Couverture de RIS_102

Article de revue

La genèse de l’accord du 14 juillet 2015 sur le nucléaire iranien

Pages 6 à 37

Notes

  • [1]
    NDLR : Groupe de six grandes puissances (parmi lesquelles trois pays européens : l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni, ainsi que la Chine, les États-Unis et la Russie) engagées dans la négociation avec l’Iran sur la question du nucléaire, alternativement désigné P5+1 (cinq membres du Conseil de sécurité des Nations unies, auxquels s’ajoute l’Allemagne).
  • [2]
    NDLR : Assemblée consultative islamique d’Iran, soit le Parlement iranien.

1La crise nucléaire iranienne a débuté en août 2002, avec la révélation de la construction en cours de deux installations clandestines, l’usine d’enrichissement d’uranium de Natanz et le réacteur plutonigène d’Arak. Il s’agissait d’un défi majeur, tant pour la sécurité régionale que pour les efforts globaux de lutte contre la prolifération nucléaire.

2Pour y répondre, les trois Européens (France, Grande-Bretagne, Allemagne), seuls dans un premier temps, puis rejoints à partir de 2006 par les États-Unis, la Russie et la Chine, ont poursuivi une approche à deux voies : le dialogue d’une part, l’augmentation de la pression par des sanctions d’autre part. Cette approche s’est traduite par des efforts répétés pour tenter de négocier avec l’Iran, infructueux du fait des Iraniens, qui ont remis en cause les premiers accords atteints (mai 2005) puis n’ont plus manifesté au cours des années suivantes de véritable volonté de négocier. Dans le même temps, l’Iran n’a cessé d’accroître ses capacités, ouvertes (Natanz) et clandestines (Fordow), tout en limitant sa coopération avec l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Des sanctions de plus en plus fortes ont alors été mises en place, par les Nations unies et à titre unilatéral (Union européenne [UE], États-Unis).

3En mai 2012, au lendemain de l’élection présidentielle française, le dossier nucléaire iranien était donc caractérisé par une impasse diplomatique, un arsenal de sanctions en place et un état d’avancement préoccupant du programme nucléaire iranien, justifiant les craintes d’une intervention militaire pour y porter un coup d’arrêt.

4Compte tenu des enjeux majeurs que ce dossier représentait tant pour notre sécurité nationale que pour la région et la non-prolifération nucléaire, je décidai, en plein accord avec le Président de la République, de mettre en œuvre une politique de « fermeté constructive ». Notre objectif ? Négocier et conclure un accord, mais un accord solide et vérifiable, qui traduise un réel progrès et donne confiance à la communauté internationale dans le fait que l’Iran renonce réellement à l’arme nucléaire.

5Beaucoup de choses ont été écrites et dites sur la genèse de cet accord majeur, parfois conformes à la réalité des faits, parfois non. C’est pourquoi j’ai pensé que, sans attendre les délais habituels de publication des archives, une description précise, sans fioritures, de ces discussions complexes par un des acteurs, en l’occurrence moi-même, pouvait être utile. C’est l’objet des lignes qui suivent.

Avril 2012-juin 2013 : le dialogue de sourds

Une séquence infructueuse au printemps 2012

6Interrompues en janvier 2011, les discussions sur le programme nucléaire iranien reprennent au printemps 2012, après une longue période sans rencontres marquée par une « diplomatie épistolaire » entre la Haute représentante de l’UE, Catherine Ashton, et le négociateur iranien et secrétaire du Conseil suprême de sécurité nationale, Saïd Jalili. Le retour à la table de négociation est permis par l’abandon iranien d’un certain nombre de préconditions : reconnaissance du droit à l’enrichissement, levée immédiate des sanctions. Très vite, elles sont remises en avant, rendant la discussion stérile. Le semblant d’ouverture iranien permet malgré tout la tenue d’une série de consultations, au niveau des directeurs politiques : Istanbul en avril 2012, Bagdad en mai (d’où ensuite l’expression « offre de Bagdad »), Moscou en juin. Il en est de même au niveau des experts (Istanbul en juillet). L’Iran n’engage pas vraiment le dialogue sur le fond des propositions des E3+3 [1], qui tournent alors autour du sujet de préoccupation principal : l’enrichissement d’uranium à 20 %. En effet, depuis la fin 2011, l’Iran a accéléré l’équipement en cascades du site de Fordow, et entamé la production d’uranium enrichi à 20 %.

7Les E3+3 avancent pourtant des propositions concrètes de coopération et prennent l’engagement de ne pas adopter au Conseil de sécurité des Nations unies de nouvelles résolutions sur le dossier nucléaire. Les Iraniens refusent de se prononcer sur les mesures attendues d’eux : arrêt de la production d’uranium enrichi à 20 %, arrêt du site d’enrichissement de Fordow et sortie d’Iran du stock d’uranium à 20 %. La question de la fourniture du combustible pour le réacteur de recherche de Téhéran (TRR) n’est, en revanche, plus vraiment évoquée.

8Les Iraniens ne font finalement qu’envisager de suspendre graduellement l’enrichissement de l’uranium à 20 %, dans le cadre de neuf étapes conduisant à la levée de l’ensemble des sanctions multilatérales et unilatérales pesant sur Téhéran. Ce plan, dont l’existence a été récusée par le négociateur iranien, a en réalité été évoqué lors d’une rencontre de suivi entre l’adjointe de C. Ashton, Helga Schmid, avec le principal collaborateur de S. Jalili, Ali Bagheri, le 24 juillet 2012 à Istanbul.

9Rapidement, il apparaît que les Iraniens ont d’autant moins de marge de manœuvre pour négocier que le régime semble attendre le résultat des élections présidentielles américaines pour se déterminer. Dès l’été 2012, la crainte se fait jour qu’ensuite la négociation reste gelée, les Américains attendant, eux, le résultat des élections présidentielles iraniennes un an plus tard.

« More for more »

10Après cet échec, l’été et l’automne 2012 se déroulent dans un climat de tension croissante. L’Union européenne entame les préparatifs d’un nouveau train de sanctions (entériné le 15 octobre, il durcit les sanctions financières et énergétiques). Le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, intervient spectaculairement à l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU) fin septembre en brandissant le dessin d’une bombe et en traçant littéralement la ligne rouge israélienne : la détention par Téhéran de la quantité d’uranium à 20 % nécessaire pour fabriquer un premier engin. La dynamique de la négociation change pendant plusieurs mois, elle vise plutôt à prévenir une frappe israélienne qu’à régler le fond du problème nucléaire iranien. La crainte d’une intervention militaire réactive la question – maintes fois posée depuis le début de la crise en 2002 : « a-t-on tout essayé pour résoudre diplomatiquement cette crise ? »

11Une réunion ministérielle E3+3 se tient à New York le 27 septembre. Le ministre russe, Sergueï Lavrov, annule au dernier moment sa participation ; officiellement, il est tombé malade, mais il nous est indiqué qu’il n’a pas vraiment apprécié l’envoi par les ministres E3 d’une lettre appelant l’Union européenne à adopter de nouvelles sanctions à l’encontre de l’Iran.

12Les ministres E3+3 conviennent à New York d’étudier les paramètres possibles d’une révision de « l’offre de Bagdad ». C’est l’idée américaine, qui fait son chemin tant au département d’État que dans les think tanks, d’un « more for more » : demander plus à l’Iran, mais lui proposer plus, en termes de levée des sanctions. Cette révision de l’offre de Bagdad, que les Américains ont initialement envisagée substantielle, devient de plus en plus modeste à mesure qu’approche l’élection présidentielle américaine de novembre. Une fois celle-ci passée, les États-Unis confirment cette ligne peu ambitieuse.

13Une première réunion d’experts E3+3 a lieu à Londres le 10 octobre, elle permet d’identifier une divergence de vue significative concernant les paramètres d’une telle révision entre E3+1 d’un côté, Russes et Chinois de l’autre. Les directeurs politiques E3+3 se retrouvent à Bruxelles le 21 novembre, avec leurs experts, pour avancer. Auparavant, au cours d’une visio-conférence le 15 novembre, les Américains ont présenté les contours de leur proposition de révision de l’offre de Bagdad. Elle consiste en une simple actualisation des trois demandes formulées sur l’enrichissement à 20 %. Elle inclut également, en plus des gestes prévus dans le paquet de Bagdad, la suspension temporaire de certaines sanctions (or et métaux précieux, exportation vers l’Iran de produits pétrochimiques) ainsi qu’un engagement de l’UE (mais pas des États-Unis, à ce stade) de ne pas adopter de nouvelles sanctions après celles du 15 octobre.

14Les Russes refusent d’envisager toute demande supplémentaire adressée aux Iraniens. Ils proposent à l’inverse que le groupe restreigne certaines de ses exigences, tout en offrant davantage aux Iraniens. Russes et Chinois ont élaboré conjointement une nouvelle proposition, également transmise le 15 novembre. Elle vise à la seule suspension par l’Iran de l’enrichissement à 20 % (sans démantèlement de Fordow), accompagnée de quelques mesures de vérification, en échange de la reconnaissance par les E3+3 du droit iranien à l’enrichissement de l’uranium et de la suspension de l’embargo pétrolier européen.

15De notre côté, nous étudions nationalement l’idée d’une « feuille de route », que nous pourrions proposer à nos partenaires, et qui répondrait à la demande iranienne de « voir au-delà de la première étape » des mesures de confiance sur l’enrichissement à 20 %.

16Les E3+3 agréent finalement à Berlin, le 6 décembre, l’actualisation de l’offre faite à l’Iran à Bagdad en mai 2012. Ils conviennent d’un texte politique (« political chapeau »), proposé à l’origine par les Britanniques, inscrivant cette offre révisée dans une perspective allant au-delà d’une simple première phase de mesures de confiance. Britanniques et Allemands sont déçus par l’attentisme américain. Un changement net d’approche a en effet eu lieu à partir de l’été 2012 à Londres (qui s’accompagne d’un changement de directeur politique, et du chef de la task force Iran) : le Foreign Office, et sans doute le bureau du Premier ministre britannique, souhaitent explicitement mettre au premier rang de la négociation la perspective de la suspension des sanctions pétrolières et du maintien d’une activité d’enrichissement de l’uranium en Iran. Berlin, dont la position en faveur de la reconnaissance d’un droit à l’enrichissement est ancienne, s’est engouffrée dans la brèche ouverte par les Britanniques et a également défendu la mise au point d’une offre toujours plus attractive. Mais les Américains refusant de rentrer dans le débat sur l’état final acceptable du programme iranien, la question en reste là temporairement. Russes et Chinois n’insistent pas, semblant satisfaits d’une perspective de reprise prochaine des contacts avec l’Iran.

Almaty

17Le premier semestre 2013 est marqué par une nouvelle séquence, qui a lieu cette fois au Kazakhstan : les Six rencontrent le négociateur iranien, S. Jalili, à Almaty les 26 et 27 février, puis les 5 et 6 avril. Entre les deux réunions, les experts E3+3 et iraniens rentrent dans le détail de l’offre révisée à Istanbul le 18 mars.

18Malgré des échanges pour la première fois substantiels, les Six font à Almaty le constat de l’écart important entre les positions iraniennes et les leurs. L’Iran ne s’est montré prêt qu’à envisager des mesures très limitées. Elles ne résulteraient qu’en un statu quo concernant la situation du programme, tout en continuant d’exiger la reconnaissance du droit iranien à l’enrichissement et la levée des sanctions les plus importantes. Dans ces conditions, il n’apparaît pas possible d’envisager une nouvelle réunion. Une « pause » est entérinée, en attendant les élections iraniennes.

Juin 2013-janvier 2014 : de l’élection de H. Rohani à la mise en œuvre de l’accord de Genève

De nouveaux interlocuteurs

19L’élection à la présidence iranienne de Hassan Rohani en juin 2013 ouvre la voie à une reprise des négociations. Sa victoire sur le négociateur nucléaire lui-même, S. Jalili, et la prégnance du thème de la levée des sanctions dans la campagne électorale laissent augurer un changement de portage de la diplomatie iranienne. L’objectif réel des Iraniens reste difficile à lire : vont-ils vraiment vouloir un accord dont les paramètres soient robustes, c’est-à-dire qui les amène à pratiquer des concessions significatives ?

20Nous rappelons à nos partenaires la période au cours de laquelle H. Rohani fut en charge de la négociation nucléaire. Elle fut certes marquée par les seuls succès partiels de la diplomatie occidentale : accord de Téhéran d’octobre 2003 sur la suspension, accord de Paris de novembre 2004 engageant une deuxième suspension et un processus global de négociation E3 / UE – Iran. Mais cette époque fut aussi marquée par la duplicité de l’Iran, qui ne tint pas véritablement ses engagements. La présentation que le Président Rohani fait de l’approche iranienne concernant la révélation de son programme clandestin dans ses mémoires est éclairante : dissimulation, gain de temps pour éviter d’être traîné au Conseil de sécurité des Nations unies, séduction des Européens, politique du fait accompli, recherche de la maîtrise de l’enrichissement.

21H. Rohani affirme très vite que la crise nucléaire peut être réglée en trois à six mois. Installé comme président, il choisit un ministre des Affaires étrangères bien connu des E3+3 : Javad Zarif, ancien représentant permanent iranien à l’ONU, fin connaisseur des États-Unis et des codes diplomatiques occidentaux.

22Le 26 septembre, en marge de l’Assemblée générale de l’ONU à New York, les ministres E3+3 tiennent leur première rencontre avec J. Zarif. Le Président de la République française a, pour sa part, un entretien avec H. Rohani. Le ministre iranien, amène et toujours souriant, présente de manière allante, dans un anglais parfait, la « nouvelle approche » iranienne. Elle vise à dépasser les pétitions de principe de l’équipe précédente (qui sont tout de même rappelées : les sanctions sont illégales, les droits de l’Iran doivent être reconnus) pour se concentrer sur la négociation d’un état final du programme nucléaire iranien. Il s’agit d’arriver, en un an, à des modalités d’enrichissement mutuellement agréées, en échange d’une levée de toutes les sanctions. Il n’est plus question d’un quelconque engagement à suspendre des activités particulières (le 20 % sera « traité » pendant la négociation), et le ministre iranien ne mentionne même pas le réacteur d’Arak. Dans l’ensemble, les ministres E3+3 saluent le changement de ton, tout en soulignant qu’il faudra juger sur pièces et voir précisément les propositions iraniennes. Je rappelle au passage qu’il est difficile de mener une négociation fructueuse en commençant par qualifier les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies (CSNU) d’« illégales ». Je souligne aussi que les développements sur le terrain ne doivent pas contredire la négociation : or, par exemple, le chantier d’Arak avance (et devient d’ailleurs un sujet d’attention croissant pour les observateurs internationaux, la perspective d’une frappe israélienne « à la Osirak » commençant à agiter les esprits). J’esquisse déjà lors de cette réunion les deux points-clés de la position française : puisque l’Iran affirme qu’il ne veut pas se doter de l’arme nucléaire, il doit en tirer toutes les conséquences ; les Six sont, en échange, prêts à lui reconnaître son droit au nucléaire civil.

23Début octobre, nous identifions le danger d’une négociation qui échappe aux E3+3. Nous commençons à travailler sur les grands paramètres d’un règlement concernant le programme iranien, couvrant les matières (production, capacité installée, stocks), les activités de militarisation et, idéalement, les capacités balistiques (mais nous sommes conscients dès le départ qu’il est improbable que des garanties réelles puissent être obtenues). Plus spécifiquement, nous visons alors l’arrêt de la production d’uranium à 20 %, l’interruption des activités de recherche et développement (R&D), la fermeture du site de Fordow, la conversion du réacteur plutonigène d’Arak en un réacteur à eau légère, l’abandon de l’usine d’eau lourde, la sortie des stocks de 3,5 % hors d’Iran (qui pourraient éventuellement être remis à disposition plusieurs années plus tard, si l’Iran développe un parc de centrales nucléaires) et l’application des standards les plus élevés de vérification (protocole additionnel, code 3.1).

Genève, acte I : le « plan Zarif »

24Les 15 et 16 octobre, les directeurs politiques E3+3, autour de Madame Ashton, rencontrent J. Zarif et son vice-ministre, Abbas Araghchi, à Genève. Le ministre iranien (victime d’un mal de dos) présente sous forme d’un PowerPoint ses idées avec un objectif, « closing an unnecessary crisis and opening new horizons ». Ces idées comprennent :

  • un « objectif commun » : assurer que l’exercice par l’Iran de son droit à l’énergie nucléaire, incluant l’enrichissement, reste uniquement pacifique – cela passe par la levée des sanctions ;
  • un état final : rejet par l’Iran des armes nucléaires (la « codification de la fatwa » du Guide suprême) ; R&D et enrichissement, à Natanz et à Fordow, selon des paramètres mutuellement agréés ; fonctionnement du réacteur d’Arak « résistant à la prolifération » ; coopération nucléaire civile ; transparence et surveillance internationale par l’AIEA ; levée complète des sanctions ;
  • une première étape, qui pourrait permettre d’aborder les questions suivantes : production et stock d’uranium enrichi à 20 % ; niveau des activités à Natanz et Fordow ; surveillance renforcée par l’AIEA ; achat, transport, assurance et rapatriement des revenus du pétrole iranien ; transactions financières ; restrictions nationales sur les produits pétrochimiques, l’automobile, l’or et les métaux précieux.

25J. Zarif n’évoque pas les questions en suspens du programme nucléaire iranien – il prévoit simplement de passer un accord entre l’Iran et l’AIEA. Il insiste sur le fait qu’il n’y aura pas de « retour en arrière » (roll-back) du programme iranien.

26Derrière ces grandes idées, il apparaît néanmoins, au cours d’une deuxième session avec M. Araghchi seulement, que les divergences sont encore importantes. M. Araghchi établit une distinction entre la question de la technologie – que l’Iran doit continuer de développer – et celle de la production d’uranium enrichi – reconnue comme le cœur de notre inquiétude. Les gestes iraniens dépendront des gestes réciproques des Six, mais la première étape pourrait inclure une suspension complète de l’enrichissement à 20 %, la conversion ou la dilution du stock à 20 %, un travail sur la conversion d’Arak (qui, pour les Iraniens, ne présente pas un danger immédiat car la mise en service a été repoussée) et des mesures supplémentaires de transparence (mais pas le protocole additionnel, à cause des contraintes posées par le Parlement iranien).

27Une session entière est consacrée aux sanctions. Les E3+3 rappellent leur position pour une première étape : suspension des sanctions sur les produits pétrochimiques, l’or et les métaux précieux, éléments sur l’aviation civile, engagement à ne pas adopter de nouvelles sanctions (CSNU et UE).

28Menées dans une ambiance constructive et plus fluide que les sessions précédentes, les discussions de Genève confirment que l’Iran a modifié son approche des négociations. Sur le fond, les positions iraniennes restent imprécises et assez éloignées des nôtres. L’unité de notre groupe tient, même si, une nouvelle fois, les Britanniques ouvrent beaucoup de portes. Les Américains paraissent toujours très prudents, réaffirmant les paramètres de fond.

Genève, acte II : la révélation du canal secret américain et le clash français

29Les négociations se poursuivent à Genève à partir du 7 novembre 2013. Le 6, les experts E3+3 se retrouvent pour préciser les paramètres d’une première étape, d’une durée de six mois. En réalité, ce travail, qui se conclut tard dans la nuit, n’est qu’une façade : les principaux experts américains sont absents, remplacés par de seconds couteaux. En cours de discussion, la directrice politique américaine remet à ses homologues un papier de nature très différente, issu du « canal omanais » secret et encore inabouti, qui intègre les trois composantes réclamées par les Iraniens : objectifs communs ou préambule, première étape, dernière étape. C’est ce projet, et les difficultés sérieuses qu’il soulève, qui constitue la base des discussions de niveau ministériel dans les deux jours suivants. En raison de ses lacunes, il m’apparaît inacceptable. Il donne lieu, dès le 7 novembre au soir, à un échange serré entre le directeur politique français et le vice-secrétaire d’État américain, Bill Burns, sur le thème de la confiance rompue, car les Américains ne nous ont pas informés du contenu de ces discussions.

30Dès mon arrivée le 8 novembre en fin de matinée, je présente à mes homologues, et notamment à John Kerry, nos demandes de renforcement du texte sur cinq points majeurs qui nous apparaissent nécessaires : un engagement explicite de l’Iran à ne pas développer ni à se doter d’armes nucléaires ; la question de l’enrichissement à long terme (que l’Iran souhaite inconditionnelle) ; un traitement satisfaisant du stock d’uranium enrichi à 20 % (l’Iran exige la prise en compte, dès la première période de six mois, des besoins liés à ses futurs réacteurs de recherche) ; la limitation de la production de centrifugeuses au seul remplacement des centrifugeuses cassées ; la suspension de toutes les activités liées à la construction du réacteur d’Arak et à la fabrication ainsi qu’au test de son combustible.

31Dans le même temps, les Américains constatent des reculs iraniens sur certains points qu’ils pensaient agréés avec eux à Oman. Les ministres britannique et allemand se tiennent en retrait, prêts à accepter tout résultat convenant aux Américains et aux Iraniens. Dès lors, la négociation se déroule essentiellement entre les trois ministres américain, français et iranien.

32Samedi 9 novembre, j’expose publiquement à la radio sur France Inter nos exigences. La tension monte. La délégation américaine manifeste son agacement, tandis que Britanniques et Allemands nous encouragent à la flexibilité, c’est-à-dire au retrait de nos demandes.

33En fin de matinée, je revois John Kerry, impatient d’avancer. La discussion est sans concessions. Je lui expose ma divergence à la fois sur la méthode et sur le fond : la France n’acceptera pas d’accord au rabais. Après un débat très serré, nous convenons finalement de formulations communes à proposer au reste du groupe sur les points problématiques, et notamment au vice-ministre chinois, dont l’arrivée est imminente. Les Six agréent en fin d’après-midi l’état du texte à soumettre à J. Zarif. Le secrétaire d’État américain, qui a dû convenir du bien fondé de nos positions, se fait l’avocat des demandes françaises devant les autres membres du groupe. Après discussions, nos partenaires endossent le texte. S. Lavrov, professionnel habituellement loquace, mais dont la contribution porte surtout sur la procédure, critique vertement le processus suivi.

34J. Zarif constate dans la soirée l’unanimité du groupe face à lui. Il croyait que son accord secret avec les Américains valait pour tous, il est donc – ou feint d’être – surpris. À l’issue de longs échanges, il apparaît que l’Iran n’est pas prêt à accepter le texte qui lui est présenté. J. Zarif déplore dans une tirade véhémente les « changements » apportés par rapport aux accords supposément atteints à Mascate avec les Américains. Il évoque même un arrêt complet des négociations. C. Ashton et les ministres des Six proposent de convoquer rapidement une nouvelle rencontre au niveau des directeurs politiques pour régler les derniers points en suspens, le 20 novembre.

35Dans l’intervalle, l’Iran, qui soigne son « narratif », conclut le 11 novembre à Téhéran avec l’AIEA un « Framework for cooperation » qui donne l’impression que la question des possibles dimensions militaires du programme iranien va enfin être abordée sérieusement. De mon côté, j’ai une explication « approfondie » et sincère avec John Kerry sur la forme et sur le fond des négociations afin que les « procédés » utilisés par les Américains ne se reproduisent plus.

Genève, acte III : l’accord intérimaire

36Les négociations reprennent au niveau ministériel le 22 novembre à l’hôtel Intercontinental de Genève, le Palais des Nations ayant été définitivement abandonné. La méthode est remise d’aplomb par rapport à Genève II : C. Ashton négocie sur la base d’un mandat des E3+3 concernant chacun des sujets-clés. J. Zarif tergiverse pendant trois jours, mais finit par accepter nos demandes : test du combustible (j’explique à John Kerry l’importance de bloquer le développement du combustible pour Arak, et pas seulement sa fabrication), déplacement d’une note de bas de page importante sur la production de centrifugeuses. Le secrétaire d’État américain, avec son volontarisme habituel, jette dans la balance ce dont il dispose, c’est-à-dire des promesses de déblocage de l’argent iranien gelé. Une discussion étrange s’engage autour de ce qu’il est convenu d’appeler le « milliard des pèlerins ». Les Américains ont en effet initialement imaginé « flécher » une partie de l’argent débloqué à des usages précis, dont le versement à des fondations saoudiennes des sommes à acquitter pour les pèlerinages iraniens à La Mecque. Le ministre iranien le prend mal. Il obtient finalement qu’une partie de cette somme soit « banalisée » et ajoutée aux 3,6 milliards initialement proposés par les Américains. L’accord est finalement trouvé le 24 novembre aux aurores.

Un mois de négociations supplémentaires pour parvenir à la mise en œuvre

37La négociation de la mise en œuvre au niveau des experts est entamée le 9 décembre à Vienne, une première réunion se prolongeant jusqu’au 13 décembre. Si des progrès sont réalisés, il apparaît vite que la mise en œuvre va pâtir des nombreuses ambiguïtés de l’accord de Genève. De surcroît, l’Iran annonce de manière impromptue la production d’une nouvelle centrifugeuse de génération avancée (elle deviendra plus tard l’IR-8 mais, à ce stade, elle n’a pas encore de nom), avant d’interrompre les discussions au prétexte de l’annonce par les États-Unis de la mise sous sanctions de sociétés et d’individus iraniens liés à la prolifération nucléaire.

38Les discussions reprennent du 19 au 22 décembre à Genève, mais bloquent à nouveau, cette fois à cause de l’annonce de la mise en place d’une centrifugeuse avancée IR-8 à l’installation pilote de Natanz. Les Six sont unanimes pour juger ce développement inacceptable et contraire à l’esprit et à la lettre de l’accord. Le différend remonte au niveau politique. Les divergences restent substantielles sur d’autres sujets nucléaires (lien entre calendrier de la dilution du 20 % et calendrier du rapatriement des recettes pétrolières bloquées, définition précise des mesures liées au réacteur à eau lourde d’Arak, question de la R&D). Les échanges sont plus constructifs sur la levée des sanctions. Les Iraniens ne s’embarrassent pas de bonne foi dans la négociation du document. On semble même percevoir un raidissement des « nucléocrates » envers les diplomates – l’Organisation iranienne de l’énergie atomique (AEOI) essayant de récupérer ce qu’elle peut dans ce qui a été concédé par J. Zarif.

39Une nouvelle session se tient après Noël, jusqu’aux petites heures du 31 décembre. Les Américains avancent lentement sur le « découpage du salami » que représentent les mensualités à verser aux Iraniens. Le problème de la nouvelle centrifugeuse n’est toujours pas réglé. Il ne le sera que début janvier, après un nouvel échange entre H. Schmid, A. Araghchi et l’AIEA : un « gentlemen’s agreement » réputé secret est conclu, qui dispose que la centrifugeuse pourra rester où elle est, à condition de n’être pas connectée à des arrivées d’uranium. L’accord peut entrer en vigueur le 20 janvier, selon une formule dite du « jour le plus long » où, en apparence, grâce au décalage horaire entre Téhéran, Vienne, Bruxelles et Washington, les actions nucléaires de l’Iran et la suspension des sanctions se déroulent successivement, mais le même jour.

Février-novembre 2014 : deux échecs de la négociation de long terme

Le temps des « conversations » sur les « briques »

40La négociation de long terme commence en février 2014, dans le cadre du palace viennois Hôtel Palais Cobourg, les Autrichiens ayant proposé d’héberger et de financer le cadre des négociations. Elle est organisée sous forme de « conversations » pour « familiariser » les Iraniens avec les principaux points que le groupe veut voir figurer dans l’accord, également appelés « briques » (« building blocks » en anglais). Ces « briques » sont en réalité plutôt l’expression d’un niveau idéal d’ambition que des objectifs réels pour certains de nos partenaires.

41La méthode a fait l’objet d’une réunion de calage des directeurs politiques E3+3 à Genève, le 21 janvier 2014, approfondie au plan technique par les experts, à Berlin, le 12 février. Les positions françaises (qui obéissent à une ligne de fermeté) et américaines sont alors convergentes. Les objectifs américains sont énoncés clairement, et ne se limitent pas à un délai de break-out, c’est-à-dire le temps minimal qu’il faudrait à l’Iran pour obtenir un engin nucléaire s’il en prenait la décision. L’accord est conçu comme devant durer vingt ans, la résolution des questions sur la dimension militaire du programme nucléaire iranien (appelée par l’AIEA « possible military dimension », PMD) est affichée comme indispensable. Britanniques et Allemands, de leur côté, évoquent l’objectif plus limité d’une simple extension du délai de break-out. La Russie fait état de positions plus éloignées du reste du groupe : réaffirmation du droit iranien à l’enrichissement, mise en avant des difficultés que représenterait, pour Téhéran, une fermeture de Fordow, réserves sur l’inclusion des missiles balistiques dans le champ de la négociation.

42Les réunions sont organisées sous forme de sessions des directeurs politiques chaque mois, à Vienne, entrecoupées de réunions d’experts pour approfondir les sujets présentés au niveau politique. Il y a donc des rencontres avec les Iraniens quasiment tous les quinze jours. Dans la répartition des « briques » entre les Six, nous présentons celles sur la PMD.

43La réunion de lancement a lieu à Vienne du 18 au 20 février. Les discussions restent générales, d’emblée J. Zarif se plaint auprès de C. Ashton de la mauvaise application par les Six de la suspension des sanctions, effective en théorie mais pas en pratique. En réalité, au moins au départ, les problèmes sont liés au flottement de la Banque centrale iranienne et à l’indécision des Iraniens sur le circuit et l’utilisation des fonds libérés. Les négociateurs iraniens, A. Araghchi et Majid Takht-Ravanchi, mettent aussi en avant dès le début ce que seront les points constants de leur position de négociation : refus de la notion de « break-out », importance de la R&D (présentée comme non couverte par l’accord intérimaire de Genève, dit « Joint Plan Of Action », JPOA), PMD à traiter avec l’AIEA (par ailleurs accusée d’empiler à l’infini les questions sur ce sujet largement « inventé »), exigence d’une levée des sanctions du CSNU, relation inverse entre durée de l’accord et niveau des restrictions.

44Dès la réunion d’experts suivante, du 5 au 7 mars, les Iraniens adoptent une position maximaliste sur l’enrichissement (ils exigent 190 000 unités de séparation isotopique – UTS –, chiffre énoncé publiquement par le Guide lui-même). Sur Arak, les Russes présentent un modèle de conversion du réacteur préservant l’eau lourde mais passant à l’uranium faiblement enrichi. Les Américains proposent de leur côté un modèle à eau légère, utilisant de l’eau lourde simplement comme réflecteur de neutrons (dispositif de nature à intensifier la réaction en chaîne nucléaire). Les Chinois mettent en avant des possibilités en matière de coopération nucléaire civile entre Iraniens et eux-mêmes.

45Lors de la réunion des directeurs politiques, les 18-19 mars, J. Zarif se montre, comme à son habitude, volontariste : il déclare vouloir passer à la phase de rédaction de l’accord en mai. Le sujet de la levée des sanctions dans le cadre de l’accord de long terme est abordé par la directrice politique américaine, qui présente une approche par étapes et par catégories de sanctions. A. Araghchi récuse cette approche et réaffirme qu’il faudra lever « quasiment toutes » les sanctions dès le premier jour. Le point dur est à nouveau l’enrichissement, les Iraniens entendant les « limites » mentionnées par le JPOA comme des limites à l’expansion de leur programme, pas comme une réduction. Sur le réacteur d’Arak, Russes et Américains poursuivent la mise en avant de leurs options respectives, les Chinois y ajoutant une variante propre. Nous soutenons l’option américaine, par solidarité.

46Les discussions d’experts du 3 au 5 avril ne sont pas concluantes. L’expert iranien, pressé par l’expert français de répondre précisément aux interrogations du groupe, lâche le chiffre de quatre ans comme estimation iranienne du délai de break-out dans la situation actuelle du programme. Lors de cette réunion les Russes, sans concertation préalable, évoquent la possibilité d’utiliser quelques centrifugeuses à Fordow pour la production de radio-isotopes stables.

47La réunion politique des 8 et 9 avril est consacrée aux « briques » concernant notamment la PMD (le directeur politique français Jacques Audibert rappelle nos exigences à ce sujet : clarification du passé et du présent, mais aussi dispositions pour l’avenir) et les résolutions du Conseil de sécurité. Les échanges sont tendus à propos de l’enrichissement, les Iraniens insistant sur leur souhait d’étendre leurs activités dans l’avenir. Une séance symbolique de la commission conjointe se déroule à l’issue de cette séquence, pour constater l’application satisfaisante de l’accord de Genève.

48Des consultations des directeurs politiques E3+3 ont lieu à Bruxelles autour de C. Ashton les 29 et 30 avril, pour préparer ce que la Haute représentante imagine être l’entrée dans la phase active de négociation. Les positions des « Occidentaux » et celles des Russes et des Chinois sont éloignées, mais les Russes ne font pas obstacle à ce que les premières servent de point de départ. La méthode de négociation reste floue (C. Ashton semblant penser qu’elle s’assoira seule pour négocier dans une pièce avec J. Zarif et un ordinateur portable).

49Les 6 et 7 mai, en marge du comité préparatoire à la conférence d’examen du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), une réunion se tient entre experts E3+3 et iraniens. Les positions iraniennes sont inchangées, voire en recul sur certains points comme la surveillance et la vérification. Sur Arak, les Iraniens continuent d’écouter poliment les « améliorations » successives des concepts russe et américain, et de proposer en retour de travailler simplement sur la gestion du combustible usé.

50Les directeurs politiques prennent le relais du 14 au 16 mai. Une scène étrange a lieu dans l’obscurité d’une salle du Centre de conventions internationales à Vienne. Tenant lui-même un projecteur portatif, le ministre J. Zarif présente un PowerPoint sur l’accord final, qu’il dit avoir préparé sans concertation avec ses adjoints. Il avance le nom de « Joint Comprehensive Plan of Action » (JCPOA), qui sera repris ensuite.

51Cette séance est suivie de pourparlers bilatéraux américano-iraniens les 8 et 9 juin à Genève. Cette fois, Helga Schmid y assiste. Nicolas de Rivière, qui vient de remplacer J. Audibert comme directeur politique français, insiste sur la nécessité de préserver l’unité du groupe et le refus d’un canal parallèle. Il s’entretient avec les deux vice-ministres iraniens à Genève le 11 juin, à la résidence iranienne. L’ambiance est cordiale, mais les divergences de fond sont réelles. Sergueï Ryabkov rencontre lui aussi les Iraniens à Rome le 13 juin et ne rapporte aucun progrès. Un sérieux problème se fait jour sur la PMD, car les Iraniens ont stoppé leur coopération avec l’AIEA, et refusent de la reprendre tant que cette dernière n’aura pas officiellement refermé la question des détonateurs à fil à exploser (« EBW »). À l’issue de cette séquence de consultations, les Six livrent, du 16 au 20 juin, une présentation d’un document de travail informel, exposant les exigences principales du groupe, sans rentrer dans le détail de leur traduction technique.

L’échec annoncé de juillet 2014

52La négociation reprend le 2 juillet. Côté américain, elle est marquée par la présence sur place, à Vienne, à nouveau, de B. Burns et Jake Sullivan, les acteurs du « canal omanais ». Il apparaît vite qu’aucun accord ne pourra être conclu avant le 20 juillet, les Iraniens n’étant pas prêts aux concessions nécessaires. Le temps s’écoule lentement pour les experts dans les couloirs du Palais Cobourg. Des réunions sont artificiellement convoquées. On attend John Kerry, dont l’agenda est bloqué par une session du dialogue États-Unis – Chine. Une réunion ministérielle a finalement lieu le 13 juillet, nous constatons l’absence d’accord. L’extension du texte de Genève est décidée, jusqu’au 24 novembre, date anniversaire de l’accord de 2013. La semaine du 13 au 20 juillet est consacrée à une pénible négociation des termes de cette extension. Les Américains cèdent rapidement aux Iraniens, en reconduisant les déblocages mensuels de recettes pétrolières. Les compensations obtenues sur la fabrication de combustible à 20 % sont cosmétiques. C’est aussi pendant cette période que naît peu à peu, au sein de la délégation française, notamment au cours de promenades dans le Stadtpark pour être sûrs d’échapper aux écoutes, une approche nouvelle pour traiter de la PMD, dite de la « liste limitative ». Cette approche sera affinée, avec l’aide de nos services, pendant l’été et en septembre.

Le temps des « reconfigurations » de cascade

53Comme l’année précédente, le mois de septembre 2014 et l’Assemblée générale de l’ONU marquent la reprise des négociations. Tout comme en 2013, le Président Rohani se rend à New York. Malgré notre scepticisme, nos partenaires, notamment européens, sont convaincus qu’il s’agira d’un moment décisif, H. Rohani venant donner le « coup de pouce » nécessaire à ses négociateurs. C’est l’inverse qui se produit. Le Président Rohani insiste auprès de tous ses interlocuteurs, notamment les trois chefs d’État et de gouvernement européens, sur l’impératif de levée immédiate de toutes les sanctions.

54Au plan technique, la séquence new-yorkaise ouvre une longue période de discussions, qui s’étendra jusqu’à Montreux en mars 2015, au sujet d’une possible « reconfiguration » des cascades de centrifugeuses comme moyen d’allonger le délai de break-out. Cette solution technique marque, au plan politique, un signal important et une évolution de la position américaine : l’objectif devient clairement d’agir sur le délai de break-out, et non plus de définir un nombre de centrifugeuses correspondant à des « besoins pratiques », tels que posés par le document de Genève. Les Américains, qui mettent en avant le travail et la modélisation de leurs « labs », proposent une reconfiguration « en cascades courtes en fuseau » (« short-tapered »). Les Allemands, s’appuyant sur l’expérience de leurs spécialistes, leur emboîtent le pas, et proposent quant à eux une reconfiguration « en cerf-volant » (« kite-shaped »).

55De notre côté, les experts en centrifugation du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) analysent ces différentes reconfigurations. Les travaux sont marqués par des échanges nourris avec nos partenaires du E3+1 sur les méthodes de calcul du délai de break-out. Nous parvenons à peu près aux mêmes conclusions que les Américains et les Allemands, mais divergeons fortement avec les Britanniques, dont les évaluations semblent davantage calquées sur des objectifs politiques. Néanmoins, nous insistons auprès des Américains sur le fait que les reconfigurations ne sont qu’un palliatif, et non un substitut à une diminution réelle des capacités iraniennes installées. Nous adressons aussi un avertissement à l’équipe américaine, qui semble jouer avec le chiffre symbolique de 6 000 centrifugeuses, là où nous sommes à un maximum de 4 500.

56Sur le front des sanctions, les Américains, ayant manifestement réfléchi pendant l’été, présentent ce qu’ils pensent être une solution possible au problème de la levée des sanctions du Conseil de sécurité. Leur formule, dite du « stand-alone », consiste à abroger en apparence les résolutions anciennes du CSNU, pour les transférer vers un document séparé soumis par les E3+3 (une sorte de « feuille volante » ou « stand-alone »), rendu opposable aux autres États par la résolution endossant l’accord. Nous nous montrons sceptiques sur la solidité juridique de cette formule, sans parler de sa portée politique, car elle nous paraît adresser un message confus concernant la poursuite de l’applicabilité des sanctions de non-prolifération tant que n’est pas rétablie la confiance dans le caractère exclusivement pacifique du programme nucléaire iranien.

57Après New York, les directeurs politiques des E3+3, conduits par C. Ashton, et la délégation iranienne conduite par J. Zarif se retrouvent à Vienne le 16 octobre. Cette session est précédée d’une rencontre trilatérale le 15 octobre entre le secrétaire d’État J. Kerry, C. Ashton et J. Zarif ainsi que d’autres réunions entre les États-Unis et l’Iran dans différents formats. Lors de ces réunions, les Iraniens acceptent de diminuer leurs capacités à 7 800 centrifugeuses IR-1 pour six mois avant de remonter à 9 400 machines – mais ils ne font en revanche preuve d’aucune flexibilité sur la levée des sanctions. Ce quasi-accord sur un chiffre donne l’impression aux Américains – et aux Russes – que l’accord est à portée de l’échéance du 24 novembre.

58Les Six tiennent alors une rencontre à Oman, le 11 novembre 2014, dans le palace Al Bustan. Les Omanais ont beaucoup insisté pour accueillir une séance de négociation. Comme l’habitude s’en est prise, ce point de situation à Six fait suite à des consultations trilatérales Kerry-Ashton-Zarif les 9 et 10 novembre, à Mascate également. À deux semaines de l’échéance du 24 novembre, il apparaît que la négociation piétine, voire recule. Les Américains font état d’une absence complète de progrès et, de fait, lors de la séance plénière du 11 novembre, J. Zarif réitère des positions de principe bien connues – en particulier l’exigence que la communauté internationale accepte le programme nucléaire iranien tel qu’il est. Au plan technique, les Iraniens ont formulé des propositions nouvelles sur l’enrichissement, mais qui sont largement des artifices.

59C’est donc avec un certain scepticisme sur les chances de succès que les délégations des Six et de l’Iran se retrouvent à Vienne le 18 novembre, avec l’objectif d’aboutir à un accord de long terme avant l’échéance du 24 novembre 2014 fixée par l’accord de Genève.

Une nouvelle échéance manquée

60Cette séquence est marquée par la forte implication des ministres des E3 / UE+3 et de l’Iran. La session de négociation est d’abord organisée autour d’une première phase du mardi 18 au vendredi 21 novembre, qui voit peu de progrès concrets, puis autour d’une deuxième phase à partir du 21 novembre, au cours de laquelle les ministres des Six et de l’Iran estiment que, sur la base de quelques idées nouvelles, il est possible de décider l’extension des négociations.

61Lors de la reprise des contacts, le 18 novembre, les Six tirent d’abord le bilan de la réunion d’Oman du 11 novembre, qui avait été l’occasion d’un raidissement des positions iraniennes. C. Ashton plante ensuite le décor de cette semaine de négociation en annonçant le projet de J. Zarif de retourner à Téhéran le 21 novembre pour y chercher les instructions nécessaires au déblocage de la négociation. Les discussions se poursuivent au niveau des directeurs politiques et des experts tout au long de la semaine. Le vendredi 21 novembre, je constate avec Philip Hammond et J. Kerry que l’écart des positions subsiste. J’évoque avec J. Kerry le projet de retourner conjointement à Paris pour marquer notre désapprobation face à l’absence de mouvement de l’Iran. Ce même jour, J. Zarif fait savoir par voie de presse que, faute de proposition intéressante des Six digne d’être présentée à Téhéran, il annule son retour en Iran. À l’issue d’un entretien avec J. Zarif en fin d’après-midi, J. Kerry décide finalement de rester à Vienne. Éternel optimiste, il dit percevoir une volonté politique d’aboutir de la part de J. Zarif et souhaite explorer certaines « idées nouvelles » qui lui ont été soumises. Finalement est prise la décision conjointe des Six et de l’Iran de prolonger les négociations jusqu’au 30 juin en deux temps : pour quatre mois d’abord afin de convenir du cadre politique de l’accord, puis pour trois mois supplémentaires pour rédiger les annexes techniques.

62J’ai dû insister sur ce délai : au début, J. Kerry voulait un délai beaucoup plus resserré, pensant ne pas pouvoir « tenir » le Congrès aussi longtemps. A contrario, nous pensons que le temps joue en notre faveur, en raison du poids des sanctions sur l’Iran. Je fais aussi valoir la nécessité de « sauter par-dessus » la conférence d’examen du TNP, en mai, dont je sais déjà qu’elle sera difficile en raison du blocage sur la question de la zone exempte d’armes de destruction massive au Moyen-Orient – échéance diplomatique que les Américains n’avaient pas vraiment à l’esprit dans un premier temps.

63Cette dixième session de négociation viennoise, qui se conclut par une nouvelle extension, a pourtant débuté par un revirement des Iraniens sur la question des stocks d’uranium faiblement enrichi. L’Iran ne souhaite plus, dit-il, les exporter vers la Russie, ainsi qu’annoncé à New York en septembre, mais les conserver sur son territoire pour transformation en combustible à destination de la centrale de Bouchehr. Les Iraniens s’appuient sur le langage ambigu d’un Memorandum of understanding (MoU) conclu le 11 novembre entre Rosatom et l’Organisation iranienne de l’énergie atomique, dans lequel ils veulent lire la possibilité de fabriquer en Iran du combustible pour Bouchehr à partir de l’uranium enrichi en Iran. Ceci conforterait, de leur point de vue, la vocation industrielle de leur programme. Embarrassée par cette instrumentalisation iranienne, la délégation russe cherche à nous convaincre de l’utilisation erronée de cette disposition par Téhéran. S. Ryabkov, le directeur politique russe, évoque un critère minimal de huit centrales pour envisager une telle fabrication en Iran, qui n’impliquerait au demeurant ni le transfert de la propriété intellectuelle russe du combustible à l’Iran, ni l’utilisation d’uranium enrichi localement. Les États-Unis, la France et les autres États du E3+1 expliquent aux Iraniens que ce revirement sur l’enrichissement change la donne concernant la question du volume des capacités d’enrichissement que l’Iran pourrait être autorisé à conserver. En effet, ce n’est que parce que les stocks pourraient être réduits à environ 300 kg que les Six envisagent un nombre de centrifugeuses plus élevé qu’au démarrage de la négociation. Confrontés à cette opposition ferme, les Iraniens nuancent leurs positions à la fin de la session de négociation, notamment lors des séquences ministérielles : si les Six lèvent rapidement toutes les sanctions, les stocks pourraient être neutralisés par une sortie du territoire, conformément à l’option d’exportation vers la Russie. Si les sanctions sont levées plus tardivement, l’Iran aura le temps de les transformer en combustible pour Bouchehr en Iran.

64Les « idées nouvelles » qui servent à la délégation américaine pour justifier la prolongation de la négociation font en réalité écho aux propositions iraniennes sur l’enrichissement, qui prolongent les pistes présentées lors de la réunion d’Oman du 11 novembre. Ces idées sont de deux sortes : d’une part, une réduction de la capacité d’enrichissement grâce à la reconfiguration par tiers des centrifugeuses, que nous jugeons artificielle et présentée de manière imprécise ; d’autre part, un mécanisme de phasage qui consacre sur une quinzaine d’années la vocation industrielle du programme iranien, avec un point d’aboutissement à 80 000 UTS. Bien qu’elle s’en défende face à nous, la délégation américaine considère avec intérêt cette proposition de phasage de l’Iran.

65Préalablement à l’ouverture de cette session de négociation, nous organisons avec les délégations américaine et britannique une réunion à l’AIEA pour présenter plus en détails à Tero Varjoranta, directeur général adjoint en charge des garanties, notre approche concernant la résolution de la PMD dans le cadre de l’accord de long terme. Cette réunion permet de nous mettre d’accord sur une version finale de la liste des mesures d’accès demandées ainsi que sur les modalités qui devront encadrer ces accès. La liste est gardée en réserve et secrète, puisqu’il a été convenu avec les délégations américaine et britannique que le concept ne serait abordé qu’en cas de mouvement suffisant vers un accord.

Décembre 2014-juillet 2015 : tour du lac (Genève, Montreux, Lausanne) et retour à Vienne

66L’année 2015 s’ouvre dans un climat de forte pression sur l’administration américaine de la part d’un Congrès désormais à majorité républicaine. Celui-ci souhaite adopter de nouvelles sanctions en l’absence d’accord : projet « Kirk-Menendez », qui deviendra finalement le projet moins exigeant « Corker-Carin ». Ce dernier prévoit seulement la soumission d’un éventuel accord au Congrès, et la possibilité pour celui-ci de voter une motion. De leur côté, les Iraniens entretiennent la fiction que les négociations ont échoué de peu en novembre seulement parce que les Américains ont fait marche arrière au dernier moment, mais que l’accord « était là ». En miroir de la pression invoquée par les Américains, J. Zarif soulève les difficultés croissantes auxquelles il est confronté à Téhéran, les conservateurs prenant à partie l’équipe de négociation au Majles [2].

67Le 18 janvier, les directeurs politiques E3+3 et les négociateurs iraniens se retrouvent à Genève. Ces discussions font suite à trois jours de négociations entre les équipes iraniennes et américaines, et à des réunions entre J. Kerry et J. Zarif le 14 janvier à Genève, puis le 16 à Paris. Les négociations sont centrées sur la question de l’enrichissement, perçue comme le point susceptible de débloquer le reste. Les Américains prônent toujours la reconfiguration en cascades courtes en fuseau, avec une baisse initiale à 5 000 machines IR-1, puis un retour à 7 800 au bout de six ans et demi, et cela jusqu’à dix ans (une légère augmentation des capacités étant envisagée jusqu’à l’année 15). Les Américains disent par ailleurs durcir leur position sur les autres sujets : IR-1 uniquement pour la R&D (avec éventuellement des IR-2m à la fin de l’accord), option américaine de reconversion seule possible pour Arak, refus de la production d’isotopes stables à Fordow. Les Iraniens rejettent la proposition américaine sur l’enrichissement.

68Un autre développement important est l’annonce par A. Araghchi que, sur le volet des sanctions, les Iraniens ne sont plus intéressés par l’option du « stand-alone document » pour le traitement des résolutions du CSNU. Ils ne sont pas pour autant favorables à la méthode de la « roadmap » qui a notre préférence et celle des Russes (une seule résolution, présentant les étapes successives de levée à mesure des progrès dans la mise en œuvre par l’Iran de ses engagements).

69Le 26 janvier intervient un développement significatif pour nous. Pour la première fois depuis la fin du contentieux sur Eurodif, une rencontre a lieu à Paris, dans les locaux du CEA, avec une délégation de l’Organisation iranienne de l’énergie atomique. Le directeur des relations internationales du CEA accueille son homologue iranien. Face à une négociation qui patine sur l’avenir de Fordow, nous voulons montrer à nos partenaires que nous pouvons, une nouvelle fois, être force de proposition, et mettre en avant notre expertise nucléaire civile. Notre suggestion d’installer un accélérateur linéaire, grand équipement scientifique, à Fordow est plus solide et attrayante pour les Iraniens que l’idée américaine d’y installer un centre d’observation enterré des particules cosmiques. Les spécialistes iraniens semblent intéressés. Mais ils continuent de mettre en avant leur position officielle : oui à l’accélérateur linéaire, mais à côté des autres usages de Fordow, enrichissement et production d’isotopes stables. Or, nous voulons une installation exclusivement dédiée à la recherche, sans centrifugeuses.

70Les E3 rencontrent les Iraniens à Istanbul le 29 janvier 2015. Les Iraniens acceptent, à contrecœur, une reconfiguration en cascades courtes en fuseau (il est manifeste que les experts de l’AEOI y voient un danger pour l’intégrité des machines), mais ils rejettent les chiffres et le phasage proposés par les E3+3. Les experts iraniens évoquent au mieux une diminution brève jusqu’à 6 000 machines et un retour à 9 400 machines en deux ans et demi. Les négociateurs A. Araghchi et M. Takht-Ravanchi présentent un calendrier plus étiré sur dix ans (3+3+ 4). Mais la discussion est stérile sur d’autres aspects, notamment parce que les Iraniens insistent pour obtenir les détails des calculs du groupe sur le délai de break-out, ce que les experts E3 refusent en raison du caractère proliférant de l’information.

71Lors de la conférence de la Wehrkunde le 8 février à Munich, j’insiste auprès de John Kerry, qui commence à évoquer un accord pour seulement dix ans, sur l’impératif de maintenir l’objectif d’un accord le plus long possible. Je souligne auprès de J. Zarif les risques de prolifération régionale si l’accord était perçu comme faible, thèse que je n’ai cessé de développer (« seule la robustesse de l’accord garantit sa crédibilité »).

Entrée en scène de MM. Moniz et Salehi (« Ernie and Ali »)

72Des consultations bilatérales entre les États-Unis et l’Iran sont programmées du 20 au 23 février à Genève. Elles sont précédées d’une visio-conférence E3+1. La directrice politique américaine annonce la participation désormais, aux côtés de John Kerry, du secrétaire américain à l’Énergie, Ernie Moniz. Celui-ci, un scientifique sympathique, pédagogue et calme, doit faire pièce à l’arrivée annoncée dans la négociation d’Ali Salehi, le président de l’AEOI. Elle annonce aussi que le Président Obama veut savoir avant la fin mars s’il existe une base pour faire aboutir la négociation. Le schéma posé sur la table par les Américains, qu’ils croient être acceptable par les Iraniens depuis la conférence sur la sécurité de Munich, est celui d’un passage de 5 000 à 7 800 centrifugeuses sur six ans (avec reconfiguration). Les Américains nous informent qu’ils peuvent envisager de descendre à neuf mois de break-out pour les années 11 à 15. Wendy Sherman passe un message peu clair sur les flexibilités américaines en matière de R&D. Quant au volet sanctions, W. Sherman annonce l’abandon des « idées créatives » pour le traitement des résolutions du CSNU, à notre satisfaction.

73Le bilan de ces consultations de Genève est dressé à Six le 22 février, à la délégation de l’UE à Genève. La principale nouvelle est que l’arrivée de M. Salehi marque en fait l’abandon de la formule du changement d’agencement des centrifugeuses (« reconfiguration »). En revanche, pour la première fois, l’Iran propose à la place une réduction de sa capacité d’enrichissement, d’environ un tiers, pour dix ans (6 000 IR-1 avec 500 kg d’UF6 à 3,5 %, ou 6 600 avec 300 kg de matière). Aucun chiffre n’est agréé à l’issue de cette session, mais les Six reconnaissent qu’il y a là un vrai progrès. Le reste du « paquet » enrichissement n’a pas évolué : des divergences profondes demeurent sur la R&D et les années 10 à 15. L’impasse est également totale sur la levée des sanctions du CSNU. Malgré ce bilan en demi-teinte, les Américains commencent à nous presser pour que le groupe « dévoile ses batteries » sur la PMD, et transmette la liste aux Iraniens.

Montreux

74Les Six et l’Iran se retrouvent à Montreux le 5 mars. Le principal développement est que la délégation iranienne met en avant sa volonté de garantir un délai d’au moins une année de break-out pendant dix ans, même si l’Iran continue de rejeter la pertinence du concept. La convergence américano-iranienne sur le chiffre de 6 104 centrifugeuses est confirmée – ce que les directeurs politiques s’accordent à juger significatif. En revanche, les Iraniens ont fait une nouvelle fois marche arrière sur la question de l’exportation des stocks d’UF6 à 3,5 % en excès de 300 kg. Ils n’excluent pas l’exportation vers la Russie, mais disent privilégier d’autres solutions : conversion en oxyde (UO2) pour la fabrication de pastilles de combustible (alors même que ce procédé n’est pas opérationnel en Iran) ; ou dilution (solution que les Six s’accordent à considérer comme absurde). Les revendications iraniennes sur la R&D restent excessives : les Iraniens veulent en effet poursuivre la R&D sur tous les modèles dont ils disposent (IR-2m, 4, 6 et 8). Ils veulent, s’agissant au moins de l’IR-8, pouvoir la produire, dans des quantités à négocier, à partir de 2022.

75La question de Fordow n’est toujours pas réglée. Les Iraniens veulent y conserver 1 300 machines dans un des deux tunnels, même s’ils ont concédé que celles-ci n’enrichiraient pas. Néanmoins, il n’y aurait aucun démantèlement. Elles seraient simplement sous scellés, prêtes à redémarrer « au cas où » (« police d’assurance » contre une attaque ennemie sur Natanz). Dans le deuxième tunnel, les Iraniens se disent intéressés à installer un accélérateur linéaire, dans le cadre d’une coopération avec la France. Sur Arak, il apparaît que les Américains ont accepté le design iranien, alors même qu’ils avaient toujours affirmé que ce serait une concession en bout de course, lorsque tout le reste serait en place de manière satisfaisante. Mais il s’agit plus, pour nous, d’une maladresse tactique que d’un problème de fond : le design proposé par les Iraniens nous convient du point de vue de la non-prolifération, puisqu’il permet de minimiser la quantité et la qualité de plutonium produit.

76Sur les sanctions, les Iraniens restent arc-boutés sur une position intransigeante concernant les mesures de non-prolifération des résolutions du Conseil de sécurité. Ils disent ne pouvoir accepter le maintien d’aucune mesure du CSNU. À la place, ils proposent des mesures qui nous apparaissent insuffisantes quant à la non-prolifération.

77La réunion de Montreux fait l’objet d’une mise en scène soignée de la part des Iraniens. J. Zarif a choisi d’inviter toutes les délégations à déjeuner dans un restaurant iranien au bord du lac Léman, suivi d’une marche au bord de l’eau. Malgré ces efforts pour donner de belles images, la séquence est décevante et marquée par un retour en arrière des Iraniens sur l’enrichissement (question des stocks et de Fordow en particulier). Nous en ressortons avec l’impression que c’est la question des sanctions du CSNU qui est devenue la plus difficile. L’exigence de leur levée immédiate viendrait directement du Président Rohani (dont le frère est présent à Montreux), qui juge qu’il ne lui sera pas possible de défendre un accord face aux conservateurs à Téhéran sans cela.

Lausanne I

78La négociation se poursuit à Lausanne, du 18 au 20 mars, au palace Beau Rivage, les hôtels genevois étant complets à cause du salon de l’automobile. Le 15 mars, les Iraniens ont revu les Américains et le 16 mars s’est tenue à Bruxelles une réunion ministérielle E3-Iran, peu productive du point de vue de la pression à exercer sur l’Iran. L’ambiance est à la confusion et à l’empressement américain. Les journalistes campent dans l’entrée de l’hôtel, interceptant les négociateurs à tout bout de champ.

79Au cours de cette session de Lausanne I, les États-Unis avancent plusieurs concessions importantes, notamment sur la R&D et la trajectoire du programme nucléaire entre la dixième et la quinzième année. Ces concessions non concertées suscitent l’inquiétude, exprimée par les E3, en particulier sur la R&D, sans toutefois que Londres et Berlin acceptent de délivrer un message ferme à ce sujet. Sur les sanctions, l’option du « stand-alone document » associée à un mécanisme de « snap-back » est à nouveau soutenue par les États-Unis. Malgré nos demandes répétées, ces derniers ne souhaitent pas diffuser un projet précis de texte.

80La séquence, qui menaçait de s’enliser, s’achève précipitamment le 20 mars, avec l’annonce du décès de la mère du Président Rohani (et de son frère Hossein Fereidoun, membre de la délégation). La délégation iranienne rentre à Téhéran pour assister à la cérémonie et aux festivités de la nouvelle année iranienne, faute d’accord imminent.

81Le reste du groupe découvre à Lausanne I que les États-Unis ont rédigé, en lien avec les experts du Service européen d’action extérieure (SEAE), un texte portant sur un mécanisme de règlement des différends en cas de refus d’accès par l’Iran. Ce texte a déjà été partagé avec les Iraniens, qui semblent en accepter le principe. Il repose sur un pouvoir de la commission conjointe, à la majorité de 5 sur 8, d’imposer à l’Iran de donner un accès à un site après un délai pouvant s’étendre jusqu’à vingt-quatre jours. Ce mécanisme, baroque au regard des mécanismes de droit commun du protocole additionnel, fait aussitôt l’objet de commentaires écrits de notre part. Nous voulons un mécanisme d’accès renforcé par rapport au protocole additionnel, et non un mécanisme dégradé. Nous alertons l’AIEA sur cette idée.

82S’agissant de la liste d’action PMD pour la clarification des activités passées, S. Ryabkov accepte que la liste soit remise aux Iraniens, à la condition qu’elle ne soit pas présentée au nom des Six. H. Schmid procède à la transmission, ce qui est l’occasion d’une scène typique de cette négociation : A. Araghchi refuse dans un premier temps de prendre la liste, puis l’accepte, tout en précisant que le fait de l’avoir reçue ne vaut en rien accord sur la démarche.

83Sur de nombreux points au cours de l’épisode lausannois, les États-Unis ont entretenu le flou sur le fait que leurs idées étaient ou non agréées avec l’Iran. À l’occasion de nos échanges avec la délégation iranienne (consultations E3-Iran notamment), celle-ci a clairement fait passer le message qu’elle considère le paquet nucléaire comme quasi agréé (sauf pour les années 10-15) et qu’il faut concentrer les discussions sur la levée en un bloc des sanctions du CSNU.

84Il est désormais clair que les Américains, sous pression calendaire, cherchent moins à conclure un accord robuste pour tous qu’un accord acceptable par l’Iran, qui, vu de l’administration américaine, « sera toujours meilleur que la situation actuelle ». W. Sherman ne cesse d’évoquer des « paramètres qui seraient sans doute très souhaitables, mais que l’Iran ne pourra accepter » et que les États-Unis préfèrent donc ne pas proposer. Dans la ligne des propos publics du Président Obama, l’exigence américaine se limite à maintenir un délai de break-out d’un an pendant dix ans. Au-delà, tout est ouvert. Pour la première fois, les Américains mentionnent un délai de break-out de seulement sept mois à partir de la 11e année. Les points les plus inquiétants sur le volet nucléaire sont la réapparition possible des IR-2m en nombre ; le profil du programme d’enrichissement pour les années 11 à 15 et le délai de break-out associé ; le rythme de la R&D au cours des dix premières années ; l’incertitude sur l’efficacité de la procédure d’accès censée aller au-delà du protocole additionnel et garantir la qualité de la vérification en Iran.

85Dans la foulée des négociations de Lausanne, et compte tenu des différences d’approche entre Européens (surtout Français) et Américains, les ministres E3+États-Unis ainsi que Madame Mogherini se retrouvent pour une brève réunion samedi 21 mars dans la soirée, à proximité immédiate des pistes de l’aéroport de Heathrow par lequel nous avons fait un détour. La réunion est tendue. Face à un John Kerry au visage fermé, j’explique une fois de plus nos positions : nous souhaitons un accord, mais un accord robuste car il servira de précédent dans la région et au-delà. Si la robustesse est absente, l’accord donnera le signal, non pas de la désescalade nucléaire, mais de la course régionale à l’armement nucléaire. Sur le paquet nucléaire / enrichissement, je redis que nous souhaitons garantir une année pleine de break-out si possible pendant quinze ans. Les modalités envisagées concernant la R&D nous semblent trop favorables aux Iraniens. Sur les sanctions du Conseil de sécurité des Nations unies, je rappelle notre préférence pour une approche préservant le rôle du Conseil (« roadmap approach »), soulignant nos doutes sur certains des éléments de l’approche américaine : caractère faiblement contraignant des dispositions de l’accord, option offerte à l’Iran via la commission conjointe d’oublier ses engagements, doutes sur le degré d’acceptabilité de ce schéma par une Russie souvent conservatrice en termes de jurisprudence du CSNU. Sur la méthode, enfin, je marque que la phase finale devra être cogérée par tous, notamment au sein des E3+1, et souhaite la consolidation rapide d’une esquisse d’accord-cadre par le SEAE tenant la plume pour le compte de tous. Je prends ces positions en contact permanent avec le Président français.

Lausanne II

86La négociation reprend le 26 mars, jusqu’au 2 avril, au-delà du terme du 30 mars fixé par le Congrès américain. Cette semaine, rythmée par de multiples réunions des ministres, des directeurs politiques et d’experts dans de nombreux formats, est aussi caractérisée par de longues séquences américano-iraniennes avec la participation de J. Kerry et E. Moniz, en présence d’un représentant de l’Union européenne. Je pose une nouvelle fois nos exigences : pas plus de 5 060 centrifugeuses à Natanz, pas de « break-out » inférieur à neuf mois, une durée de quinze ans, un chemin clair pour les années 11 à 15, des limitations réelles en matière de R&D, des modalités d’inspection si possible plus courtes que celles prévues par le projet américain (vingt-quatre jours), un snap-back crédible. Je soulève également la question de l’emploi que pourrait faire l’Iran des probables 100 milliards de dollars qu’il aura récupérés au terme de la première année de l’accord.

87Plusieurs scènes pittoresques se déroulent dans la salle de réunion au sous-sol de l’hôtel Beau Rivage. John Kerry passe de l’agitation à l’abattement plusieurs fois par jour, promettant à ses collègues de parvenir à un accord avec M. Zarif « dans les deux heures ». J. Zarif, avec d’incontestables talents d’acteur, n’hésite pas, le 30 au soir, à admonester vivement les Six, et à prendre à partie John Kerry, sous nos regards médusés. Le 26 mars débute l’intervention aérienne saoudienne au Yémen, accentuant l’impression d’un « grand jeu » régional entre Arabie saoudite et Iran, sunnites et chiites, dont le nucléaire constitue un volet majeur.

88Les réunions sont confuses. E. Moniz vient régulièrement rendre compte de ses discussions, menées à huis clos, avec A. Salehi, mais l’état de la discussion change constamment et les questions abordées sont d’une grande technicité. P. Hammond, proche de nos positions, porte la contradiction, notamment sur la question de la R&D, qui préoccupe de plus en plus les Britanniques, mais la pression américaine est intense. Le négociateur chinois discute le mécanisme de « snap-back », qui a constitué une part significative des échanges ministériels, et sur lequel l’expertise française du CSNU a été très utile. Le mécanisme finalement retenu résulte d’une proposition de ma part à S. Lavrov, acceptée ensuite par les Six, dans laquelle est prévu un maintien de la levée des sanctions au bout d’une période donnée sauf si un membre permanent du Conseil de sécurité s’y oppose : ceci permet sans possibilité de veto russe ou chinois de réimposer les sanctions en cas de violation.

89Federica Mogherini, la Haute représentante de l’UE, pour qui cette session constitue la véritable entrée en matière dans le dossier nucléaire iranien, éprouve certaines difficultés à mener les réunions. Cette séquence de négociation permet malgré tout d’aboutir, le 2 avril, à une entente préliminaire des Six et de l’Iran sur les paramètres-clés de l’accord. Cela alors même que S. Lavrov est parti et que S. Ryabkov est lui aussi rentré à Moscou. Un document écrit est en partie agréé – J. Kerry ayant renoncé, faute de temps, à atteindre un accord complet. De nombreux documents de travail ont également circulé entre les délégations, sans que le statut de ces documents et leur degré d’endossement soient clairs. Le document de Lausanne lui-même existe en fait en trois versions, celle supposée faire foi étant « celle de 6 h 45 ». Le document concernant les paramètres-clés de l’accord n’est pas rendu public mais – jusqu’où va la subtilité ! – les Six et l’Iran conviennent qu’ils pourront en révéler le contenu tout en veillant à ne pas contredire la présentation qui en serait faite par les autres parties à la négociation. C’est le principe de non-contradiction cher à J. Kerry… qui sera immédiatement écorné notamment par les Américains en présentant à la presse et au Congrès une « fact sheet » avantageuse pour leur propre point de vue.

90Sur le volet nucléaire, l’entente de Lausanne est robuste s’agissant des capacités d’enrichissement iranienne jusqu’à dix ans (break-out d’un an). Elle l’est aussi pour la conversion du réacteur de recherche d’Arak et pour les mesures de transparence. C’est principalement sur le profil des capacités iraniennes pendant les années 11 à 15 et sur la limitation des capacités de R&D concernant les centrifugeuses avancées que les discussions ont été les plus difficiles. Un accord est finalement trouvé mais au prix de concessions des Six.

91S’agissant des sanctions, est agréée la levée conditionnelle de celles-ci (en contrepartie de la mise en œuvre, vérifiée par l’AIEA, des engagements de l’Iran). Elle est progressive (sanctions économiques et financières dans un premier temps, liées à la non-prolifération dans un second temps). Restent à définir son phasage précis et la nature des restrictions demeurant en place. De même, si les Iraniens semblent accepter le caractère réversible de l’allègement et le retour des sanctions en cas de violation de l’accord, la définition des modalités, non agréées, du « snap-back » reste cruciale pour garantir la mise en œuvre de ce principe.

Des paramètres-clés à l’accord final

92Les Six et l’Iran se retrouvent à Vienne du 22 au 24 avril 2015 pour la reprise des négociations après l’accord d’étape de Lausanne du 2 avril. H. Schmid, la compétente directrice politique de l’Union européenne, et les vice-ministres iraniens A. Araghchi et M. Takht-Ravanchi, tiennent de premières consultations à partir du 22 avril. Les experts des Six rejoignent Vienne le même jour. Les directeurs politiques des Six et de l’Iran tirent le bilan de cette séquence au cours de consultations bilatérales et d’une réunion plénière le 24 avril.

93Les Iraniens sont venus à Vienne en affirmant vouloir ne parler que des sanctions, principalement celles de nature économique. Leur argument est que le paquet nucléaire a été défini à Lausanne. Ils réclament des garanties des États-Unis et de l’Union européenne concernant l’effectivité de la levée des sanctions. Ils confirment qu’ils considèrent comme agréés les documents de travail de Lausanne portant sur les capacités d’enrichissement dans les années 1 à 10, ainsi que sur le snap-back et les accès.

94Les discussions reprennent à New York à partir du 29 avril, et jusqu’au 7 mai, en marge de la première semaine de la conférence d’examen du TNP. Avec deux objectifs : établissement d’un projet d’accord par le SEAE et l’Iran, passage en revue des projets d’annexe par le SEAE et l’Iran avec le soutien des Six. Des contacts sont menés par la délégation française avec des experts de l’AIEA présents à New York sur la PMD, la procédure d’accès, le canal d’acquisition et son rôle de vérification. Helga Schmid et les négociateurs iraniens reprennent la rédaction d’un projet de texte principal par chapitres, abandonnée depuis juillet 2014 (préambule ; enrichissement et stocks ; Arak, eau lourde et retraitement ; transparence ; sanctions ; mise en œuvre), en se fondant à la fois sur le texte de juillet 2014 et les « paramètres-clés » de Lausanne. Le 5 mai, un texte complet, dont de larges parties sont encore entre crochets, est diffusé. En parallèle, les experts du SEAE ont travaillé avec les experts iraniens à la rédaction des annexes sur le nucléaire et les sanctions. Le SEAE rend régulièrement compte aux experts des Six de l’avancée des travaux. Un projet concernant Arak, l’eau lourde et le retraitement est en état d’être diffusé. Les travaux avancent sur le volet des sanctions et un projet d’annexe de mise en œuvre est produit. Les experts E3+3 tiennent en parallèle des consultations pour poursuivre le travail sur les sujets encore non réglés (canal d’acquisition, etc.).

95Les Iraniens semblent vouloir jouer la montre sur le volet nucléaire en freinant la discussion des annexes. En misant sur une négociation politique fin juin, sur le modèle de Lausanne, ils souhaitent nous pousser à renoncer aux détails nécessaires à la robustesse de l’accord. Sur le texte principal, des difficultés de fond subsistent : années 11 à 13, plan de transition à Fordow, PMD et activités liées à la militarisation, canal d’acquisition, embargo sur les armes. S’agissant des annexes nucléaires, le refus iranien de considérer les éléments allant au-delà des documents de travail de Lausanne empêche toute avancée significative.

96Les discussions entre les Six et l’Iran sur les annexes techniques se poursuivent à Vienne du 12 au 14 mai au niveau des experts. Les directeurs politiques des Six rejoignent Vienne le 15 mai pour dresser une évaluation d’étape. Dans le prolongement des efforts de New York, le groupe et l’Iran sont parvenus à rédiger de premiers projets d’annexes sur l’enrichissement et la transparence. La majorité de ces textes reste entre crochets. Au-delà des difficultés de fond non résolues à Lausanne, ces textes révèlent de nouveaux désaccords. Il existe également des divergences de méthode avec la délégation iranienne, qui considère tout élément hors du strict champ de Lausanne comme ne relevant pas de la négociation. En parallèle, à Six, en 3+1 ou avec l’AIEA, les experts poursuivent la préparation des prochaines étapes de la négociation, sur le canal d’acquisition, l’articulation de la levée des sanctions européennes et américaines et sur le rôle de l’AIEA.

97Les Iraniens multiplient les occasions de freiner les discussions concernant le fond de la négociation sur les sujets nucléaires, espérant gagner du temps. Les Européens passent des messages forts pour essayer de casser cette approche. Le silence américain lors de cette session de négociation est complet.

98Du 4 au 6 juin, à Vienne, les Iraniens bloquent, de manière désormais explicite, tout progrès de fond dans la rédaction du texte principal et des annexes techniques en accusant les Six de mettre sur la table des « sujets nouveaux » dépassant le cadre agréé à Lausanne. Il est en partie exact que les Américains mettent en avant certaines nouveautés sur des points souvent de détail, sans qu’il soit clair s’ils réagissent en cela à des pressions internes en provenance du Congrès ou s’ils cherchent à créer des demandes pour pouvoir les négocier ensuite. Sur le volet nucléaire, les difficultés principales se concentrent sur la question des accès aux sites militaires et sur la résolution de la PMD, ainsi que sur la manière d’inscrire dans l’accord les restrictions portant sur les années 10 à 13 et le plan de transition à Fordow (isotopes stables et retrait des centrifugeuses à l’arrêt).

99Sur le volet sanctions, les discussions avec les Iraniens sont également laborieuses. Les E3 reçoivent un projet d’annexe sur la commission conjointe rédigé par les Américains, qui n’a pas fait l’objet de discussions formelles au sein du groupe.

100Au cours de la séance du 10 au 12 juin, la négociation bloque. Sur le volet nucléaire, la discussion concernant les annexes techniques ne progresse pas et concernant les points majeurs de divergence (années 11 à 13, PMD, accès, Fordow…) les positions iraniennes se rigidifient. L’atmosphère est à la « mini-crise ». Sur le volet des sanctions, la discussion à propos des annexes ne connaît pas non plus d’évolution si ce n’est la transmission, par le groupe, de propositions de langage concernant les effets de la levée des sanctions. Les Iraniens rejettent le projet de résolution qui leur a été soumis et insistent pour que la saisine du Conseil de sécurité prenne fin après dix ans. Les experts E3 / UE+1 tiennent par ailleurs des consultations sur les modalités de fonctionnement du canal d’acquisition et, en présence de représentants de leurs Trésors respectifs, sur la coordination de la levée des sanctions économiques et financières entre l’UE et les États-Unis.

101Les 18 et 19 juin, l’atmosphère est plus constructive, même si l’essentiel des difficultés de fond reste inchangé. Les Iraniens ont sans doute senti qu’ils sont allés trop loin la semaine précédente. L’échéance se rapproche, répondant à la « diplomatie du bord du gouffre » à l’iranienne. Le dialogue entre la Russie et l’Iran progresse s’agissant des isotopes stables. Les Iraniens disent vouloir discuter sérieusement avec Moscou de l’exportation de leurs stocks. Les discussions entre les Six et l’Iran sur Arak progressent peu, la Chine se montrant toujours réticente à assurer le pilotage du projet. Les directeurs politiques E3 tiennent des consultations avec le chef de délégation chinoise pour faire part de leur soutien au pilotage chinois sur ce sujet. S’agissant de la PMD, le directeur général de l’AIEA, Yukiya Amano, méfiant quant aux intentions de Téhéran, préfère différer sa réponse à une nouvelle proposition de visite en Iran.

102Il apparaît que les représentants du ministère des Affaires étrangères iranien ont peu de prise sur les experts nucléaires de l’AEOI, dans un contexte où A. Salehi, malade, est empêché de participer à la négociation. En revanche, les Iraniens insistent pour avancer sur la partie « sanctions » de l’accord, notamment pour obtenir des précisions sur les effets de la levée des sanctions.

103Pendant le weekend, les discussions se poursuivent à Vienne. Le lundi 22 juin, J. Zarif fait le déplacement de Luxembourg pour rencontrer, en marge d’un Conseil européen des Affaires étrangères, les ministres E3. Une réunion bilatérale entre J. Zarif et moi-même a lieu, occasion de rappeler nos points de vigilance. Une réunion E3 / Mogherini / Zarif est également organisée.

104Les directeurs politiques retournent à Vienne, où les experts sont restés, le 25 juin, et n’en repartiront plus jusqu’à l’accord final, le 14 juillet. Ces trois semaines, intenses, sont marquées par les derniers arbitrages ou « trade-offs » en matière nucléaire (notamment sur la R&D), menés par E. Moniz, avec A. Salehi sorti de son lit d’hôpital et ramené à Vienne début juillet par J. Zarif. Nous exerçons une vigilance permanente sur les Américains au sujet des paramètres acceptables. Le traitement de la PMD prend un tour différent de celui escompté, avec le retour à une voie spécifique AIEA-Iran, et la discussion se cristallise en réalité autour du seul accès au site de Parchin, devenu central et sur lequel les Britanniques et nous-mêmes insistons particulièrement, en liaison étroite avec l’AIEA. Je rencontre Y. Amano à plusieurs reprises. Une rédaction est proposée pour la résolution du CSNU sur la levée des sanctions, et notamment la décision politique sur les différents délais de maintien des sanctions résiduelles (canal d’acquisition, embargo sur les armes, missiles). Nous prenons également l’initiative d’une lettre conjointe des trois Européens à John Kerry pour obtenir des assurances afin de protéger de sanctions américaines les entreprises européennes commerçant avec l’Iran, une fois les sanctions onusiennes levées.

105Après des extensions successives du JPOA jusqu’au 7, puis 13 juillet, la pression conjointe de S. Lavrov et de moi-même amène, dans le weekend du 11-12, John Kerry, prêt à beaucoup céder, à conclure et à placer J. Zarif devant les choix ultimes. Le butoir du 14 juillet, fête nationale française, est utilisé par moi pour obtenir que la négociation se termine.

De l’accord du 14 juillet au Jour de mise en œuvre (Implementation Day), le 16 janvier 2016

106Dans les six mois qui suivent, jusqu’à l’annonce du jour de « mise en œuvre » le 16 janvier 2016, nous ne relâchons pas nos efforts afin de maintenir un haut niveau d’exigences concernant les premières mesures de démantèlement prévues par l’accord. Les Iraniens sont pressés et désireux d’atténuer certaines contraintes. Les Américains sont souvent complaisants. Nous avons ainsi pu garantir une sortie effective des centrifugeuses de Fordow dans un temps raisonnable, obtenu des précisions indispensables sur les caractéristiques des centrifugeuses, et une version plus conforme au JCPOA du plan d’enrichissement et de R&D iranien remis à l’AIEA. L’inclusion finale d’objectifs élevés d’installation de centrifugeuses iraniennes pour les années 14 et 15, acceptée au moins implicitement par les Américains en dépit de son caractère anxiogène pour la région, signifie, s’il était besoin de le rappeler, que nous devons et devrons demeurer d’une vigilance et d’une fermeté constantes dans la surveillance du respect de l’accord, au cours des années à venir.

107*

108Au total, l’accord conclu le 14 juillet 2015, qu’il n’est pas exagéré de qualifier « d’historique », marque l’aboutissement de douze ans de crise et de vingt mois de négociations.

1091. Cet accord est un succès pour la diplomatie, qui montre qu’elle peut parvenir sous certaines conditions à des résultats spectaculaires quand elle additionne volonté et fermeté. Il est clair, malgré ses dénégations, que l’Iran n’a accepté de négocier sérieusement après des années de dialogue stérile avec les Six que parce que le coût des sanctions devenait exorbitant pour lui, et que la menace d’une action militaire, implicite mais réelle, demeurait en toile de fond. Si l’accord obtenu est robuste, c’est en grande partie grâce à la fermeté constructive de la France. Il fallait être constructif pour obtenir un accord ; il fallait être ferme pour obtenir un bon accord. Le spectaculaire volontarisme américain a permis d’avancer ; la fermeté française a contenu les dérives et garanti la solidité de l’accord final.

1102. Cet accord est un succès pour tous les acteurs de la négociation. L’administration Obama l’avait souhaité ; elle n’a ménagé aucun effort pour y parvenir, mais au prix de concessions non négligeables sur le long terme, cherchant même souvent à mettre ses « partenaires » devant le fait accompli. Ayant réussi à faire avaliser l’accord sans encombre par le Congrès, elle a gagné au total son pari, et établi ce qui demeurera sans doute comme le principal legs de politique étrangère du président américain.

111C’est un succès pour la diplomatie européenne : les trois européens, qui avaient la mémoire du dossier depuis 2002, ont maintenu, au-delà de nuances tactiques, une bonne cohésion au long des négociations. Les hauts représentants successifs de l’Union européenne, mandatés par le Conseil de sécurité des Nations unies, secondés d’équipes efficaces, ont donné une visibilité inédite à l’Union sur un sujet majeur pour la paix et la sécurité internationale.

112L’Iran a obtenu ce qui était essentiel pour lui, la levée des sanctions qui étranglaient son économie, sans réellement remettre en cause ses ambitions nucléaires civiles, qui subiront cependant un ralentissement significatif d’une dizaine d’années.

113Il est remarquable que les cinq membres permanents du Conseil de sécurité aient réussi à s’entendre sur un enjeu-clé pour la sécurité collective, alors qu’ils se divisent sur tant d’autres (Syrie, Ukraine…). L’unité du P5 face à l’Iran a été déterminante.

1143. La France a joué son rôle, en garantissant, par sa posture de fermeté constructive, que l’accord serait suffisamment robuste et crédible. En contact étroit avec le chef de l’État, je me suis personnellement beaucoup impliqué. Nous avons été un acteur majeur des négociations, grâce à une combinaison de vision stratégique, de détermination politique et d’expertise technique, permise notamment par une coopération étroite entre diplomates du Quai d’Orsay, ingénieurs du CEA et services de renseignement. Sous l’autorité du Président de la République et de moi-même, les équipes réduites mais très qualifiées, les circuits courts de décision, l’unité de commandement ont été extrêmement utiles.

1154. Pour l’avenir, une même exigence et un même volontarisme devront guider nos efforts afin de veiller à la mise en œuvre de cet accord, tant dans le respect des obligations nucléaires de l’Iran que dans la levée effective des sanctions.

116L’accord représente en effet un triple pari.

117Le premier est que le programme nucléaire de l’Iran reste durablement sous contrôle. Si l’accord peut être considéré comme robuste pour les dix premières années, voire les treize premières, au-delà de cette période l’Iran retrouvera rapidement des capacités d’expansion de ses activités nucléaires. Certaines concessions obtenues au cours des négociations lui permettront de s’y préparer : possibilité de mener certaines activités de recherche et développement sur des centrifugeuses sophistiquées, remontée en puissance progressive et sans limite après la treizième année de la production de centrifugeuses nouvelles, levée des mesures restreignant les importations de biens sensibles après huit ans. L’attitude de l’Iran dans les semaines précédant l’Implementation Day comme son programme de missiles balistiques ont confirmé qu’il chercherait à exploiter les marges de manœuvre ouvertes par l’accord. Il faudra être vigilants dans sa mise en œuvre, en utilisant les outils mis à notre disposition par l’accord, qu’il s’agisse des modalités renforcées de contrôle de l’AIEA ou du « snap-back ».

118Le deuxième pari est que cet accord ouvre la voie à une attitude plus coopérative de l’Iran sur la scène internationale et notamment sur les dossiers régionaux. Cela reste à confirmer. Avec des tests concrets à court et moyen termes notamment sur la Syrie comme sur le Liban. On peut émettre des souhaits, on doit y travailler par une politique extérieure d’ensemble, mais, contrairement à ce que certains prétendent, on ne peut à cet égard tirer aucune « leçon de l’histoire ».

119Le troisième pari est que la levée des sanctions et l’ouverture pratiquée vers l’Iran se traduisent, à terme, par une évolution du régime et de la société vers davantage de liberté et de prospérité pour ce pays. Les résultats des récentes élections sont à cet égard plutôt encourageants. Cette évolution est hautement souhaitable. Elle est encore incertaine.


Date de mise en ligne : 28/06/2016

https://doi.org/10.3917/ris.102.0006

Notes

  • [1]
    NDLR : Groupe de six grandes puissances (parmi lesquelles trois pays européens : l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni, ainsi que la Chine, les États-Unis et la Russie) engagées dans la négociation avec l’Iran sur la question du nucléaire, alternativement désigné P5+1 (cinq membres du Conseil de sécurité des Nations unies, auxquels s’ajoute l’Allemagne).
  • [2]
    NDLR : Assemblée consultative islamique d’Iran, soit le Parlement iranien.

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