Notes
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[1]
Raqqa est située sur l’Euphrate.
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[2]
Sur le sujet, voir le reportage de Sophie Nivelle-Cardinale, « Syrie : Raqqa, la bataille de l’Euphrate », Arte, 2017.
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[3]
Erik de Castro, « Irak : 100 000 “boucliers humains” civils retenus par l’EI à Mossoul selon l’ONU », RFI, 17 juin 2017.
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[4]
Sur le sujet, lire Fréderic Chamaud et Pierre Santoni, L’ultime champ de bataille. Combattre et vaincre en ville, Paris, Éditions Pierre de Taillac, 2016, p. 202.
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[5]
L’orthographe peut varier selon les traductions. Sur le sujet, lire Stéphane Mantoux, « Bataille de Raqqa : les inghimasiyyi, les troupes de choc de l’État islamique », francesoir.fr, 30 juin 2017.
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[6]
Roch Franchet d’Esperey, « Combattre en milieu suburbain : la carte du génie », DSI, n° 136, juillet-août 2018.
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[7]
Sur la bataille de Mossoul, voir Pierre Santoni, « Mossoul : Une nouvelle référence pour le combat urbain », Raids, n° 375, octobre 2017.
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[8]
Pour mémoire, Stalingrad a duré presque six mois, de la fin août 1942 au 2 février 1943.
1Les hommes se sont toujours battus pour les villes. Du siège légendaire de Troie par les Grecs d’Agamemnon à la prise de Constantinople par les Ottomans en 1453, en passant par Paris menacée par Attila et assiégée par Childéric vers 476 mais sauvée par Geneviève, Orléans libérée par Jeanne d’Arc en 1429, jusqu’à Ulm capitulant en octobre 1805 presque sans combats après la manœuvre magistrale de Napoléon, on s’est d’abord battu sur les murailles de la ville, plutôt que dans la ville. Sièges et contre-sièges marquent ainsi l’histoire militaire tactique. Le champ de bataille se situe alors dans la plaine ou dans le désert. Cette bataille « par consentement mutuel », entre des armées qui recherchent le choc, ne se déroule pas dans la ville. Cette dernière, le plus souvent fortifiée, fixe les armées. Celles qui sont encerclées comme celles qui les assiègent. La ville est l’objet de la bataille ; elle n’est pas le champ de bataille. Dès lors, quelles que soient la durée et la violence du siège, dès qu’une brèche est faite sur la ligne de défense, la ville tombe rapidement.
2Les insurrections du XIXe siècle en Espagne – notamment en 1809 à Saragosse –, les guerres civiles et les révolutions en France – en 1830, en 1848 et surtout la Commune de Paris et sa fameuse « semaine sanglante » en mai 1871 – et quelques autres, comme l’insurrection de Pâques 1916 à Dublin, laissent percevoir que des insurgés peuvent chercher à éviter l’affrontement en ligne, dans la plaine, face à une armée régulière, mieux entraînée et mieux commandée. Pour se protéger de la mobilité et de la puissance de feu de ces armées qui savent manœuvrer, les émeutiers restent dans la ville pour utiliser la protection et le confinement de ses ruelles enchevêtrées, tout en profitant d’un soutien logistique de proximité. Ce n’est pourtant qu’après la Première Guerre mondiale que de véritables armées symétriques vont s’affronter dans des batailles urbaines. Celle pour la Cité universitaire de Madrid, en novembre 1936, est sans doute – avec celle de Shanghai, l’année suivante – la première grande bataille interarmes et interarmées moderne en zone urbaine. Puis viennent les batailles gigantesques de Stalingrad en 1942-1943, de Budapest en 1944 ou encore d’Aix-la-Chapelle en 1945, qui marquent le début d’une nouvelle ère tactique. Dès lors se bat-on en ville, avec des chars et même des avions. Les sapeurs du génie et les fantassins s’affrontent au corps-à-corps, à coups de grenades à main et de pistolets mitrailleurs, parfois même à coups de pelles. Les tireurs d’élite peuvent frapper à tout moment.
3Cette évolution des combats ne se dément pas après 1945. Hué en 1968, Beyrouth dès les années 1970, mais aussi Belfast, à partir des années 1960, sont le théâtre d’affrontements de plus en plus longs. Grozny à la fin des années 1990, puis Falloujah en 2004 confirment cette tendance lourde. La bataille s’est déplacée vers la ville, mais plus encore, la ville est devenue le champ de bataille. Et la tactique s’adapte au contexte urbain. Si pendant des siècles, la ville a été assiégée, et affamée, puis investie ou libérée, elle n’a été que très rarement le champ de bataille en elle-même. Désormais, elle est paradoxalement redevenue ce lieu où s’opposent les volontés à travers la manœuvre, c’est-à-dire la combinaison la plus judicieuse possible du feu, de la mobilité et de la protection. Cette ville, dans laquelle on ne combattait presque pas parce que l’on ne pouvait y manœuvrer, va redevenir, de manière presque inattendue après des siècles de manœuvre sur le champ clos de la plaine, le lieu privilégié du duel, du combat, de l’affrontement des volontés, du courage individuel, de la vista des chefs tactiques.
4Même si la majorité des experts militaires s’attendaient à un fort développement de la belligérance dans les villes depuis 1995 et la bataille de Grozny, les affrontements récents ne laissent pas d’étonner les observateurs les plus attentifs, tant par le niveau de violence contre les civils et entre les combattants que par la durée des combats et les moyens employés, et surtout par l’ampleur des effectifs. Dès lors, comment survivre dans un tel enfer ? Et comment combattre, pour ceux qui n’ont pas le choix ? Enfin, ce changement d’échelle ne signifie-t-il pas un réel changement de paradigme, qui indiquerait une transformation plus radicale des schémas guerriers du XXIe siècle ?
Survivre dans la ville en guerre
L’enjeu de l’eau
5Lorsque la ville est privée d’eau et d’électricité, il devient extrêmement difficile d’y vivre, et même d’y survivre. Ainsi, quand les miliciens de l’État islamique (EI, ou Daech) coupent l’eau à Alep, en contrôlant la principale source d’approvisionnement située à Al-Khafseh, l’armée syrienne tente en priorité de reconquérir ce secteur. Les habitants, pour leur part, se ravitaillent par camions-citernes, par bidons ou directement dans l’Euphrate [1]. L’opération militaire de reconquête – baptisée « Colère de l’Euphrate » – commence par la reprise du plus grand barrage de Syrie, celui de Tabqa, à 40 kilomètres en amont de Raqqa. Il fallut alors près de deux mois de combats aux forces kurdes, appuyées par la coalition occidentale, pour libérer cette ville essentielle pour le contrôle de l’eau [2]. On se bat aussi de manière déterminée pendant plusieurs années à Deir ez-Zor, également située en aval, sur l’Euphrate. Comme la plupart des villes se trouvent sur un fleuve, cette coupure est bien souvent le point-clé du terrain à défendre ou à conquérir. Les défenseurs djihadistes de Mossoul tiennent les rives du Tigre, au Nord de la ville, presque jusqu’à la fin de la bataille, en juillet 2017, contre les Forces de sécurité irakiennes (FSI). Bien plus encore, les fleuves au milieu des villes, comme à Stalingrad, constituent la ligne de vie.
La population dans la ville en guerre : s’organiser dans le chaos
6Aussi étrange que cela puisse paraître, il y a toujours une partie de la population qui n’évacue pas la ville avant les combats. Même à Stalingrad, en 1943, il restait des civils. Dans la confusion et le brouillard de la guerre, en effet, certains décident de rester chez eux. Où aller avec des personnes âgées, des blessés, des enfants, des femmes enceintes quand il n’y a plus d’essence et que les routes ne sont pas sûres ? Rester chez soi, c’est malgré tout une branche de salut à laquelle se raccrocher lorsque l’on n’a pas le choix. Il en résulte parfois que la population sert de bouclier humain ou devient simplement l’objet du combat. Celui qui veut conquérir et convaincre des populations ou les réduire en esclavage n’a, en effet, pas intérêt à les laisser partir. L’Organisation des Nations unies (ONU) a ainsi estimé à près de 100 000 les civils retenus par l’État islamique comme boucliers humains dans Mossoul [3] durant les combats.
7Pourtant, plus souvent qu’on ne l’imagine, une sorte d’accord tacite peut s’établir entre les factions rivales. Facebook et Twitter continuent ainsi de fonctionner même depuis Alep-Est encerclée par les forces pro-Assad. Damas semble coupée en deux, entre des quartiers où la vie continue malgré les attentats et les tirs de roquettes, et d’autres où se déroulent de véritables combats, avec l’engagement de chars et de véhicules blindés. Sur ces lignes de front regroupant des communautés, on retrouve des situations déjà vues à Beyrouth ou à Belfast, et plus tard à Sarajevo ou même à Mitrovica. On reste dans son camp, dans son quartier. On essaie de survivre dans sa communauté pour bénéficier de la solidarité familiale et traditionnelle. Autant de lignes de fracture qui sont favorables aux trafics et aux luttes d’influence.
La loi des milices
8Dans la ville, des milices se constituent, agrégeant des « caïds » qui font la loi et peuvent mener des hommes jeunes, désœuvrés, recrutés dans les milieux habituels de la socialisation, comme les équipes de football et autres clubs de sport. Des hommes tentés par l’exil, mais qui choisiront peut-être de défendre leur quartier ou de participer aux rapines et au racket de la population à travers l’établissement de points de contrôle sauvages – les fameux checkpoints. Une population, tour à tour victime et bourreau, se trouve ainsi prise au piège de la ville en guerre.
9Dans ces milices, la logistique est aux mains des chefs, qui peuvent gérer l’approvisionnement des hôpitaux, des magasins, des stations-service. Des trafics ignobles portant sur le lait – denrée essentielle dans des pays à la forte natalité – ont enrichi des mafieux, soumettant les populations locales à la loi du plus fort. La solidarité ne va souvent pas très loin. Et pour ceux qui font partie d’une milice, la combativité ne tient pas longtemps dès que l’on doit s’aventurer en dehors de son habituelle zone d’action.
Combattre sur le champ de bataille urbain
Faire de la ville le champ de bataille
10Combattre sur le champ de bataille urbain est infiniment éprouvant pour les organismes, que l’on soit organisé en unités constituées ou en milices à peine commandées. Les unes et les autres, en fonction de leur potentiel, vont aligner des snipers et des équipes antichars. Il s’agit de pouvoir se défendre, de contreattaquer, de gagner des duels, en utilisant des chars, des bulldozers blindés et des véhicules chenillés lourds, comme ceux de la Garde républicaine de Bachar Al-Assad ou des FSI. Le retour du char par la bataille en ville est ainsi l’un des paradoxes de ce mode de combat. Les unités du Hezbollah ou des insurgés syriens, quant à elles, sont plus légères et font davantage appel à des fantassins à pied. Au Yémen, les rebelles houthis tendent, le plus souvent, des embuscades contre les convois de la coalition arabe et manient bien les missiles antichars de fabrication russe dont ils sont parvenus à se doter.
11Dans tous les cas, l’action en zone urbaine pousse tous ces combattants dans leurs retranchements les plus extrêmes. Dès lors, l’aviation n’a plus qu’un rôle secondaire, car elle ne peut empêcher les mouvements de troupes. Des bombardements massifs d’agglomération n’y changent rien : c’est l’« effet Monte Cassino » [4], qui rend encore plus inabordable une zone bombardée en affalant les immeubles et en interdisant toute utilisation du réseau routier. Paradoxalement, le bombardement favorise le défenseur en lui fabriquant une zone difficile.
12La ville a donc un véritable pouvoir égalisateur de technologies militaires – face à la puissance de feu des avions et des missiles – et, surtout, une capacité de dissimulation face aux drones et autres moyens d’observation omniprésents. Elle est ainsi devenue un champ de bataille, tandis que la plaine ou le désert ne sont plus généralement que des champs de tir pour le mieux doté des adversaires.
Des modes d’action classiques et des innovations
13L’État islamique s’est révélé capable d’armer des unités tactiques de la valeur du bataillon d’au moins 300 combattants avec des éléments motorisés, renforcés de quelques chars capturés sur les unités régulières syriennes ou irakiennes. Dès 2013, ces unités ont démontré une réelle capacité manœuvrière. Il ne s’agissait alors plus d’une organisation terroriste pratiquant la guérilla urbaine, mais d’une véritable armée, organisée, structurée, entraînée et équipée, avec, en outre, des hommes particulièrement disciplinés.
14Parmi ces unités se trouvent les désormais fameux « inghimasi » [5]. Ces troupes de choc sont une véritable infanterie d’élite, sorte de forces spéciales de l’organisation terroriste. Ils ont pour mission d’infiltrer le dispositif ennemi en zone urbaine, pour y mener des contre-attaques et semer la terreur au sein même des lignes des progouvernementaux. La ceinture d’explosifs qui les équipe n’est actionnée qu’en dernier recours. Dans le chaos de la ville en guerre, ils trouvent un terrain adapté à leurs méthodes d’infiltration. Ils savent modifier les blindés capturés ou camoufler les véhicules civils. Transformés en véritables engins de combat, ils leur permettent de faire basculer un rapport de forces face à des unités régulières moins manœuvrières et plus statiques. Ils ont ainsi joué un rôle significatif lors des batailles de Ramadi, de Falloujah et, bien sûr, de Mossoul.
15L’État islamique utilise également les engins explosifs à une échelle et selon des procédés qui n’avaient jamais été notés auparavant. Les véhicules suicides ne servent alors plus seulement à commettre des attentats, mais sont en réalité intégrés à la manœuvre, pour ouvrir un chemin dans des enceintes fortifiées, bloquer une rue, neutraliser un poste de combat ou encore abattre un immeuble. Et le nombre de candidats au suicide stupéfie les observateurs les plus avertis, un aspect qui participe de la capacité de terreur, et donc de l’avantage psychologique des unités de l’EI au combat.
16Ces attaques particulièrement spectaculaires, mettant en œuvre une quantité importante d’explosifs, sont combinées avec les techniques d’assaut classiques. Des tunnels et des sapes, à la manière de la Première Guerre mondiale, peuvent être creusés pour faire sauter un poste de combat. À Wadi Deif, en 2015, un checkpoint de l’armée syrienne est ainsi littéralement pulvérisé après le creusement d’un tunnel de 800 mètres, rempli de plusieurs dizaines de tonnes d’explosifs [6]. Il s’agit donc d’une guerre urbaine à la fois nouvelle et puisant, en même temps, aux sources les plus classiques de la destruction des murailles de la cité. Dans ces batailles urbaines paroxystiques, comme à chaque fois, des fondamentaux tactiques ont été respectés et des innovations ont été mises en œuvre. Mais surtout, comme toujours, l’entraînement des hommes a fait la différence. Les gouvernementaux syriens, par exemple, ont bénéficié de stages en zone sûre ou dans des pays alliés. La coalition occidentale a également mis au point un remarquable programme de formation et d’entraînement de l’armée irakienne qui, allié à une motivation et à une combativité retrouvées, a été le véritable révélateur de la victoire des FSI. Signe de la modernité, mais surtout de la performance tactique retrouvée, de nombreux jeunes officiers irakiens ont utilisé des tablettes de modélisation numérique du champ de bataille, permettant de dépasser l’écueil de cartes d’état-major obsolètes après quelques journées d’affrontements dans une ville totalement dévastée.
La performance tactique des Forces de sécurité irakiennes
17Lorsqu’en 2014, Daech s’empare successivement et facilement des villes de Mossoul, Ramadi et Falloujah, rien ne paraît pouvoir l’arrêter. Les FSI, et en particulier l’armée et la police fédérale, semblent se dissoudre devant l’avancée rapide de l’organisation terroriste. Certaines unités sont littéralement désintégrées et disparaissent de l’ordre de bataille. Cependant, le commandement irakien, appuyé par la coalition, qui lui fournit des instructeurs, procède à une stupéfiante reprise en main. Les Forces de sécurité se ressaisissent et affichent alors une remontée en puissance remarquable du point de vue militaire. Dans le même temps, des Unités de mobilisation populaires – également connues sous le vocable de « Hachd al-Chaabi » – se créent dans différentes parties du pays.
18Dès lors, les Irakiens enregistrent plusieurs succès, d’abord à Ramadi, puis à Falloujah, entre la fin 2015 et la mi-2016, dans ce qu’il est convenu d’appeler la « campagne d’Anbar ». Les FSI vont tirer des leçons des défaites en ville des mois précédents. Réarticulées en détachements de combat interarmes en vue de l’intervention en zone urbaine, laissant davantage de responsabilité et de liberté d’action aux jeunes officiers plus motivés, les unités de choc vont successivement reprendre Ramadi en février 2016, Falloujah en juin 2016 et enfin Mossoul en juillet 2017 – sans doute la bataille en zone urbaine la plus longue de l’histoire moderne [7]. Suivront, fin 2017, Tall Afar et Hawija. Le 17 novembre 2017, l’État islamique perd Rawa, sa dernière grande ville en Irak.
19Les FSI – dont les forces spéciales du Counter Terrorism Service (CTS), qui dépend directement du Premier ministre – ont ainsi dû faire face un ennemi fanatique qui avait eu le temps de valoriser le terrain avec des mines et des pièges. Le lourd bilan des combats, avec près d’un millier de tués, environ 6 000 blessés, et de nombreux soldats ou policiers irakiens mis hors de combat rien que dans Mossoul, rappelle avec force qu’entrer en ville, c’est accepter les pertes…
La résilience des forces gouvernementales syriennes grâce à l’aide étrangère
20De l’autre côté de la frontière, en Syrie, bien peu avaient réellement apprécié la capacité de résilience des Forces armées gouvernementales. L’Armée de terre, connue sous le nom d’Armée arabe syrienne (SAA), était encore organisée sur le modèle de l’ancien Pacte de Varsovie : de grosses unités taillées pour le combat classique, dans la plaine ou le désert. Elle a su, après les premières défaites face aux insurgés et surtout face aux islamistes de Daech, se recomposer en armée de zone urbaine.
21Les Syriens progouvernementaux – après avoir encaissé le choc des désertions et des retournements d’unités – ont, en effet, appris à utiliser les blindés en ville. Ils vont créer des détachements plus petits, plus souples et plus manœuvriers pour mener des raids en zones urbaines hostiles. Cette intégration interarmes au plus bas niveau des chars, des soldats de l’infanterie, du génie, de l’artillerie, des drones et même des unités logistiques, qui nécessite une longue et coûteuse préparation opérationnelle, est d’ordinaire plutôt l’apanage de quelques unités occidentales, russes ou israéliennes. Ces méthodes de combat complexes demandent en effet une très grande discipline, une forte capacité d’intégration et d’initiative des jeunes officiers. Dans la banlieue même de Damas, certains combats voient s’engager à moins de 50 mètres des blindés et des combattants à pied, dans un paysage urbain totalement dévasté. Ces détachements interarmes de la Garde républicaine – dont la fameuse 104e brigade de Deir ez-Zor – ou de la 4e division blindée sont particulièrement bien entraînés. Véritable cavalerie du régime, ces unités, au recrutement soigné et aux équipements les plus efficaces, et qui lui sont les plus fidèles, interviennent en force dans les fiefs insurgés.
22Le matériel russe – acquis avant la guerre ou livré depuis – a affirmé sa rusticité. La maintenance d’engins particulièrement éprouvés en ville, capables d’encaisser des coups, est soulignée. Le lance-roquette portable russe RPG 29 s’affirme comme un redoutable engin antichar en zone urbaine. Facile à mettre en œuvre, il nécessite pourtant un réel courage pour affronter les mastodontes blindés à moins de 70 mètres. Finalement, à partir de 2015, bénéficiant de l’appui russe, les forces régulières et les miliciens du Hezbollah – dont un nombre certain de volontaires iraniens – vont reprendre le dessus.
Batailles en ville : changement d’échelle, changement de paradigme ?
23La bataille de Mossoul fut l’une des plus longues en zone urbaine depuis 1936 : près de neuf mois, entre octobre 2016 et juillet 2017. Les Irakiens ont mis en œuvre environ 100 000 hommes pour boucler et reprendre la cité, un chiffre proche de la mythique bataille de Stalingrad, qui a pourtant duré moins longtemps [8]. Mossoul s’apparente à une lutte urbaine gigantesque, avec l’emploi de l’artillerie, de drones, de véhicules suicides et de tout le panel des moyens tactiques.
24À Marawi, de mai à octobre 2017, les Forces armées philippines (FAP) s’opposent également aux djihadistes de différentes factions, dont le groupe Maute. Là encore, le choix est fait d’affronter l’armée philippine en ville pour égaliser sa puissance de feu. Il faudra d’âpres combats – les plus importants livrés par les Philippins dans l’île de Mindanao – pour reprendre cette ville de 200 000 habitants. Si l’insurrection Moro dure, pour sa part, depuis 1969, c’est sans doute la première fois que des combats d’une telle intensité ont lieu en ville – avec ceux de Zamboanga, qui avait été reprise en trois semaines en 2013.
25Ces batailles ne seraient-elles pas annonciatrices d’une nouvelle approche tactique, dans une nouvelle forme de guerre où l’on se bat de ville en ville, rappelant les stratégies du Moyen Âge ? L’on assiégeait alors volontiers les châteaux ennemis pour piller leur région, en évitant cependant tout affrontement d’ampleur dans une bataille classique dans la plaine. Dans cette guerre en ville, les combats n’ont plus seulement lieu dans les rues ; ils sont aussi souterrains et, surtout, suburbains. Une guerre des tunnels, des galeries et des passages, des réseaux aménagés par l’homme pour tenir plus longtemps.
Des armées en cercles concentriques pour des batailles en ville toujours plus complexes
26Un premier cercle s’observe autour des unités mécanisées d’élite capables de mettre sur pied des régiments interarmes de chars et de blindés pour l’infanterie, le génie et la logistique. Ces unités sont chargées de « brécher » les défenses des villes, ou au contraire de les défendre en lisière. Elles coûtent cher tant par leur matériel sophistiqué que par l’apprentissage des hommes, mais leur engagement sur le point décisif du champ de bataille urbain est généralement synonyme de victoire. Il s’agit des unités régulières des gouvernements ou de quelques organisations très puissantes.
27Un deuxième cercle se dessine autour des unités d’infanterie d’élite et de forces spéciales. Il s’agit par exemple des régiments commandos syriens, des miliciens du Hezbollah ainsi que des forces spéciales locales ou étrangères. Les Kurdes disposent également d’unités spéciales. Plus légèrement équipées en moyens blindés, mais dotées d’un entraînement et d’un aguerrissement supérieur à celui des autres forces, ces unités peuvent remplir des missions d’infiltration et de renseignement en ville, de combat suburbain ou souterrain.
28Enfin, un troisième cercle englobe des unités très légères (Forces nationales de défense, milices locales) chargées du nettoyage ou de la protection des zones de leur communauté. Elles peuvent reprendre la suite des unités lourdes après les missions complexes de rupture en zone urbaine. Même les populations minoritaires en disposent, comme les chrétiens ou les Yézidis.
Guerre au Yémen : la ville cible des missiles à longue portée
29Dès septembre 2014, et après une courte offensive, les rebelles houthis s’emparent de Sanaa, la capitale du Yémen. En mars 2015, ils contrôlent la ville de Taëz, située plus au Sud. Le voisin saoudien se place alors à la tête d’une coalition de dix pays arabes. L’opération « Tempête décisive » commence dans la nuit du 25 au 26 mars, après la chute d’Aden, principale ville du Sud. Elle s’effectue sous couvert de la résolution 2216 du Conseil de sécurité des Nations unies.
30Cependant, les rebelles houthistes – soutenus par l’Iran – continuent de tenir fermement. À partir de septembre 2015, plusieurs attaques par missiles de type SS 21 frappent des bases logistiques et les troupes de la coalition enregistrent des pertes sensibles. Par ailleurs, d’autres missiles sont employés pour des frappes peu précises, mais redoutables, contre les grandes agglomérations. Même Riyad, la capitale saoudienne, est visée et plusieurs missiles sont interceptés par des missiles antimissiles Patriot saoudiens. D’autres roquettes au rayon d’action moins important sont également utilisées. On parle d’une centaine de tirs interceptés depuis 2015. La coalition réplique alors par des frappes aériennes qui ne sont pas toujours bien ciblées.
31Ainsi le Yémen est-il peut-être un modèle presque abouti de guerre hybride. Des vieux chars de la Seconde Guerre mondiale y sont employés en même temps que des missiles ultramodernes. Car la guerre en ville est aussi celle des missiles. Au Yémen, de vieux missiles tactiques – SS 21, Scud et même Frog – visent les villes et les quartiers tenus par l’ennemi. Ces missiles tactiques à longue portée sont considérés comme obsolètes par les experts de la guerre moderne, car peu précis, mais sont très faciles à camoufler dans le paysage urbain. Ils permettent ainsi de frapper des objectifs à longue portée et, surtout, de terroriser les populations.
32***
33La ville se trouve durablement transformée en champ de bataille terrestre. Des groupes armés peuvent ainsi semer la terreur au cœur même des métropoles. Des armées s’affrontent, avec des moyens et des techniques en constante évolution. En Ukraine également, des chars s’affrontent en ville et des duels d’artillerie détruisent des quartiers entiers. Demain, sans doute, des robots y joueront un rôle important. L’entraînement et l’équipement d’armées capables d’y entrer et d’y combattre supposent un investissement de longue date dans les champs de la réflexion et de la préparation au combat.
34Le processus d’urbanisation croissante est un élément explicatif de ce déplacement du champ de bataille vers la ville, en ce sens qu’il permet de rééquilibrer le fameux triangle tactique constitué par la puissance de feu, la mobilité et la protection. La ville constitue alors une zone d’action idéale pour rétablir la protection, au détriment de la puissance de feu et de la mobilité. La guerre, ce caméléon selon Clausewitz, qui peut changer de nature en fonction l’environnement et dont la forme épouse l’histoire des peuples et des nations, n’a pas fini de nous surprendre.
Notes
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[1]
Raqqa est située sur l’Euphrate.
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[2]
Sur le sujet, voir le reportage de Sophie Nivelle-Cardinale, « Syrie : Raqqa, la bataille de l’Euphrate », Arte, 2017.
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[3]
Erik de Castro, « Irak : 100 000 “boucliers humains” civils retenus par l’EI à Mossoul selon l’ONU », RFI, 17 juin 2017.
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[4]
Sur le sujet, lire Fréderic Chamaud et Pierre Santoni, L’ultime champ de bataille. Combattre et vaincre en ville, Paris, Éditions Pierre de Taillac, 2016, p. 202.
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[5]
L’orthographe peut varier selon les traductions. Sur le sujet, lire Stéphane Mantoux, « Bataille de Raqqa : les inghimasiyyi, les troupes de choc de l’État islamique », francesoir.fr, 30 juin 2017.
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[6]
Roch Franchet d’Esperey, « Combattre en milieu suburbain : la carte du génie », DSI, n° 136, juillet-août 2018.
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[7]
Sur la bataille de Mossoul, voir Pierre Santoni, « Mossoul : Une nouvelle référence pour le combat urbain », Raids, n° 375, octobre 2017.
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[8]
Pour mémoire, Stalingrad a duré presque six mois, de la fin août 1942 au 2 février 1943.