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Article de revue

La Chine à l’offensive

Pages 164 à 171

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Autour de : Bertrand Badie, L’hégémonie contestée. Les nouvelles formes de domination internationale, Paris, Odile Jacob, 2019, 227 p. Agnès Boschet, Jessica Chimenti, Nicola Mera Leal et Thomas Duval, Chine digitale. Dragon hacker de puissance, Versailles, VA Éditions, coll. « Guerre de l’information », 2019, 116 p. Jiwei Ci, Democracy in China. The Coming Crisis, Cambridge, Harvard University Press, 2019, 420 p. Jean-François Dufour, China Corp. 2025, Paris, Maxima, 2019, 242 p. Antoine Izambard, France-Chine. Les liaisons dangereuses, Paris, Stock, 2019, 250 p. Emmanuel Lincot, Chine, une nouvelle puissance culturelle. Soft power & Sharp power, Paris, MkF, 2019, 176 p.

1La Chine ne cesse de faire parler d’elle, et sur des sujets très différents : une épidémie – devenue pandémie – de coronavirus dont les effets se conjuguent à l’international et qui suscite angoisses et fantasmes ; la question des Ouïghours du Xinjiang qui interpelle de plus en plus les défenseurs des droits humains ; le sort de Hong-Kong et les interrogations qui entourent la relation avec Taiwan ; l’avenir des guerres commerciales avec Washington, etc. C’est aussi sur le front de son affirmation en tant puissance technologique et industrielle que la Chine se manifeste. Huawei et la cinquième génération (5G), acquisitions en tout genre, projets de développements ambitieux visant à faire du pays une superpuissance technologique, etc. : la liste est, là encore, longue et fortement débattue, dans les démocraties occidentales en particulier. Pékin continue également de renforcer son influence par le biais d’une stratégie de soft power, souvent qualifiée à tort ou à raison de sharp, et s’impose ainsi, en plus de ses caractéristiques économiques et militaires, comme une puissance culturelle et politique.

2Traduisant l’importance des enjeux, les questions ne manquent pas. Quels sont les contours de cette offensive chinoise ? Sur quels attributs s’appuie-t-elle ? Et quelle est la place de la France dans les projets de Pékin ? Plusieurs ouvrages récemment publiés reviennent sur ces interrogations, et pointent non seulement les stratégies offensives et multiformes de la Chine, mais aussi les profondes divisions qu’elles génèrent au sein des sociétés occidentales. Avec à la clé deux réflexions qui tendent à dépasser les événements actuels, et posent la question de savoir si l’empire du Milieu deviendra un nouvel hégémon, et à quoi ressemblera son système politique dans les prochaines années.

L’affirmation d’une puissance économique, politique et culturelle

3La Chine ne veut pas se contenter de devenir la première puissance économique mondiale, ce que les indicateurs confirmeront d’ici quelques années ; elle souhaite pérenniser son nouveau statut et y associer les caractéristiques d’une puissance politique et culturelle. Elle procède, pour ce faire, de façon très méthodique. En présentant les objectifs du plan Made in China 2025, Jean-François Dufour décrit, dans China Corp. 2025, les efforts de Pékin visant à moderniser son outil économique pour « faire de la Chine la première puissance industrielle globale à l’horizon 2049 » (p. 7), date qui coïncidera avec le centenaire de la République populaire et doit se caractériser par son affirmation comme première puissance mondiale dans tous les domaines. Un objectif certes ambitieux, mais en voie de réalisation économique, ce plan ayant pour cible le développement qualitatif plus que quantitatif.

4Sur le plan politique, les défis sont plus difficiles à relever, et l’image de la Chine reste son principal handicap, en particulier dans les sociétés du monde occidental. Dès lors, cette affirmation de puissance doit-elle se traduire par des ajustements dans la gouvernance chinoise, ou au contraire consacrer l’avènement d’un régime autoritaire au premier rang mondial ? Chaque auteur a sa réponse, et Antoine Izambard identifie dès les premières pages de son livre, France-Chine. Les liaisons dangereuses, une tentation hégémonique qui expliquerait les manœuvres auxquelles se livre Pékin.

5Sur le terrain du soft power, mêlant capacité d’influence et atouts culturels, la Chine poursuit ses efforts entrepris il y a deux décennies et officialisés lors du 17e Congrès du Parti communiste chinois (PCC) en 2007. Emmanuel Lincot y fait référence dans Chine, une nouvelle puissance culturelle, qui pointe la stratégie offensive de Pékin et questionne la pertinence d’un sharp power pour désigner une attitude associant outils du soft power, d’un côté, et caractéristiques du régime chinois, puissance économique et force militaire, de l’autre. La Chine chercherait à soigner son image, mais se montrerait dans le même temps de plus en plus intransigeante. Ainsi aurait-elle « fait sien le double usage d’un hard et d’un soft power en axant ses priorités sur la nécessaire mise en place d’une Sécurité culturelle » (p. 13). D’une stratégie visant initialement à mettre en avant ses caractéristiques culturelles, le soft power chinois est alors devenu un instrument au service d’une politique de puissance, en complément de ses capacités économiques et militaires. Cette offensive de charme, qui a montré des résultats significatifs dans les sociétés en développement, continue cependant de se heurter à de fortes résistances, dans le voisinage de Pékin d’une part, dans les pays développés d’autre part. À ce titre, il sera intéressant d’observer la dynamique du soft power chinois une fois la crise du coronavirus passée.

6Ce soft power est-il culturel ou plutôt politique ? Et quelles sont les régions dans lesquelles il bénéficie de la meilleure audience ? Tout porte à croire, et c’est l’une des nouvelles formes de domination internationale développées par Bertrand Badie, qu’il inscrit dans une stratégie plus globale, comme un outil parmi d’autres au service de la puissance chinoise et de son affirmation.

7Cette montée en puissance chinoise aura-t-elle un impact sur le système politique de la Chine ? Cette question divise les experts depuis près de quarante ans, en marge des réformes économiques menées par Deng Xiaoping et poursuivies par ses successeurs. Dans les années 1980, le sinologue Andrew Nathan mettait en garde contre un optimisme trop grand quant à l’idée d’une démocratisation de la Chine. L’épisode de Tiananmen, en 1989, doucha finalement les espoirs d’une réforme démocratique accompagnant l’ouverture économique. Cette question n’a cependant pas disparu du paysage académique ; elle a simplement évolué. Basé à Hong-Kong, haut lieu de ces querelles sur l’évolution politique chinoise, le philosophe Jiwei Ci estime que les quatre dernières décennies, marquées par la transformation de l’économie et l’apparition d’une classe moyenne, ont eu de profondes conséquences sur la société chinoise, qui demande désormais plus de transparence. Il n’hésite pas à annoncer une crise future, résultat de l’incompatibilité d’un régime opaque et d’une opinion publique mieux informée et plus exigeante.

8Ces réflexions s’avèrent donc essentielles, en ce qu’elles mettent en exergue le numéro d’équilibriste auquel se livre actuellement Pékin, entre fuite en avant sur l’affirmation de sa puissance et difficultés à tenir ses fondements idéologiques. Nouvelles routes de la soie, développement d’une classe moyenne, accès à l’information renforcé, etc. : le développement chinois pourra-t-il, à terme, changer la Chine ? Pour l’heure, l’État-parti fait le pari de la légitimité du pouvoir, que viennent renforcer ses succès sur la scène intérieure et internationale. Fuite en avant, donc.

Une superpuissance technologique

9Longtemps évoquée comme l’« usine du monde », la Chine est en train de développer à très grande vitesse des moyens lui permettant d’accéder au rang de superpuissance technologique. Au milieu des années 2000, l’acquisition de la branche PC d’IBM par Lenovo avait fait sourire les observateurs. Et peu soupçonnaient il y a encore quelques années la Chine capable de produire des smartphones rivalisant avec les géants du secteur, de se lancer dans des programmes d’aviation civile ou de viser l’exploration spatiale et une mission sur la Lune. C’est pourtant, étape après étape, ce qu’elle est en train de réaliser, imposant un nouveau regard sur les caractéristiques de cette puissance en passe de s’imposer dans des secteurs qui lui étaient jusqu’alors inaccessibles.

10Les auteurs de Chine digitale retracent les transformations spectaculaires de l’économie chinoise en une machine à produire de la haute technologie compétitive à l’international. Mettant à profit leur expertise en intelligence économique, en cybersécurité ou encore en développement des entreprises, ils montrent à partir de plusieurs exemples, dont celui de Huawei, comment la « riposte » aux offensives technologiques chinoises s’organise dans le monde occidental. Mais désorganisée, celle-ci met davantage à jour les rivalités entre pays occidentaux. Ainsi, entre ceux qui acceptent la 5G proposée par le géant des télécoms chinois et ceux qui souhaitent en interdire le développement sur leur territoire, les différences de perceptions sont souvent irréconciliables.

11Le développement technologique de la Chine passe également par le renforcement de moyens de contrôle de l’information, au service d’une stratégie d’État bien organisée. Ainsi, « la stratégie de cyber espionnage de la Chine est le second Grand Pare-feu et constitue un puissant levier au service de la “Real Politik” tout autant que le bras armé et furtif de son développement économique et militaire » (Agnès Boschet et al., p. 103). En ce sens, la superpuissance technologique de Pékin pourrait lui permettre d’accroître ses capacités dans d’autres domaines, et de servir une stratégie globale.

12E. Lincot note, de son côté, que « dans une société aussi performative et obsédée par la réussite, les sciences sociales font l’objet d’une attention soutenue, car c’est bien dans les départements de sciences humaines et sociales que les contaminations idéologiques en provenance de l’étranger sont a priori les plus probables donc les plus redoutées » (p. 145). Il est ainsi intéressant de relever que l’intérêt grandissant de Pékin pour les sciences reste multiforme, et que la Chine s’impose également de plus en plus dans le champ des sciences sociales. La superpuissance technologique chinoise en devenir ne se fera pas au détriment d’autres disciplines, pour lesquelles les moyens déployés sont aussi très importants. À ce titre, il convient de mentionner la multiplication des programmes d’échanges universitaires impliquant des institutions chinoises, et le renforcement des enseignements en Chine, où vont désormais étudier de nombreux ressortissants de sociétés en développement, lesquels bénéficient par ailleurs de nombreuses bourses d’études. Le soft power chinois se conjugue également dans la qualité de ses universités et des formations de plus en plus reconnues.

13L’offensive de la Chine s’exerce donc aussi dans les milieux académiques. Une situation qui soulève une multitude d’autres problèmes, notamment la dépendance de plus en plus grande de nombreuses institutions académiques à l’égard de la puissance financière chinoise, par le biais de fonds importants ou d’Instituts Confucius entièrement financés par Pékin. L’offensive de charme peut ici également revêtir, selon les cas, le costume du sharp power.

Une offensive multiforme et globale

14Limiter l’impact de la montée en puissance de la Chine aux chiffres des indicateurs économiques serait se tromper sur sa portée. Car au-delà de ses succès, « la Chine se positionne ainsi comme un modèle de développement économique et de gouvernance » (A. Boschet et al., p. 104). C’est en effet ce que la plupart des ouvrages présentés ici mettent en avant : la Chine est en train de tourner les règles du jeu international à son avantage, en s’octroyant le premier rôle et en mettant la pression sur un système-monde souvent critiqué. La crise du coronavirus et sa difficile gestion dans les États occidentaux ne font qu’illustrer cette réalité, Pékin étant en mesure de proposer un deal aux sociétés en développement, et même à des États dits développés mais confrontés à des difficultés chroniques. Le cas des pays d’Europe centrale et orientale ou du pourtour de la Méditerranée est à ce titre éclairant.

15Quid donc de la réaction du monde occidental, qui voit son hégémonie contestée ? « L’avènement de la Chine comme puissance majeure », juge B. Badie, « a pu d’abord se faire sans générer de crises entre acteurs occidentaux, encore marqués par les tropismes d’autrefois ; le processus devint en revanche conflictuel à l’intérieur du camp occidental dès lors que les États européens comprirent que la survie de leur économie passait par la réalisation d’ententes ponctuelles et individuelles avec le géant asiatique » (pp. 131-132). Pékin fissurerait ainsi l’Occident, qui apporte des réponses dissonantes à l’affirmation de la puissance chinoise. De fait, l’analyse de la Chine dans les pays occidentaux est de plus en plus perçue comme déterminée et portée soit par les China Bashers – qui critiquent la Chine et ont à cœur de la déstabiliser –, soit par les Panda Kissers – qui suivent parfois aveuglément les sirènes de Pékin. Si ce pays suscite depuis des décennies des positionnements très idéologiques – comme le montre le courant maoïste, en France notamment, dans les années 1970 –, ils concernent cette fois une puissance de premier plan, et non une voie alternative comme au temps de la guerre froide.

16C’est pourquoi les regards que portent les sociétés occidentales sur l’affirmation de la puissance chinoise sont si binaires. À ce titre, J.-F. Dufour pose en conclusion de son livre une question sensible, mais qui résume ces perceptions : « le développement économique de la Chine, qui est devenu un paramètre majeur de la mondialisation, est souvent abordé en Occident dans le cadre d’un discours binaire qui se focalise sur la réponse à la question : la Chine triche-t-elle ? » (p. 223). La France, comme les autres pays occidentaux, se positionne dans ce débat et offre des réponses contradictoires selon les points de vue et les intérêts.

La France en ligne de mire ?

17Au-delà d’une longue histoire commune, des mathématiciens de Louis XIV à l’établissement de relations diplomatiques avec la République populaire dès 1964, la France intéresse la Chine. Parce qu’elle est l’une des principales économies de l’Union européenne (UE), mais aussi par son statut politico-stratégique. Membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, puissance nucléaire, principale puissance militaire européenne, etc., des attributs que le « Brexit » n’a que renforcé aux yeux de Pékin, et qui font de Paris un partenaire à part en Europe. S’il est possible de se réjouir de cet intérêt, il y a également lieu de s’en inquiéter, car l’offensive chinoise est potentiellement plus déstabilisante en France que dans d’autres pays.

18Les capacités industrielles et technologiques françaises sont, en effet, au cœur de l’offensive chinoise. A. Izambard se montre sur ce point accusateur. « Par ses cyberattaques, des actes d’espionnage traditionnel, ou des rachats d’entreprises, la Chine a contribué à affaiblir l’industrie tricolore, notamment en lui substituant une partie de son savoir-faire » (p. 12). Et il consacre un chapitre entier à ceux qu’il qualifie de « prochinois » : anciens premiers ministres ou ministres, élus, conseillers ministériels, diplomates, industriels, journalistes, chercheurs, etc. De fait, les services secrets français suivent de près la relation qu’entretiennent certains acteurs de la vie politique, économique et intellectuelle française avec la Chine, inquiets de cette « guerre secrète » évoquée dans cette enquête sans concession. Certes, des investigations semblables peuvent être menées sur les liens avec la Russie ou les États-Unis. Mais plus qu’un parti pris qui peut être critiqué, c’est l’ampleur du phénomène qui interpelle dans les pages du livre France-Chine. Les liaisons dangereuses, qui pose la question de la vulnérabilité de l’Hexagone face à la puissance chinoise. Ainsi, explique un haut fonctionnaire que l’auteur cite sans le nommer, « la Chine révèle nos insuffisances. Elle s’appuie sur nos désaccords européens, la faiblesse du politique à lui dire non et notre logiciel intellectuel qui voue aux gémonies toute forme de protectionnisme. Les États-Unis, et Trump en particulier, ont compris cela depuis longtemps et ils prouvent qu’ils sont capables de résister à la Chine » (p. 244). « Protectionnisme », « résister » : voilà des recommandations qui impliquent une transformation en profondeur de notre relation au monde. Presque une remise en cause des valeurs portées par l’UE, et dont la France se fait le héraut.

19*

20De fait, l’offensive chinoise divise, elle bouleverse les équilibres des relations internationales, et perturbe les différentes institutions qui, en Europe, se superposent pour penser et organiser notre rapport au monde. Ainsi se fait-elle profondément déstabilisante, quelles que soient les intentions de Pékin. À ce titre, notons que la sortie de la crise du coronavirus pourrait permettre à la Chine d’imposer de nouvelles règles dans les échanges internationaux, de sorte à relancer une mondialisation moribonde, mais dont elle serait désormais en charge. Une Chine superpuissance technologique, au centre de l’économie internationale, reconnue pour ses caractéristiques culturelles et disposant d’une capacité d’influence sans nul égal, jouant la carte de la multipolarité mais n’acceptant pas les critiques : sans doute est-ce le projet de Pékin.


Date de mise en ligne : 01/07/2020

https://doi.org/10.3917/ris.118.0164

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