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Article de revue

Le discours politique et la sécurité en Europe : Blair, Chirac et Schröder et la politique européenne de sécurité et de défense (1998-2003)

Pages 83 à 95

Notes

  • [1]
    J’aimerais remercier pour leurs conseils précieux le Pr P. du Bois, S. Huber, G. Mead, ainsi que W. et M. Milzow.
  • [2]
    Au sujet de récits divergents dans le discours de Blair, voir : J. Howorth, « Discourse, ideas, and epistemic communities in european security and defence policy », West European Politics, vol. 27, no 2, mars 2004, p. 222 et R. Dover, « The Prime minister and the Core Executive : A liberal intergovernmentalist reading of UK defence policy formulation 1997-2000 », BJPIR, vol. 7, 2005, p. 519.
  • [3]
    À ce sujet, S. Keukeliere écrit qu’alors que la PESd a abouti extrêmement rapidement, c’est maintenant la PESC qui fait défaut : S. Keukeliere, « European security and defence policy without a european foreign policy », H. G. Ehrhart (ed.), Die Europäische Sicherheits- und Verteidigungspolitik, Positionen, Perzeptionen, Probleme, Perspektiven, Baden-Baden, Nomos, 2002, p. 231-242.
  • [4]
    Pour d’autres approches discursives de la politique étrangère et de sécurité, voir : J. Howorth, « Discourse, ideas, and epistemic communities », op. cit. ; et H. Larsen, Foreign Policy and Discourse Analysis, France, Britain and Europe, London, Routledge, 1997.
  • [5]
    Par ex. : Bundesregierung, site internet ((((www. bundesregierung. de),G. Schröder, Jahresempfang für das Diplomatische Korps, Berlin, 20 novembre 2000 ; à cette occasion, il dit simplement que « la politique européenne de sécurité et de défense augmentera considérablement la capacité d’action de l’Europe ». Toutes les citations provenant du site du Bundesregierung sont traduites par l’auteur.
  • [6]
    L’on retrouve cette notion de capacité d’action dans la déclaration de Saint-Malo : « Déclaration sur la défense européenne », Cahiers de Chaillot, no 47, mai 2001, p. 8-9.
  • [7]
    Bundesregierung, op. cit., G. Schröder, Parlamentarische Versammlung der NATO, Berlin, 21 novembre 2000.
  • [8]
    Déclarations françaises de politique étrangère depuis 1990, site internet du ministère des Affaires étrangères ((((http:// wwww. doc. diplomatie. fr),J. Chirac, allocution aux Armées, Paris, 14 juillet 1999.
  • [9]
    Ibid., J. Chirac, Institut des hautes études de la défense nationale, Paris, 8 juin 2001. Cette idée de priorité revient à plusieurs reprises ; par ex., ibid., J. Chirac, entretien avec la revue Armées d’aujourd’hui, 1er janvier 2000.
  • [10]
    Ibid., J. Chirac, Assemblée générale de l’Association du Traité de l’Atlantique-Nord, Strasbourg, 19 octobre 1999.
  • [11]
    Ibid., J. Chirac, sommet de l’OTAN, conférence de presse, Washington, 24 avril 1999.
  • [12]
    Prime minister’s speeches, statements, press conferences, broadcasts and media interviews, site internet no 10 ((((http:// wwww. number-10. gov. uk),T. Blair, Polish Stock Exchange, Varsovie, 6 octobre 2000. Toutes les citations provenant du site no 10 sont traduites par l’auteur.
  • [13]
    Déclarations françaises de politique étrangère, op. cit., J. Chirac, discours en réponse aux vœux des Armées, Paris, 5 janvier 2000.
  • [14]
    Prime minister’s speeches, op. cit., T. Blair, Economic Club, Chicago, 24 février 1999.
  • [15]
    Ibid., T. Blair, Foreign Office Conference, Londres, 7 janvier 2003.
  • [16]
    Ibid., T. Blair, Polish Stock Exchange, Varsovie, 6 octobre 2000.
  • [17]
    Déclarations françaises de politique étrangère, op. cit., J. Chirac, sommet franco-britannique, conférence de presse conjointe de J. Chirac, L. Jospin, et T. Blair, Saint-Malo, 4 décembre 1998.
  • [18]
    Ibid., J. Chirac, Conseil européen de Cologne, conférence de presse conjointe de J. Chirac, et L. Jospin, Cologne, 4 juin 1999 ; aussi : ibid., J. Chirac, sommet tripartite du triangle de Weimar, conférence de presse, Nancy, 7 mai 1999 ; ou : ibid., J. Chirac, présentation des vœux du corps diplomatique, Paris, 7 janvier 1999.
  • [19]
    Ibid., J. Chirac, déjeuner offert en l’honneur de Sa Majesté Elizabeth II, Paris, 11 novembre 1998.
  • [20]
    Ibid., J. Chirac, inauguration du nouveau bâtiment du Parlement européen, Strasbourg, 14 décembre 1999.
  • [21]
    Ibid., J. Chirac, réunion spéciale du Conseil de l’Atlantique Nord, Bruxelles, 13 juin 2001.
  • [22]
    Prime minister’s speeches, op. cit., T. Blair, Anglo-French summit, Joint press conference with President Chirac of France, Londres, 24 novembre 2003.
  • [23]
    Déclarations françaises de politique étrangère, op. cit., J. Chirac, vœux à la Corrèze, Tulle, 16 janvier 1999.
  • [24]
    Ibid., J. Chirac, intervention télévisée à l’occasion de la fête nationale, 14 juillet 1999.
  • [25]
    Bundesregierung, op. cit., G. Schröder, 39. Kommandeurtagung der Bundeswehr, Hanovre, 8 avril 2002.
  • [26]
    Ibid., G. Schröder, Parlamentarische Versammlung der NATO, Berlin, 21 novembre 2000.
  • [27]
    Ibid., G. Schröder, 39. Kommandeurtagung der Bundeswehr, Hanovre, 8 avril 2002.
  • [28]
    Ibid., G. Schröder, Regierungserklärung zum Europäischen Rat in Nizza vor dem Deutschen Bundestag, Berlin, 28 novembre 2000.
  • [29]
    Voir, par ex. : P. Ludlow, « A view from Brussels : A commentary on the British Presidency of the EU », V. N. Koutrakou, L. A. Emerson (eds), The European Union and Britain, Debating the Challenges Ahead, London, Macmillan Press, 2000 ; ou R. Heffernan, « Beyond euro-scepticism : Exploring the europeanisation of the labour party since 1983 », The Political Quarterly, vol. 72, no 2, 2001, p. 188.
  • [30]
    Prime minister’s speeches, op. cit., T. Blair, Euro press conference, Londres, 9 juin 2003. À ce sujet, voir également R. Dover, « The Prime minister and the Core Executive », op. cit., p. 510.
  • [31]
    Ibid., T. Blair, NATO 50th anniversary conference, Londres, 8 mars 1999.
  • [32]
    Déclarations françaises de politique étrangère, op. cit., J. Chirac, conférence des ambassadeurs, Paris, 26 août 1999.
  • [33]
    Bundesregierung, op. cit., G. Schröder, Jahresempfang für das diplomatische Korps, Berlin, 20 novembre 2000.
  • [34]
    Déclarations françaises de politique étrangère, op. cit., J. Chirac, intervention radiotélévisée sur l’évolution de la situation au Kosovo, 21 avril 1999 ; et ibid., J. Chirac, entretien avec « TF1 », 10 juin 1999 ; ou encore devant le Parlement français : ibid., J. Chirac, ouverture du débat sur la ratification du traité d’Amsterdam, Paris, 2 mars 1999.
  • [35]
    Prime minister’s speeches, op. cit., conférence de presse, T. Blair, G. Schröder, J. Chirac, Berlin, 20 septembre 2003, par exemple.
  • [36]
    Ibid., T. Blair, conférence de presse, Bruxelles, 21 mars 2003.
  • [37]
    Déclarations françaises de politique étrangère, op. cit., J. Chirac, Assemblée générale de l’Association du traité de l’Atlantique Nord, Strasbourg, 19 octobre 1999.
  • [38]
    Ibid., J. Chirac, vœux des Armées, Paris, 5 janvier 2001.
  • [39]
    Ibid., J. Chirac, vœux des Armées, Paris, 5 janvier 2000.
  • [40]
    Ibid., J. Chirac, message au Parlement à l’occasion de l’ouverture du débat sur la ratification du traité d’Amsterdam, Paris, 2 mars 1999.
  • [41]
    Ibid., J. Chirac, onzième conférence des ambassadeurs, Paris, 29 août 2003.
  • [42]
    Ibid., J. Chirac, présentation des vœux du corps diplomatique, Paris, 7 janvier 1999.
  • [43]
    Ibid., J. Chirac, dîner offert en l’honneur de M. Vaclav Havel, Paris, 26 février 2000.
  • [44]
    Ibid., J. Chirac, dîner offert en son honneur par Juan Carlos Ier d’Espagne et la reine Sofia, Madrid, 4 octobre 1999.
  • [45]
    Deutsch-Französiches Jugendwerk, site Internet ((((www. dfjw. org),« Rede von Bundeskanzler Gerhard Schröder vor der französischen Nationalversammlung », Paris, 30 novembre 1999.
  • [46]
    Bundesregierung, op. cit., G. Schröder, 39. Kommandeurtagung der Bundeswehr, Hanovre, 8 avril 2002.
  • [47]
    C. Newman, P. Stephens, « Blair warns Chirac on his vision for Europe », The Financial Times, 28 avril 2003, p. 1.
  • [48]
    Prime minister’s speeches, op. cit., T. Blair, interview with Sky TV, 20 juillet 2003.
  • [49]
    Ibid., T. Blair, Gand, 23 février 2003.
  • [50]
    Ibid., T. Blair, « The government’s agenda for the future », 8 février 2001.
  • [51]
    Bundesregierung, op. cit., G. Schröder, Parlamentarische Versammlung der NATO, Berlin, 21 novembre 2000.
  • [52]
    Déclarations françaises de politique étrangère, op. cit., J. Chirac, allocution aux Armées, Paris, 14 juillet 1999.
  • [53]
    « Sommet du Conseil de l’Atlantique Nord, Communiqué final », Cahiers de Chaillot, op. cit., p. 20-24. L’accord final n’est intervenu que plus tard, après l’accord de la Turquie.
  • [54]
    Déclarations françaises de politique étrangère, op. cit., J. Chirac, sommet de l’OTAN, conférence de presse, Washington, 24 avril 1999.
  • [55]
    Par exemple, il n’en parle pas dans un discours à la Confederation of British Industry qui contient pourtant une partie assez importante sur l’UE : Prime minister’s speeches, op. cit., T. Blair, CBI conference, Birmingham, 17 novembre 2003. À ce sujet, voir également J. Howorth, « Discourse, ideas, and epistemic communities », op. cit., p. 225-226.

1La politique européenne de sécurité et de défense (PESD) s’inscrit dans un effort de longue date, débutant avec le projet de Communauté européenne de défense (1950-1954), mais elle constitue également l’un des aspects fondamentaux de l’image d’une Union européenne moderne. Dans ce sens, l’Europe de la défense va de pair avec l’Europe de l’union monétaire et l’Europe des citoyens. De plus, le domaine de la défense est intimement lié aux souverainetés nationales. La PESD se trouve ainsi à un point sensible de la relation entre les États membres et l’Union. Même si elles sont largement intergouvernementales, les avancées en paraissent d’autant plus conséquentes. Il suit de tout cela que le succès de la PESD est d’une symbolique toute particulière pour le succès de l’intégration européenne. Quel meilleur moyen, alors, pour un État membre d’affirmer sa contribution à l’unification, que de jouer un rôle clé dans ce processus ? Par ailleurs, il y a les aspects matériels : certains États membres espèrent que la PESD provoquera une augmentation générale des dépenses militaires dans l’Union et tous comptent sur un gain d’efficacité et des économies, dus à la coordination.

2Autant de raisons de faire de la PESD une réussite que l’on retrouve dans le discours politique étudié ici. Ce sont cependant des motivations très différentes, voire contradictoires qui apparaissent. Ainsi, la PESD peut être promue pour ses aspects matériels autant que pour son importance symbolique dans le processus d’intégration ; si l’accent est mis sur les aspects matériels, ce peut être en vue d’une augmentation, ou alors en vue d’une stabilisation des dépenses, et, si la perspective politique l’emporte, ce peut être dans un esprit d’accomplissement ou encore de renouveau de l’intégration, à moins que l’on ne désire simplement jouer un rôle moteur dans ce processus. L’analyse révèle que ces motivations multiples sont l’indication de conceptions différentes du rôle de la PESD. Par ailleurs, on observe une instrumentalisation du discours qui permet aux acteurs d’empêcher que ces tensions n’émergent de façon trop visible, chacun mettant en avant ce qui lui convient et réduisant ainsi les confrontations. Toutefois, cela mène à plusieurs récits parallèles de la PESD et de son processus de constitution [2].

3Il n’est alors pas surprenant que l’on observe dans le domaine de la PESD à la fois des avancées incontestables et des désaccords profonds sur des questions fondamentales [3]. Sans doute existe-t-il une volonté politique de faire de la PESD une réussite. Mais le fait est que les volontés politiques, à leur origine, sont autant nationales qu’européennes. C’est ce que cet article tente de montrer à travers une analyse du discours sur la PESD de Tony Blair, Jacques Chirac et Gerhard Schröder lors de la déclaration de Pörtschach d’octobre 1998 à la fin 2003.

UNE APPROCHE DISCURSIVE

4Il est évident que le discours ne reflète pas directement les positions politiques des différents acteurs. En tenant compte du contexte, il est cependant possible, dans une certaine mesure, de distinguer entre la rhétorique et des positions plus fondamentales. Une analyse approfondie du discours peut alors relever des parallèles, des nuances et des divergences entre les positions des différents États membres au-delà de ce qui est dit explicitement. De plus, une approche discursive met en évidence l’instrumentalisation du discours par les acteurs qui représentent et refaçonnent la PESD et son processus de mise en place selon leurs préférences. Il en suit que la rhétorique est elle-même l’expression de priorités politiques et qu’elle peut exercer un impact considérable sur les événements.

5Cette analyse est basée sur une collection des interventions de Blair, Chirac et Schröder, constituée à partir des sites web des différents gouvernements et de la presse. Elle comprend un examen des arguments avancés en faveur de la PESD et de la façon dont les acteurs l’inscrivent dans leurs politiques européennes, étrangères et de sécurité. Dans ce contexte, il faut mettre en valeur les silences qui peuvent en dire long sur de potentielles tensions et qui peuvent également servir à l’instrumentalisation du discours. Cette analyse de contenu est complétée par une analyse plus linguistique de la structure des textes ou des champs lexicaux utilisés par rapport à la PESD, par exemple. Finalement, l’analyse, notamment pour ce qui est de l’instrumentalisation du discours, ne peut se faire sans référence au contexte : le contexte textuel du discours même, le lieu, l’audience, mais également le contexte historique immédiat sont donc pris en compte [4].

POURQUOI LA PESD ?

6L’on relève chez les trois acteurs un discours généralement favorable sur le principe d’une coopération européenne en matière de sécurité et de défense. C’est un discours de volonté et de détermination, même lorsque le désaccord au sujet de l’Iraq divise profondément l’Europe. Trois différentes lignes directrices structurent les discours en faveur de la PESD : un raisonnement en termes de politique de sécurité et de défense, un raisonnement en termes de politique d’intégration européenne et un raisonnement en termes de leadership politique en Europe et au-delà. Ces trois argumentations se retrouvent dans le discours des trois acteurs, mais avec des priorités et des accents différents.

Considérations de politique de sécurité et de défense

7La PESD se situe historiquement, sinon par relation de causalité, dans le contexte de la crise des Balkans. Cela lui donne une applicabilité directe en termes de politique de sécurité et de défense qui se retrouve dans le discours politique des trois acteurs. Au minimum, ils désirent rendre l’UE capable de répondre, seule si nécessaire, à une situation de crise comme en Bosnie ou au Kosovo. Le discours révèle néanmoins de fortes nuances dans la place attribuée aux considérations matérielles.

8Ainsi, Gerhard Schröder parle de capacité d’action en termes généraux [5], le plus souvent en répétant simplement les phrases contenues dans les déclarations officielles ou les accords conclus [6]. De plus, la dimension concrète de ce discours est largement limitée à la prévention et à la gestion de crises, avec un accent particulier sur la situation en Europe du Sud-Est. Cette retenue par rapport aux aspects matériels de la PESD reflète des réserves allemandes bien connues, notamment pour des raisons budgétaires et d’opinion publique intérieure. Pourtant, Schröder fait preuve de moins de prudence en certaines occasions. Ainsi, dans un discours devant l’assemblée parlementaire de l’OTAN en novembre 2000, il parle de manière plus détaillée de capacités militaires et accorde un rôle central aux aspects matériels de la PESD [7]. Schröder adapte donc sa représentation du rôle de la PESD à son audience ; c’est là un premier exemple d’instrumentalisation du discours. www

9Si Blair et Chirac inscrivent eux aussi la PESD dans le contexte des Balkans, ils insistent d’avantage sur la question des capacités. Ainsi, Chirac passe d’un commentaire au sujet de la crise au Kosovo à un discours bien plus axé sur les aspects matériels de la PESD, quand il dit que « la crise du Kosovo démontre enfin, s’il en était besoin, l’impérieuse nécessité pour les Européens de se donner les moyens d’agir ensemble et entre eux, pour préserver ou restaurer la sécurité de leur continent. Nos armées doivent s’y préparer dès maintenant, en s’employant concrètement à faire évoluer, avec nos partenaires européens, les états-majors et les moyens de soutien qui constitueront le socle des capacités nécessaires à une action commune » [8]. Pour Chirac, « l’objectif prioritaire doit être de réaliser et d’améliorer les capacités d’action des Quinze » [9]. C’est signe de l’importance fondamentale qu’il attache aux aspects matériels de la PESD. D’ailleurs, il espère que « la perspective européenne aura sans doute un effet d’entraînement pour de nombreux pays qui n’ont pas de tradition forte en matière de défense » [10]. Il fait également de l’augmentation des dépenses un impératif historique et renonce, par là, à l’idée d’Europe puissance civile : « L’Histoire nous apprend qu’il n’y a pas de collectivité humaine qui ait longtemps résisté sans capacité autonome de défense. C’est une première constatation qui me conduit à dire que l’Europe n’échappe pas à cette réalité, et serait bien inspirée de se doter d’une capacité autonome de défense » [11]. Pour Blair, les aspects matériels de la PESD sont tout aussi fondamentaux, puisque « sans capacité militaire », elle reste pour lui « une chimère » [12].

10En plus de ce rôle fondamental accordé aux aspects matériels, le discours de Blair et de Chirac attribue à la PESD un impact sur les questions de défense et de sécurité dans tous leurs aspects, sans nécessairement inscrire ses conséquences dans la prévention et la gestion de crises. Ainsi, Chirac parle de conséquences considérables « pour la sécurité de notre pays et pour la défense de ses intérêts et de ses valeurs » [13] dans ses vœux aux armées le 5 janvier 2000 à Paris. Dans le même discours, il fait à deux reprises référence à la PESD dans le contexte de questions militaires nationales, une première fois quand il parle de la loi de programmation militaire et, ensuite, pour dire que la PESD « ouvre à nos armées de nouvelles perspectives [et] aura, en termes de structures et d’interopérabilité, des exigences qu’il faudra prendre en compte ».

11Pour Blair, le projet de PESD vise à améliorer « les capacités de défense propres à l’Union » [14]. Cette formulation touche, comme celle de Chirac citée ci-dessus, aux affaires de défense dans leur ensemble. Dans le même discours à l’Economic Club de Chicago en février 1999, Blair considère la PESD dans la partie qui traite de la relation transatlantique et des questions de défense, plutôt que dans les derniers paragraphes au sujet de l’UE. C’est un signe que la PESD est pour lui une politique de sécurité et de défense autant qu’une politique européenne. Néanmoins, les conséquences sécuritaires de la PESD ne ressortent pas du discours de Blair dans son ensemble. En effet, il attribue un rôle très large à la PESD quand il en parle, mais il n’en parle pas très souvent. Par exemple, il n’y fait pas référence dans un discours prononcé dans le cadre d’une conférence organisée par le Foreign Office[15], dans lequel il parle pourtant de sécurité et d’Europe.

Considérations de politique d’intégration européenne

12Le raisonnement en termes d’intégration européenne se retrouve dans le discours des trois acteurs. Même Blair utilise la PESD pour mettre en avant l’ambition et les succès du processus d’intégration. Ainsi, il dit que « l’union monétaire est en ce moment le projet économique le plus ambitieux au monde. Nous venons de commencer à dessiner une politique de défense commune. Et nous sommes maintenant prêts à réunifier l’Europe et à l’élargir avec jusqu’à 13 nouveaux membres, et plus dans le plus long terme. Nous ne sommes pas vraiment en manque de défis » [16]. De plus, à Saint-Malo, il décrit la PESD comme la prochaine étape de l’intégration : « Dans une Europe qui se rapproche avec un marché unique, une monnaie unique, je crois que cela se justifie tout à fait. » [17] L’on peut néanmoins remarquer que Blair ne déborde pas d’enthousiasme quand il dit que la PESD « se justifie ». De plus, ces deux citations proviennent d’interventions à l’étranger. Peut-être est-ce donc également en raison de la réticence du public britannique face à l’UE qu’il n’accorde pas une place plus importante à ce raisonnement en termes d’intégration.

13Chirac, au contraire, inscrit fréquemment la PESD dans l’ensemble du processus d’intégration en décrivant l’Europe de la défense comme prochaine étape de ce processus, notamment après l’union monétaire. Il dit ainsi : « Nous avons su faire l’euro, nous devons réussir l’Europe de la défense. » [18] Par ailleurs, il utilise le processus d’intégration à fin de justification historique de la PESD, comme dans ce qui suit : « Cette Europe que nous avons su défendre et libérer avec les armes, il nous appartient désormais de renforcer sa stabilité, de la rendre plus efficace et d’affirmer son autorité politique sur la scène internationale grâce à la mise en place d’une réelle défense européenne. » [19] De plus, il espère de la PESD un effet d’entraînement pour l’intégration, quand il dit que : « Cette montée en puissance de l’Europe et la perception qu’en ont nos grands partenaires contribuent à conforter l’image que nos concitoyens se font de l’Europe et d’eux-mêmes. » [20]

14Mais Chirac met en avant la politique de sécurité et de défense commune en elle-même, et pas seulement au titre de prochain projet d’intégration. Par exemple, il présente une relation symbiotique entre la PESD et l’Union, quand il dit que « les progrès de la Défense européenne sont irréversibles car ils participent du mouvement général et profond de la construction européenne. L’avènement d’une Union européenne, occupant pleinement sa place sur la scène internationale, est inscrit dans le cours de l’histoire » [21]. En d’autres mots, la PESD profite du mouvement général de la construction européenne, tout en étant nécessaire à l’UE. Il n’est alors pas étonnant que Chirac attribue une dimension identitaire à la PESD en espérant qu’elle affirme le « caractère de l’Union européenne » [22] et en la présentant comme un des visages de l’Europe, après l’euro et l’Europe de l’éducation [23], sans d’ailleurs que cela le mène à la conclusion que « l’Europe n’existera véritablement que lorsqu’elle aura une capacité d’intervention et de défense » [24].

15Schröder aussi inscrit la PESD dans le processus d’intégration. Il tend par exemple à en parler quand il traite de l’Union européenne plutôt que dans les discussions des questions sécuritaires, et cela même dans un discours devant la Bundeswehr[25]. Mais la PESD n’a pas pour lui un caractère aussi fondamental que pour Chirac. Schröder va dans le sens de la relation symbiotique entre PESD et UE, identifiée dans le discours de Chirac quand il dit que la PESD « est dans la logique de l’intégration européenne » [26]. Toutefois, cette affirmation est complètement isolée dans un texte qui ne contient aucune précision, ni d’autres propositions qui pourraient aller dans le même sens. Il s’agit là, de toute évidence, d’une partie moins développée du discours de Schröder.

16Cela ressort également de sa façon de situer la PESD dans les mécanismes du processus d’intégration et dans les difficultés habituelles de ce processus. Il insiste sur les difficultés causées par les réserves nationales et leur oppose un vocabulaire de progrès, qui met en avant la valeur intrinsèque des tentatives, réussies ou non, vers une politique européenne de sécurité et de défense. Il affirme, par exemple, être content qu’on ait au moins tenté de faire de l’UE la Lead Nation en Macédoine. S’il situe ces initiatives dans le contexte de succès futurs, il semble toutefois placer un accent particulier sur les tentatives manquées et les avancées modestes. Ainsi il attribue à la tentative même d’une intégration de la défense européenne une valeur en soi [27]. Même s’il ne le dit pas explicitement, il ressort donc du discours de Schröder que la PESD est pour lui également un moyen de relancer le processus d’intégration.

17D’ailleurs, Schröder tente d’utiliser la PESD aux fins d’un argument plutôt ambitieux, invoquant une logique fonctionnaliste, pour demander un dépassement de l’intergouvernemental, quand il dit : « Dans cette discussion au sujet des réformes, il s’agit également de savoir comment nous continuons à organiser l’Europe. Pour le gouvernement fédéral, il est évident que la poursuite de l’intégration est le bon chemin. Avec l’entrée en vigueur de l’union économique et monétaire, l’élaboration d’une politique intérieure et de justice commune et la création de la dimension de sécurité et de défense, l’Union européenne a atteint un degré d’intégration qui ne peut – au contraire de ce que certains pensent – être maintenu avec une coopération seulement intergouvernementale. » [28]

18A priori, les dimensions matérielles et intégratives associées à la PESD ne sont pas incompatibles entre elles. Cependant, l’analyse du discours des trois acteurs indique une source potentielle de divergence. En effet, elle révèle une dialectique entre un discours d’accomplissement d’un projet historique qui remonte au projet de Communauté européenne de défense (CED) et un discours de renouveau de l’Union européenne en tant qu’Europe puissance ou European superpower. Quand cette dialectique se superpose sur la dialectique entre projet d’intégration et projet sécuritaire, on arrive à une opposition entre « accompli institutionnel » et reste à faire en termes de capacités. Ainsi, la tendance de Schröder d’inscrire la PESD dans le processus d’intégration plus large le mène à considérer la PESD en tant que reprise du projet échoué de CED. La simple relance de cette idée, même au stade de projet non-accompli, acquiert alors un caractère d’acquis. Cela, en plus de contraintes budgétaires et d’opinion publique, renforce sa réticence à mettre en avant le reste à faire sur le plan des capacités. Il va sans dire que ce n’est pas pour plaire à Chirac, et surtout à Blair, qui mettent l’accent sur le reste à faire matériel.

Considérations de leadership

19Une troisième motivation, qui pousse les trois acteurs à promouvoir la PESD, n’est pas toujours articulée aussi explicitement dans leur argumentation ; elle transparaît toutefois clairement de leur discours dans son ensemble. Il s’agit d’une politique de leadership au sein de l’Union et au.delà.

20L’accent que Blair met sur le leadership est documenté de manière extensive dans la littérature [29]. Une analyse détaillée du discours peut toutefois apporter une indication de plus que la PESD est pour Blair un moyen d’affirmer le leadership britannique au sein de l’Union, d’autant qu’il est un moyen de façonner la PESD selon les préférences anglaises. Explicitement, c’est la deuxième approche que Blair met en avant. Son discours révèle toutefois clairement qu’il utilise constamment la contribution britannique à la mise en place de la PESD pour légitimer sa politique européenne. En particulier, la PESD est utilisée comme substitut à la participation dans l’union économique et monétaire. Cela ressort très clairement de la conférence de presse donnée par le Premier ministre et Gordon Brown, ministre des Finances britannique, au sujet de l’euro en mai 2003 et au cours de laquelle Blair mentionne à deux reprises le succès dans le domaine de la PESD pour répondre à une question sur la non-participation à l’euro [30].

21Chirac et Schröder n’emploient pas un discours de leadership de façon aussi fréquente et aussi explicite que Blair. Cependant, une analyse approfondie de leur discours montre que cette dimension est importante pour eux aussi. En effet, les trois acteurs instrumentalisent le discours afin de mettre en valeur leur propre contribution et de se présenter comme inspirateur de la PESD. En adoptant différentes perspectives historiques, ils accentuent les événements dans lesquels ils ont joué un rôle clé. Ainsi, Blair met en avant sa déclaration de Pörtschach d’octobre 1998, sans toutefois la mentionner, quand il parle de « l’initiative sur la défense européenne que j’ai lancée l’automne passé » [31]. Chirac, quant à lui, dit : « Je vous disais ici même, l’an dernier, que le moment était venu de lancer le deuxième grand chantier, celui de l’Europe de la défense. Et je proposais quelques pistes qui sont, depuis, devenues les déclarations de Saint-Malo [...] et de Cologne. » [32] Et Schröder aussi essaie de s’attribuer l’initiative quand il parle de la PESD comme une « entreprise centrale que nous avons lancée en 1999 sous la présidence allemande » [33], sans dire un mot de Saint-Malo. On peut remarquer que cette tendance des acteurs à mettre en avant leur propre contribution est la plus marquée quand ils s’adressent à un public national large, notamment lors d’interventions à la télévision [34]. À d’autres moments les acteurs choisissent de mettre en avant la coopération, en se focalisant sur les relations bilatérales ou trilatérales. Il ressort du discours que ce sont là des initiatives intentionnelles visant à mettre en avant l’unité. Ainsi la relation trilatérale est accentuée tout particulièrement après les désaccords au sujet de l’Iraq et de la proposition d’Union européenne de sécurité et de défense avancée par l’Allemagne, la France, la Belgique et le Luxembourg en avril 2003, comme pour ramener le calme après la tempête en quelque sorte [35].

22Tout ce fait plus qu’indiquer que Blair n’est pas le seul à rechercher le leadership. Plus fondamentalement, l’on se retrouve, selon l’orateur et l’audience, en présence de récits divergents du processus de mise en place de la PESD. C’est, entre autres, à travers ces récits que les trois États rejouent leurs relations de force au sein de l’Union, relations qui avaient été bouleversées par l’initiative franco-britannique de Saint-Malo. C’est là un exemple sans équivoque d’instrumentalisation du discours.

23Plus fondamentalement encore, il apparaît une tension entre la nature des visions françaises et britanniques de ce leadership. D’ailleurs, Blair dit ouvertement que s’il est toujours en faveur de l’intégration, malgré les dissensions au sujet de l’Iraq et de la proposition Tervuren, c’est parce que c’est la meilleure solution, « pas seulement pour l’Europe, mais, plus important, pour l’intérêt national britannique » [36]. Cela montre qu’il ne soutient pas tant le projet de PESD pour l’Europe que pour la Grande-Bretagne, ou peut-être pour Britain in Europe.

24Le rôle de la France n’est certainement pas sans intérêt pour Chirac. Mais son discours aux tonalités gaullistes est plus différencié que celui de Blair. C’est un discours émotionnel, un peu idéaliste, comme quand il dit : « C’est une affaire de volonté. [...] Avons-nous l’ambition d’une Europe prête à affronter les défis du prochain siècle ? D’une Europe digne de son histoire, forte des nations qui la composent et unie dans une même aspiration à un monde harmonieux et en paix ? » [37] Avec le rôle des nations et de la préservation de la souveraineté, vient, comme chez Blair, un accent particulier sur le rôle de la France. Pour Chirac, « la France doit jouer son rôle, à sa place, dans l’Europe de la Défense » [38]. Cependant, l’on trouve dans le discours de Chirac une dialectique plus prononcée entre le rôle de la France et le rôle de l’Europe, comme par exemple quand il dit que « c’est un progrès essentiel, [...] que les Européens aient le pouvoir de peser sur leur destin [...]. Il en va [...] du rôle que les Français veulent que notre pays soit capable d’assumer pour défendre, dans le monde, les valeurs républicaines auxquelles ils sont attachés » [39]. Dans cette dialectique, Chirac poursuit pour l’Europe les mêmes objectifs que pour la France. Cela se reflète dans le fait qu’il utilise, dans ce qui suit par rapport à l’Europe, les mêmes formules qu’il utilisait par rapport à la France dans les citations précédentes. En effet, il affirme que « l’Europe doit pouvoir jouer tout son rôle dans le règlement des crises qui la concernent [...]. Ayons pour ambition de faire de l’Union européenne un ensemble politique porteur de paix, d’équilibre et de progrès dans le monde » [40].

DES VISIONS DIVERGENTES DU RÔLE DE LA PESD

25Cela mène à une des préoccupations principales de Chirac, la multipolarité. Il ne pourrait l’exprimer plus clairement que lors de la conférence des ambassadeurs tenue à Paris le 29 août 2003 : « Dans une époque où chacun cherche de nouveaux repères, il vous revient d’expliquer inlassablement aux sociétés, dans lesquelles vous vivez, la vision que porte la France, celle d’un monde multipolaire, harmonieux et solidaire » [41]. Si l’on y ajoute que « l’élaboration d’une politique étrangère et de sécurité commune, [est] indispensable à l’émergence d’un monde multipolaire harmonieux » [42], il est évident que cette multipolarité est un élément central de sa motivation à promouvoir la PESD. Les expressions Europe puissance, mais aussi Europe de la défense trouvent toute leur signification dans ce contexte. Ainsi, il parle de « lente montée en puissance de l’Europe de la défense » [43] et plaide : « N’ayons pas peur des mots ! C’est bien une Europe puissance que nous devons construire. [...] L’Union européenne s’affirmera ainsi comme l’un de ces pôles d’équilibre dont le monde a besoin. » [44] Schröder adopte explicitement la notion française d’Europe puissance [45] et il se réfère également au concept de multipolarité [46]. Toutefois, son discours est beaucoup moins prononcé que celui de Chirac. Blair et Chirac, quant à eux, ont abouti à une controverse ouverte à ce sujet, avec notamment une interview de Blair, dans le Financial Times, condamnant la vision de Chirac [47].

26Au fond, on peut identifier deux aspects à cette controverse. D’abord une querelle de mots qui peut être attisée, ou alors apaisée, selon les circonstances et les objectifs à court terme des acteurs. En effet, la crise au sujet de l’Iraq n’a fait qu’attiser la dispute au sujet de la multipolarité qui intervient au plus fort de ce désaccord. D’ailleurs, Blair a dit lui-même que selon la façon dont on comprenait le concept, la vision de Chirac n’était pas si éloignée de la sienne [48]. De plus, Blair aussi se réfère parfois à une augmentation de l’influence de l’Europe. Par exemple, dans un discours à Gand en février 2000, il exprime ainsi sa vision de l’Europe : « Une force internationale de stabilité, pour promouvoir les intérêts et les valeurs européens. » [49] Ensuite apparaissent des divergences plus fondamentales. Des éléments profonds de désaccord au sujet de la multipolarité, qui vont bien au-delà du désaccord par rapport à l’intervention en Iraq, émergent d’une analyse du discours.

27Un élément crucial de divergence lié au concept de multipolarité est la relation aux États-Unis et à l’OTAN. En surface, le discours semble indiquer un accord à ce sujet entre les trois acteurs. Tous affirment d’eux-mêmes, et pour tous les autres, que chacun vise la compatibilité entre l’OTAN et la PESD. Toutefois, les finesses du discours reflètent les limites de l’accord. Ainsi, l’on trouve chez Schröder et Blair une dialectique permanente entre l’OTAN et l’UE. Elle s’exprime dans des formules comme, par exemple, l’objectif articulé par Blair de « renforcer la défense de l’Europe à l’intérieur de l’OTAN » [50], ou encore celui de Schröder d’une « UE capable d’agir militairement aux cotés de l’OTAN et avec une identité de sécurité et de défense efficace à l’intérieur de l’OTAN » [51]. Chez Chirac, au contraire, l’on retrouve le plus souvent une distinction claire entre une phrase standard qui affirme la compatibilité et l’OTAN et la PESD et le reste du discours qui est centré plus exclusivement sur l’Europe. Il met ainsi l’accent sur le champ lexical du nous, Européens, comme quand il dit que « la crise du Kosovo démontre enfin, s’il en était besoin, l’impérieuse nécessité pour les Européens de se donner les moyens d’agir ensemble et entre eux, pour préserver ou restaurer la sécurité de leur continent ». Il ajoute encore : « Nos armées doivent s’y préparer dès maintenant, en s’employant concrètement à faire évoluer, avec nos partenaires européens, les états-majors et les moyens de soutien qui constitueront le socle des capacités nécessaires à une action commune » [52] (souligné par nous).

28Cela mène à des récits divergents de la relation entre l’OTAN et la PESD. En effet, à l’occasion du sommet de l’OTAN de 1999, qui a posé les bases de la relation entre l’OTAN et l’UE, en lançant les notions de « garantie de l’accès de l’UE à des capacités de planification de l’OTAN », et de « présomption de disponibilité au profit de l’UE de capacités et de moyens communs de l’OTAN » [53], Chirac ne mentionne pas ces arrangements lors de ses conférences de presse. Il dit simplement qu’ « il a été pris acte des progrès accomplis par les Européens, je pense en particulier aux décisions de l’Union européenne ou à la déclaration franco-britannique de Saint-Malo. Nous sommes satisfaits que l’OTAN reconnaisse et accepte les ambitions et les réalisations des Européens, et il appartient désormais à ceux-ci d’aller de l’avant » [54]. Le discours de Chirac présente là une Europe active, qui accomplit des choses et va de l’avant, et une OTAN passive, qui prend acte, reconnaît et accepte, ce qui ne rend pas la centralité de cet accord pour la PESD.

CONCLUSION

29Cette analyse du discours de Blair, de Chirac et de Schröder révèle des nuances importantes dans leur affirmation respective d’une attitude favorable envers la PESD. Parfois ces divergences sont simplement le résultat de priorités diverses, mais l’analyse montre qu’elles sont également l’indication de divergences plus fondamentales au sujet du rôle de la PESD et de son rapport à l’OTAN. À noter que les lignes de tension sont variables. Ainsi, Chirac et Blair s’accordent par rapport aux aspects matériels ; Chirac et Schröder ont des points de vue semblables par rapport aux dimensions intégratives de la PESD ; Schröder et Blair insistent sur la relation avec les États-Unis et l’OTAN ; et Chirac et Schröder tiennent à la multipolarité. Ces alliances variables peuvent être de bon augure, dans la mesure où cela peut empêcher que ces lignes de tension ne se figent.

30D’autre part, il ressort de l’analyse une adaptation du discours à l’audience. Tony Blair met l’accent sur la dimension intégrative à Saint-Malo ou à Gand ; Chirac, et surtout Schröder, insistent sur les capacités de l’Union quand ils s’adressent à une audience atlantiste ; Schröder parle de dépasser l’intergouvernemental devant le Bundestag, mais pas à l’étranger. Cette instrumentalisation du discours tend à cacher les tensions, mais l’on peut se demander pour combien de temps ? Au-delà des mots, les dissensions persistent.

31D’ailleurs, les pratiques discursives ne peuvent entièrement cacher les dissensions et les discours des trois acteurs gardent leurs nuances particulières, quel que soit le contexte. L’adaptation du discours à l’audience reste le résultat d’un choix politique, d’autant plus que les audiences sont en fin de compte toujours multiples. Dans ce contexte, la divergence entre les différents récits du rôle de la PESD et de son processus de développement est surprenante. Ces récits ne pourront coexister que tant que les hommes politiques peuvent présenter différentes versions d’une même réalité à différents auditoires, ou tant qu’il leur est possible de simplement taire un développement devant l’opinion publique. Blair, par exemple, ne parle que très rarement de la PESD, le plus souvent à l’étranger, et presque jamais devant un large auditoire national [55]. Cela suggère que son discours de leadership est dirigé principalement vers les autres membres de l’OTAN et de l’UE. Et, si c’est là la base sur laquelle est construite la PESD, on en arrive à se poser des questions sur sa compatibilité avec les efforts de processus de démocratisation auquel vise l’Union européenne.


Date de mise en ligne : 01/12/2008

https://doi.org/10.3917/ri.125.0083

Notes

  • [1]
    J’aimerais remercier pour leurs conseils précieux le Pr P. du Bois, S. Huber, G. Mead, ainsi que W. et M. Milzow.
  • [2]
    Au sujet de récits divergents dans le discours de Blair, voir : J. Howorth, « Discourse, ideas, and epistemic communities in european security and defence policy », West European Politics, vol. 27, no 2, mars 2004, p. 222 et R. Dover, « The Prime minister and the Core Executive : A liberal intergovernmentalist reading of UK defence policy formulation 1997-2000 », BJPIR, vol. 7, 2005, p. 519.
  • [3]
    À ce sujet, S. Keukeliere écrit qu’alors que la PESd a abouti extrêmement rapidement, c’est maintenant la PESC qui fait défaut : S. Keukeliere, « European security and defence policy without a european foreign policy », H. G. Ehrhart (ed.), Die Europäische Sicherheits- und Verteidigungspolitik, Positionen, Perzeptionen, Probleme, Perspektiven, Baden-Baden, Nomos, 2002, p. 231-242.
  • [4]
    Pour d’autres approches discursives de la politique étrangère et de sécurité, voir : J. Howorth, « Discourse, ideas, and epistemic communities », op. cit. ; et H. Larsen, Foreign Policy and Discourse Analysis, France, Britain and Europe, London, Routledge, 1997.
  • [5]
    Par ex. : Bundesregierung, site internet ((((www. bundesregierung. de),G. Schröder, Jahresempfang für das Diplomatische Korps, Berlin, 20 novembre 2000 ; à cette occasion, il dit simplement que « la politique européenne de sécurité et de défense augmentera considérablement la capacité d’action de l’Europe ». Toutes les citations provenant du site du Bundesregierung sont traduites par l’auteur.
  • [6]
    L’on retrouve cette notion de capacité d’action dans la déclaration de Saint-Malo : « Déclaration sur la défense européenne », Cahiers de Chaillot, no 47, mai 2001, p. 8-9.
  • [7]
    Bundesregierung, op. cit., G. Schröder, Parlamentarische Versammlung der NATO, Berlin, 21 novembre 2000.
  • [8]
    Déclarations françaises de politique étrangère depuis 1990, site internet du ministère des Affaires étrangères ((((http:// wwww. doc. diplomatie. fr),J. Chirac, allocution aux Armées, Paris, 14 juillet 1999.
  • [9]
    Ibid., J. Chirac, Institut des hautes études de la défense nationale, Paris, 8 juin 2001. Cette idée de priorité revient à plusieurs reprises ; par ex., ibid., J. Chirac, entretien avec la revue Armées d’aujourd’hui, 1er janvier 2000.
  • [10]
    Ibid., J. Chirac, Assemblée générale de l’Association du Traité de l’Atlantique-Nord, Strasbourg, 19 octobre 1999.
  • [11]
    Ibid., J. Chirac, sommet de l’OTAN, conférence de presse, Washington, 24 avril 1999.
  • [12]
    Prime minister’s speeches, statements, press conferences, broadcasts and media interviews, site internet no 10 ((((http:// wwww. number-10. gov. uk),T. Blair, Polish Stock Exchange, Varsovie, 6 octobre 2000. Toutes les citations provenant du site no 10 sont traduites par l’auteur.
  • [13]
    Déclarations françaises de politique étrangère, op. cit., J. Chirac, discours en réponse aux vœux des Armées, Paris, 5 janvier 2000.
  • [14]
    Prime minister’s speeches, op. cit., T. Blair, Economic Club, Chicago, 24 février 1999.
  • [15]
    Ibid., T. Blair, Foreign Office Conference, Londres, 7 janvier 2003.
  • [16]
    Ibid., T. Blair, Polish Stock Exchange, Varsovie, 6 octobre 2000.
  • [17]
    Déclarations françaises de politique étrangère, op. cit., J. Chirac, sommet franco-britannique, conférence de presse conjointe de J. Chirac, L. Jospin, et T. Blair, Saint-Malo, 4 décembre 1998.
  • [18]
    Ibid., J. Chirac, Conseil européen de Cologne, conférence de presse conjointe de J. Chirac, et L. Jospin, Cologne, 4 juin 1999 ; aussi : ibid., J. Chirac, sommet tripartite du triangle de Weimar, conférence de presse, Nancy, 7 mai 1999 ; ou : ibid., J. Chirac, présentation des vœux du corps diplomatique, Paris, 7 janvier 1999.
  • [19]
    Ibid., J. Chirac, déjeuner offert en l’honneur de Sa Majesté Elizabeth II, Paris, 11 novembre 1998.
  • [20]
    Ibid., J. Chirac, inauguration du nouveau bâtiment du Parlement européen, Strasbourg, 14 décembre 1999.
  • [21]
    Ibid., J. Chirac, réunion spéciale du Conseil de l’Atlantique Nord, Bruxelles, 13 juin 2001.
  • [22]
    Prime minister’s speeches, op. cit., T. Blair, Anglo-French summit, Joint press conference with President Chirac of France, Londres, 24 novembre 2003.
  • [23]
    Déclarations françaises de politique étrangère, op. cit., J. Chirac, vœux à la Corrèze, Tulle, 16 janvier 1999.
  • [24]
    Ibid., J. Chirac, intervention télévisée à l’occasion de la fête nationale, 14 juillet 1999.
  • [25]
    Bundesregierung, op. cit., G. Schröder, 39. Kommandeurtagung der Bundeswehr, Hanovre, 8 avril 2002.
  • [26]
    Ibid., G. Schröder, Parlamentarische Versammlung der NATO, Berlin, 21 novembre 2000.
  • [27]
    Ibid., G. Schröder, 39. Kommandeurtagung der Bundeswehr, Hanovre, 8 avril 2002.
  • [28]
    Ibid., G. Schröder, Regierungserklärung zum Europäischen Rat in Nizza vor dem Deutschen Bundestag, Berlin, 28 novembre 2000.
  • [29]
    Voir, par ex. : P. Ludlow, « A view from Brussels : A commentary on the British Presidency of the EU », V. N. Koutrakou, L. A. Emerson (eds), The European Union and Britain, Debating the Challenges Ahead, London, Macmillan Press, 2000 ; ou R. Heffernan, « Beyond euro-scepticism : Exploring the europeanisation of the labour party since 1983 », The Political Quarterly, vol. 72, no 2, 2001, p. 188.
  • [30]
    Prime minister’s speeches, op. cit., T. Blair, Euro press conference, Londres, 9 juin 2003. À ce sujet, voir également R. Dover, « The Prime minister and the Core Executive », op. cit., p. 510.
  • [31]
    Ibid., T. Blair, NATO 50th anniversary conference, Londres, 8 mars 1999.
  • [32]
    Déclarations françaises de politique étrangère, op. cit., J. Chirac, conférence des ambassadeurs, Paris, 26 août 1999.
  • [33]
    Bundesregierung, op. cit., G. Schröder, Jahresempfang für das diplomatische Korps, Berlin, 20 novembre 2000.
  • [34]
    Déclarations françaises de politique étrangère, op. cit., J. Chirac, intervention radiotélévisée sur l’évolution de la situation au Kosovo, 21 avril 1999 ; et ibid., J. Chirac, entretien avec « TF1 », 10 juin 1999 ; ou encore devant le Parlement français : ibid., J. Chirac, ouverture du débat sur la ratification du traité d’Amsterdam, Paris, 2 mars 1999.
  • [35]
    Prime minister’s speeches, op. cit., conférence de presse, T. Blair, G. Schröder, J. Chirac, Berlin, 20 septembre 2003, par exemple.
  • [36]
    Ibid., T. Blair, conférence de presse, Bruxelles, 21 mars 2003.
  • [37]
    Déclarations françaises de politique étrangère, op. cit., J. Chirac, Assemblée générale de l’Association du traité de l’Atlantique Nord, Strasbourg, 19 octobre 1999.
  • [38]
    Ibid., J. Chirac, vœux des Armées, Paris, 5 janvier 2001.
  • [39]
    Ibid., J. Chirac, vœux des Armées, Paris, 5 janvier 2000.
  • [40]
    Ibid., J. Chirac, message au Parlement à l’occasion de l’ouverture du débat sur la ratification du traité d’Amsterdam, Paris, 2 mars 1999.
  • [41]
    Ibid., J. Chirac, onzième conférence des ambassadeurs, Paris, 29 août 2003.
  • [42]
    Ibid., J. Chirac, présentation des vœux du corps diplomatique, Paris, 7 janvier 1999.
  • [43]
    Ibid., J. Chirac, dîner offert en l’honneur de M. Vaclav Havel, Paris, 26 février 2000.
  • [44]
    Ibid., J. Chirac, dîner offert en son honneur par Juan Carlos Ier d’Espagne et la reine Sofia, Madrid, 4 octobre 1999.
  • [45]
    Deutsch-Französiches Jugendwerk, site Internet ((((www. dfjw. org),« Rede von Bundeskanzler Gerhard Schröder vor der französischen Nationalversammlung », Paris, 30 novembre 1999.
  • [46]
    Bundesregierung, op. cit., G. Schröder, 39. Kommandeurtagung der Bundeswehr, Hanovre, 8 avril 2002.
  • [47]
    C. Newman, P. Stephens, « Blair warns Chirac on his vision for Europe », The Financial Times, 28 avril 2003, p. 1.
  • [48]
    Prime minister’s speeches, op. cit., T. Blair, interview with Sky TV, 20 juillet 2003.
  • [49]
    Ibid., T. Blair, Gand, 23 février 2003.
  • [50]
    Ibid., T. Blair, « The government’s agenda for the future », 8 février 2001.
  • [51]
    Bundesregierung, op. cit., G. Schröder, Parlamentarische Versammlung der NATO, Berlin, 21 novembre 2000.
  • [52]
    Déclarations françaises de politique étrangère, op. cit., J. Chirac, allocution aux Armées, Paris, 14 juillet 1999.
  • [53]
    « Sommet du Conseil de l’Atlantique Nord, Communiqué final », Cahiers de Chaillot, op. cit., p. 20-24. L’accord final n’est intervenu que plus tard, après l’accord de la Turquie.
  • [54]
    Déclarations françaises de politique étrangère, op. cit., J. Chirac, sommet de l’OTAN, conférence de presse, Washington, 24 avril 1999.
  • [55]
    Par exemple, il n’en parle pas dans un discours à la Confederation of British Industry qui contient pourtant une partie assez importante sur l’UE : Prime minister’s speeches, op. cit., T. Blair, CBI conference, Birmingham, 17 novembre 2003. À ce sujet, voir également J. Howorth, « Discourse, ideas, and epistemic communities », op. cit., p. 225-226.

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