1L’évolution politique de l’Amérique latine depuis le début du XXIe siècle pose une série de questions et d’axes de réflexion, tant pour l’acteur politique immergé dans ce processus que pour l’analyste politique, sociologique ou économique. Cette décennie et demie a indiscutablement été celle de l’émergence d’une conscience politique latino-américaine et caribéenne. Elle a également et indéniablement été celle d’une démocratisation accélérée des sociétés. Enfin, la région connaît, en dépit d’expérimenter une période assez longue de prospérité matérielle, une perte relative de centralité dans l’économie globale.
2Il importe de noter la place centrale qu’occupe le Venezuela sur la scène politique régionale. Il faut également préciser que les visions du monde sont inévitablement différentes depuis l’Europe que depuis l’Amérique latine. Il n’existe pas d’universalisme ou d’ethnocentrisme latino-américain ; la façon de penser la politique et d’agir en politique ont une dimension profondément endogène et parfois très autocentrée. Il n’y a pas de projection de la réalité du continent vers le monde, et encore moins une conviction que les valeurs éthiques, morales et politiques sont supérieures à celles des autres.
L’émergence d’une conscience politique
3Le second sommet de la Communauté des États latino-américains et des Caraïbes (Celac) s’est tenu à La Havane les 28 et 29 janvier 2014 en présence de 25 chefs d’État et de gouvernements des 33 pays membres et de hautes personnalités telles que Ban Ki-moon, secrétaire général de l’Organisation des Nations unies (ONU), Alicia Bàrcena Ibarra, secrétaire exécutive de la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (Cepalc), et José Miguel Insulza, secrétaire général de l’Organisation des États américains (OEA). À sa présidence se sont succédés, alternativement, les deux pays sans doute les plus à gauche de la région, le Venezuela et Cuba, et deux des pays les plus à droite, le Chili et le Costa Rica. Grâce à un mécanisme de troïka par lequel ces gouvernements coexistent et agissent ensemble, l’agenda de travail politique et institutionnel est demeuré strictement le même. De même, les deux premiers sommets s’étaient déroulés au Brésil, en 2008, et au Mexique, en 2010, deux principales puissances latino-américaines qu’a priori tout oppose. Le Brésil, dirigé alors par Luiz Inácio Lula da Silva, est un grand pôle de pouvoir ainsi qu’un pivot de l’axe progressiste latino-américain. Le Mexique, avec Felipe Calderón à la tête du gouvernement le plus conservateur de toute l’histoire républicaine du pays, membre de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) et de l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena), semblait, pour sa part, avoir tourné le dos à la région depuis le début des années 1990.
L’intégration politique de l’Amérique latine et des Caraïbes
4L’idée d’une intégration politique des pays d’Amérique latine et des Caraïbes, qui trouve ses racines dans la vision « amphictyonique » qui veut parfaire l’unité d’une « Nation de Républiques » de Simón Bolivar, dans celle de la « Patria Grande » de Manuel Ugarte, de « Nuestra América » de José Martí, est devenue hégémonique. Longtemps confinée au discours de la gauche révolutionnaire, elle a accompagné l’accession au pouvoir d’une partie de celle-ci et a dépassé la frontière idéologique pour gagner du terrain du côté conservateur. Le facteur le plus déterminant a sans aucun doute été l’arrivée au pouvoir d’Hugo Chávez au Venezuela et, plus encore, sa politique régionale et sa vision géopolitique de l’Amérique latine. Marché commun du Sud (Mercosur), Union des nations sud-américaines (Unasur), Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA), Petrocaribe, Celac, etc. : s’il est un consensus parmi les acteurs politiques régionaux, c’est celui de l’apport fondamental de Hugo Chávez au progrès de l’intégration latino-américaine et des Caraïbes, à l’universalisation de l’idée d’intégration politique et à son décloisonnement de l’espace politique de gauche.
5H. Chávez a compris deux choses fondamentales. D’abord que la région est politiquement diverse et que cette diversité doit être au centre du processus d’intégration. Il a ainsi réussi à ancrer la Colombie à la dynamique politique latino-américaine alors qu’elle était presque happée par le Nord, sans parler des efforts pour établir un agenda politique de coexistence entre la révolution bolivarienne et la droite colombienne. On peut également citer les relations avec le Chili, le Paraguay ou le Pérou, pays où il existe une paranoïa anticommuniste féroce qui s’est focalisé sur le Venezuela, mais qui n’a pas empêché d’ouvrir des espaces de travail et de coopération, parfois de très grande envergure.
6H. Chávez a également saisi qu’il n’y a pas d’intégration sans concession ni solidarité. Il faut créer des incitations et des intérêts objectifs, tout comme il faut avoir la conviction que les peuples avec lesquels on cherche à s’intégrer font partie d’une même communauté de destin, ce qui crée des obligations réciproques. H. Chávez a postulé d’emblée que la gigantesque ressource énergétique vénézuélienne devait être un moteur de l’intégration, en la considérant comme patrimoine commun des Latino-américains. Sa politique de solidarité et de responsabilité régionale envers les Caraïbes a permis de stabiliser économiquement la région, tout en fournissant aux pays les moyens d’un positionnement politique souverain. Tous les États des Caraïbes, indépendamment de l’orientation politique de leur gouvernement, ont bénéficié de la coopération vénézuélienne. Cette attitude a été le facteur fondamental du basculement du centre politique des Caraïbes vers le Sud et, par conséquent, de la consolidation d’un bloc régional indépendant de Washington. La perte de pertinence de l’OEA est le produit direct de cette politique qui a fait tourner vers le Sud les 15 pays membres de la Communauté caribéenne (Caricom, 15 sur 32 membres de l’OEA). L’OEA a perdu sa place centrale, elle est à peine un espace de dialogue politique entre l’Amérique latine et l’Amérique du Nord – réduite aux États-Unis et au Canada. Cette perte d’importance relative affecte tout le système « interaméricain », dont les institutions de promotion et protection des droits de l’homme traversent une crise sans précédent.
7Les principales crises politiques, des tensions entre le Venezuela et la Colombie de 2008 à la tentative de coup d’État contre Rafael Correa en Équateur, en passant par les velléités sécessionnistes de la « demi-lune » bolivienne contre Evo Morales ou le coup d’État contre Fernando Lugo au Paraguay, sont ainsi traitées au sein de l’Unasur. Seule celle ouverte par le coup d’État contre Manuel Zelaya au Honduras en 2009 a été traitée au sein de l’OEA, tout d’abord parce qu’il ne s’agit pas d’un pays sud-américain, mais surtout au vu de l’implication évidente des États-Unis dans le premier coup d’État militaire réussi en Amérique latine depuis longtemps. Et même à l’OEA, c’est la force et la cohésion des pays latino-américains qui a permis la mise au ban du gouvernement hondurien issu du putsch. Cet événement s’est d’ailleurs produit dans des circonstances qui en disent beaucoup sur le défi géopolitique que posait alors aux États-Unis cette irrésistible avancée de l’unité latino-américaine. En 2009, peu après l’arrivée de Barack Obama au pouvoir, a lieu une poignée de mains historique entre les présidents américain et vénézuélien à Port of Spain, geste inédit censé clore une période de huit ans de crispations et d’affrontements politiques parfois très violents. L’ALBA, née en 2004 comme un duo socialiste entre le Venezuela et Cuba, et perçue à l’origine comme un club du radicalisme dans la région, compte alors neuf membres, après l’adhésion presque impensable du Honduras, bastion des États-Unis en Amérique centrale, en août 2008. Coïncidence du calendrier, l’assemblée générale de l’OEA se tient à San Pedro Sula, au Honduras, le 9 juin 2009. Selon l’expression même de Thomas Shannon, sous-secrétaire d’État américain pour l’Hémisphère occidental, « grâce à l’extraordinaire capacité d’articulation politique de l’ALBA », l’OEA a rendu théoriquement possible un retour de la République de Cuba dans l’organisation, en abrogeant les dispositions condamnatoires qui l’en maintenaient exclue depuis 1962. On atteint alors le point le plus bas de l’influence étatsunienne dans le continent depuis très longtemps. On a assisté à une véritable rébellion latino-américaine et à une démonstration de force extraordinaire de l’ALBA. Cela appelait une réaction immédiate : le 28 juin 2009, M. Zelaya est violemment renversé et un régime droitier est instauré, dont l’une des premières décisions est de retirer le Honduras de l’ALBA. Le message était passé pour les « petits pays » qui souhaiteraient embrasser les rêves d’indépendance et d’unité latino-américaine.
8Malgré tout, l’Amérique latine et les Caraïbes revendiquent plus que jamais une identité commune et une communauté de destin qui rendent possible une existence comme un pôle de pouvoir global dans un monde multipolaire en voie de consolidation, à laquelle la région a grandement contribué. Ce regain d’indépendance et de souveraineté s’est répercuté sur les relations internationales, accompagnant l’émergence de nouveaux grands pôles de pouvoir mondiaux, comme la Chine ou la Russie, ou un certain dynamisme économique en Afrique. L’Amérique latine et les Caraïbes se sont émancipées sur le plan de la politique étrangère et se sont articulées avec d’autres pôles en fonction de leurs seuls intérêts, passant outre les pressions politiques des États-Unis et de l’Europe.
9Dans le cadre de ce qu’elle appelle son « ascension pacifique », la Chine cherche à entretenir les meilleurs rapports possibles avec tous les pays de la planète, indépendamment de l’orientation politique de leurs gouvernements. Néanmoins, ce rapprochement est aussi le résultat d’une volonté latino-américaine protéiforme, allant de la transformation du Brésil en acteur global au sein du groupe BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) au recul de l’influence de Taiwan dans les Caraïbes et en Amérique centrale, en passant par le volontarisme vénézuélien sur le plan pétrolier, financier et politique. La relation entre la Chine et les pays d’Amérique latine comporte une dimension politique importante, dans la mesure où Beijing l’inscrit officiellement dans le cadre de ses relations avec « d’autres pays en développement », se plaçant sur un pied d’égalité avec des nations souveraines parfois de très petite taille. Couplé au regain d’indépendance et de démocratisation des sociétés latino-américaines, ce mode de relation politique a provoqué un relatif décrochage des liens de dépendance traditionnels avec les États-Unis et l’Europe, qui continueront à se déliter au cours des années à venir.
10Bien que l’influence de la Russie et de l’Iran dans la région soit très loin d’égaler celle de la Chine, les relations avec ces pays, véritables repoussoirs dans l’imaginaire occidental, illustrent aussi ce regain d’indépendance d’un certain nombre de pays latino-américains, capables de passer outre les pressions et chantages des anciennes puissances dominantes pour établir des liens tous azimuts, sur des domaines aussi sensibles que la recherche ou la défense. Elles ne suscitent pas d’émoi particulier dans les opinions publiques, dans la mesure où les sociétés n’ont pas de conflit historique avec ces pays, ni ne projettent sur eux leurs valeurs culturelles, morales ou politiques. En Amérique latine, les relations internationales sont aujourd’hui plus que jamais une question de souveraineté nationale et d’équilibre de forces, où les questions culturelles et sociétales n’ont aucune incidence.
Les zones économiques régionales
11S’il y a eu une relative victoire idéologique de la gauche sur le plan politique de l’intégration, l’idée d’intégrer des zones économiques ou des marchés au-delà des frontières nationales a fait le chemin inverse et s’est largement imposée dans la région. Cela ne signifie pas que l’Amérique latine et les Caraïbes sont acquises aux thèses du libre marché et de la concurrence, mais plutôt qu’il existe un consensus sur l’idée qu’il doit y avoir une intégration économique croissante. Les forces de droite et de gauche ont néanmoins de profondes divergences. Comme au plan politique, les dirigeants ont fait preuve de beaucoup de pragmatisme en essayant de trouver un terrain commun pour avancer vers l’idéal régional d’intégration. Le pragmatisme qui a caractérisé la gestion économique de Lula pendant huit ans s’est propagé et a permis à des acteurs aux intérêts théoriquement divergents de trouver un intérêt commun objectif. L’entrée du Venezuela dans le Mercosur en est un exemple. Sous l’impulsion du volontarisme politique d’Hugo Chávez et de l’influence de Lula, le gouvernement vénézuélien a négocié, les uns après les autres, des accords de complémentarité économique, c’est-à-dire plus ou moins des accords de libre-échange, avec chacun des pays membres, acceptant ainsi d’entrer à terme dans un grand marché commun. Ce mouvement a été suivi par d’autres, comme la Bolivie et l’Équateur, mais aussi la Colombie et le Pérou qui, en tant que membres associés cherchant l’adhésion de plein droit, négocient ces mêmes accords de ce qui constituera, à terme, un grand marché sud-américain. Tous les mécanismes d’intégration sous-régionaux, dont l’articulation commence progressivement à configurer un continent intégré, s’orientent vers la constitution de marchés communs et de mécanismes de convergence économique. Et cette évolution demeure un processus mené et négocié par des gouvernements nationaux fortement légitimes, et non par une bureaucratie supranationale acquise aux principes du libre-échange.
12L’intégration des marchés n’est pas le seul outil d’intégration économique utilisé. En ce sens, le caractère visionnaire d’Hugo Chávez n’est pas sans rappeler les origines du projet européen, en ce qu’il a compris qu’il fallait du volontarisme pour rapprocher des pays qui s’étaient longtemps opposés. Ainsi, les accords de compensation bilatéraux souscrits avec l’Argentine, l’Uruguay, Cuba ou le Paraguay, qui ne s’étaient jamais fournis en énergie au Venezuela, ont favorisé le commerce bilatéral entre ces pays avant même qu’un quelconque marché commun ne fut en place. Par ailleurs, les effets économiques de l’accord Petrocaribe sont immenses, au point qu’il a permis aux nations du bassin des Caraïbes de traverser sans difficulté majeure à la fois la flambée des prix du pétrole et la crise financière globale qui lui a succédé. Il ne faut pas non plus oublier l’expansion des lignes de crédit octroyées par la Banque de développement économique et social du Brésil (BNDES), qui a beaucoup aidé à l’internationalisation des grandes entreprises brésiliennes d’infrastructure.
Une démocratisation accélérée des sociétés
L’Amérique latine et les Caraïbes, exemple singulier d’espace politique pluriel
13L’Amérique latine a connu un grand mouvement de démocratisation depuis le début du XXIe siècle. Pour la première fois de son histoire, on a assisté à de grandes vagues de transformations politiques et sociales par la voie démocratique et pacifique. Tout d’abord, les sociétés, où la violence politique est historiquement très présente, ont démontré une extraordinaire capacité à canaliser les conflits politiques, économiques et sociaux les plus extrêmes par des mécanismes non seulement conformes à la tradition démocratique occidentale, mais en y ajoutant leur propre apport, dans la mesure où l’échelle du phénomène et l’ampleur des conflits gérés sont uniques. L’arrivée de forces politiques de gauche et progressistes, auparavant exclues de fait ou de droit de la compétition pour le pouvoir, a constitué une rupture, plus ou moins grande selon les pays et les forces politiques. Les systèmes d’alliances et de connivences entre élites politiques, économiques et culturelles s’en sont trouvés ébranlés, ainsi que les systèmes d’allégeances et de dépendances sur le plan de la politique étrangère. Il y a certes des disparités et quelques exceptions, mais cette vague de démocratisation a eu un impact important à la fois sur le regain de forces des mouvements sociaux et populaires, et sur un recentrage à gauche des agendas politico-institutionnels.
14Cette continuité des processus démocratiques et institutionnels n’est pas le résultat d’une normalisation ou d’une convergence idéologique des forces politiques, comme cela a pu être le cas en Europe à la fin du siècle dernier. Dans certains cas, comme celui du Venezuela, l’exercice du pouvoir a plutôt approfondi les divergences entre les forces populaires hégémoniques et les élites traditionnelles. Ce phénomène découle du regain parfaitement constatable de la politisation, de la mobilisation et de la prise de conscience politique dans les sociétés, ainsi que d’une participation croissante, par des modes très divers, des citoyens dans les affaires qui déterminent leur destin. La politique est devenue centrale, et le rapport des citoyens au politique est devenu quotidien et participatif. Plus curieux, cette participation politique n’est pas exclusive aux groupes sociaux qui soutiennent les processus de transformation démocratique. Ce phénomène a débordé et, d’une certaine manière, « contaminé » les adversaires les plus acharnés de la démocratisation de la société. Dans un premier temps, l’irruption de forces politiques de gauche a eu un effet mobilisateur contraire des classes moyennes et aisées, ainsi que des secteurs conservateurs des classes populaires. Mais, dans un second temps, la vigueur et la force du mouvement populaire ont contraint ces groupes à canaliser leur action, même lorsqu’elle est le produit de la frustration et de la haine, par des moyens démocratiques.
15L’Amérique latine et les Caraïbes comme espace international d’interaction de pays souverains est aussi aujourd’hui un espace beaucoup plus pluriel et démocratique. D’abord, par l’apparition d’espaces de coordination et d’articulation politiques propres, non médiatisés par la présence de puissances à vocation hégémonique, comme les États-Unis ou même le Canada. Ensuite, car l’agenda des organismes d’intégration est fondé sur des critères propres aux relations de coopération entre nations souveraines, et non d’ingérence ou interférence dans les affaires internes. Il n’existe, par exemple, pas de « question cubaine » : la question de l’organisation politique ou économique de Cuba – ou de n’importe quel pays – est totalement étrangère aux pays latino-américains. Il existe évidemment des groupements de pays ou des initiatives régionales fondés sur l’affinité idéologique, tels l’ALBA et l’Alliance du Pacifique. Mais ces organismes sont flexibles – un pays est de droite ou de gauche tant que son gouvernement l’est – et ces groupements idéologiques se construisent comme des expériences additionnelles aux plus institutionnelles, de sorte que l’on est membre de l’ALBA ou de l’Alliance du Pacifique, d’une part, et du Mercosur, de l’Unasur ou de la Celac, d’autre part.
Une région d’inégalités où l’idée de justice est centrale
16Dans un contexte global d’inégalités économiques et sociales, l’Amérique latine figure encore comme la région la plus inégalitaire de la planète, celle où le fossé qui sépare les plus riches des plus pauvres est le plus important. Cependant, l’aspiration à la justice a pris une place centrale dans l’imaginaire politique et dans l’agenda politico-institutionnel latino-américain.
17L’Amérique latine, comme d’autres régions du Sud, a considérablement réduit le pourcentage de sa population vivant sous le seuil de pauvreté. Cette tendance peut, du moins en partie, être attribuée à la croissance économique soutenue qu’a connue la région en ce début de XXIe siècle. D’un point de vue politique, c’est en Amérique latine que se trouvent peut-être les seuls cas de la planète où cette réduction de la pauvreté s’est accompagnée d’une réduction des inégalités, le cas le plus notoire étant celui du Venezuela, suivi de l’Uruguay et de Cuba. Au-delà d’une tendance économique favorable, il s’agit d’abord du résultat de politiques publiques qui font du combat contre les inégalités un objectif et du fait que la justice est devenue un élément structurant de l’aspiration à la démocratie et de l’imaginaire politique. Il est frappant de constater à quel point cette centralité de l’aspiration à la justice, entendue entre autres comme une aspiration à la plus parfaite égalité matérielle possible entre concitoyens, est une particularité latino-américaine. L’aspiration à l’égalité est devenue l’un des éléments centraux, sinon le plus important, de la mobilisation politique et un élément structurant des politiques publiques.
Peuple, mœurs et droits
18Pour terminer ce tableau des éléments les plus remarquables du processus démocratique latino-américain et caribéen, trois notions sont à mettre en évidence. D’abord, la souveraineté populaire : s’il est un endroit où l’on trouve des exemples concrets pour illustrer que la démocratie est un processus qui se construit en permanence, c’est l’Amérique latine. La région n’est pas la plus démocratique du monde mais celle où les processus démocratiques sont les plus vivants. Ensuite, en termes de richesses socialisées et de mécanismes de redistribution, le pays européen moyen est sans doute plus égalitaire que le pays latino-américain moyen, mais il s’agit là du résultat de conquêtes passées. En Amérique latine, elles sont le reflet de conquêtes présentes, qui ne sont possibles que parce que l’exercice de la souveraineté populaire acquiert une importance croissante.
19Bien évidemment, il y a des disparités considérables entre les pays latino-américains quant à la possibilité réelle d’exercice effectif de cette souveraineté populaire, mais l’idée qu’elle doit être au cœur de la démocratie est aujourd’hui majoritaire. Depuis les processus constituants jusqu’aux mécanismes de démocratie participative les plus avancés, en passant par la participation aux élections régulières, on ne saurait désormais tolérer que des décisions se prennent en tournant le dos au peuple et à sa volonté majoritaire. En outre, le fait que les processus démocratiques latino-américains aient donné à l’égalité matérielle une place centrale n’empêche pas que s’y soient incorporées la nécessaire reconnaissance des droits des minorités et une adaptation du droit à l’évolution des mœurs. Tenant compte du caractère assez conservateur et de la prégnance du fait religieux dans une assez large majorité des pays, il s’agit là d’une évolution majeure.
Prospérité matérielle et perte de centralité
20On pourrait décrire l’Amérique latine comme une région périphérique du système capitaliste global, composée de pays à revenus par tête allant de bas à moyen – le Chili atteindrait, en 2014, 22 000 dollars de revenu annuel par tête, ce qui le ferait entrer dans la catégorie de pays riche – et avec des disparités de taille considérables, puisque coexistent des économies parmi les plus petites de la planète, comme la Dominique, avec l’une des toutes premières, le Brésil. Dans cette grande diversité persiste un élément commun : la grande dépendance de la région de l’extraction de matières premières, ainsi que de l’exportation d’un nombre limité de denrées agricoles, où les organismes génétiquement modifiés ont une place croissante – le soja transgénique ayant littéralement conquis le cône Sud.
21Sans revenir sur le terme d’émergents – on voit mal comment y inclure les pays latino-américains si cette catégorie désigne aussi la Chine et les pays du Sud-Est asiatique –, l’un des grands dilemmes des sociétés latino-américaines est celui de leur insertion dans l’économie capitaliste mondiale, d’autant plus avec ces aspirations démocratiques croissantes. Il est normal qu’un nombre croissant de Latino-américains trouvent inacceptable de devoir s’insérer défavorablement dans un système économique injuste, alors même que l’idéal égalitaire est au cœur de la construction de la démocratie. Il s’agit là d’un problème quasi existentiel pour l’Amérique latine. Au Venezuela, la question-clé est de savoir comment faire perdurer un modèle de progrès social basé sur la distribution d’une rente et celle de la création de richesses sans reproduire les mécanismes d’exploitation capitalistes. Au Brésil, c’est la viabilité d’un modèle extrêmement dépendant des prix des matières premières et très sensible aux flux entrants d’investissements étrangers, qui cherchent une rentabilité grande et rapide. Au Chili, c’est la question de la compatibilité d’un modèle économique ultralibéral, qui rend la mobilité sociale quasi impossible, avec une aspiration croissante à la justice et à l’égalité.
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23Le bilan de cette décennie et demie de transformation démocratique est significatif, et sa portée va potentiellement au-delà des frontières de l’Amérique latine, dans la mesure où elle renferme des clés qui pourraient être bien utiles pour oxygéner les processus politiques des pays du Nord, particulièrement européens, dont l’épuisement rend chaque jour plus difficile la vie des plus pauvres et génère un désenchantement croissant du politique et des moyens d’action collective pour transformer pacifiquement la société. Cependant, l’Amérique latine a à peine digéré les avancées de ces quinze années qu’elle se trouve déjà confrontée à des défis nouveaux, tout spécialement celui de répondre aux aspirations d’un peuple qui a retrouvé sa dignité, mais qui est de moins en moins disposé à accepter que cette injustice qu’il chasse par la porte politique ne revienne par la fenêtre du capitalisme globalisé.