1Stéphanie Stern et Marc Verzeroli – Il existe une confusion sémantique autour des notions d’intervention humanitaire, de droit et devoir d’ingérence ou encore de responsabilité de protéger (R2P), ce qui in fine les dessert. Quelles distinctions peut-on établir afin de saisir plus précisément ces terminologies ?
2Jean-Baptiste Jeangène Vilmer – C’est l’une des principales difficultés du champ : on ne sait pas de quoi on parle. On confond ingérence, intervention, assistance, on parle de droit ou devoir d’ingérence comme une expression en elle-même alors que le droit et le devoir sont deux choses différentes.
3Tout d’abord, certains emploient encore la notion d’« intervention d’humanité », et non « humanitaire ». Cette question est apparue au XIXe siècle : on ne parlait pas alors d’intervention humanitaire, qui est une expression plutôt anglophone, mais d’intervention d’humanité, c’est-à-dire une intervention militaire justifiée par des raisons humanitaires, « au nom de l’humanité ». Le principe est toujours le même aujourd’hui, mais l’utilisation du terme est problématique car il renvoie à un contexte historique bien particulier et à la question d’Orient : des interventions de puissances européennes dans l’Empire ottoman, essentiellement pour protéger des minorités chrétiennes. Ce type d’intervention s’inscrivait dans le cadre plus général d’une mission civilisatrice des puissances occidentales, c’est-à-dire de la colonisation. Il y a donc une connotation néocolonialiste : c’est pourquoi on évite de parler d’intervention d’humanité aujourd’hui.
4La deuxième expression est celle de « humanitarian intervention », traduite de l’anglais par « intervention humanitaire ». Avec ce terme, régulièrement employé dès le début du XXe siècle, subsiste toujours une tension entre le militaire, d’un côté, et l’humanitaire, de l’autre. Peut-on vraiment faire les deux en même temps ? Pour beaucoup, cela n’est pas possible. Il y a donc un paradoxe, en plus d’une ambiguïté fondamentale, parce que le terme d’intervention est extrêmement vague : cela signifie seulement « venir entre ». Au sens large, un discours ou des sanctions peuvent ainsi constituer une intervention ; elle n’est pas nécessairement militaire. Il existe également des contradictions disciplinaires. Les juristes ont tendance à considérer l’« intervention » au sens strict d’usage de la force, militaire, par opposition à l’« assistance ». L’assistance humanitaire consiste à fournir des médicaments, de la nourriture, des soins, de la formation, alors que l’intervention humanitaire revient à envoyer des soldats pour protéger des populations, c’est-à-dire tuer des gens pour en protéger d’autres.
5La troisième notion est celle de « droit » ou « devoir d’ingérence ». On peut d’abord lui reprocher de confondre le droit et le devoir. Dire que l’on a un droit d’ingérence, c’est dire que l’on peut s’ingérer si on le souhaite ; dire que l’on a un devoir, c’est que l’on doit le faire, il y a une forme d’obligation, une responsabilité. De ce point de vue, le devoir est plus proche de la notion ultérieure de responsabilité de protéger (R2P). L’ingérence au sens strict, juridique, est une immixtion sans titre, c’est-à-dire sans droit. Cela pose donc un problème de cohérence, parce que « droit d’ingérence » signifie littéralement le droit de faire ce que l’on n’a pas le droit de faire. Dans son article « ingérence », l’Académie française précise qu’on ne peut parler de « droit d’ingérence », parce qu’il y a justement une incohérence fondamentale. Enfin, il faut voir si l’ingérence est réductible à l’intervention. Ce n’est en réalité pas le cas, car toute intervention n’est pas nécessairement une ingérence : quand on parle de droit d’ingérence, il s’agit de violation de la souveraineté ; or, il peut y avoir intervention avec consentement, comme au Mali en 2013 ou en Irak en 2014. Cela reste une intervention, parce qu’elle a le visage de la force armée, mais sans violation de la souveraineté. La notion de droit d’ingérence, déjà utilisée au XIXe siècle dans le même sens qu’intervention d’humanité, a resurgi beaucoup plus tard. Elle n’est nullement née avec Bernard Kouchner et Mario Bettati, qui l’ont simplement popularisée dans les années 1980, et elle est depuis restée très franco-française.
6La quatrième notion, la responsabilité de protéger, est une norme émergente des relations internationales selon laquelle chaque État a la responsabilité de protéger sa population des crimes de génocide, crimes contre l’humanité, nettoyage ethnique et crimes de guerre, et s’il échoue, la communauté internationale a la responsabilité d’intervenir. Contrairement au droit d’ingérence, qui consiste à utiliser la force armée en violant la souveraineté de l’État-cible ; la responsabilité de protéger est beaucoup plus large : elle englobe également la responsabilité de prévenir et de reconstruire, et a toute une déclinaison d’outils à disposition, la force armée n’étant que le dernier recours. La notion d’ingérence humanitaire a ainsi fait beaucoup de tort aux possibilités de recours disponibles dans des contextes de crises humanitaires, parce qu’elle est perçue comme très belliciste et impliquant forcément la violation de la souveraineté. La R2P s’est construite pour corriger le droit d’ingérence, qui n’est pas pour autant son ancêtre, comme le pense une certaine mythologie française.
7Il y a eu, en effet, deux étapes dans la construction de la R2P : 2001 et 2005.
8Jean-Baptiste Jeangène Vilmer – 2001 correspond au rapport de la Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des États (CIISE) qui est réalisé hors du cadre des Nations unies, ce qui lui donne la liberté de ne pas respecter certains canons onusiens. Sont par exemple envisagées des alternatives au Conseil de sécurité. Le rapport réaffirme le principe que le Conseil est la première autorité légitime, mais s’interroge néanmoins sur des moyens d’actions en cas de blocage, comme ce fut le cas en 1999 avec les veto russe et chinois sur la question du Kosovo. Le rapport évoque l’éventualité que l’Assemblée générale puisse être une alternative légitime pouvant autoriser l’usage de la force. Cela n’est pas possible en principe, mais il existe néanmoins un précédent avec la résolution « Uniting for Peace » dans le cas de la Corée en 1950. Alternativement, une coalition ad hoc pourrait-elle constituer une autorité légitime suffisante ? Les experts réfléchissent ainsi à d’éventuelles possibilités de contournement pour fonder, dans une autorité autre que le Conseil de sécurité, une intervention qui serait techniquement illégale mais légitime.
9Il faut également noter la restriction du champ, la R2P spécifiant les crimes concernés ou déclencheurs, ce que ne faisait pas la notion de droit ou devoir d’ingérence. Une crise humanitaire, par exemple, signifie tout et son contraire. La R2P, dans sa version onusienne de 2005, qui officialise en quelque sorte le projet de 2001 mais le restreint, précise, dans son article 139, les quatre crimes qui permettent de la déclencher : génocide, crime contre l’humanité, nettoyage ethnique et crime de guerre à grande échelle. Ils correspondent grosso modo à ceux que l’on retrouve dans le statut de Rome pour la Cour pénale internationale (CPI), qui définit assez précisément trois d’entre eux. Invoquer, comme B. Kouchner l’a fait, l’existence d’une dictature ou une catastrophe naturelle comme le cyclone Nargis a fait beaucoup de tort à la R2P, car cela ne rentre pas dans son périmètre d’action, même si le rapport de 2001 avait envisagé ces cas de figure plus larges.
10On en revient, malgré tout, au même point : les interventions ne peuvent être validées que par le Conseil de sécurité. Ces discussions ont-elles finalement fait progresser la réflexion ? Comment mettre en œuvre la R2P ?
11Jean-Baptiste Jeangène Vilmer – En tant que telle, la R2P ne constitue effectivement pas une nouveauté. Elle l’était en 2001, mais la version de 2005 n’apporte pas grand-chose à ce que pouvait déjà faire le Conseil de sécurité. Contrairement à ce qui est parfois avancé, la résolution 1973 de 2011 sur la Libye n’était pas le baptême du feu de la R2P. Des juristes, comme Olivier Corten, ont dressé la liste de toutes les résolutions du Conseil qui, sans utiliser l’expression « responsabilité de protéger » qui n’existait pas encore, autorisaient l’usage de la force armée pour protéger des civils. Il s’agit donc plutôt d’un rappel à l’ordre, en même temps qu’un appel politique, pas de quelque chose de juridiquement contraignant.
12La question de la mise en œuvre est discutée par le biais de deux instruments : le rapport annuel du secrétaire général et le débat informel annuel à l’Assemblée générale, qui est donc un cadre déjà plus large que le Conseil de sécurité. C’est un débat sur la mise en œuvre de la R2P, sur comment faire en sorte que les États la respectent davantage, etc. Concrètement, la R2P est mise en œuvre par la pratique du Conseil de sécurité, c’est-à-dire par les résolutions. Or, depuis 2005, le Conseil, selon les interprétations, a fait au minimum huit et possiblement une vingtaine de références à la R2P. Il y a donc une incidence sur la pratique du Conseil, qui invoque de plus en plus ce concept pour justifier des opérations.
13Une initiative intéressante en cours, portée par la France, peut également contribuer à renforcer sa mise en œuvre : la responsabilité de ne pas utiliser le veto (RN2V). L’idée est née avec le Kosovo et cherche à proposer des solutions de sortie en cas de blocage du Conseil de sécurité. À l’époque, Hubert Védrine avait proposé qu’en situation de crimes de masse, d’atrocités – ce qui reste à définir –, les membres permanents du Conseil de sécurité décident sur une base volontaire d’une sorte de code de conduite d’usage raisonnable du veto, c’est-à-dire qu’ils s’engagent à ne pas l’utiliser pour bloquer des résolutions qui permettraient de résoudre la crise, ou en tout cas de prévenir ou de mettre fin à des exactions. Typiquement, cela voulait donc dire que la Russie et la Chine, en bloquant le Conseil de sécurité en 1999 – ce qui n’a pas empêché l’opération de se faire puisque l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord est intervenue –, ont quelque part violé leur responsabilité de protéger les populations civiles en n’autorisant pas une action visant à soulager leurs souffrances. La RN2V est ainsi vue comme un moyen de mettre en œuvre la R2P, dans grosso modo les mêmes situations : génocide, crime contre l’humanité et crime de guerre à grande échelle. Quand bien même on ne déboucherait pas sur un engagement commun des cinq membres permanents à suspendre le veto dans ces situations, le but est d’augmenter le coût politique de son usage, de faire en sorte qu’il soit plus difficile et qu’un pays se sente obligé de se justifier par des raisons sérieuses et en proposant des alternatives, plutôt que de simplement bloquer le processus de résolution de conflit. Tous ces mécanismes ne sont pas parfaits, mais permettent de rendre un peu plus concrète l’idée de R2P, qui n’est pas qu’un slogan.
14La situation en Syrie est aujourd’hui complètement bloquée. Les humanitaires ont un accès restreint aux populations, en dehors de quelques possibilités dans les zones contrôlées par Damas. À l’épreuve de la réalité, les mécanismes de protection apparaissent ainsi peu efficaces. Ne faudrait-il pas envisager la R2P différemment ? Avec 3 millions de Syriens réfugiés en dehors du territoire pris en charge par les pays voisins, contre seulement 18 000 par le reste du monde, n’y aurait-il pas un rééquilibrage à faire en direction de son versant humanitaire civil ?
15Jean-Baptiste Jeangène Vilmer – Oui, en théorie, mais tout dépend de la volonté politique. On ne peut pas obliger les États à partager le fardeau car la R2P n’est pas contraignante ; c’est une obligation morale. Il y a une sorte d’engagement politique, mais les États peuvent toujours refuser de l’assumer. Il faut toutefois bien avoir conscience que la R2P ne se résume pas à l’intervention militaire ; elle a trois piliers, et l’intervention militaire n’est que l’éventuel dernier recours du troisième pilier. Le premier est la responsabilité de l’État en question de protéger sa population. Dans le cas de la Syrie, Bachar Al-Assad ne contrôle pas tout son territoire et, là où il le contrôle, il massacre sa population : on ne peut donc lui demander de la protéger. Le deuxième pilier est l’assistance internationale et le renforcement des capacités : c’est là-dessus qu’il faudrait travailler pour aider les pays limitrophes. C’est aussi là que peut se greffer toute la collaboration avec les organisations régionales, les organisations non gouvernementales (ONG), l’humanitaire civil. Arrive enfin le troisième pilier avec, en dernier recours, l’intervention armée, qui pour l’instant n’est pas possible en Syrie avec l’autorisation du Conseil de sécurité, donc via la R2P officielle de 2005. Par conséquent, la R2P ne peut pas être appliquée au cas syrien, d’abord parce que le Conseil de sécurité est bloqué, et ensuite parce qu’elle nécessite une volonté politique pour être mise en œuvre – que l’on retrouve chez les pays limitrophes, mais moins chez nous. Les Américains interviennent en Syrie mais invoquent la légitime défense ; la France n’intervient qu’en Irak.
16Cela nous amène aux « liaisons dangereuses » entre le politico-militaire et l’humanitaire. Une action militaire peut avoir une portée humanitaire mais reste néanmoins au service des intérêts de l’État qui la porte. Elle n’est pas régie par les valeurs d’impartialité, de neutralité, d’humanité et d’indépendance qui animent l’action humanitaire. Ne faudrait-il pas créer, en quelque sorte, un label humanitaire afin de réglementer son utilisation ?
17Jean-Baptiste Jeangène Vilmer – En tant que réaliste, je pose pour axiome que les États sont toujours intéressés. Or, la notion d’intervention humanitaire semble présupposer que l’intervention est humanitaire, ce qui lui donne une connotation très positive. Dire que les Américains font une intervention humanitaire en Irak n’est pas la même chose que dire qu’ils font une intervention militaire. Pour cette raison, il serait préférable d’adopter une approche purement descriptive et de parler d’« intervention militaire justifiée par des raisons humanitaires ». Dire que c’est une intervention humanitaire, c’est dire qu’elle a des intentions ou des effets humanitaires, donc une intention honnête, désintéressée et / ou qui a des conséquences humanitaires sur le terrain. C’est donc s’engager beaucoup plus avant.
18Or, un État n’est jamais désintéressé. Toute politique est sélective, et on ne va pas faire la guerre à la Russie pour la Tchétchénie ou à la Chine pour le Tibet. La France avait un intérêt à agir au Mali, mais il y avait aussi des effets sécuritaires et potentiellement humanitaires. Si les djihadistes étaient descendus sur Bamako, cela aurait été catastrophique pour les populations. En République centrafricaine (RCA), les intérêts de la France sont plus difficiles à percevoir ; il faut les prendre au sens très large. La définition traditionnelle de l’intérêt, basée sur un intérêt matériel – économique ou stratégique –, ne permet pas de comprendre certaines interventions. Il faut avoir une image plus large des intérêts, qui inclut l’image de soi. La France est intervenue en RCA parce qu’il lui était inconcevable qu’on lui reproche, comme au Rwanda, d’avoir laissé faire un génocide. Il y a peu de ressources et beaucoup à perdre, comme par exemple pour la France d’être taxé de n’intervenir que dans des contextes musulmans. Il s’agit, malgré tout, d’un intérêt national, selon une interprétation constructiviste qui permet de concilier la morale et l’intérêt : il est possible, dans certains cas, de faire coïncider les deux parce que les États, du fait de la moralisation des relations internationales et de la pression normative, sont beaucoup plus contraints de se justifier qu’il y a cinquante ans. Il y a donc un intérêt national à paraître moral. Cela ne signifie pas qu’ils le sont ; la question n’a d’ailleurs pas de sens, car un État est un ensemble d’individus et n’a pas d’intentions à lui seul. Des individus peuvent avoir des intentions humanitaires, pas des États.
19Quelle était l’intention de la France en intervenant en Libye, par exemple ? La résolution du Conseil de sécurité n’a-t-elle pas été abusée ?
20Jean-Baptiste Jeangène Vilmer – L’intention initiale était complexe : il y avait plusieurs facteurs. D’ailleurs, cela ne veut pas forcément dire grand-chose de parler de l’intention de « la France ». Était-ce l’intention du président Sarkozy, ou de untel ou untel ? En revanche, pour répondre à la critique répandue qui consiste à dire qu’il y a eu un abus, un détournement du mandat de protection des civils vers un changement de régime, la résolution 1973 dit que toutes les mesures nécessaires pourront être prises pour protéger les civils. La question à poser aux sceptiques est : « Était-il possible de protéger les civils sans faire tomber Mouammar Kadhafi alors même que la menace qui pesait sur ceux-ci était son armée ? Si oui, comment ? » Ils reconnaissent qu’il était compliqué, si M. Kadhafi était resté au pouvoir alors qu’il était une menace pour sa propre population, de protéger les civils. Le changement de régime n’était pas une fin mais un moyen d’appliquer la résolution 1973, qui visait à protéger les civils. De ce point de vue, le changement de régime peut ne pas être une fin de l’intervention humanitaire, et c’est pour cela qu’il faut bien distinguer l’intervention « humanitaire » de l’intervention « pro-démocratique » de 2003 en Irak, par exemple, qui est illégale mais aussi illégitime, et qui visait dès le départ au changement de régime. Celle en Libye ne laissait pas vraiment d’autre choix que le changement de régime, sans qu’il s’agisse de la fin initiale, mais du moyen d’une fin.
21Mais parler d’action humanitaire armée n’est-il pas un oxymore ? Tout cela crée des amalgames et des confusions préjudiciables pour les acteurs humanitaires, qui peuvent être pris pour cibles alors qu’ils n’ont pas vraiment de prise sur ces décisions.
22Jean-Baptiste Jeangène Vilmer – Les humanitaires civils, dont les ONG, ont tendance à voir d’un très mauvais œil les interventions militaires justifiées pour raisons humanitaires, comme en Libye. Certains disent, par exemple, qu’il s’agit d’une manipulation qatarienne, dans laquelle nous sommes tombés, alors que je pense que l’on a initialement fait le bon choix. De manière générale, les humanitaires ont beaucoup de suspicion à l’égard des États qui interviennent pour des motifs humanitaires. Le Comité international de la Croix-Rouge, qui est une incarnation de la neutralité, beaucoup plus en réalité que les ONG, rappelle pourtant qu’intervention militaire et action humanitaire peuvent et doivent coexister car, dans bien des cas, la première permet la seconde. Peut-être cela met-il les humanitaires en danger, mais ils ne le seraient pas moins sans soldats autour d’eux : comme les journalistes, ils sont pris pour cibles en grande partie parce qu’ils sont Occidentaux. De plus, sur certains terrains, comme en Afghanistan, ils ne pourraient tout simplement pas agir sans encadrement des forces armées.
23La justification morale peut-elle être un levier pour intervenir dans certains contextes de crise, même sans l’aval du Conseil de sécurité ?
24Jean-Baptiste Jeangène Vilmer – C’est ce que nous avons fait au Kosovo en 1999. C’est aussi ce que la France s’apprêtait à faire en Syrie en septembre 2013. Dans ce contexte de moralisation des relations internationales, on veut sans cesse, ou de plus en plus, justifier toutes nos actions. Quand on a l’autorisation du Conseil, il n’est pas nécessaire de se justifier, mais lorsqu’on ne l’a pas et qu’on estime qu’il y a quand même nécessité d’intervenir, soit on invoque la légitime défense – annulant ainsi le besoin d’autorisation du Conseil –, soit une invitation – comme au Mali ou en Irak récemment –, soit, ce qui est plus controversé car cela ne figure pas dans la Charte, un argument moral de protection des populations : on sait que c’est illégal, mais on le fait quand même. C’est ce que l’on appelle, depuis 2000, les interventions « illégales mais morales ».
25Parmi ceux qui défendent l’intervention humanitaire au sens large, donc l’intervention militaire justifiée par des raisons humanitaires, il y a deux écoles : l’approche par la doctrine et l’approche par l’exception. L’approche par la doctrine – soutenue par B. Kouchner, M. Bettati, Gareth Evans ou Alex Bellamy par exemple – consiste à demander une nouvelle autorisation d’intervenir basée sur des raisons humanitaires, éventuellement sans l’autorisation du Conseil de sécurité, donc l’élaboration d’une nouvelle doctrine. De l’autre côté, l’école qui défend une approche par l’exception, dont je fais partie, dit qu’il vaut mieux permettre des violations exceptionnelles du droit, sans introduire une nouvelle exception à l’interdiction du recours à la force. Il vaut mieux conserver un droit assez restrictif, ne pas essayer d’introduire une nouvelle doctrine, une nouvelle exception officielle, et avoir de temps en temps des interventions illégales mais légitimes, qui impliquent d’être étayées par une argumentation solide, selon la théorie de la guerre juste.
26Les dispositifs actuels vous semblent-ils suffisamment efficaces pour éviter que des événements comme le génocide au Rwanda ne se reproduisent ?
27Jean-Baptiste Jeangène Vilmer – Je ne pense pas qu’il soit possible de dire « plus jamais ça » : on l’a dit en 1994 pour le Rwanda et en 1995, il y a eu Srebrenica. Il y eut, certes, moins de morts (8 000 personnes), mais c’était tout de même un génocide. Depuis, il y a eu le Darfour, qui n’était pas techniquement un génocide, mais quand même un crime contre l’humanité, et tant d’autres massacres. En RCA, il a été fait état de violences prégénocidaires, qui auraient très bien pu dégénérer si la France n’était pas intervenue ; or elle n’est pas intervenue en vertu d’un mécanisme international mais d’une volonté politique individuelle. Il n’y a donc pas vraiment de nouveau mécanisme international qui permette d’éviter de tels événements. Seule la volonté politique des États, qui dépend donc à la fois de leur ethos et de leurs intérêts, est déterminante. La France a un ethos très « patrie des droits de l’homme ». Même si c’est historiquement erroné, c’est son identité, son image morale et c’est ainsi qu’elle se présente, ce qui l’oblige donc à être très attentive à toutes les violences de masse. Mais il peut y en avoir dans un pays ou sur un territoire où il y a peu d’intérêts nationaux de grandes puissances, où, pour un ensemble de raisons, il y a des problèmes de diversion, l’attention étant accaparée par Daech ou l’Ukraine, par exemple. Il ne faut pas être naïf et dire que cela ne peut plus se produire.
28Peut-être y a-t-il un effet dissuasif du droit international humanitaire ou des droits de l’homme.
29Jean-Baptiste Jeangène Vilmer – Il y a, à ce sujet, des études intéressantes sur l’effet dissuasif de la CPI. J’ai moi-même travaillé sur son effet pacificateur, qui est très contesté : comment évaluer le pouvoir de dissuasion d’une instance qui n’a que dix ans d’existence par rapport à toutes les autres mesures prises pour résoudre un problème ? Il est difficile d’isoler un facteur. Il y a malgré tout l’expérience des tribunaux pénaux pour le Rwanda et la Yougoslavie, en 1993 et 1994. Leur effet dissuasif est controversé. Ils jouent un rôle, mais de façon très indirecte.
30De plus, la CPI, comme les autres tribunaux internationaux, ne s’intéresse qu’aux plus gros poissons, donc un « génocidaire de rang moyen », qui n’est pas un grand responsable politique ou militaire peut raisonnablement se sentir hors d’atteinte. Selon les statistiques, le risque de procès est infinitésimal. Ensuite, en cas de procès, le risque de condamnation est très faible et pour beaucoup, passer le reste de sa vie dans une prison parfois décrite comme dorée à La Haye, alors que l’on vit dans le plus grand dénuement en Afrique, n’est pas nécessairement perçu comme une punition. La simple privation de liberté est trop virtuelle et à long terme pour constituer une menace dissuasive. En revanche, la CPI participe à un climat de lutte contre l’impunité qui, très indirectement, exerce une pression plus grande, et l’on peut dire aujourd’hui que les criminels de masse pensent davantage aux risques d’être poursuivis qu’il y a plusieurs décennies. Mais il n’y a pas de preuve empirique d’un effet dissuasif, réel et direct.
31Il ne faut pas trop attendre de la CPI. Son rôle n’est pas de maintenir la paix et la sécurité internationale, mais d’identifier, d’arrêter, de poursuivre et éventuellement de punir des auteurs de crimes. Cela peut avoir un effet pacificateur éventuel, mais ce sont deux choses différentes. Par ailleurs, elle reste tributaire de la volonté des États pour la mise en œuvre de ses décisions. C’est donc une invention formidable, une avancée extraordinaire, dont il faut souligner l’importance, mais qui va mettre des décennies avant d’avoir un impact mesurable sur la paix et la sécurité.
32le 5 mars 2015.