Quatre groupes d’études ont été constitués : un portant sur la collaboration industrielle dont fait partie Pierre Ricard (représentant du patronat sidérurgique) ; un autre sur les programmes d’action en Italie du Sud et dans les territoires français d’outre-mer ; un troisième sur les actions conjointes à mener sur des « marchés tiers » ; enfin, un dernier sur les questions agricoles, ce qui, manifestement, intéresse moins les représentants du patronat français. Il faut tout de même constater que ces industriels mettent sur le même plan tous les programmes portant sur l’empire colonial français et ceux sur le Mezzogiorno italien. L’empire colonial n’est en rien considéré comme une chasse gardée, puisque Grandgeorges, dirigeant de Saint-Gobain et responsable éminent du CNPF, envisage sans refus l’arrivée d’industriels italiens en Afrique. Il est aussi intéressant de constater que ces chefs d’entreprise français mettent sur le même plan le sous-développement du sud de l’Italie et celui de l’empire colonial. Cela ne correspond donc pas du tout au discours « cartiériste » sur la Corrèze et le Zambèze, caractéristique d’un certain repli patronal sur la métropole ou l’Europe. Ces dirigeants paraissent toujours prêts à s’engager en Afrique, mais probablement plus seuls.
43La deuxième session, en octobre 1955, est consacrée à l’examen de quelques cas concrets de collaboration industrielle dans les domaines aéronautique et sidérurgique. Les Italiens, en particulier, demandent à pouvoir importer le minerai de fer d’Afrique du Nord au grand désagrément des sidérurgistes lorrains qui préféreraient exporter leur propre minerai du « Haut Pays ». En outre, au cours de cette session, sont engagés les premiers pourparlers en vue de la mise sur pied de travaux d’aménagement dans le sud de l’Italie.
44La troisième session, en janvier 1956, poursuit les discussions engagées précédemment tout en envisageant de nouvelles questions comme celle portant sur l’amélioration des voies de communication entre les deux pays à travers les Alpes. Les Italiens y sont attachés et recherchent particulièrement l’amélioration de la route côtière de Vintimille et le percement du tunnel du Mont-Blanc. Enfin, des négociations sont engagées sur les modalités de financement des travaux entrepris par des entreprises françaises en Italie du Sud.
45La quatrième session, en mai 1956, est marquée par un accord portant sur un prêt de 12 milliards de francs, fournis par la France à la Caisse du Midi italienne. Grâce à cet accord, les entreprises françaises courront moins de risques à ne pas être payées pour les travaux qu’elles auront engagés en Italie du Sud, en Sicile et en Sardaigne. Ce prêt représente une somme fort importante si on la compare aux autres grands engagements économiques français du moment. André Paul, dans un article paru un an plus tard, le 3 mai 1957, dans le Journal des finances, évoque les grands projets que la France est en train d’engager à ce moment-là [21] : la construction du futur paquebot France dont le coût est évalué à 27,4 milliards de francs (dont 7,7 milliards devraient être à la charge de l’État) ; la construction du canal du Nord s’élevant à 15 milliards de francs ; enfin, le projet de tunnel sous le Mont Blanc « estimé » à ce moment précis à « 6 milliards au moins ». Ce prêt de 12 milliards de francs dont bénéficie la Cassa per il Mezzogiorno est donc révélateur de l’effort particulier de coopération économique et financière fourni par la France en faveur de l’Italie. Cet effort, loin d’être négligeable, a pourtant été ignoré par les rares historiens qui se sont intéressés aux relations économiques entre les deux pays après la Seconde Guerre mondiale.
46Quelques mois avant la réunion de cette quatrième session de la commission, un article du journal Le Monde (non signé), daté du 2 mars 1956 [22], insiste sur l’activité de plus en plus intense du comité franco-italien de coopération économique, alors que le gouvernement de Mendès France est tombé depuis treize mois. Cette chute politique avait d’ailleurs renforcé sur le moment le scepticisme italien. Les responsables transalpins ne voyaient plus dans les propositions du député de l’Eure qu’une énième manœuvre dilatoire française. Treize mois plus tard, tout a changé, puisque – comme l’indique Le Monde – ces mêmes responsables s’investissent dans ce comité de coopération économique.
47Cela ne fait que renforcer l’importance du rôle joué par les membres de la délégation française de la commission mixte de coopération économique. Ce sont eux qui, pendant des mois, ont maintenu cette volonté de renforcer la coopération entre les deux pays. C’est le cas des deux représentants du CNPF, Grandgeorges et Ricard. C’est aussi le cas de Lamour qui profite d’un voyage d’études dans le Mezzogiorno en octobre 1955 pour rédiger un rapport qui fait le point sur les problèmes du sud de l’Italie et dégage les grandes lignes de ce que devrait être l’aménagement du territoire dans les régions défavorisées des deux pays et une politique de développement des territoires français en Afrique.
48La commission mixte de coopération économique franco-italienne connaît de réels succès, car, comme le dit cet article du Monde du 2 mars 1956, elle dispose d’une organisation très souple. En effet, elle est composée presque exclusivement de banquiers et de représentants de grandes industries, ce qui est une condition favorable, selon le journal, pour la mise en place de projets réalistes [23]. D’ailleurs cette souplesse permet peut-être d’éviter les chausse-trappes de la campagne des élections législatives en France en décembre 1955 et janvier 1956. Et pourtant le secrétariat français du Comité franco-italien de coopération économique, début décembre, a bien peur que la troisième session prévue à Paris les 12, 13 et 14 janvier ne puisse se tenir en raison de tels rendez-vous électoraux [24], pessimisme qui n’a pas lieu d’être car la session se déroule à la date et dans le lieu prévus.
49Ces aléas politiques illustrent pourtant la grande efficacité des directeurs de services dans les ministères parisiens. Le 2 mars 1956 [25], Jean Sadrin, directeur des Finances extérieures, Pierre-Paul Schweitzer, directeur du Trésor, et Bernard Clappier, directeur des Relations économiques extérieures, font parvenir une note très claire et très documentée à Paul Ramadier, le nouveau ministre des Finances dans le gouvernement Mollet, sur la coopération économique entre la France et l’Italie depuis la visite de Mendès France à Rome en janvier 1955. En quelques pages, le nouveau ministre est mis au fait des négociations menées lors des trois premières sessions de la commission mixte. Cela montre, en tout cas, que si cette commission mixte dispose, en raison de la nature même de ses participants, le plus souvent des hommes d’affaires, d’une certaine autonomie d’action, les grands services du ministère des Finances suivent, malgré tout, pas à pas le déroulement des discussions entre représentants français et italiens.
50Cette osmose entre milieux patronaux, représentants des ministères et responsables politiques se manifeste largement lors de la session du Comité franco-italien tenue à Paris les 14 et 15 décembre 1956. Parmi les problèmes abordés lors de cette session, a été « évoquée la question des échanges d’ingénieurs-stagiaires » entre entreprises françaises et italiennes et la « normalisation de certains matériels dans le secteur du machinisme agricole ». Il s’agit certes de problèmes apparemment très techniques, voire ponctuels, mais qui démontrent combien les relations entre les entreprises des deux pays sont déjà étroites.
51Une illustration de ces problèmes concerne l’industrie du matériel agricole. Il s’agit en fait d’une affaire déjà ancienne. Depuis 1949, la société française Sevita a signé un accord de spécialisation avec FIAT qui lui permet d’importer des moteurs italiens destinés à l’équipement du tracteur « Someca » qu’elle fabrique. En échange, Sevita livre à FIAT des pièces et organes de tracteurs usinés en France [26]. Les deux sociétés ont fait parvenir au Comité franco-italien un dossier dans lequel elles indiquent que cette répartition des productions leur permet un abaissement de 13,85 % du prix de revient. Elles recherchent un avantage supplémentaire en obtenant la suppression des droits de douane à l’occasion des entrées, en France ou en Italie, des pièces de moteurs ou de tracteurs. Cela leur permettrait un abaissement de 5 % supplémentaires de leur prix de revient. En fait, de tels accords commerciaux de spécialisation exigent aussi des transferts de capitaux. L’accord obtenu en décembre 1956 est donc très important pour les deux entreprises car il fait disparaître les droits de douane sur ces transactions commerciales et autorise une circulation de capitaux de part et d’autre de la frontière, alors que la lire et le franc, dans le cadre de l’Union européenne des paiements, ne sont pas librement convertibles mais seulement transférables [27].
52Ces accords de spécialisation industrielle entre entreprises françaises et italiennes sont tout à fait dans l’esprit de ce que souhaitait Pierre Mendès France lors de sa venue à Rome en janvier 1955, comme en témoigne la déclaration finale intergouvernementale : « Les deux gouvernements donneront tout leur appui aux accords tendant par la spécialisation des fabrications à organiser sur une base plus rationnelle des productions destinées notamment à leurs marchés ». Le comité de coopération économique franco-italien a donc su trouver une méthode qui pousse les deux administrations douanières à adopter une solution conforme aux vœux des deux entreprises.
53En outre, le Comité franco-italien s’en remet au CNPF et à la Confindustria pour trouver des solutions à différents problèmes bilatéraux. Là encore, nous trouvons l’illustration de ce qu’avait souhaité mettre sur pied l’accord intergouvernemental, signé à Rome lors de la visite de Pierre Mendès France en janvier 1955. Selon cet accord, seul le rapprochement volontaire des entreprises de part et d’autre de la frontière pouvait permettre une coopération croissante entre les deux pays. Si l’on prend l’exemple de la session de décembre 1956, il est demandé aux deux organisations patronales de se concerter dans tous les domaines qui y ont fait l’objet de discussions : développement économique en Afrique, marchés tiers, etc. Le CNPF et Confindustria sont donc totalement impliqués dans les décisions prises par ce comité. Malheureusement les archives du CNPF sont peu bavardes sur les résultats concrets d’une telle concertation [28].
54Grâce à l’action menée par ce comité, un accord de prêt a pu être mis au point en juin 1956, c’est-à-dire seize mois après la chute de Mendès France. Un crédit de 12 milliards de francs est accordé par des banques françaises à différentes « Ente » par l’intermédiaire de la Caisse du Midi italienne. C’est là une importante participation française à la réalisation du plan Vanoni d’aménagement du Mezzogiorno. Mais la répartition de ce crédit est strictement contrôlée par les représentants français au Comité franco-italien de coopération économique... en particulier Charles Blazy qui est aussi directeur de la Banque française du commerce extérieur. Parmi les bénéficiaires, nous trouvons l’Ente Puglia mais aussi l’Ente Autonomo Volturno. Dans le cadre de ces contrats, des entreprises françaises ont pu décrocher des marchés comme par exemple la Société parisienne de construction, chargée de construire des maisons rurales préfabriquées dans les Pouilles, ou encore Neyrpic, dont les services sont recherchés pour la construction d’une centrale sur le fleuve Volturno.
55Le Comité va chercher aussi à développer des projets concrets de coopération en Afrique noire. De multiples voyages d’études sont organisés pour permettre à des industriels italiens de visiter des installations minières en AOF et en AEF. C’est le cas par exemple de Quinto Quintieri, vice-président de la Confindustria, qui se rend en octobre 1956 – c’est-à-dire vingt mois après la chute de Mendès France – en Mauritanie, en Guinée, en Côte-d’Ivoire, au Cameroun, au Gabon et au Moyen-Congo. Il s’est montré très intéressé par l’aménagement du fleuve Konkouré, à proximité de gisements de bauxite en Guinée, mais aussi par le site de Kouillou au Congo.
3. LES LIMITES DE LA MéTHODE PROPOSéE PAR MENDèS FRANCE
56Pourtant ces multiples visites ne vont pas se traduire par des investissements italiens aussi nombreux qu’espérés. Certes on peut citer, parmi d’autres, la Società finanziaria siderurgica (Finsider) qui a racheté en février 1957 – deux ans après la chute de Mendès France – la participation (15 %) du groupe canadien Frobisher dans la Société des mines de fer de Mauritanie, contrôlée par la banque Rothschild, en vue de l’exploitation du minerai mauritanien situé à Fort Gouraud à proximité de la frontière du Maroc. Mais, dans l’ensemble, bien des industriels italiens, s’ils se montrent intéressés, hésitent à s’impliquer dans de tels projets et recherchent à tout prix le soutien politique de leur gouvernement dans une telle démarche. En effet, à l’heure de la grande vague de la décolonisation, il serait inopportun pour eux de se « compromettre » avec une puissance coloniale en voie d’effondrement. Est-il vraiment nécessaire de passer par l’intermédiaire des autorités françaises pour s’implanter dans des territoires qui, très bientôt, seront indépendants ?
57Nous voyons là les limites du programme de coopération bilatérale proposé par Mendès France aux dirigeants italiens lors de son voyage de janvier 1955. D’un côté, la France propose d’aider l’Italie à réaliser le plan Vanoni. De l’autre, elle accepte de voir des firmes italiennes venir s’implanter en Afrique française. En effet, la seule chance d’y préserver la présence française est d’y investir massivement pour en assurer le développement. L’aide italienne n’y sera pas de trop ! Pourtant Enrico Mattei, à la tête de l’ENI (Ente nazionale Idrocarburi), cherche à engager son entreprise mais aussi son pays dans une voie différente. Pourquoi rechercher la collaboration de la France dans ces territoires alors qu’il serait possible de s’y implanter seul, voire en s’opposant à cette puissance coloniale, en s’attirant ainsi les bonnes grâces des mouvements indépendantistes ?
58C’est ainsi qu’il faut comprendre la création de filiales de l’ENI au Maroc en juillet 1958, en Tunisie en juin 1960 [29]. Ces filiales doivent assurer le forage du pétrole éventuellement trouvé, mais aussi sa transformation et sa commercialisation à des conditions particulièrement avantageuses pour les deux pays. Mais l’action de Mattei ne se limitait pas à la seule Afrique du Nord. Il mit sur pied, avec plus ou moins de succès, des sociétés dans de nombreux pays d’Afrique noire en Côte-d’Ivoire, au Sénégal, à Madagascar en 1960 et 1961. D’ailleurs, il avait des émissaires, par exemple à Dakar, en 1959, attendant l’heure de l’indépendance pour pouvoir agir au grand jour. Enrico Mattei agissait-il en franc-tireur, au grand dam des autorités gouvernementales italiennes ? On peut en douter, au moins en Tunisie. Dès 1958, Mazio, ambassadeur d’Italie à Tunis, donne des conseils à Mattei pour que ses efforts d’implantation soient les plus réussis possibles malgré la présence des intérêts français. De plus, pendant toute la durée des négociations, secrètes, entre le gouvernement tunisien et Mattei, la diplomatie italienne semble avoir été tenue au courant [30].
59Cette stratégie de collaboration économique bilatérale proposée par Mendès France a donc perduré bien au-delà de sa chute politique. Cette influence de Pierre Mendès France est d’autant plus étonnante qu’il reste au pouvoir très peu de temps et qu’il ne s’intéresse véritablement à l’Italie que dans les toutes dernières semaines qui précédèrent sa chute en février 1955. En outre, cette impulsion n’eut aucun écho au parlement et ne provoqua qu’une presque totale indifférence. Mais, en raison même de cette indifférence, le petit cercle des responsables français en charge des questions italiennes eut les coudées franches. Ayant été plus ou moins convaincus de la justesse des initiatives de Pierre Mendès France, ils vont les prolonger et assurer leur réalisation même après son départ de Matignon, et cela pendant plusieurs années jusqu’à l’extrême fin des années 1950 et au tout début des années 1960. Un dernier exemple illustrera jusqu’où cette influence indirecte peut aller : le plan de Constantine, lancé par de Gaulle en 1958. Ce plan, par un considérable effort d’équipement, essayait de préserver la présence française en Algérie. L’année suivante, en 1959, Paul Delouvrier, qui a la responsabilité de son exécution, en précise le montant : 2 milliards de francs. La moitié doit être assurée par l’État français, l’autre moitié par des opérateurs privés nationaux ou étrangers. Très vite, Delouvrier organise la venue d’industriels, en particulier italiens, en Algérie afin de les inciter à y investir dans la chimie pétrolière avec Montecatini (particulièrement intéressée) ou encore dans des projets hôteliers [31].
60Les circonstances politiques ne permettront pas à ces projets de voir le jour, certes... mais ils démontrent que les méthodes de collaboration économique, proposées de manière très fugitive par Mendès France en janvier et en février 1955, ont été reprises dans les années qui suivirent par-delà les changements de République en France. Nous sommes bien en présence du mendésisme en action. Si ces méthodes ont échoué en Afrique, c’est tout simplement parce qu’elles n’étaient plus adaptées à la nouvelle donne politique de ce continent.
Notes
-
[1]
Bagnato Bruna, « Il viaggio di Pierre Mendès France in Italia (gennaio 1955) », Storia delle Relazioni Internationali, Florence, p. 99-134, Leo S. Olschki Editore, VIII, no 1-2, 1992 ; Alain Quagliarini, « La “question allemande” dans les relations franco-italiennes au cours de l’année 1955 », ibid., p. 135-165 ; Anne Dulphy et Pierre Milza, « Pierre Mendès France et l’Italie », François Bedarida et Jean-Pierre Rioux (éd.), Pierre Mendès France et le mendésisme, Paris, Fayard, 1985, p. 287-295.
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[2]
A. Dulphy et P. Milza, op. cit., p. 295. Les archives citées par ces deux auteurs sont d’origine française. Il s’agit largement de dossiers concernant l’Italie déposés au Quai d’Orsay.
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[3]
B. Bagnato, op. cit. Le texte de l’auteur en italien est le suivant : p. 126 : « Furono, come previsto, le questioni politiche a assorbire il dibatto » ; p. 131 : « La conferenza si concludeva con un bilancio assai magro. »
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[4]
A. Quagliarini, op. cit., p. 154. Il faut tout de même nuancer ce propos. En effet, Quagliarini n’envisage pas la visite de Mendès France à Rome pour elle-même mais dans le cadre d’une réflexion sur « la question allemande ». Les relations franco-italiennes sont donc pour lui connexes par rapport à son thème central d’analyse.
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[5]
Archives du ministère des Finances, Savigny-le-Temple – ci-après AMF –, B 43 . 965 et B 54 . 903.
-
[6]
Lors des négociations entre les deux délégations à Rome en janvier 1955, les Italiens obtiennent une exonération du paiement de tout impôt pour l’exportation vers Turin de l’électricité produite à la centrale de Grande Scala.
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[7]
Dans une allocution radiodiffusée, Pierre Mendès France évoque, le 15 janvier, son voyage à Rome mais aussi celui qu’il fit immédiatement après à Bonn où il rencontra Adenauer. Pierre Mendès France, Gouverner c’est choisir, 1954-1955, Paris, Gallimard, 1986. Cette allocution y est transcrite p. 672-674.
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[8]
Archives nationales, Paris – ci-après AN –, C 15 . 594 : les minutes de l’intervention de Mendès France, le 1er février 1955.
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[9]
Les pourparlers franco-allemands de La Celle-Saint-Cloud en octobre 1954 ont mis au point un accord commercial allant du 1er octobre 1954 au 1er avril 1955 entre les deux pays. De plus, cet accord prévoit la création d’un comité mixte de coopération économique.
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[10]
Irwin M. Wall, Les États-Unis et la guerre d’Algérie, Paris, Soleb, 2006. Ne peut-on pas voir là une illustration des analyses d’Irwin M. Wall, p. 64 ? Selon cet historien américain, « la France allait se tourner vers l’Europe réelle et l’Eurafrique rêvée pour compenser la perte de l’appui des Anglo-Américains. Si les États-Unis ne voulaient plus soutenir l’empire colonial français, peut-être les Européens pourraient-ils être, dans une certaine mesure, amenés à le faire, en échange d’une participation active de la France à la marche vers l’unité européenne ».
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[11]
Jean Lacouture, Pierre Mendès France, Paris, Le Seuil, 1981. L’auteur insiste à juste titre, p. 375, sur l’importance du remaniement ministériel du 20 janvier 1955. Mendès France prend en main les Affaires économiques et financières. Il va même présider un comité interministériel des affaires économiques. Ainsi, après son voyage à Rome, il accorde une importance particulière à ces problèmes économiques. Alors, pourquoi Jean Lacouture ne retient-il de ce voyage à Rome (p. 376) que la visite au pape Pie XII ? D’ailleurs il n’évoque cette visite au Vatican que pour montrer la levée de boucliers qu’elle provoque, prétexte de la chute du président du Conseil. Tout cela est vrai, mais traduit aussi chez le biographe une absence de prise en compte de la grande originalité de ce voyage romain.
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[12]
AMF, B 31 . 038. C’est le premier rapport de Sébilleau, diplomate français en poste à Rome, sur ce plan Vanoni.
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[13]
Archivio storico del ministero degli Affari esteri, Roma – ci-après ASMAE –, gab., 1943-1958, Pacco 92, posizione Italie 2 (anno 1948-1952) ; chemise Plan Marjolin. Ce mémorandum de Marjolin y est consultable en français.
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[14]
AMF, B 43 . 965. Il s’agit d’une note de Michel Poniatowski, membre du cabinet du ministre des Finances Pfimlin, le 13 mai 1955.
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[15]
Archives historiques du Crédit lyonnais, Paris, AHCL. Son nom apparaît dans le rapport annuel de 1956 du Crédit lyonnais, p. 36.
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[16]
Ibid., DEEF 73 . 282. Les minutes de ces séances sont insérées dans un dossier sur l’union douanière franco-italienne. Archives du monde du travail, Roubaix, ci-après AMT, fonds CNPF, 72 AS 1518, chemise : Commission de l’union douanière franco-italienne. Il est très révélateur que tant aux archives du Crédit lyonnais qu’à celles du CNPF les notes concernant cette commission mixte franco-italienne de coopération économique aient été regroupées dans un dossier consacré au projet de l’union douanière entre les deux pays... enterré depuis plusieurs années. Cela signifie que, pour le CNPF et le Crédit lyonnais, le projet d’union douanière en 1947-1950 et la commission mixte de coopération économique, créée par Pierre Mendès France en 1955, répondent à une même logique parce qu’il y aurait une continuité d’intention entre les deux.
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[17]
AMF, B 31 . 044. Blazy a été parrainé par Alfred Jules-Julien, président du comité de direction de ce conseil national mais aussi vice-président de l’Assemblée nationale. Jules-Julien écrit à Abelin, à ce moment-là secrétaire d’État aux Affaires économiques, afin qu’il soutienne la candidature de Blazy.
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[18]
Ibid., 43 . 965, Paris, note du 11 juin 1955.
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[19]
AMT, fonds CNPF, 72 AS 223. Une note interne du CNPF fait une revue de presse à la suite de cette rencontre entre les deux délégations patronales. Ainsi, L’Aurore du 21 septembre et Libération du 22 septembre 1954 ont proposé à leurs lecteurs des extraits – strictement identiques – de cette déclaration de Pierre Ricard.
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[20]
Ibid., 72 AS 1518. Dans ce dossier nous avons pu retrouver, pour chacune des séances jusqu’en juin 1956, des notes émanant de la commission d’étude des affaires italiennes du CNPF. Mais au-delà de cette date le silence est total. Cela ne signifie pas que le CNPF se soit, à partir de juillet 1956, désintéressé des affaires italiennes. Cela révèle plus probablement les conditions peu claires dans lesquelles ont été regroupés, aux Archives du Monde du travail, les dossiers du CNPF.
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[21]
AHCL, DAF 2493. Chemise : Extraits de journaux dans le dossier consacré au tunnel du Mont-Blanc.
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[22]
AMF, B 60 . 338/1, Paris, note du 2 mars 1956.
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[23]
On peut, pourtant, légitimement se demander si la souplesse et le réalisme étaient uniquement l’apanage des grands milieux d’affaires.
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[24]
AMF, B 60 . 338/1, Paris, note du 5 décembre 1955.
-
[25]
Ibid., B 54 . 903.
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[26]
S’agit-il d’une prise de contrôle plus ou moins déguisée de la société française Sevita par FIAT ? À notre connaissance, rien ne permet de le dire très clairement. Toutefois il est très vraisemblable que quelques années plus tard cette entreprise passera sous le contrôle de FIAT.
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[27]
AMF, B 51 . 792, chemise Procès-verbaux du Comité de coopération économique franco-italien. Nous trouvons là le texte de cet accord commercial et financier. Il est officiellement signé à la suite d’une réunion à Rome, le 13 mars 1957, par les deux directeurs généraux des douanes, Degois et Gioia. Cette réunion avait été programmée lors de la session du comité de coopération franco-italien en décembre 1956.
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[28]
Les archives du CNPF, regroupées aux Archives du Monde du travail, sont silencieuses à partir de juillet 1956 sur les éventuels projets de collaboration entre les deux organisations patronales.
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[29]
ASMAE, télégrammes ordinaires Maroc et Tunisie 1958 et 1959. Archivio Centrale dello Stato, Roma (ACS), minist. Com. est. DG SS, busta 50, année 1958, chemise Maroc IIe partie.
Au Maroc, une convention est passée entre la SOMIP (Société anonyme marocaine italienne des pétroles) et l’AGIP-Mineraria. En Tunisie, une convention plus avantageuse aux intérêts de l’ENI est mise au point entre la SITEP (Société italienne tunisienne d’exploitation pétrolière) et l’AGIP-Mineraria. -
[30]
ASMAE, les télégrammes ordinaires en partance pour la Tunisie ou arrivés de Tunisie, en 1960. ACS, minist. Com. est. busta 36, année 1959, chemise Tunisie..., citée.
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[31]
Archives historiques BNP-Paribas, Paris, ET 2002 (B) 6, référence 515, dossier SFDI, chemise Conseil d’administration du 20 novembre 1958.
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[32]
Professeur en première supérieure au lycée Marcellin-Berthelot de Saint-Maur-des-Fossés. Tout cet article reprend une analyse menée dans le cadre de notre thèse La France et le miracle économique italien : 1945-1963, soutenue à l’Université de Paris XII en décembre 2004, sous la direction du Pr Albert Broder. Cf. la deuxième partie L’Italie aux heures difficiles des conflits coloniaux africains, p. 289-399. Cette thèse, dactylographiée, est consultable à la bibliothèque de l’université.