Notes
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[1]
Voir n. 21, p. 381-382.
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[2]
Voir n. 24, p. 382.
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[3]
Cette publication de 430 documents originaux de la chancellerie, avec un appareil scientifique dans les meilleures traditions de l’historiographie allemande, a été faite en 1998 à l’initiative du gouvernement fédéral. On n’oublie pas qu’Helmut Kohl avait d’abord reçu une formation d’historien. Il a été rendu compte de ce recueil par Jacques Bariéty, « Deutsche Einheit, Publication de documents de la chancellerie de la RFA sur la réunification (1989-1990) », Revue d’Allemagne, Strasbourg, t. 31, no 1, janvier-mars 1999, p. 155-168.
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[4]
On a rendu compte de l’édition allemande de ce livre, Jacques Bariéty, « Wie Weltgeschichte gemacht wird », Politique étrangère, Paris, IFRI, 2/2004, p. 441-445.
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[5]
L’auteur fait avec raison une grande place à la note de 61 pages de Jacques Blot, directeur d’Europe au Quai d’Orsay, en date du 30 octobre 1989, « Réflexions sur la question allemande », MAE, Europe, Allemagne, 1986-1990, carton 6119.
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[6]
Voir la note 131, p. 416-417.
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[7]
Le rapport de Caroline de Margerie est introuvable dans les archives françaises.
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[8]
Voir Ulrich Pfeil, « La portée du voyage de François Mitterrand en RDA (20-22 décembre 1989) », in Anne Saint-Sauveur-Henn et Gérard Schnelin (dir.), La mise en œuvre de l’unification allemande, 1989-1990, Asnières, Publications de l’Institut d’allemand, 1998, p. 325-338 ; Id., Die anderen deutsch-französischen Beziehungen, die DDR und Frankreich, 1949-1990, Cologne, 2004.
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[9]
Jacques Bariéty, « François Mitterrand, Willy Brandt et la réunification de l’Allemagne (1981-1990) », in Horst Möller et Maurice Vaïsse (dir.), Willy Brandt und Frankreich, Schriftenreihe der Vierteljahreshefte für Zeitgeschichte, Munich, Oldenbourg, mars 2005.
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[10]
Voir l’étude mentionnée note 9. Je pense en particulier au rapport d’un fonctionnaire du Quai d’Orsay du 5 février 1990. Il serait intéressant aussi de consulter le procès-verbal français de l’entretien de Mitterrand avec Brandt à l’Élysée le 8 mars 1990. On se rappellera aussi la visite d’Oskar Lafontaine à l’Élysée le 14 mars, qui énerva beaucoup Kohl.
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[11]
L’auteur s’en remet ici à ce qu’apporte le recueil de documents allemands cité à la note 3.
Jacques THOBIE, Aux origines de l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul. La correspondance commentée Marx-Gabriel, 1930-1932, Istanbul, Les Éditions Isis ((((isis@ tun. net),coll. « Les Cahiers du Bosphore », XLII, 2006, 204 p.
1Ancien directeur de l’IFEA (1991-1994), Jacques Thobie a trouvé aux archives diplomatiques de Nantes, dans la série des Œuvres françaises à l’étranger Levant-Turquie, 110 lettres échangées de 1930 à 1932 entre le directeur du service des écoles françaises, Jean-Philippe Marx, et le premier directeur (de 1931 à 1956) de l’Institut français d’archéologie de Stamboul (IFAS), Albert Gabriel. Marx est un chartiste, engagé dans la diplomatie pendant la guerre et qui a succédé à la tête de ce service à Jean Giraudoux, mais il demeure lié à l’Université : docteur de l’EPHE, il y deviendra en 1927 directeur d’études, spécialisé dans les mythologies et la littérature celtique. Gabriel a une formation d’architecte, participe aux fouilles de Délos avec l’École d’Athènes, soutient une thèse d’histoire sur Rhodes en 1921, entre à l’Université, deux ans plus tard, comme historien de l’art, et est professeur en 1925 à Strasbourg et chargé d’enseignement à Istanbul.
2Leur correspondance administrative laisse deviner, derrière les nuances des formules de politesse (relevées et quantifiées par J. Thobie), une cordialité certaine des rapports mutuels. Mais le contenu des lettres est souvent peu explicite par ses allusions ou le renvoi à des conversations orales qui n’ont pas laissé de traces. Leur commentaire par J. Thobie rend lisibles, à quelques passages près restés mystérieux même pour lui, ces courriers fort techniques et au suivi assez aléatoire : problèmes d’envois de documents par la valise, de règlements de frais ou d’honoraires, d’acquisition puis d’acheminement de l’équipement mobilier de l’institut, de réception des hôtes de passage (comme le recteur Charléty), du choix des chercheurs à affecter sur les deux postes (comme Yvan Stchouvkine) dont, en fait, un seul sera pourvu pendant la période, etc. Un érudit, et bien utile, appareil critique éclaire la carrière des spécialistes cités et, à de rares exceptions près, peu (= non) connus de l’histoire diplomatique : archéologues (tel Gustave Mendel), turcologues (Jean Deny), sinologue (Paul Pelliot), épigraphistes (Louis Robert), byzantinistes (Charles Diehl ou Paul Lemerle, encore que, pour ce dernier, certains seniors aient pu en suivre les derniers cours à la Sorbonne). Le commentateur ne se prive pas, incidemment, d’apporter une touche personnelle : ainsi, la salle à manger Art Déco de Dennery faisait « encore bonne figure dans l’appartement du directeur en 1994 » (p. 74). On y trouve aussi des notations furtives sur la qualité des rapports du directeur, qui ne manquait pas de tempérament, avec les autorités universitaires et administratives turques de ces années ; le commentaire explique l’émergence d’une doctrine officielle kémaliste sur l’histoire des Turcs, générateurs de toutes les civilisations passées du Proche-Orient, au moins, une tendance qui ne paraît pas faiblir à en juger par les tracas récents d’une sumérologue turque (cf. Le Monde, 2 novembre 2006).
3Les années 1930-1932 sont charnières : la création d’un institut d’archéologie est en discussion depuis des décennies ; Paul Cambon, ambassadeur de 1891 à 1898, en avait fortement appuyé le projet, notamment pour faire pièce à la présence allemande, mais les questions de crédits, sinon de personnes à y nommer, et la compétition latente de l’École française d’Athènes et de celle du Caire pour occuper ce créneau géographique à la périphérie de leurs zones d’activités, en avaient toujours empêché la réalisation à l’époque ottomane et la freinaient encore après la guerre ; de plus, il fallait l’autorisation du gouvernement, turc maintenant, qui ne l’accorda qu’en février 1931 et sous réserve que l’institut ne bénéficierait pas des immunités diplomatiques. L’idée en était acceptée mais il fallait la matérialiser dans l’enceinte du palais de France, où serait l’institut : lui fut affecté l’imposant immeuble du Drogmanat (qui se devine sur le fond bleu de la couverture du livre et qui aurait mérité une photo dans l’ouvrage), construit en 1874 sur la partie nord-ouest de l’aire diplomatique, en bordure de l’actuelle rue Nuru-Ziya, l’entrée étant du côté du Palais ; sur cette rue, on ouvrit alors un accès direct à l’Institut et l’ancienne entrée fut close par une grille légère. Une fois réglé le psychodrame du relogement des deux employés consulaires qui y habitaient, l’IFAS put être officiellement ouvert et – indiqué comme tel sur le papier à lettres du directeur – meublé et aménagé.
4Voilà donc une excellente contribution à l’histoire diplomatique et culturelle, certes très spécialisée mais, grâce à son index et ses références bibliographiques, d’une consultation commode pour les chercheurs.
5Jean-Claude ALLAIN.
Frédéric BOZO, Mitterrand, la fin de la guerre froide et l’unification allemande, de Yalta à Maastricht, Paris, Odile Jacob, 2005, 518 p.
6Frédéric Bozo, aujourd’hui professeur à l’Université de Paris III - Sorbonne nouvelle et connu par ses recherches et ses publications sur la politique étrangère de la France depuis 1945, notamment la position de la France dans l’Alliance atlantique et ses rapports avec l’OTAN, publie ici un très important ouvrage sur la place de la diplomatie française et le rôle personnel de François Mitterrand à l’occasion des bouleversements qui se sont produits dans les relations internationales entre le printemps de 1988 et la fin de l’année 1991, du fait de la crise du bloc soviétique, de l’effondrement de la République démocratique allemande, de l’unification (ou réunification) de l’Allemagne par l’entrée pure et simple des territoires de l’ex-RDA dans les structures de la RFA, de l’implosion de l’URSS et, enfin, de la conclusion du traité de Maastricht. Les problématiques furent multiples, politiques, économiques, militaires, idéologiques, toutes essentielles. Ce fut la fin d’un « ordre » issu des cassures de 1945-1947 et le début d’une ère nouvelle. Pour qualifier l’ancienne situation, l’auteur a recours à l’expression habituelle « ordre de Yalta », expression que, pour ma part, je ne trouve pas très satisfaisante. À ce propos, sait-on ce que Mitterrand pensait lui-même de cette expression et du contenu véritable des accords de Yalta ?
7Pour maîtriser le chantier immense auquel il s’est attaché, Frédéric Bozo a accompli un travail, lui aussi immense et d’une qualité scientifique exceptionnelle. Il suffit, pour s’en convaincre, de constater d’emblée que, pour 378 pages de texte, denses il est vrai, il y a plus de 1 300 notes remplissant plus de 100 pages d’une impression serrée en fin de volume ; pas de bavardages dans ces notes mais, en plus des références archivistiques et bibliographiques précises, toutes sortes d’informations d’importance scientifique certaine sur les fonds, les personnes, les méthodes de travail autour de Mitterrand, ses collaborateurs personnels, les hauts fonctionnaires du Quai d’Orsay, sans oublier la mention des lacunes dans les sources – une véritable encyclopédie. À cela s’ajoute un index des noms de personnes, de lieux et d’affaires, 600 entrées avec renvois aux pages du texte et des notes, et une chronologie bien utile pour garder son chemin dans la dense forêt des événements.
8La source principale est le « fonds Mitterrand », archives de l’Élysée que le Président fit déposer de son vivant aux Archives nationales avec certaines conditions d’autorisation à l’accès que l’auteur a obtenues [1]. La seconde source essentielle est constituée par les archives du ministère français des Affaires étrangères auxquelles l’auteur a eu accès en dérogation à la règle des trente ans (le livre a paru quinze ans après les événements) [2]. En complément, 40 témoignages oraux et des photocopies de documents divers, mais importants, communiqués par des collaborateurs du Président.
9La bibliographie, bien que se disant avec modestie « sélective », est très complète ; il faut toutefois remarquer qu’elle ne dépasse qu’exceptionnellement 2002, ce dont on ne saurait faire grief à l’auteur d’un livre imprimé en mai 2005 ; il importe cependant de rappeler que les problématiques traitées n’ont pas cessé de faire l’objet de nouvelles recherches et publications, y compris depuis 2005, notamment du fait de l’exploitation devenue possible des archives de l’ex-RDA.
10Venons-en au fond. M. Bozo nous dit dans son introduction pourquoi il s’est lancé dans cette grande entreprise. L’interprétation des événements a été très tôt influencée par des publications scientifiques importantes. Mentionnons Philippe Zelikow et Condoleezza Rice, Germany Unified and Europe Transformed (Cambridge, Harvard UP, 1995) et Deutsche Einheit. Sonderedition aus den Akten des Bundeskanzleramtes, 1989-1990 (Munich, Oldenbourg, 1998), publication officielle de documents de la chancellerie de Bonn [3]. Ces deux publications ont contribué à privilégier le primat de l’importance de la coopération germano-américaine, et précisément de Kohl et Bush, dans la gestion de la crise de 1989-1990 et son dénouement. En 2002, un politologue allemand a publié un gros volume qui ambitionne de détruire « scientifiquement la légende » d’un Mitterrand adversaire de la réunification allemande et prétend que le président français aurait au contraire réussi à imposer son « scénario » de gestion et sortie de la crise à tous, y compris Bush et Kohl : Tilo Schabert, Wie Weltgeschichte gemacht wird. Frankreich und die deutsche Einheit, Stuttgart, Klett-Cotta, 2002 (traduction française, Paris, Grasset, 2005, Prix parlementaire d’histoire !). Ce livre a été rédigé à partir des archives de l’Élysée que l’auteur obtint le privilège d’exploiter à l’Élysée même, alors que le président Mitterrand y était encore. L’ouvrage a été accueilli très fraîchement en Allemagne et en France même par la critique, qui trouva abusive l’interprétation faisant de François Mitterrand un champion permanent et, pour un peu, l’acteur principal de la réunification allemande [4]. C’est pour dépasser les interprétations que l’on vient de mentionner, à ses yeux erronées, que Frédéric Bozo a choisi de réécrire cette histoire.
11L’étude de Bozo est centrée sur le rôle personnel de Mitterrand, non pas ses pensées mais ses actes, dans l’ensemble de l’activité de la diplomatie française elle-même replacée dans le cadre international des grandes diplomaties étrangères. Pour ce faire, l’auteur a choisi de s’en tenir à l’établissement des faits dans un ordre rigoureusement chronologique, ce qui est la meilleure méthode pour une affaire aussi complexe et dont l’évolution fut à plusieurs reprises d’une rapidité vertigineuse, et il le fait toujours à partir de sources, documents d’archives ou témoignages, cités de façon précise, d’où l’appareil des notes. Sa conclusion d’ensemble est que la diplomatie mitterrandienne fut d’abord totalement surprise – ce ne fut pas la seule – par la soudaineté et la gravité des événements de 1989, jusques et y compris la chute du Mur le 9 novembre (Mitterrand était alors à Copenhague) ; puis qu’il aurait préféré une unification mieux maîtrisée et étalée dans le temps, ce qui, selon l’auteur, expliquerait certains de ses comportements dans les derniers mois de 1989 et les premiers de 1990, dans lesquels, toujours selon lui, il serait erroné de voir une volonté systématique de freiner les événements, voire d’empêcher la réunification. Il importe enfin de mettre en valeur le fait que l’étude ne s’arrête pas à l’officialisation de l’unification, le 3 octobre 1990, mais qu’elle est poursuivie jusqu’à la fin de l’année 1991, c’est-à-dire qu’elle inclut l’implosion de l’Union soviétique et la rédaction du traité de Maastricht. L’analyse très précise de l’année 1991 apporte beaucoup de neuf et permet à l’auteur d’enrichir sa réflexion sur l’unification de l’Allemagne en la replaçant dans le cadre plus vaste de la fin de la guerre froide et de l’ébauche de nouvelles structures internationales en Europe.
12Les nécessités d’une recension contraignent à limiter l’ampleur des réflexions que la très grande richesse du travail de Frédéric Bozo appellerait. Tenons-nous en ici à ce qui apparaît l’essentiel et le plus neuf dans l’analyse du processus de l’unification allemande.
13Un « prologue » permet de se remettre en mémoire l’évolution qui avait déjà commencé entre 1981 et le début de 1988 : passage de la « nouvelle guerre froide » de la crise des euromissiles à la « nouvelle détente » qui se dessine avec l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir à Moscou en 1985. Rien, en tout cas, ne pouvait encore laisser prévoir que la « question allemande » allait si rapidement s’imposer.
14Les deux premiers chapitres nous mènent du printemps 1988 à l’automne 1989 : réélection en mai 1988 de Mitterrand qui, avec Roland Dumas, relance dès l’automne une diplomatie active dans les pays à l’est de la RFA ; confiance accrue dans la réalité de l’évolution en cours en Union soviétique ; visite de Gorbatchev à Paris au début de juillet 1989. À l’été et l’automne 1989, c’est le « retour de la question allemande », avec l’affaire des réfugiés de RDA qui révèle la gravité de la crise économique et morale de cet État. Tandis qu’à Bonn le débat sur la question nationale s’accélère, Paris reste attentiste, l’Élysée étant conforté dans l’idée d’une évolution positive du régime de la RDA par les rapports optimistes de l’ambassade de France à Berlin-Est. En RFA même, dans certains milieux de l’opposition, à la SPD et chez les grands intellectuels (Brandt, Lafontaine, Grass), la perspective est avancée d’une solution de la question allemande par le maintien des deux États évoluant et se rapprochant. Ce scénario était en octobre 1989 encore, selon l’auteur, celui de Mitterrand qui, par ailleurs, se donne pour objectif prioritaire l’ancrage de la RFA à l’Ouest par l’Union économique et monétaire. Certains, au Quai d’Orsay et dans la presse, s’interrogeaient sur les imprécisions de cette attitude et se demandaient si le moment n’était pas venu de choisir un discours français plus ferme sur la question allemande [5].
15Avec la chute du Mur et ses conséquences imprévues, l’éventualité d’une unification allemande n’était plus du domaine des hypothèses lointaines mais devenait une question d’actualité (chap. 3, 9 novembre - 31 décembre 1989). Frédéric Bozo caractérise ainsi la réaction de Mitterrand à la surprise du 9 novembre : « Registre un peu distant, qu’il ne quittera pas dans les semaines qui suivent et qu’on lui reprochera. » Suit une analyse précise et précieuse des grands événements des mois de novembre et décembre : dîner des Douze de la Communauté à l’Élysée le 18 novembre ; non-dits entre Kohl et Mitterrand ; plan en 10 points de Kohl le 28 novembre, qui prit de court Mitterrand et l’inquiéta ; sommet de l’Alliance atlantique à Bruxelles le 4 décembre ; sommet européen de Strasbourg, les 8 et 9 décembre, où une crise grave fut évitée de justesse et qui se termina par un communiqué laborieux sur la « libre autodétermination du peuple allemand... dans le respect des accords et traités » et « [...] dans la perspective de l’intégration européenne », ce qui n’était pas un ralliement pur et simple à la ligne de Kohl qui, à cette date, était déjà décidé à l’unification et qui savait avoir l’appui américain.
16On en arrive à deux affaires sur lesquelles les historiens n’ont pas fini de débattre : le voyage de Mitterrand à Kiev le 6 décembre (p. 156-160) et sa visite d’État en RDA des 20-22 décembre (p. 163-167). Sur la rencontre de Kiev, l’interprétation de l’auteur, récusant le témoignage de Jacques Attali, est que Mitterrand n’y est pas allé pour chercher une alliance de revers contre la politique de Kohl mais pour calmer et rassurer Gorbatchev. La difficulté est que l’on n’a retrouvé aucun procès-verbal officiel dans les archives françaises sur l’entretien de Kiev [6]. On reste sur sa faim. Sans doute, aucune décision précise n’a été prise ; peut-être s’est-on contenté, du côté français, de sonder et de gagner du temps en attendant de voir comment les choses allaient tourner.
17Quant à la visite d’État en RDA, le lecteur, ici aussi, se sent quelque peu frustré. Certes, le voyage avait été prévu dès l’automne 1988 ; il fut confirmé à la mi-octobre 1989 ; il fut annoncé officiellement le 22 novembre ; malgré un rapport de Caroline de Margerie conseillant d’y renoncer, après une mission d’information début décembre, il fut maintenu, même après l’accueil délirant que la foule de Dresde fit à Kohl le 19 décembre [7]. Mitterrand fut accompagné à Berlin-Est par toute une suite de ministres, et non des moindres ; l’auteur est très rapide sur les accords économiques et culturels signés à cette occasion entre la France et la RDA, accords qui ne sont pas tous mentionnés, ni leur durée pluriannuelle [8]. Il y eut enfin l’absence de Mitterrand, le 22 décembre, à l’ouverture de la Porte de Brandebourg, à laquelle il avait été invité, et la sourde oreille qu’il opposa à ceux qui lui conseillaient de s’exprimer clairement en faveur de l’unification. Les autorités de RDA ne pouvaient pas ne pas penser que le président français estimait possible la survie de leur État.
18Tout ce contexte m’a conduit, pour ma part, à avancer l’hypothèse d’une explication au projet présenté par Mitterrand, à la surprise générale, à l’occasion de ses vœux dans son allocution télévisée du 31 décembre 1989 : la perspective d’une grande « confédération européenne » associant les Douze de la Communauté européenne aux pays de l’Est venus ou revenus à la démocratie. N’y eut-il pas là le rêve d’une solution de la question allemande, avec la survie d’une RDA démocratisée, dans un cadre grand-européen, et avec l’accord de l’Union soviétique [9] ?
19Avec la « percée vers l’unité allemande » dans les premiers mois de 1990 (chap. 9), « les décideurs français sont d’évidence pris de court » (p. 175). Le souci de la stabilité et de la régularité du processus aurait été alors l’obsession de Mitterrand, rassuré par le « processus 2 + 4 », négociations entre les représentants des quatre puissances en responsabilité de la question allemande depuis 1945 et des deux États allemands. Frédéric Bozo a certainement raison lorsqu’il écrit que l’idée d’une survie de la RDA transformée n’était pas encore abandonnée par tous au début de 1990. Je m’en suis aperçu du fait de ma participation à un groupe de réflexion auquel on m’avait fait la confiance de m’associer au Quai d’Orsay dans l’hiver 1989-1990. Peut-être l’idée de cette survie se maintint-elle chez certains Français plus longtemps qu’on ne le pense [10]. Quoi qu’il en soit, les résultats des premières élections législatives démocratiques en RDA, le 18 mars, balayèrent tous les doutes et toutes les hésitations. Il n’était plus temps d’attendre. Le 20 mars, Élisabeth Guigou suggéra à Mitterrand l’initiative commune franco-allemande qui devait relancer auprès des Douze le projet d’une conférence intergouvernementale sur l’Union européenne.
20Le « grand marchandage » (chap. 5) couvre la période mars-juin 1990 et apporte une analyse méticuleuse des complexes « négociations 2 + 4 ». On en retient particulièrement l’importance attachée par Mitterrand à la reconnaissance définitive de la frontière Oder-Neisse et à la fixation de la date de cette reconnaissance dans le calendrier des divers accords et traités à signer. On ne conteste pas l’opinion de l’auteur que Mitterrand ne chercha pas ainsi à faire échouer la grande négociation (ce qui n’était plus envisageable), mais on constate combien ce fut difficile, jusqu’au dernier moment. De même pour les questions militaires et stratégiques (alliances et stationnement des troupes).
21Aussi véritable qu’ait été désormais la coopération de Mitterrand à l’œuvre commune, il n’en reste pas moins que l’événement décisif fut la visite de Kohl et Genscher en Union soviétique en juillet et le grand marché (on peut employer le mot) conclu entre Gorbatchev et les ministres allemands à Archys, dans le Caucase, le 16 juillet : acceptation par Gorbatchev des exigences occidentales sur les alliances et le stationnement des troupes contre l’aide financière allemande considérable grâce à laquelle Gorbatchev espérait pouvoir réaliser son programme de sauvetage et de transformation de l’Union soviétique (chap. 6) [11]. Le 12 septembre, dans une atmosphère détendue, fut signé à Moscou le traité « portant règlement définitif concernant l’Allemagne ». La RFA avait réussi qu’un trait soit tiré sur le passé sans qu’il y soit fait référence. Le 2 décembre, les premières élections législatives de l’Allemagne réunifiée apportèrent une éclatante victoire au chancelier Kohl.
22On laisse le lecteur découvrir l’originalité du dernier chapitre qui est un tableau saisissant de la nouvelle situation en 1991 : la crise puis la guerre du Golfe, qui rejette dans le passé la guerre froide ; l’éclatement de la Yougoslavie et la naissance de nouveaux États (qui trouble les relations entre la France et l’Allemagne) ; la conclusion du traité de Maastricht ; la dissolution de l’Union soviétique : le 25 décembre, le drapeau russe d’avant 1917 est hissé sur le Kremlin à la place du drapeau soviétique. On était entré dans un autre monde.
23En conclusion, la somme qu’apporte Frédéric Bozo est désormais un instrument de connaissance et un outil de travail indispensables pour l’histoire de l’unification allemande et du contexte international complexe qui l’a entourée. Tout en ramenant à de plus justes proportions que d’autres la place de Mitterrand dans ces événements, l’auteur s’attache à la mettre en valeur, en soulignant volontiers une continuité avec la politique gaullienne. Pour Bozo, les lenteurs et les attentes de Mitterrand n’auraient pas été le fait d’une quelconque opposition au processus de l’unification allemande, mais le fait de la prudence, de l’expérience et du refus des aventures. Peut-être cette sagesse n’excluait-elle pas l’habileté de voir, avant de se décider, comment les choses allaient évoluer, en conservant, en attendant, plusieurs possibilités ouvertes. La rigueur de la méthode de travail de l’auteur, avec le respect scrupuleux du document, est admirable. Sur certains points délicats toutefois – l’auteur n’en est pas responsable et il le mentionne expressément –, une documentation d’archives fait défaut ; des entretiens importants n’ont pas laissé de trace, et il ne faut pas oublier que François Mitterrand était aussi habile que fort intelligent. Le débat, relancé et enrichi magistralement par Frédéric Bozo, peut se poursuivre.
24Jacques BARIéTY,
Professeur émérite de l’Université de Paris IV.
Notes
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[1]
Voir n. 21, p. 381-382.
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[2]
Voir n. 24, p. 382.
-
[3]
Cette publication de 430 documents originaux de la chancellerie, avec un appareil scientifique dans les meilleures traditions de l’historiographie allemande, a été faite en 1998 à l’initiative du gouvernement fédéral. On n’oublie pas qu’Helmut Kohl avait d’abord reçu une formation d’historien. Il a été rendu compte de ce recueil par Jacques Bariéty, « Deutsche Einheit, Publication de documents de la chancellerie de la RFA sur la réunification (1989-1990) », Revue d’Allemagne, Strasbourg, t. 31, no 1, janvier-mars 1999, p. 155-168.
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[4]
On a rendu compte de l’édition allemande de ce livre, Jacques Bariéty, « Wie Weltgeschichte gemacht wird », Politique étrangère, Paris, IFRI, 2/2004, p. 441-445.
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[5]
L’auteur fait avec raison une grande place à la note de 61 pages de Jacques Blot, directeur d’Europe au Quai d’Orsay, en date du 30 octobre 1989, « Réflexions sur la question allemande », MAE, Europe, Allemagne, 1986-1990, carton 6119.
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[6]
Voir la note 131, p. 416-417.
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[7]
Le rapport de Caroline de Margerie est introuvable dans les archives françaises.
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[8]
Voir Ulrich Pfeil, « La portée du voyage de François Mitterrand en RDA (20-22 décembre 1989) », in Anne Saint-Sauveur-Henn et Gérard Schnelin (dir.), La mise en œuvre de l’unification allemande, 1989-1990, Asnières, Publications de l’Institut d’allemand, 1998, p. 325-338 ; Id., Die anderen deutsch-französischen Beziehungen, die DDR und Frankreich, 1949-1990, Cologne, 2004.
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[9]
Jacques Bariéty, « François Mitterrand, Willy Brandt et la réunification de l’Allemagne (1981-1990) », in Horst Möller et Maurice Vaïsse (dir.), Willy Brandt und Frankreich, Schriftenreihe der Vierteljahreshefte für Zeitgeschichte, Munich, Oldenbourg, mars 2005.
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[10]
Voir l’étude mentionnée note 9. Je pense en particulier au rapport d’un fonctionnaire du Quai d’Orsay du 5 février 1990. Il serait intéressant aussi de consulter le procès-verbal français de l’entretien de Mitterrand avec Brandt à l’Élysée le 8 mars 1990. On se rappellera aussi la visite d’Oskar Lafontaine à l’Élysée le 14 mars, qui énerva beaucoup Kohl.
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[11]
L’auteur s’en remet ici à ce qu’apporte le recueil de documents allemands cité à la note 3.