Notes
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[1]
Citons ici en particulier Every Nation for Itself. Winners and Loosers in a G-0 World, Londres, Penguin, 2012 ; mais aussi le plus récent Us vs. Them: The Failure of Globalism, New York, Portfolio, 2018.
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[2]
Kishore Mahbubani, The Great Convergence. Asia, the West, and the Logic of One World, New York, Public Affairs, 2013.
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[3]
Graham Allison, Vers la guerre. L’Amérique et la Chine dans le piège de Thucydide ?, Paris, Odile Jacob, 2019.
Autour de : Pierre-Antoine Donnet, Le leadership mondial en question. L’affrontement entre la Chine et les États-Unis, La Tour d’Aigues, L’aube, 2020, 234 p. François Heisbourg, Le temps des prédateurs. La Chine, les États-Unis, la Russie et nous, Paris, Odile Jacob, 2020, 238 p. Kai-fu Lee, I.A. La plus grande mutation de l’Histoire, Paris, Les Arènes, 2019, 370 p. Kishore Mahbubani, Has China Won? The Chinese Challenge to American Primacy, New York, Public Affairs, 2020, 310 p. Jude Woodward, USA-Chine. Les dessous et les dangers du conflit, Paris, Investig’action, 2020, 508 p.
1La rivalité Pékin-Washington ne s’exprime pas seulement dans une multitude de domaines, elle produit également des conséquences sur toutes les régions du monde en raison du niveau de puissance des deux pays, ce qui en fait un sujet de géopolitique désormais incontournable à l’échelle internationale. Dans un climat délétère que de nombreux experts et observateurs occidentaux n’hésitent plus à qualifier, à tort ou à raison mais de manière sans doute trop binaire, de « nouvelle guerre froide », chacun est invité à prendre position. Dans ce décor, l’Europe est à nouveau sollicitée pour désigner un adversaire commun, un « rival systémique » même, et ainsi recomposer un front qui rappelle l’opposition qui divisa le Vieux Continent pendant près d’un demi-siècle. La question est similaire et les pressions comparables en Afrique, au Moyen-Orient, en Amérique ou en Asie. Le duel Washington-Pékin nous concerne tous, au risque de nous entraîner dans une bipolarité aussi peu justifiée que dangereuse. Peu justifiée car elle n’est pas, contrairement à l’opposition Est-Ouest, idéologique ni même systémique ; dangereuse car elle est porteuse des plus grandes incertitudes.
2Aussi n’est-il pas surprenant de voir se multiplier les publications mettant en avant les différentes caractéristiques de cette rivalité mondiale, tant d’un point de vue sectoriel que géographique. Les perspectives sont très contrastées, et parfois même totalement opposées, témoignant d’un débat passionné qui s’articule autour des perceptions plus que de la réalité de cette rivalité. D’ailleurs, si ces travaux tirent des conclusions très différentes sur l’attitude à adopter – notamment pour les pays européens – en réaction à cette rivalité Pékin-Washington, on relève que l’idéologie est, en dépit d’affirmations aujourd’hui répandues mais jamais étayées, la grande absente. Les États-Unis et la Chine sont rivaux, et cette rivalité est de plus en plus généralisée dans l’espace et les secteurs, autant qu’elle a un impact de plus en plus important sur les politiques intérieures. Mais si elle se traduit par une définition très différente de celle de gouvernance, cette rivalité ne met pas aux prises des idéologies très éloignées, comme au temps de la guerre froide. Et, loin des mécanismes de la bipolarité, c’est ce qui la rend à la fois plus complexe et plus intéressante à étudier.
La compétition pour le contrôle des technologies
3Les technologies de pointe constituent souvent le terrain de jeu des rivalités des grandes puissances, et les évolutions y sont si rapides que les rapports de forces ne sont jamais figés. Aussi les uns et les autres cherchent-ils à anticiper et à prendre un avantage conséquent. Formé aux États-Unis et ayant occupé plusieurs postes en vue en Chine, le Taiwanais Kai-fu Lee est bien placé pour analyser la compétition que se livrent désormais Pékin et Washington dans le domaine des nouvelles technologies, et de l’intelligence artificielle en particulier. Il estime d’ailleurs que ces deux pays ont creusé un écart conséquent sur la concurrence – européenne et japonaise notamment – au cours de la dernière décennie. Et selon lui, la dynamique se situe côté chinois, et le retard abyssal dont souffrait Pékin il y a encore quelques années pourrait prochainement n’être que de l’histoire ancienne.
4Il faut dire que Pékin se donne des moyens à la mesure de ses ambitions, à la fois en misant sur la force de frappe de ses industriels les plus performants – Huawei ou Tencent notamment – et en cherchant le monopole des métaux rares indispensables aux composants informatiques. La Chine est ainsi passée, en quelques années, d’une usine mondiale à un statut de centre de développement des nouvelles technologies capable de rivaliser avec la Silicon Valley. Et, selon Kai-fu Lee, le pays a compris avant les autres les avantages à tirer de l’intelligence artificielle dans une multitude de domaines, lui permettant d’être plus performante, mieux intégrée et plus facilement encadrée. L’auteur parle ici de « domination technologique » tant en interne qu’à l’international, là où les puissances rivales en sont encore au stade de l’innovation, certes avancée, mais moins automatiquement convertie en profits.
5Face à cette montée en puissance technologique chinoise, les États occidentaux avancent en ordre dispersé. En témoignent les mesures adoptées en réaction à la cinquième génération de téléphonie mobile (5G) et au développement de Huawei, tout comme les pressions exercées sur TikTok par la Maison-Blanche. Plus qu’un enjeu technologique, la 5G est devenue une affaire géopolitique, certains pays comme les États-Unis accusant ouvertement le gouvernement chinois d’orchestrer une collecte massive de données par le biais de cette innovation, d’autres – en Europe notamment, mais on peut y ajouter les pays en développement, de l’Asie à l’Amérique latine en passant par l’Afrique – y voyant, au contraire, de formidables opportunités et un saut vers la modernité. Les pressions exercées par Washington sur ses partenaires pour exiger qu’ils interdisent la 5G portent ainsi cette question à un niveau que les innovations technologiques n’avaient plus atteint depuis la guerre froide, particulièrement sur les technologies nucléaires ou dans le domaine spatial. Kai-fu Lee ne s’y trompe pas quand il fait mention pour la Chine d’un « moment Spoutnik » à la base des efforts en matière d’intelligence artificielle. La « plus grande mutation de l’Histoire » ne serait donc pas uniquement le fait d’innovations susceptibles de transformer les sociétés, mais de choix stratégiques des grandes puissances leur permettant de creuser un avantage décisif sur la concurrence. La Chine a déjà pris les devants avec le plan « Made in China 2025 », que Kai-fu Lee n’évoque pas – contrairement aux autres ouvrages ici étudiés, qui y font référence comme un indicateur des ambitions chinoises dans le domaine – et qui implique que Pékin cherche l’indépendance technologique dans un premier temps et la domination à terme – et le plus rapidement possible. La compétition est donc lancée.
Des sphères d’influence au leadership mondial
6Le « temps des prédateurs » a-t-il sonné ? C’est en tout cas l’idée que défend François Heisbourg dans un essai qui pointe le risque de voir l’Europe être dépecée par la Russie, la Chine et les États-Unis, et invite à un sursaut pour éviter un tel sort. Derrière l’exemple européen, c’est toute l’architecture de la rivalité planétaire Pékin / Washington – l’influence de la Russie étant à la fois plus régionale et de moindre impact – que l’auteur met en avant. On relève ainsi une évolution spatiale de la compétititon entre les deux puissances, qui ne se cantonnent pas à des sphères d’influence traditionnelles ou politiques, mais ont désormais une capacité de persuasion et de coercition qui les transporte loin de leurs bases et de ce que l’on désignait autrefois comme des prés carrés, terme peu adapté aux réalités contemporaines tant les limites géographiques des influences ont progressivement été repoussées.
7Si les pressions exercées par les États-Unis sur leurs alliés européens sont fortes et affectent la confiance dans la relation transatlantique, c’est surtout le poids grandissant de la Chine qui est développé, l’auteur n’hésitant pas à qualifier de « cauchemar qui commence » l’influence de plus en plus perceptible de Pékin sur les pays européens. De fait, la hausse constante des investissements chinois en Europe inscrits dans la Belt and Road Initiative (BRI) et les multiples partenariats associant l’empire du Milieu et des pays européens, les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) en particulier, impliquent une réflexion et une réponse européennes aux changements profonds que cette nouvelle donne chinoise impose. De puissance régionale, la Chine est en effet devenue un leader mondial capable de concurrencer l’hyperpuissance de l’après-guerre froide, les États-Unis. On peut néanmoins s’interroger sur cette « réponse européenne » quand l’on connaît les dissonances entre pays européens sur la relation avec la Chine, mais aussi sur le regard que portent les dirigeants européens sur cette « prédation » chinoise.
8De même, la question du leadership mondial mérite d’être posée, quand l’on sait que c’est précisément – et il y a lieu de s’en inquiéter – l’absence de leadership qui caractérise les relations internationales contemporaines, avec un risque de G0 qui paraît plus prononcé qu’une nouvelle bipolarité que les nostalgiques de la guerre froide semblent appeler de leurs vœux. Les travaux de Ian Bremmer sont en ce sens utiles [1], autant que ceux de Kishore Mahbubani et son nouvel ouvrage au titre provocateur, La Chine a-t-elle gagné ?, dont la trame s’inscrit dans la continuité de The Great Convergence, sorti en 2013 [2].
9Dès lors, s’il est légitime de s’interroger sur la présence de prédateurs économiques, en Europe ou ailleurs, la question de savoir qui est en mesure d’assumer – et disposé à le faire – un leadership laissé vacant doit être posée. K. Mahbubani y répond par l’affirmative, et voit dans la Chine la puissance capable de « remplacer » le leadership états-unien à l’échelle mondiale. L’ancien diplomate singapourien y décèle la conséquence des formidables avancées chinoises au cours des quatre dernières décennies, associées aux déboires de Washington et à la crise de leadership dans le monde occidental. La Chine deviendrait ainsi un leader autant par défaut qu’en récompense de ses efforts.
10Si le leadership mondial change de main – la question n’a pas fini de faire débat –, et si la Chine prend les devants au niveau international, c’est aussi le rôle de la grande puissance qui pourrait être durablement modifié. La nature de ce leadership d’abord, puisque la Chine n’est pas une démocratie ; ses intentions ensuite, le temps de la « puissance bienveillante » états-unienne, en vogue dans les années 1990, se conjuguant désormais au passé ; sa portée, enfin, puisque Pékin n’est pas encore parvenu au niveau de l’hyperpuissance qui fut celle de Washington, à savoir une position dominante dans tous les domaines. En d’autres termes, les interrogations sont multiples et ne font que débuter, tandis que les relations internationales sont entrées dans une de ces transitions de puissance qui les ont jalonnées.
Transition de puissance ou piège de Thucydide ?
11Dans un long essai qui souffre souvent d’être trop positionné – en l’occurrence contre les États-Unis et du côté de la Chine –, l’historienne britannique Jude Woodward explore les différentes facettes de la rivalité Washington / Pékin et s’interroge sur les risques de confrontation armée. Elle reprend en cela les travaux récents du politologue états-unien Graham Allison [3], sans pour autant partager son point de vue. Car de fait, si l’avènement d’une nouvelle guerre froide semble pour le moins excessif, la rivalité entre Pékin et Washington s’inscrit, depuis quelques années, dans une forme de transition de puissance qui pose la question des positionnements de chacun des acteurs autant que de leurs conséquences. Cette transition de puissance doit-elle nécessairement conduire à un « piège de Thucydide », conséquence d’une escalade justifiée par une perception négative de l’autre, et entraînant malgré eux les États-Unis et la Chine dans un conflit inévitable ? La question fait débat, et J. Woodward s’y positionne en développant les risques de conflits localisés, dans le voisinage de la Chine en particulier, où les tensions sont montées de plusieurs crans au cours des deux dernières décennies.
12Cependant, la Chine et les États-Unis ont-ils intérêt à glisser progressivement vers ce piège de Thucydide ? Non, répond K. Mahbubani, qui préfère évoquer une rivalité à grande échelle, une compétition multidimensionnelle, mais qui ne se traduirait pas par des risques de conflit armé, les conséquences pouvant être tragiques pour Pékin comme pour Washington. K. Mahbubani reste toutefois convaincu que la transition de puissance est en marche, et que la liminalité dans laquelle les relations internationales sont engagées est porteuse de déséquilibres autant que de risques sécuritaires, en particulier entre la Chine et les partenaires de Washington en Asie.
13Revenant sur ces zones à risques et les différents niveaux de la compétition, Pierre-Antoine Donnet évoque, dans un essai bien documenté, les limites de la puissance chinoise et les déboires de la puissance états-unienne, qu’il identifie comme étant le principal risque associé à un éventuel conflit. Une transition de puissance à haut risque donc, et dans laquelle les manœuvres des uns et des autres sont à la fois susceptibles de renverser les rapports de forces et de dégénérer en crises politique, géopolitique et même stratégique difficiles à anticiper, tant les options offrent une large variété. Les différents auteurs se rejoignent cependant sur l’appréciation des « spectateurs » de cette transition de puissance, en particulier l’Europe, que tous pointent pour son incapacité à se positionner, ses dissonances et ses hésitations. Ainsi, à travers la rivalité Pékin-Washington et ses possibles conséquences, c’est la politique européenne qui est scrutée et, à tort ou à raison, critiquée.
Notes
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[1]
Citons ici en particulier Every Nation for Itself. Winners and Loosers in a G-0 World, Londres, Penguin, 2012 ; mais aussi le plus récent Us vs. Them: The Failure of Globalism, New York, Portfolio, 2018.
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Kishore Mahbubani, The Great Convergence. Asia, the West, and the Logic of One World, New York, Public Affairs, 2013.
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Graham Allison, Vers la guerre. L’Amérique et la Chine dans le piège de Thucydide ?, Paris, Odile Jacob, 2019.