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Article de revue

Voir et écrire le monde

Pages 7 à 17

English version

1Géographe de formation, diplômé en géopolitique, Sylvain Tesson s’est fait connaître par une abondante littérature de voyage. En 1996, il publie son premier ouvrage, On a roulé sur la terre (avec Alexandre Poussin, Robert Laffont). Ses pérégrinations l’entraînent ensuite des sommets de l’Himalaya aux steppes de Sibérie, propices à d’autres récits. En 2010, il réalise le projet de vivre six mois dans une cabane au bord du lac Baïkal. Il en tire Dans les forêts de Sibérie (Gallimard, 2011), couronné par le prix Médicis essai. En 2013, il publie, avec le photographe Thomas Goisque, D’ombre et de poussière (Albin Michel), témoignage et réflexion sur le conflit afghan. Sylvain Tesson est, en outre, membre des écrivains de Marine, assimilé au grade de capitaine de frégate. Pour La Revue internationale et stratégique, il évoque son parcours et son œuvre, sa vision de la géographie et de la littérature.

2Robert Chaouad et Marc Verzeroli – Avant de parler de votre œuvre et de ce qui l’inspire, pourrions-nous revenir un instant sur votre parcours ?

3Sylvain Tesson – Lors de mes études en hypokhâgne et khâgne, j’ai rencontré un professeur, Jean-Pierre Allix, qui était docteur en géographie et qui a publié de très beaux livres, dont L’espace humain. Jean-Pierre Allix était un professeur tel qu’on en rencontre une fois dans une vie, un maître. Il m’a fait comprendre que la géographie était la plus littéraire de toutes les sciences de compréhension du monde. Il pratiquait une géographie humaine ouverte à toutes les autres disciplines, une géographie de « plein vent », comme il disait. Il convoquait un peu l’histoire, la géologie, la climatologie, l’anthropologie, l’ethnologie, et faisait, à partir de toutes ces disciplines, une sorte de « savante cuisine » qui lui permettait de porter son regard sur le monde.

4Fort de cette passion nouvelle pour la géographie, je me suis inscrit à l’Université Paris 10, à Nanterre. J’ai fait une maîtrise de géographie physique, car le rapport au sol m’intéresse beaucoup. Mon mémoire portait sur la prévention des risques d’incendie en milieu méditerranéen par l’introduction du lama. Puis, en 1996, je suis parti en géopolitique à Paris 8, avec Yves Lacoste, et j’ai effectué un travail sur la problématique de la guerre de l’eau entre Palestiniens et Israéliens. Je me suis arrêté au DEA, je n’ai pas de doctorat ni d’agrégation, je suis une sorte d’autodidacte.

5À partir de là, comment devient-on un écrivain-voyageur ?

6Sylvain Tesson – Je ne sais pas si l’on devient un écrivain-voyageur, dans la mesure où j’ai toujours beaucoup voyagé, écrit et tenu mon journal. Je crois d’ailleurs que le journal est l’une des plus belles disciplines. C’est un genre littéraire que j’apprécie énormément parce qu’il est à la croisée du récit, de la confession et du regard porté sur le monde. Il y a toujours une part de réel qui est injectée dans le journal, mais qui est en même temps passée au tamis de ses propres perceptions.

7Un jour, presque par hasard, j’ai fait un voyage autour du monde à bicyclette. Je suis parti avec un copain et nous écrivions tous les soirs dans nos journaux. En rentrant, nos écrits ont été publiés par Robert Laffont, qui nous a proposé de financer un second voyage. De fil en aiguille, je suis devenu écrivain-voyageur, mais je n’en avais pas la vocation. D’ailleurs, je ne crois pas à la notion de vocation. Je crois que beaucoup de gens se retournent sur leur parcours et établissent a posteriori une longue chaîne de causalités et de conséquences qui les auraient menés là où ils sont, alors que tout procède davantage des occasions et des hasards que l’on saisit ou non. J’aime mieux le mot de Jean Cocteau, « puisque ces mystères me dépassent, feignons d’en être l’organisateur », aux longues dissertations d’Henry de Monfreid, le voyageur de la mer Rouge, qui explique que tout petit déjà, il rêvait d’être un explorateur. À douze ans, il savait déjà qu’il serait Henry de Monfreid. Je ne crois pas à cela, la vie n’est pas une longue trajectoire habilement préparée depuis l’enfance.

8À l’image de Julien Gracq, il existe une tradition d’écrivains passés par la géographie. Que vous reste-t-il de vos études et comment utilisez-vous la géographie, qui occupe une place importante dans vos ouvrages ?

9Sylvain Tesson – D’abord une méthode, puisque je crois qu’au fond, les études ne sont pas tellement destinées à cumuler de la connaissance, mais davantage à acquérir une méthode de travail ou de pensée. La géographie offre une belle méthode puisque c’est une méthode expérimentale qui est d’abord fondée sur une longue observation des choses. On fait de la géographie d’abord avec ses jambes, puisqu’elles vous portent sur le terrain, ensuite avec ses yeux et, enfin, avec son cerveau. L’idéal étant de faire de la géographie avec ces trois organes en même temps. J’aime beaucoup cette formule d’Ella Maillart : « il faut aller voir ». Il me semble que c’est quasiment la devise qui pourrait être la maxime du géographe, qui est celui qui dessine la Terre. Lorsqu’Hérodote écrit L’Enquête, il interroge les marins et les voyageurs, ceux qui vont voir. J’aime assez opposer une géographie de cabinet, d’étude, à la géographie de « plein vent », du dehors, d’expérimentation et d’observation.

10Deuxièmement, la méthode géographique est merveilleuse car c’est une méthode de changement d’échelle permanent. Quand, avec un œil de géographe, on appréhende un paysage, une ville, un village, une montagne, un versant, un plateau, un volcan, un océan, un atelier ou un quartier, on plonge. De la vision synoptique, aérienne et divine, de la vision de l’oiseau aux strates, aux sédimentions du réel, on arrive quasiment à la fin de son voyage. On passe de l’infiniment grand au très petit et à chaque changement d’échelle, un faisceau de faits et d’apparences se révèle, et des correspondances se tissent entre ces différents étages. Lorsque je marche dans les steppes de Mongolie, mon œil passe souvent du ciel aux grains de sable des steppes, dans lesquels il y a des insectes. Entre la climatologie et l’entomologie, c’est-à-dire entre la contemplation du cosmos et l’observation de l’infiniment petit, il y a une multitude d’échelles qui correspondent à une multitude de sciences et de disciplines. Je crois que le géographe est celui qui fait la navette permanente entre ces différentes échelles.

11Un certain nombre de géographes accordent une très importante attention au sol, aux substrats climatiques, pédologiques, biologiques. C’est très important qu’ils soient là pour le rappeler. Nous vivons dans un monde où nous avons décidé de nous vendre aux nouvelles technologies et à l’idée que le virtuel est devenu la nouvelle réalité. Or, je crois, comme disait Paul Vidal de La Blache, notre maître à tous, que « nous sommes avant tout les disciples du sol » avant d’être les gérants de l’Histoire ou les régents de notre devenir. Selon que nous vivons sur du calcaire ou du granite, sous la pluie ou le soleil, dans un climat continental ou tempéré, sur un littoral ou une berge, nous ne sommes pas le même. Je trouve dommage que cette modernité de la fin du XXe et du début du XXIe siècles nous ait à ce point arraché à cette nécessité de toujours revenir aux explications de l’homme par son enracinement géographique.

12Par ailleurs, je crois que la géographie est une discipline éminemment littéraire parce que c’est une discipline de l’observation, qui permet de porter le regard sur toutes les facettes de la réalité, comme dans l’école cubiste. Lorsque le géographe, ou l’alpiniste, voit une montagne, il imagine l’ubac, l’adret. S’il se trouve devant l’adret, il imagine l’ubac, s’il se trouve en face Nord, il imagine l’adret. Il a une conception qui lui permet de projeter son œil vers le haut, comme le font les géomètres quand ils s’arrachent l’œil mentalement et voient toutes les choses en trois dimensions, avec le regard de l’oiseau. C’est un instrument formidable pour l’écrivain puisque c’est une moisson extraordinaire d’informations, qui permet ensuite d’écrire. Je ne suis absolument pas un écrivain de l’imagination, je ne sais pas écrire si mon récit ne s’appuie pas sur une expérience vécue. J’ai beaucoup d’admiration pour les écrivains de l’imagination, le dieu d’entre eux étant Marcel Proust, pour l’écrivain qui fait son œuvre, qui convoque son univers, qui invente sa géographie, son monde, mais en restant dans son lit et dans sa chambre en liège. Moi, j’ai besoin d’aller voir avant d’écrire, et je crois que la géographie peut être un très bon instrument de littérature.

13En lisant Dans les forêts de Sibérie, on sent une fascination pour la Russie, pour ce territoire, ces populations. D’où vous vient-elle ?

14Sylvain Tesson – C’est d’abord une fascination géographique, qui vient de l’immensité. La Russie est quand même un pays qui s’étale sur neuf fuseaux horaires. Il est fascinant physiquement. Lorsque vous survolez la taïga en avion, de Moscou à Iakoutsk, c’est tout à fait vertigineux d’avancer pendant des heures à 10 000 mètres d’altitude en regardant le tapis de cette taïga et de se dire que tout cela appartient au même centre de commandement. Cette immensité est à la fois la force incroyable de la Russie, par sa profondeur, son espace, ses ressources extraordinaires, mais aussi sa faiblesse. Ce n’est pas tout d’être riche, encore faut-il pouvoir dépenser son argent, extraire ses ressources, les apporter, en faire quelque chose ; or, c’est le grand malheur de la Russie. C’est la servitude et la grandeur de la Russie, elle est à la fois condamnée, empêtrée dans son immensité, tout en ayant là une extraordinaire puissance. Georges Sokoloff avait inventé ce mot superbe, la « puissance pauvre ».

15Ensuite, je crois que cette immensité a probablement contribué à forger ce fatalisme que l’on peut trouver chez les Russes, et notamment chez les Sibériens. Il y a, là aussi, quelque chose qui me fascine : la force vitale que je rencontre chez les gens. Là où un Français est très vite désespéré et abandonne, le Russe va au contact, au combat, en se fichant pas mal du résultat. Quand il y a adversité du sort, j’ai remarqué que les Russes prenaient les choses avec un peu plus de fatalité et, du coup, avec une force que nous n’avons plus. C’est une forme d’insolence que d’opposer une indifférence aux contingences, et je la retrouve chez les Sibériens. Les Russes ont un mot un peu argotique, le « pofigisme », qui serait une sorte de philosophie populaire et individuelle qui consisterait à opposer à l’adversité une sorte d’abandon et d’acceptation.

16Ce n’est pas étranger à la pensée européenne, les stoïciens nous ont appris, avec Marc Aurèle et Sénèque, à accepter les choses telles qu’elles venaient et apparaissaient. Mais les Russes ont poussé cela un peu plus loin, dans une sorte de fatalité absolue. Quand on lit Guerre et Paix de Léon Tolstoï, on a cette figure du soldat russe, absolument écrasé de souffrance mais qui ne se révolte pas, qui accepte le fardeau. Certes, la révolution de 1917 n’est pas vraiment de l’acceptation. Mais comme pour tous les êtres qui parfois s’abandonnent au sort, un jour, ils s’ébrouent et il y a un mouvement. Alors que ceux qui sont dans le refus permanent, les Français peut-être, dans un côté urticant et épidermique de leur rapport à la vie, avec une sur-réactivité permanente qui confine parfois à l’hystérie, sont des gens qui s’abandonnent moins au sort, qui s’abandonnent moins à vivre, mais qui perdent beaucoup d’énergie à toujours essayer de contredire la chaîne des causalités. Il y a finalement tous ces éléments de la nature humaine qui me plaisent en Russie.

17Et puis, cette position géographique tellement improbable, entre l’Asie et l’Europe, est tout de même fascinante. Il y a une très belle phrase dans La Russie en 1839 d’Astolphe de Custine, où il écrit que la Russie a été chargée par le destin de traduire l’Asie à l’Europe et de traduire l’Europe à l’Asie. Sur le plan politique, ce qui s’est passé récemment dans l’affaire syrienne est tout de même remarquable. Cette espèce de troisième voie, de non-alignement, qui a permis la résolution d’un sac de nœuds, avec une Russie véritablement décidée à endosser un discours anti-universaliste. Je trouve cela extrêmement intéressant car ils sont Européens de par leur culture historique, et pourtant non universalistes. Vladimir Poutine a dit qu’il fallait reconnaître qu’il y a des peuples dont le développement ne doit pas passer forcément par la démocratie et par notre conception politique. C’est une phrase fracassante, dont la portée n’a pas été mesurée, dans la mesure où un Européen de culture européenne, un Occidental, prononce cette phrase qui n’est pas universaliste. Je déplore que mon pays et mes concitoyens considèrent la Russie comme un ramassis d’ivrognes, de mafieux et de prostituées, ainsi que le procès fait par beaucoup de journalistes qui, semble-t-il, critiquent V. Poutine avec le courage qu’ils n’ont pas toujours eu pour Leonid Brejnev.

18Quel regard portez-vous sur la répression des mouvements sociaux et politiques en Russie, ainsi que sur les atteintes aux libertés fondamentales ?

19Sylvain Tesson – Il y a une minorité d’étudiants extrêmement éduqués, assez prospères, qui construisent une pensée et un discours critiques. Je pense à Ilya Yashin, qui anime le blog et le groupe de pression Iabloko. Mais c’est un peu comme si l’on avait observé les agitations du Quartier latin en mai 1968, c’est-à-dire une bourgeoisie des beaux quartiers, et que l’on avait conclu que la France entière se révoltait. Il n’y a pas que les étudiants moscovites en Russie. Plus vous êtes dans la ruralité russe, c’est-à-dire, au fond, dans la vérité russe, plus vous êtes dans la profondeur, ce que les Russes appellent la « gloubinka », et plus vous entendez un discours favorable, sinon indifférent, en tout cas qui n’est pas hostile à V. Poutine.

20Je remarque également que dans un monde où les foyers de chaos s’allument quasiment semaine après semaine, la Russie maintient la paix et une stabilité sur un territoire immense. C’est un fait géopolitique qu’il faut saluer. Vous allez me dire « oui, mais à quel prix ? » Il faut d’abord remarquer, depuis L. Brejnev, l’émergence d’une classe moyenne. Ensuite, la parole est plus libérée comparée aux années 1991. Perm-37 est le nom d’un goulag pour déportés politiques qui fonctionnait encore en 1986, au milieu de la perestroïka. Il me semble donc que V. Poutine n’a pas opéré un retour en arrière au niveau des libertés individuelles. Dire cela suffit à me qualifier d’« ardent défenseur des forces de l’oppression du Kremlin ». Il est évident que le pays est absolument gangréné par la corruption, que les dirigeants sont des voleurs, qu’il se passe des choses abominables et qu’il vaut mieux ne rien dire plutôt que d’essayer d’émettre une critique. Mais il y a tout de même une prospérité qui fait que les Russes sont beaucoup plus optimistes pour leur avenir immédiat et celui des générations futures, et que tout n’est pas noir.

21C’est un discours que l’on entend effectivement assez peu en France.

22Sylvain Tesson – Mais je n’ai aucune légitimité, c’est simplement le sentiment d’un voyageur qui passe beaucoup de temps dans le pays, ainsi qu’une conscience permanente de l’immense importance que constitue la vie en paix. La paix est un état anormal dans les sociétés, mais on a désormais l’impression qu’il s’agit de l’état ordinaire. Et je remarque qu’il y a ce foyer extraordinaire qui, de Brest à Vladivostok, est en paix. C’est un fait qui devrait être posé comme préalable à tout postulat géopolitique d’étude sur la Russie et ses troubles actuels.

23On pourrait vous rétorquer qu’il y a la Tchétchénie.

24Sylvain Tesson – C’est vrai. Le géographe répondrait qu’il faut considérer la proportion de cette superficie et qu’il y a, en effet, un coin de profonde instabilité, de profonde tragédie, mais qui n’est pas nouveau, les livres de Lesley Blanch sur le Caucase ou de Nicolas Gogol sur la guerre du Caucase en témoignent. Alexandre Soljenitsyne raconte que quand il était petit, on lui disait « mange ta soupe sinon le Tchétchène va arriver ». V. Poutine a déclenché la guerre en 2001, mais le foyer d’instabilité n’est pas de son fait. Mais je ne suis pas son défenseur, j’ai les pires problèmes en Russie, il m’arrive de pâtir de cette horreur d’administration russe et j’ai été interdit de séjour pendant deux ans à la suite de reportages sur le pays. Je n’ai donc aucune leçon à recevoir de certains journalistes qui m’accusent de faire du « pro-poutinisme ».

25Pour revenir à la question de la paix, qu’est-ce qui vous a poussé à faire un livre sur les soldats français en Afghanistan ?

26Sylvain Tesson – Je connaissais l’Afghanistan pour y être allé à plusieurs reprises depuis 1997, y compris du côté des talibans en 2001. Je ne sais pas si c’est une chance, sûrement pas un honneur, mais j’avais eu l’occasion de rencontrer Wakil Ahmed Muttawakil, le responsable des Affaires étrangères des talibans, qui en incarnait la branche modérée, si l’on peut utiliser cet oxymore. J’avais alors participé à une mission d’ordre journalistico-archéologique. Puis j’y suis retourné en 2002, 2003, 2004. J’ai contracté, comme d’ailleurs à peu près 90 % des gens qui y mettent le pied, une sorte de fascination pour ce pays à cause de tout ce que l’on sait : sa beauté, sa violence, sa folie, sa cruauté, ce sentiment que l’on plonge dans un Moyen Âge de grandeur et de violence, etc. L’Afghanistan est une terre éminemment littéraire : Joseph Kessel, Sayd Bahodine Majrouh, Rudyard Kipling, Michael Barry, Marco Polo, etc.

27Je me suis naturellement intéressé au conflit qui dure depuis trente ans. L’un des moyens d’y retourner et d’essayer non pas de comprendre mais de s’intéresser à cette guerre, a été de suivre l’armée française. Je suis alpiniste et grâce à mes contacts, je suis allé en 2009 en Kapisa avec les chasseurs alpins du 27e bataillon. J’ai fait un premier livre avec Thomas Goisque et Bertrand de Miollis, Haute tension (Gallimard, 2009). Je viens d’en écrire un deuxième, D’ombre et de poussière, qui témoigne, sans aucun recul, sans aucune distance. Je ne fais ni une apologie ni une critique de l’intervention de l’otan. On peut trouver un tas de raisons pour dire que c’était une erreur ou que c’était nécessaire, mais il y en a une qui me semble importante : l’alliance que nous avons contractée avec les États-Unis. Je crois qu’à partir du moment où l’on décide que l’on est alliés, de par la simple logique et même la simple valeur sémantique des mots, le mot « alliance » a une valeur, une intensité, une vérité, une force. On doit donc suivre son allié et l’accompagner lorsqu’il fait une guerre pour assurer une stabilité, que l’intervention soit utile ou pas. L’intervention ne m’a d’ailleurs jamais choqué, et mon livre pose la question de ce que peut éprouver un soldat français projeté à 10 000 kilomètres de son pays, dans un théâtre d’intervention qui échappe complètement à la tradition militaire française. Au Mali, il y a l’idée d’un retour sur un terrain connu, du moins qui n’a pas été oublié. L’Afghanistan était une chasse russo-anglaise, et d’ailleurs les services de renseignement français étaient très démunis en 2001. Parmi tous les arguments qui pourraient trouver quelque utilité dans l’intervention de la France, il y a qu’à la faveur de ce conflit a été constitué un renseignement central-asiatique et afghan.

28Quel autre regard portez-vous sur la question des interventions : Afghanistan, Irak, Libye, Mali, Syrie ? Fonctionnez-vous de manière très pragmatique ou avez-vous des idées très arrêtées ?

29Sylvain Tesson – Je n’ai malheureusement pas la puissance cérébrale ni le bagage universitaire pour émettre un concept ou avoir une opinion très affirmée sur l’ingérence, l’indifférence ou la neutralité. J’ai, parfois, un sentiment qui conduit mes opinions, mes convictions. J’avais l’impression, comme la plupart des Français, que l’histoire de la Syrie était mal engagée ; j’ai trouvé qu’en Afghanistan, il y avait quelque chose qui corres pondait à une nécessité de ne pas lâcher un allié. Je ne suis pas un philosophe, mais je suis très intéressé par ces questions de s’impatroniser ou non dans les affaires du monde. Une chose, plus qu’une opinion, une conviction, me conduit : je ne suis pas universaliste. Je crois profondément à la nécessité que des peuples vivent des expériences différentes, parce que j’aime l’altérité. En France, la figure de l’autre et de la tolérance n’a jamais été autant convoquée. Et en même temps, on veut que l’autre soit le même, on ne s’intéresse pas à lui, on n’accepte pas qu’il ait précisément une culture, une profondeur, une histoire qui fait qu’il est très différent et qu’il peut donc avoir des comportements radicalement opposés aux nôtres. Or, il est vrai que la pensée qui amène à l’ingérence et à l’intervention est une pensée universaliste qui essaie d’établir un modèle, ayant pour objectif la mise en place d’une démocratie planétaire. Je suis assez étranger à cela et je crois que tout voyageur l’est, car le voyageur essaie d’aller voir, reconnaître, saluer, célébrer, de témoigner, de s’inspirer de l’altérité, de l’autre, de la différence. Je dirais prudemment – encore une fois, je n’y ai jamais réfléchi assez profondément – que je ne suis pas pour l’ingérence systématique, mais certaines ne me choquent pas.

30Dans l’analyse géopolitique, notamment en Afghanistan, la complexité des choses me fascine. Et il me semble que, parfois, dans le discours géopolitique général, qui constitue l’architecture conversationnelle de l’ingérence, il y a une tentative de réduction. La géopolitique me paraît parfois être une entreprise de réduction de la réalité. La littérature crée du complexe, c’est pour cela que je la préfère à l’analyse géopolitique. Le reporter de guerre Adrien Jaulmes m’a dit un jour que les géopoliticiens l’amusaient parce qu’ils sont extrêmement compétents, très intelligents et intègrent dans leur vision un ensemble de faits et de facteurs, sans rien oublier, sauf une chose : l’homme est fou, néfaste, nocif, il a un cortex, il est irrationnel, schizophrénique, c’est une bête dangereuse. La folie des hommes n’est pas modélisable et je crois qu’au fond, les écrivains, les littérateurs et les poètes ont leur importance parce qu’ils intègrent cette donnée de la folie à leur regard sur le monde. Les géopoliticiens sont trop intelligents et finissent par oublier qu’il y a la folie en l’homme, dominant toutes les autres catégories.

31Sur cette question de l’altérité et pour revenir à la Russie, n’y a-t-il pas un paradoxe entre, d’une part, cette immensité du territoire et cette liberté que vous décrivez dans Dans les forêts de Sibérie, et, d’autre part, un centralisme assez fort et des régimes politiques qui se succèdent et restent autoritaires ?

32Sylvain Tesson – Vous avez raison. Mais ce sentiment de liberté vous étreint d’abord lorsque vous êtes dans la Russie rurale, la Russie des steppes, des marais, des taïgas, c’est-à-dire précisément loin du centre, loin de Moscou. Ensuite, c’est une liberté d’action. En une phrase : en Europe de l’Ouest, on a le droit de tout dire et de ne rien faire ; en Russie, on a le droit de ne rien dire et de tout faire. Je pense que les Russes ont une quarantaine, voire une cinquantaine d’années de retard en matière de régulation, de normes, de rationalisation de la société, de soumission absolue de la société aux règles, à la technocratie des règlements. Peu à peu, cette latitude, cette souplesse d’action va se resserrer, mais il y a encore cette possibilité de régler les choses « par des voies obliques », comme disait Casanova. L’étau, le corset de la norme n’est pas encore aussi envahissant qu’ici. C’est à ce sentiment de liberté que je faisais référence.

33Dans les derniers chapitres de De la démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville écrit que la démocratie va arriver à ce fait que nous allons être dans une extraordinaire liberté d’opinion, si bien que la parole, à force d’être libérée, finira par n’avoir plus aucun sens, plus aucune portée. Aujourd’hui, un humoriste peut se moquer de toutes les façons du président de la République, nous sommes arrivés à un degré magnifique de liberté d’opinion, mais il est aussi évident que la parole du trublion sarcastique a moins d’importance que celle d’A. Soljenitsyne écrivant L’Archipel du Goulag dans son cachot. A. de Tocqueville ajoute qu’à cause de l’accroissement des villes, il y aura une nécessité de réguler le « parc humain », selon le mot du philosophe allemand Peter Sloterdijk. Cette avalanche de régulation, de petits règlements dans les faits et gestes de la vie quotidienne est ce qu’A. de Tocqueville appelle la « privation de la liberté dans les petits détails ». La Russie n’est pas encore contaminée par celle-ci, tout à l’inverse de la France. Car, au fond, nous ne vivons pas que de nos pensées, de nos paroles et de nos opinions, mais de minuscules petits actes, dans lesquels nous sommes entravés.

34En Russie, il y a une impunité de l’immensité. À 8 000 kilomètres de Moscou, vous avez vraiment l’impression d’être encore dans une satrapie où c’est davantage la loi de la nature ou des barons locaux, des seigneurs, ou votre loi personnelle, qui mène la danse. Mais vous avez raison de souligner le paradoxe. On est dans un endroit très centralisé, où la liberté de parole est extrêmement bridée, alors cela peut paraître bizarre de faire l’apologie d’une liberté, mais c’est à cette liberté d’action que je faisais référence. Il est, en outre, très intéressant de voir comment la loi est appliquée en Russie. De Moscou, elle arrive à la manière de ces ondes à la surface d’une eau calme lorsque l’on jette un caillou : elles s’écartent du centre et viennent peu à peu clapoter sur les rivages. Les rivages sont les confins de la Russie, le centre est Moscou et la pierre est le décret. L’onde peut mettre quelques jours, quelques heures, quelques années et, parfois, ne jamais arriver. Pour preuve, le sentiment qu’ont les habitants de Vladivostok d’être oubliés, un peu abandonnés, lâchés, trahis par leur centre. Ils ont parfois l’impression de former une petite république des confins, avec un statut presque autonome. Cette impunité de l’immensité s’enracine dans le sentiment de l’éloignement du centre, qui n’a rien de central géographiquement.

35Vous êtes très critique à l’égard du processus de mondialisation, notamment concernant ses impacts sur l’environnement. On lit chez vous une crainte de voir ces mondes que vous décrivez disparaître.

36Sylvain Tesson – Sur les périls écologiques, je ne pourrais dire que des banalités, sinon que, dans la peinture apocalyptique que nous promettent certains écologistes qui jouent les Cassandre, on intègre bizarrement très peu le péril démographique. Seuls des gens comme Claude Lévi-Strauss, à la fin de sa vie, ont mis en garde contre cette bombe à retardement qui s’appelle l’emballement démographique. Les penseurs se méfient beaucoup du sujet de la démographie car ils ont peur d’être accusés de malthusianisme. Parmi l’arsenal de propositions que font les penseurs écologistes, la décroissance économique, qui me semble être une très belle idée poétique à appliquer à soi-même, n’est évidemment pas un modèle de société. Le jour où un président de la République met en œuvre les théories de Serge Latouche, c’est l’émeute, le chaos. En revanche, c’est un très beau moyen de gouverner sa propre existence.

37Pour ce qui est des périls qui occupent particulièrement les esprits, cela m’a beaucoup amusé de relire Guerre et Paix qui, me semble-il, pourrait éclairer le prétendu péril islamiste. Il y a un personnage, Tikhon, qui harcèle les troupes françaises au moment de la grande retraite de 1812. C’est un partisan, un cosaque, mais qui est en fait un bandit. Il ne pense qu’à voler quelques louis d’or dans les poches des soldats. Seulement, comme il sait qu’il est en train de s’inscrire dans un grand mouvement historique, la retraite de Russie, il se sert de tout l’arsenal culturel, de la défense de la patrie, de Dieu, de la Sainte Russie et du tsar pour légitimer ses actions de voyouterie. Il me semble que l’on attribue parfois un peu vite des visées d’expansion du péril islamiste à des gens qui sont simplement des coupeurs de route et des voyous qui essaient de s’enrichir et qui se servent du prophète et du Coran pour légitimer et donner un peu plus d’esthétisme à des choses qui, au fond, s’apparentent à des actes de petit banditisme.

38On célèbre les cinquante ans de L’Usage du monde de Nicolas Bouvier. Cet ouvrage vous a-t-il influencé ?

39Sylvain Tesson – Bien sûr, comme Le Poisson-scorpion. D’abord, cela m’a ébloui parce que N. Bouvier a une tendresse, une modestie extraordinaires, l’élégance d’un dandy, une forme de légèreté, de retrait de soi-même, d’indifférence aux choses, une capacité formidable de se servir de l’anecdotique pour en tirer un dégagement général. C’est un instrument de littérature. Il me semble qu’Ernst Jünger, cet entomologiste qui était philosophe, faisait cela très bien. Quand on est philosophe, on manie des concepts, quand on est entomologiste, on regarde des insectes. E. Jünger me semblait faire la navette permanente entre ces deux niveaux d’échelle tout à fait antipodiques, N. Bouvier également. Lorsqu’il regarde une mouche, il finit par parler de la vie, lorsqu’il parle de la poussière que soulèvent les routes de chevaux dans le désert du Dasht-e Lut, il finit par parler du cosmos. Il a ce permanent souci de faire la navette, au sens du métier à tisser, entre les différentes échelles de la vie. Mais je pense que s’il revenait aujourd’hui et qu’il refaisait ses voyages, peut-être appellerait-il son livre « L’Usure du monde ».

40le 26 septembre 2013.

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