Couverture de RIS_091

Article de revue

Du Viêtnam au Mali, comment finit-on les guerres ?

Pages 117 à 127

English version

Viêtnam : les Accords de paix de Paris du 27 janvier 1973

1Le 23 mai 2013, dans un discours à la National Defense University de Washington sur le futur de la lutte contre le terrorisme, Barack Obama insistait sur la nécessité pour « toute guerre [de] prendre fin. » Depuis une dizaine d’années, les États-Unis sont engagés dans des guerres « sales » et « interminables » dont il importe de sortir et qui ne sont pas sans rappeler l’année 1973 et la guerre au Viêtnam. En 2012, la défiance de l’opinion publique, bien qu’éminemment moindre, avait poussé B. Obama à une promesse préélectorale sur les abus de la guerre contre le terrorisme. En son temps, Richard Nixon avait fondé sa réélection sur la fin de la guerre au Viêtnam, quand le début de son premier mandat avait été celui du retrait progressif et de la « vietnamisation ».

2Alors que débute 1973, les États-Unis sont engagés dans la plus longue guerre de leur histoire. En Indochine, ils ont d’abord appuyé Hô Chi Minh au nom de l’anticolonialisme, avant de soutenir l’effort français, sans toutefois intervenir directement. Tandis que les accords de Genève du 20 juillet 1954 mettent fin au conflit et consacrent l’indépendance du Viêtnam, ils le divisent en deux, tout en prévoyant sa réunification. Ces accords ne sont pas signés par les États-Unis et leur allié nationaliste du Sud-Viêtnam, qui refuse les élections générales et fait face à une résistance croissante du Front national de libération (FNL) appuyé par le Nord communiste. Pour contrer l’expansion du communisme, les États-Unis procèdent à l’envoi de conseillers militaires, d’armes et d’argent, et finissent par s’engager militairement en 1965. Illusionnés par leur puissance, ils participent aux combats au Sud et bombardent le Nord.

3Rapidement enlisés dans un conflit qu’ils ne maîtrisent pas, les États-Unis cherchent une porte de sortie. Des pourparlers s’ouvrent alors à Paris en 1968. Pressée par l’opinion publique, engagée dans une diplomatie triangulaire avec Moscou et Pékin, Washington veut finir « sa » guerre par une paix honorable. Des accords d’armistice, négociés par le conseiller à la sécurité nationale Henry Kissinger et le Nord-Vietnamien Le Duc Tho, sont signés le 27 janvier 1973 entre les États-Unis, le Nord-Viêtnam, le Sud-Viêtnam et le gouvernement révolutionnaire provisoire qu’a formé le FNL au Sud. Les accords prévoient un cessez-le-feu au Sud et l’interdiction d’y envoyer des troupes. Les Sud-Vietnamiens, dont l’ensemble des forces politiques sont désormais reconnues, décideront de leur avenir, notamment via des élections démocratiques sous supervision internationale. La réunification, à terme, devra être pacifique et progressive. Surtout, sont prévus le retrait des forces américaines sous soixante jours et le retour des prisonniers, ce qui permet de minorer l’importance du conflit pour le public américain.

4Le Nord-Viêtnam suspend – provisoirement – son projet de conquête du Sud, mais continue de disposer des appuis soviétique et chinois. Pour le Sud, les accords ressemblent à une reddition. Washington lui assure son soutien, la puissance américaine étant disponible pour des représailles en cas de violation des accords par le Nord-Viêtnam. Face au scepticisme, R. Nixon semble – ou feint de – penser les accords comme une opportunité, et non une garantie, de survie pour le gouvernement dirigé par Nguyen Van Thieu. En réalité, la crédibilité et le prestige américains passent davantage par un « délai raisonnable », soit un temps certain entre le retrait militaire et l’évolution politique du Sud. Malgré le traumatisme et ce qui s’apparente à une débâcle politique, les États-Unis se retirent sans avoir été défaits militairement. La sortie est totale, comme si toute implication devait être évitée. Ils terminent « leur » guerre, laissant les protagonistes finir la leur.

5Dans les faits, le cessez-le-feu ne concerne que les Américains, les autres belligérants poursuivent le conflit. Le Nord accroît ses troupes au Sud en toute impunité. Le Congrès américain vote la fin du financement des actions de combats, effective le 15 août 1973, et s’attache à réduire l’aide militaire. Le Sud-Viêtnam résiste jusqu’en 1975, et l’invasion par le Nord. Le président N. V. Thieu démissionne le 21 avril, pointant l’abandon américain. Saigon tombe le 30. Le pays est unifié le 2 juillet 1976. La symbolique est puissante pour Washington, humiliée par la déroute de son allié. Dans un discours à l’Université Tulane le 23 avril 1975, le président Gerald Ford évoquait « une guerre qui est finie en ce qui concerne l’Amérique », comme une manière de souligner qu’en 1973, au moment des accords, elle ne l’était assurément pas, donnant à penser que la guerre, une fois enclenchée, a sa « dynamique propre », s’impose aux acteurs politiques et « décide de la fin de l’engagement. »

6Marc Verzeroli

7Robert Chaouad et Marc Verzeroli – Que signifie aujourd’hui « finir une guerre », « sortir de la guerre » ? Ces deux expressions ont-elles le même sens ? Existe-t-il un modèle de sortie de guerre ?

8Général Vincent Desportes – On peut, d’une part, sortir matériellement d’une guerre parce qu’on décide de retirer ses « pions », de ne plus participer. C’est le cas des Autrichiens qui viennent de mettre fin à leur mission d’interposition en Syrie : ils « terminent » leur guerre, ce qui ne signifie pas que la guerre est terminée. Se retirer d’une guerre est relativement simple si l’on n’est pas l’acteur principal : c’est parce que ce sont les Américains qui sont responsables de la guerre en Afghanistan que la France a pu brusquement et unilatéralement décider de ne pas respecter le calendrier de retrait auquel elle s’était engagée. Au Mali, le cas est radicalement différent : la France, qui a engagé cette guerre, est responsable de son aboutissement politique. Le calendrier de retrait n’est d’ailleurs pas respecté : le principe de réalité s’applique, nous sommes contraints de rester plus longtemps, parce que la guerre a une « vie propre », selon l’expression de Carl von Clausewitz. Si le déclenchement d’une guerre est une décision politique, le politique n’a pas d’autre choix que de s’adapter à ses évolutions … et c’est la guerre plus que nous-même qui décide de la fin de l’engagement. Il y a une dynamique propre des événements. On peut cependant « sortir d’une guerre », mais tout dépend de sa position : ou bien on a une vraie responsabilité politique et morale dans le conflit, et l’on a de grandes difficultés à se retirer tant que l’intervention n’est pas légitimée par des résultats politiques, ou bien on est un participant mineur et non responsable de ces résultats, et l’on dispose de davantage de liberté.

9En outre, « terminer » une guerre renvoie à la notion de victoire, qui n’a plus grand sens aujourd’hui : la vie du monde n’est plus une alternance de paix et de guerre. Toute victoire est illusoire, temporaire, amère et toujours décevante. D’ailleurs, les victoires opérationnelles les plus radicales peuvent engendrer les pires désastres : souvenons-nous de la Première Guerre mondiale et de l’engagement américain en Irak. Le Tchad est également un exemple intéressant : nous intervenons en 1969 et nous y sommes toujours, alors que nous avons eu cent fois la volonté de partir. On a d’ailleurs « fini » certaines opérations : Limousin (1969-1972), Tacaud (1979-1980), Manta (1983-1984). La dernière, l’opération Épervier, dure depuis 1986. Il y a bien une volonté politique de terminer la guerre, mais la réalité du terrain fait que nous avons le plus grand mal à le faire.

10Méfions-nous du « mirage » de la victoire qui pousse à toujours miser davantage, et à vouloir toujours améliorer ses positions, même pendant les négociations. Il faut savoir sauver la mise avant qu’il ne soit trop tard et, comme le disait Basil H. Liddell Hart, mieux vaut la paix par consentement mutuel que la paix par épuisement commun.

11C’est une illusion de croire que le politique peut dominer la guerre : une fois déclenchée, celle-ci « vit sa vie » et nous contraint. Le politique a déclenché la guerre en Libye en mars 2011, elle s’est poursuivie au Mali et repart en Libye, où se pose aujourd’hui la question d’une éventuelle nouvelle intervention. L’illusion de pouvoir gagner la guerre naît de notre surpuissance et de notre surcapacité technologique. Mais il est erroné de croire que l’on peut maîtriser la guerre. C’est exactement ce que disait Winston Churchill : « Ne pensez jamais, jamais, jamais qu’une guerre peut être facile et sans surprise ; […] l’homme d’État qui cède au démon de la guerre doit savoir que, dès que le signal est donné, il n’est plus le maître de la politique mais l’esclave d’événements imprévisibles et incontrôlables ».

12La guerre est un outil légitime d’imposition de la volonté politique, qu’il faut savoir et pouvoir utiliser, mais c’est aussi un outil dangereux, dont la maîtrise vous échappe très vite.

13Faut-il que des buts de guerre très clairs soient identifiés dès le départ et que la sortie de guerre soit pensée au moment du déclenchement ?

14Général Vincent Desportes – C’est absolument fondamental, et c’est justement parce que les buts sont mal définis, encore plus parce qu’on les modifie au fil du temps, que l’on n’arrive pas à sortir d’une guerre. La sagesse politique voudrait que l’on définisse des buts et que l’on s’y tienne ; l’Histoire montre que ce n’est jamais le cas.

15Nous sommes officiellement intervenus en Libye pour arrêter les colonnes du colonel Mouammar Kadhafi devant Benghazi. On aurait pu s’arrêter là, ce qui aurait été raisonnable. On a bien défini des buts de guerre, mais on a ensuite laissé celle-ci nous imposer ses buts, jusqu’à la destruction de l’État libyen. La guerre, depuis, poursuit sa vie à travers le Sahel, parce que l’on n’a pas su s’en tenir aux buts initiaux. Idem pour l’Afghanistan : les Américains interviennent le 7 octobre 2001 pour détruire Al-Qaïda et faire tomber le pouvoir taliban qui protégeait ce mouvement terroriste. Le résultat est atteint le 14 novembre, quand Kaboul tombe ; les États-Unis auraient pu en rester là, mais l’hubris les pousse ; il leur paraît soudainement simple de faire surgir de l’Hindou Kouch une démocratie jeffersonienne. La dérive commence : on abandonne son « but de guerre », avec sa stratégie claire, et on le troque pour des buts qui vont eux-mêmes évoluer dans le temps, les stratégies se succédant désormais dans une grande incohérence d’ensemble. La guerre de Corée nous fournit aussi un autre exemple frappant : alors que le président Harry Truman donne au général MacArthur la seule mission de repousser les Nord-Coréens sur le 38e parallèle, ce but atteint, le second le persuade que les États-Unis sont en mesure de libérer le Nord. La dérive est immédiate : les buts de guerre initiaux sont atteints en trois mois, mais la guerre dure trois ans et n’est pas achevée aujourd’hui.

16Se tenir aux buts initiaux s’avère historiquement difficile. En raison de la « volonté autonome de la guerre » (autre expression très parlante de C. von Clausewitz), dans le « chaudron de la guerre », les « fins dans la guerre », initialement maîtrisées, finissent le plus souvent par échapper aux « fins de la guerre » et acquérir une autonomie qui peut ruiner ces dernières. C’est-à-dire que le politique redéfinit les objectifs selon l’évolution des opérations et les techniques militaires, auxquelles il a du mal à ne pas se subordonner. Ainsi, en Libye, était-il clair dans l’esprit des dirigeants français, britanniques et américains, le 25 mars 2011, qu’il fallait éliminer Kadhafi ? Il s’agissait, au départ, d’empêcher d’éventuels massacres de civils. Le premier objectif atteint, on va poursuivre et chercher à détruire la « source de la puissance », selon la logique militaire dite du « centre de gravité », en frappant les colonnes, puis les casernes, avant de s’apercevoir que Kadhafi est la vraie « source de la puissance », et qu’il faut donc l’éliminer. Une autre difficulté semble tenir au fait que la planification des bombardements aériens est une sorte d’ogre affamé, qu’il faut toujours alimenter de nouvelles cibles. Le processus technique contraindrait la volonté politique, et conduirait à cette démarche jusqu’au-boutiste. Le Kosovo, l’Irak, la Libye confirment cette thèse.

17Faut-il alors dédoubler la question militaire de la question et du moment politiques, c’est-à-dire distinguer le moment où militairement les objectifs sont atteints et ce qui se produit juste après ?

18Général Vincent Desportes – Pour reprendre l’exemple du Mali, on n’est pas réellement sûr des raisons profondes de l’intervention. On intervient officiellement pour arrêter les colonnes djihadistes à Konna, puis, au fur et à mesure des succès, l’objectif devient la destruction du sanctuaire d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). Ainsi, la logique militaire nous entraîne jusqu’à la boucle du Niger, puis au-delà, suivant la logique du « centre de gravité » : on va chercher à détruire « la source de la puissance », dans l’Adrar des Ifoghas. Est-ce que le but final ne s’est pas trouvé imposé par la logique militaire ? La logique politique n’aurait-elle pas été reconstruite ex-post ?

19En 2003, en Irak, d’un point de vue militaire, les États-Unis atteignent très rapidement leurs buts de guerre, notamment la chute du régime. Ensuite, la décision de dissoudre les appareils de sécurité est prise. Du point de vue de l’histoire militaire, pensez-vous que cela a été une erreur ?

20Général Vincent Desportes – En Irak, le but militaire de la bataille était de faire disparaître Saddam Hussein. Le but de la guerre, en revanche, était politique : établir une démocratie favorable aux intérêts américains. Il n’a donc jamais été atteint. Il est très important de bien différencier bataille et guerre : autant notre surpuissance ne laisse guère de doute sur notre capacité à gagner les batailles, autant je crois qu’on a toujours les plus grandes difficultés à gagner les guerres. En Libye, nous avons gagné la première bataille, mais nous avons perdu la guerre, puisque nous y avons installé un chaos exportateur de violence et de terrorisme.

21Dissoudre tous les organismes gouvernementaux ou en exclure tous ceux qui appartenaient au parti Baas – l’ossature du régime – a été une très grave erreur. Toute la structure étatique s’est effondrée, alors même qu’elle était nécessaire à l’établissement du nouvel ordre voulu par les Américains. On peut avoir plusieurs objectifs de guerre mais comme il s’agit généralement, de remplacer un régime politique par un autre, cela suppose que la structure de l’État demeure. Si vous la détruisez, trente ou quarante ans seront nécessaires pour la reconstruire. Le maréchal Lyautey l’explique parfaitement pour Madagascar et le Tonkin : si les couches supérieures de l’administration doivent être relevées, il est nécessaire de faire adhérer les élites locales aux formes de gouvernement que l’on veut instaurer, leur donner intérêt à la réussite du projet que l’on veut imposer. Il faut faire cohabiter l’ancienne administration et l’administration française, puis laisser cette dernière s’effacer peu à peu et les autorités locales faire fonctionner l’ordre et l’État : « gouverner avec le mandarin et non contre le mandarin ». C’est également l’un des problèmes majeurs en Afghanistan : au lieu de gouverner avec les pouvoirs locaux, on a voulu installer un système gouvernemental et une administration locale qui les excluait ; les potentats locaux se sont donc rebellés, puisqu’ils perdaient pouvoir, influence, revenus, etc. On peut changer éventuellement la tête de l’État, pas les structures et les mœurs. Il faut faire avec, refaçonner, mais pas avoir la prétention de transformer la société : ni le temps politique, ni les moyens budgétaires disponibles ne le permettent. L’Irak et l’Afghanistan nous ont dégrisés de cette illusion. Définitivement, je l’espère.

22Terminer la guerre passe donc, dans une certaine mesure, par une nationalisation de celle-ci et de la reconstruction post-conflit ?

23Général Vincent Desportes – La guerre est par nature porteuse d’un projet politique, sans lequel elle n’est que prédation et destruction. Il faut donc construire et faire vivre ce projet. Or, l’Histoire prouve que ce n’est possible qu’avec les populations locales.

24Ne confondons pas « terminer » la guerre, c’est-à-dire obtenir un accord entre les protagonistes, et « résoudre un conflit ». La résolution du conflit, c’est l’étape fondamentale. « Cesser le feu » n’est pas suffisant, il faut s’attaquer aux racines de la crise et trouver le remède. L’important, c’est de passer de la « paix négative » à la « paix positive », en établissant les conditions du « gagnant-gagnant ». C’est ce qu’on est en train de faire au Mali, et c’est absolument fondamental. Il faut savoir passer du conflit « terminé » (accord entre les protagonistes) au conflit « résolu » (les causes profondes n’agissent plus), puis le transformer en « paix durable » (adversaires réconciliés). L’intervention militaire peut être indispensable, mais elle n’est jamais qu’un préalable au gain stratégique, qui se fait dans la durée. Elle doit donc être menée en considérant la paix que l’on veut obtenir, selon un raisonnement à rebours. La bataille ne peut se concevoir, dans ses voies et moyens, qu’à la lumière de l’effet final recherché. C’est bien ce qui a manqué en Afghanistan.

25Au Mali, les Français ont évité de détruire Gao et Tombouctou, sans quoi la paix et le rétablissement de conditions de vie normales n’auraient pas été possibles. Les armées françaises ont montré une grande maîtrise du feu, elles ont limité les destructions, de manière à permettre la réalisation la plus rapide possible de l’objectif politique, c’est-à-dire l’instauration d’une paix durable. En Afghanistan, l’une des difficultés résulte de l’évolution permanente de l’objectif, qui a empêché la construction de ce raisonnement à rebours. Entre 2001 et 2004-2005, les Américains ont utilisé des méthodes de destruction suivant la théorie du search and destroy et ont provoqué des dommages collatéraux considérables. Ceux-ci empêchent l’application de la théorie de la contre-insurrection, qui implique de gagner les cœurs et les esprits. Si l’on avait affiché dès le départ les objectifs finaux (ils étaient de toute façon inatteignables), on aurait résolu différemment l’équation opérationnelle initiale et cherché d’entrée l’adhésion des populations au projet.

26Terminer la guerre, « cesser le feu », c’est une chose. C’est le propre des opérations d’interposition de l’ONU : on estime avoir réglé l’essentiel du problème, que le conflit est achevé parce qu’il est interrompu. C’est une illusion : il n’est pas résolu pour autant. Le conflit pourrit dans son cantonnement et, lorsqu’on retire le cordon sanitaire des bérets bleus, les affrontements, le plus souvent, reprennent. Il faut donc faire beaucoup plus que séparer les belligérants, et s’attaquer aux racines du mal. Cela demande beaucoup de patience et beaucoup de moyens, non militaires. C’est le plus souvent hors de portée de nos impatiences politiques.

27Cette incapacité à instaurer une paix durable donne l’impression, en ce début de siècle, que l’on est engagé dans des situations de guerre sans fin.

28Général Vincent Desportes – Nous sommes fautifs. Rappelons-nous le concept « first in, first out », qui faisait florès dans les années 2000 : « je fais la guerre, je pars ». « Veni, vidi, vici », c’est aujourd’hui un rêve. En réalité, vous déclenchez la guerre et vous attendez qu’elle vous laisse partir. En Ituri, à l’est de la République démocratique du Congo (RDC), l’opération européenne Artemis, menée par la France, a duré quatre mois. Lorsque les forces françaises se sont retirées, les massacres ont rapidement repris de plus belle. On peut ainsi effectuer un acte ponctuel, momentanément efficace – en utilisant par exemple une force « coup de poing » ou des forces spéciales –, mais c’est un acte technique, voire tactique : ce n’est pas la guerre, qui est un acte politique. Éliminer Kadhafi était un acte technique qui n’a pas résolu la guerre et en a, au contraire, déclenché une autre.

29Le temps médiatique nous pousse donc à vouloir des résultats extrêmement rapides, alors que nous sommes engagés dans des processus fondamentalement longs.

30Général Vincent Desportes – La puissance militaire occidentale est aujourd’hui assez largement déconnectée de la réalité du monde ; c’est une puissance technique qui a beaucoup de mal à produire des effets politiques. Elle peut parvenir à des objectifs simples, concrets, dans le temps bref, mais c’est tout ce qu’elle sait faire : arrêter des colonnes de chars à Benghazi, établir une no flight zone. Si l’on veut faire plus, il faut engager durablement des moyens, ce que l’accélération des tempos modernes ne permet pas. Il faut être extrêmement prudents sur la définition de nos objectifs initiaux, car notre puissance militaire est souvent proche de l’impuissance, sauf dans le temps long. Et nous ne l’avons plus.

31Je voudrais évoquer deux notions importantes, celles de « profondeur stratégique » et de « point culminant ». La seconde, concept inventé par C. von Clausewitz et toujours d’actualité, est le moment où l’offensive est contrainte de s’arrêter, où vous ne pouvez plus conduire votre opération. En Libye, si la guerre avait duré plus longtemps, nous nous serions retrouvés à court de munitions, ce point culminant aurait donc été matériel. Mais il est le plus souvent politique : on a rarement la « profondeur stratégique politique » suffisante pour conduire l’opération à son terme. Il serait peut-être possible de parvenir à quelque chose en restant quarante ans en Afghanistan, mais nous ne disposons pas de ce « temps politique », ni d’ailleurs de « la profondeur stratégique financière » suffisante. C. von Clausewitz nous apprend que les objectifs doivent être fixés en deçà des points culminants, qu’ils soient financier, budgétaire, matériel ou politique. Or, de nos jours, on s’aperçoit que nous sommes souvent victimes de notre hubris, d’un irréalisme oublieux de l’histoire, qui fixent des objectifs Au-delà de nos « points culminants », et donc inatteignables.

32En Afghanistan, de nombreuses raisons ont conduit à ce très probable échec stratégique, mais l’une d’entre elle est que l’objectif de stabilisation se situait au-delà du point culminant en termes de volume de troupes : la stabilisation d’une zone exige un ratio de 1 pour 20, entre les forces de sécurité et la population. Il fallait donc environ 500 000 hommes pour 30 millions d’habitants. 130 000 ont été projetés. Le point culminant se situait donc à 300 000 hommes Au-delà de nos capacités à déployer des troupes. Se fixer un objectif politique ou militaire en deçà de nos points culminants doit être la règle, la difficulté est de savoir honnêtement les déterminer.

33Le découplage entre le militaire et le politique dans la conduite de la guerre, notamment le fait que le temps politique soit nécessairement extrêmement court et renvoie à des échéances électorales, ne conduit-il pas à perdre de vue la fin de la guerre et chacune des étapes de ce qui s’apparente à un processus ?

34Général Vincent Desportes – Ces temps sont effectivement asynchrones : le militaire agit forcément dans le temps long, au fil d’actions techniques brèves, sur des rythmes et durées qui n’ont rien à voir avec les rythmes politiques. Pourtant, en démocratie, il faut que le militaire reste subordonné au politique. On retrouve là le rôle du stratège, interface entre le politique et le technicien. Durant la Seconde Guerre mondiale, les grandes étapes militaires ont été dictées par le calendrier politique américain : Rome pour telle date, pas de débarquement avant une autre, etc. De même, le président Nicolas Sarkozy connaissait parfaitement la menace du Mali et savait que nous aurions à intervenir. Il ne l’a pourtant pas décidé, parce que ce n’était pas politiquement supportable à trois mois des élections. Au contraire, il a choisi de le faire en Libye car le temps politique était le temps de l’intervention. La guerre est bien la continuation de la politique par d’autres moyens mais il s’agit le plus souvent de politique intérieure.

35Si la subordination du militaire au politique s’oppose parfois à la pure efficacité technique, elle est cependant indispensable. Toutefois, les échéances et objectifs ne sont pas les mêmes : le militaire a besoin d’objectifs très clairs, le politique a besoin d’objectifs flous, au contraire, pour pouvoir interpréter politiquement les résultats, retirer ses troupes, etc. L’opération de Suez, en 1956, est un bon exemple : le général André Beaufre n’a su qu’au dernier moment s’il devait débarquer à Alexandrie ou à Port-Saïd. Or, ce qui, de la rue de Varenne, ne représente qu’un écart millimétrique représente en réalité une distance de près de 400 kilomètres, ce qui est déterminant dans la préparation des opérations. Les objectifs et la temporalité ne sont pas les mêmes, et régler au mieux les problèmes suppose un excellent dialogue. Les relations entre le politique et le militaire ne peuvent qu’être conflictuelles, c’est structurel : cela ne doit pas empêcher le dialogue constructif.

36Avez-vous une explication au fait qu’on ne tire pas les leçons de l’histoire militaire ?

37Général Vincent Desportes – Les nations ont toujours eu la mémoire courte et oublient leurs erreurs. Les Américains se souviennent du Viêtnam, mais n’en tiennent pas compte. Puis, il y a eu cette idée – américaine –, selon laquelle il était possible de dominer la guerre par la technologie, « l’info-dominance » ; la guerre redevenait un outil rentable de réalisation des idées politiques. Il est d’ailleurs probable que ce soient les militaires du Pentagone et Donald Rumsfeld qui ont vendu la guerre d’Irak à George W. Bush, en la lui présentant comme aisément gagnable, contrairement au Viêtnam, et ce grâce aux nouvelles technologies. Les Américains sont des gens positifs et ont tendance à oublier leurs échecs pour aller de l’avant, c’est une qualité, mais cela leur fait aussi oublier leurs erreurs. Ils ont ainsi voulu effacer le Viêtnam de 1973, qu’ils ont rejeté comme une aberration. Les nations apprennent mal de l’Histoire et se persuadent, un jour, qu’elles sont capables de dominer la guerre, de la gagner, ce qui est une erreur car la guerre finit toujours par dominer la politique.

38Vous évoquiez tout à l’heure l’impression de guerres qui ne finissent jamais, il est important de préciser que c’est parfois nous qui les faisons perdurer. C’est une idée exprimée par Edward Luttwak dans son article « Give War a Chance » : même si cette évidence peut nous choquer, le moyen qui termine le mieux la guerre, c’est souvent la guerre elle-même. Les interventions occidentales prolongent les conflits et, finalement, le nombre de morts, de déplacés, de souffrances, de destructions finit par être supérieur. Auparavant, les guerres se terminaient parce qu’elles allaient au bout, il y avait un gagnant et un perdant. Le problème était réglé de manière très brutale, mais la guerre s’arrêtait. Désormais, on les fait perdurer. Ce qui se passe en Syrie est épouvantable et nous allons probablement fournir des armes, ce à quoi je suis favorable, sans pour autant être sûr que ce soit une bonne idée. Dans La géopolitique de l’émotion, Dominique Moïsi développe l’idée qu’on agit pour alléger nos propres souffrances – télévisuelles – et, ce faisant, on s’engage dans des guerres qui provoquent elles-mêmes de la souffrance. C’est un fait de civilisation, nous ne supportons plus la souffrance engendrée par l’ordre naturel des choses, ce qui nous amène parfois à en rajouter.

39La séquence des guerres qui durent et s’éternisent vous semble-t-elle propre à notre séquence historique post-guerre froide ?

40Général Vincent Desportes – Je ne crois pas : la guerre de Cent Ans est bien un cas de guerre très longue, qui s’endort et se réveille, de même que la guerre de Trente Ans. L’idée nouvelle est de croire que la paix est l’état normal ; elle ne l’est pas. Les hommes sont des mammifères qui s’affrontent pour des problèmes divers. La peur, l’honneur et l’intérêt, nous disait déjà Thucydide. La paix est une illusion moderne, et même postmoderne. On ne gagne pas la guerre, on n’impose pas la paix. On peut, tout au plus, repousser les périodes de guerre ou repousser la guerre ailleurs, c’est ce pour quoi sont faites les armées. On sait bien qu’un jour, la guerre reviendra. C’est une illusion, en particulier européenne : parce qu’on a écarté la guerre depuis soixante-dix ans, on la croit morte. Aujourd’hui, le problème de la sécurité de l’Europe se pose, parce que les Américains s’en préoccupent, assez naturellement, de moins en moins, parce que les budgets s’effondrent, parce que même si on a du mal à identifier un « peer competitor », on ne peut pas demeurer longtemps un îlot de prospérité sans défense au milieu d’un monde de violence. Si l’on ne reste pas vigilant, la guerre « caméléon » prendra une forme nouvelle, et ressurgira.

41le 13 juin 2013.


Date de mise en ligne : 28/10/2013

https://doi.org/10.3917/ris.091.0117

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.169

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions