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Article de revue

L’Allemagne, au-delà du modèle

Pages 171 à 175

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Autour de : Claire Demesmay, Idées reçues sur l’Allemagne, un modèle en question, Paris, Le Cavalier Bleu, 2018, 200 p. Michel Deshaies, Atlas de l’Allemagne. Les contrastes d’une puissance en mutation, Paris, Autrement, 2019, 96 p. (troisième édition). Hope M. Harrison, After the Berlin Wall. Memory and the Making of the New Germany, 1989 to the Present, Cambridge, Cambridge University Press, 2019, 474 p. Marie-Bénédicte Vincent, Une nouvelle histoire de l’Allemagne (XIXe-XXIe siècle), Paris, Perrin, 2020, 416 p.

1Les difficultés à faire avancer la construction européenne alimentent une réflexion sur les différences culturelles et politiques entre États membres de l’Union européenne (UE). En particulier, la notion même de couple franco-allemand a été à de nombreuses reprises remise en cause au cours des dernières années, dans le contexte hérité de la crise de l’euro puis de la gestion de la pandémie. Or l’analyse de l’actualité européenne est soumise à des différences d’interprétation qui découlent souvent de la connaissance plus ou moins approfondie de la culture des divers pays membres. Par-delà les orientations politiques ou les positions sur la construction européenne, les milieux proches des problématiques franco-allemandes ont par exemple tendance à davantage peser le poids des divergences entre les deux pays que ceux généralement plutôt spécialisés sur les questions européennes dans une perspective institutionnelle. Ce fut notamment le cas lors des débats sur la constitution d’un budget fédéral propre à la zone euro, au cours desquels le décalage entre les débats à Paris et à Berlin ne pouvait que susciter un certain malaise chez les observateurs prenant la peine de consulter la presse de part et d’autre du Rhin. Ce décalage fut à nouveau palpable au début de la pandémie de coronavirus quand, derrière les annonces de plans de coopération majeurs au niveau européen, s’annonçait en réalité l’approche très nationale qui aura marqué au moins le premier chapitre de la crise sanitaire. Bien que le pays soit un sujet majeur du débat politique français, entre modèle et repoussoir – ou en d’autres termes entre totem et tabou –, la culture allemande reste donc peu connue en France et en Europe par ceux-là même qui s’y réfèrent. Ainsi est-il intéressant de voir certains auteurs en France et dans le monde anglophone offrir un regard à la fois de connaisseurs et de pédagogues sur le sujet, suivant une perspective historique en particulier.

Fractures allemandes, fractures mondiales ?

2L’ouvrage de Hope M. Harrison, After the Berlin Wall. Memory and the Making of the New Germany, 1989 to the Present, plonge de façon pertinente dans la mémoire complexe de la chute du mur de Berlin, qui suit les lignes de fracture de l’Allemagne contemporaine. L’originalité de l’approche consiste en particulier à éclairer les divisions sociales du pays au regard des désillusions qui ont suivi cet événement historique. La chute du Mur a naturellement eu une résonance bien plus vaste à l’échelle européenne et mondiale que la seule question de l’état de la société allemande. Cette dimension mondiale de la mémoire du Mur et de sa chute entraîne tout aussi naturellement une certaine superficialité dans son évocation même, comme symbole de la fin de la guerre froide et de la notion popularisée à l’époque de « fin de l’Histoire ». Le travail de Hope M. Harrison ramène la question aux fractures allemandes contemporaines, en évoquant sans surprise la montée de l’extrême droite en ex-République démocratique allemande (RDA) mais également, de façon plus inédite, la perception de la question de la frontière ravivée par la crise des migrants en 2015. Les milieux opposés à l’accueil des réfugiés, en particulier les mouvances d’extrême droite de type Pegida, qui émergeaient alors, avaient joué sur la mémoire de la lutte pour la souveraineté populaire en se réappropriant certains slogans anti-SED (Parti socialiste unifié d’Allemagne) – « Wir sind das Volk » (« nous sommes le peuple »), d’abord en opposition au parti unique puis comme référence à l’unité allemande. À la notion de frontière interallemande, honnie, faisait désormais écho celle d’une barrière contre les migrants.

3Cette approche contredit la tendance politologique qui veut voir dans tout antagonisme politique au niveau national ou local l’expression d’une vaste dichotomie à l’échelle mondiale. L’idée d’une Allemagne modèle de vertu en matière économique et de droits humains, qui fut centrée sur l’idée d’une certaine osmose entre Barack Obama et Angela Merkel, notamment sur les diverses ramifications du dossier russe, a souvent péché par ses généralisations excessives. Cela a particulièrement été le cas quand l’Allemagne a été vue comme un rempart absolu contre le « virage trumpien » sans prendre en compte les antagonismes plus profonds qui marquaient la crise de la mondialisation, notamment en ce qui concerne les déséquilibres commerciaux importants entre les deux pays et la question des modèles sociaux. Les analyses qui prennent la peine de se pencher sur les contradictions propres à la société allemande, que ce soit du point de vue économique ou de la mémoire politique, permettent au contraire de dépasser les simplifications partisanes. Cette ligne d’analyse est d’autant plus stimulante lorsqu’elle s’applique aux incohérences entre l’Est et l’Ouest du pays héritées de l’histoire, sans s’enliser dans la surinterprétation de plus vastes particularismes régionaux. Si la décentralisation et le poids des Länder atteignent effectivement des niveaux dont l’équivalent serait difficilement imaginable en France, le pays dans son ensemble suit volontiers également des orientations fortes sur le plan économique ou géopolitique, généralement en fonction de son intérêt propre, avec son lot de fractures sociales à l’échelle nationale. Loin de la notion de dépassement de la nation que certains observateurs lui attribuent paradoxalement, l’Allemagne agit de façon résolue pour avancer sa position commerciale excédentaire dans le monde ou pour assurer son approvisionnement énergétique.

4De façon quelque peu comparable, la prise en compte de l’interdépendance historique entre l’Allemagne et ses voisins, et des différents jeux d’influence qui en résultent, permet un autre éclairage intéressant. C’est le cas de l’ouvrage de Marie-Bénédicte Vincent, Une nouvelle histoire de l’Allemagne (XIXe-XXIe siècle), dont l’approche suit le courant d’analyse transnational. Au contraire des généralités sur le mur de Berlin dans l’histoire mondiale et d’une idéalisation du modèle allemand, ce courant d’analyse permet en l’occurrence de comprendre davantage la complexité de la structure politique, économique et sociale de l’Allemagne. Les fractures allemandes renvoient naturellement à la partition du pays au terme de la catastrophe nationale-socialiste, mais également à son histoire morcelée dans la plus longue durée, notamment en rapport avec l’influence de ses voisins. En ce sens, le retour au XIXe siècle est particulièrement pertinent pour éclairer le présent allemand. Marie-Bénédicte Vincent analyse ainsi de façon très précise la genèse de l’unification au XIXe siècle, en développant en particulier au début de l’ouvrage le poids de l’incorporation napoléonienne, puis les diverses doctrines qui ont été au cœur du processus de construction du pays, notamment sur le plan économique avec le développement industriel et l’établissement d’un marché cohérent sous forme d’union douanière, ou Zollverein, suivant les idées de l’économiste Friedrich List.

Fractures allemandes, fractures européennes

5La lecture d’ouvrages aussi renseignés et accessibles sur l’Allemagne renvoie à la pauvreté des débats généraux sur ce pays et aux difficultés de la construction européenne plus généralement, qui tend à buter sur des différences politiques majeures entre Paris et Berlin, en particulier sur la possibilité même d’un fédéralisme, a fortiori dans sa dimension fiscale. Les éléments cruciaux d’analyse historique que présentent les auteurs sont des plus accessibles, tant pour le grand public que pour le personnel politique, permettant d’enrichir le débat européen. Il faut ainsi saluer le travail de pédagogie effectué par Michel Deshaies dans son Atlas de l’Allemagne. Derrière son organisation sous forme d’une succession de très courts chapitres, de fiches ou de cartes, l’ouvrage offre un panorama passionnant de la structure de la société et du territoire de l’Allemagne. L’auteur y analyse en particulier les contrastes du modèle allemand, notamment sur le plan territorial, l’évolution de son modèle de développement, plus précisément au regard de la transition énergétique, ainsi que des défis souvent trop peu pris en compte, comme celui du déclin démographique ou l’évolution structurelle du « made in Germany ».

6Car le pays peut apparaître avec une certaine uniformité à l’observateur français ou d’autres États européens qui connaissent une diversité géographique et culturelle plus prononcée. Ce sentiment que peut ressentir l’observateur européen qui fréquente l’Allemagne a tendance à être en décalage avec des perceptions allemandes centrées sur des différences régionales sur le plan culturel, qui peuvent sembler exagérées en comparaison de pays comme la France, l’Italie, le Royaume-Uni ou l’Espagne. À cette question se superposent les fractures plus réelles nées de l’histoire et de la division du pays. On touche peut-être là au plus grand point de difficulté dans l’étude de l’Allemagne. Bien qu’étant effectivement bien moins centralisé dans son organisation politique que la plupart de ses partenaires, le pays suit des tendances prononcées à l’échelle fédérale, notamment dans la mise en place de politiques économiques mais aussi dans sa stratégie de puissance en Europe, en particulier au sein des institutions de l’UE.

7Face à la superficialité de la référence à l’Allemagne dans les débats français et européens, il est intéressant d’aborder les idées les plus répandues pour y apporter un éclairage politique et historique. C’est précisément l’objectif atteint par Claire Demesmay dans Idées reçues sur l’Allemagne, un modèle en question. L’auteure aborde une succession de clichés sur le modèle allemand, non pas pour les réfuter de façon systématique ou dogmatique, mais pour les éclairer de sa connaissance à la fois savante et personnelle de ce pays qu’elle analyse inlassablement.

8Le contraste entre le caractère éclairant de ces ouvrages et l’état des débats européens a une fois encore été renforcé par la redoutable crise actuelle et les difficultés européennes à mettre en œuvre une stratégie commune efficace pour y répondre. Or la prise en compte de la complexité de la première puissance économique du continent est indispensable au développement d’une coopération plus efficace ancrée dans les défis européens contemporains, qu’il s’agisse du modèle économique et social ou de l’avenir technologique. Loin des poncifs sur le modèle allemand et de préoccupations institutionnelles, les contributions de connaisseurs de l’Allemagne pourraient aider à remettre en marche la coopération européenne dans un sens plus stable et équilibré.


Date de mise en ligne : 23/06/2021

https://doi.org/10.3917/ris.122.0171

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