Couverture de RIS_091

Article de revue

La dynamique conflictogène des minerais stratégiques.

Entre minérorivalités nationales et minérotropisme international

Pages 50 à 60

Notes

  • [1]
    Apoli Bertrand Kameni, Sécurisation des approvisionnements internationaux en minerais stratégiques et insécurité en Afrique : implications politiques et conflictuelles de la recherche par les grandes puissances des matériaux miniers indispensables aux industries de haute technologie et de défense (1945-2010), thèse de science politique, relations stratégiques internationales, sous la direction de Yves Jeanclos, Université de Strasbourg, 11 avril 2011, publiée sous une forme simplifiée : Minerais stratégiques. Enjeux africains, Paris, Presses universitaires de France, 2013.
  • [2]
    Voir Donald McDonald et Leslie Hunt, A history of platinum and its allied metals, London, Johnson Matthey, 1982, pp. 398-400.
  • [3]
    Voir Sam Kean, Guerres et paix chez les atomes ou l’histoire du monde racontée à travers la table périodique des éléments, Paris, J.-C. Lattès, 2011, pp. 172-175.
  • [4]
    Le 28 janvier 2013, la Commission européenne a décidé de financer un projet de recherche d’ampleur sur le graphène, à hauteur d’un milliard d’euros sur dix ans, impliquant notamment deux laboratoires de l’Université de Strasbourg.
  • [5]
    Pour d’autres illustrations, voir Yves Jégourel, « La sécurisation des approvisionnements en métaux stratégiques : entre économie et géopolitique », La Revue internationale et stratégique, n° 84, IRIS Éditions – Armand Colin, hiver 2011, pp. 61-67.
  • [6]
    Eric Larson, Marc Ross et Robert Williams, « Beyond the era of materials », Scientific American, vol. 254, n° 2, 1985, pp. 34-41.
  • [7]
    Notamment autour de la réactivation des mines de Rio Tinto en Espagne et de Rosia Montana en Roumanie, mais aussi en Grèce, au Kosovo, au Groenland, au Mali, en Bolivie, en Indonésie, au Myanmar, aux Philippines et au Tibet. Ces minérotensions se déplacent désormais dans l’espace maritime (différend qui oppose l’entreprise canadienne Nautulus Minerals à la Papouasie-Nouvelle-Guinée, au sujet de l’exploitation de mines d’or, d’argent et de cuivre au large de cette dernière). Les minérotensions s’observent également à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), où les États-Unis, l’Union européenne (UE) et le Japon ont esté contre la Chine pour ses restrictions sur les exportations de minerais rares. Elles apparaissent aussi presque chaque année entre Pékin et le cartel du minerai de fer (Vale, BHP-Billiton et Rio Tinto) à propos du prix de ce minerai-clé de l’acier.
  • [8]
    Pour les années 1990 : crise de l’antimoine en 1993-1994, du rutile (minerais de titane) en 1994, du germanium en 1996, du palladium et surtout du tantale en 2000, du rhénium en 2005-2006 et de plusieurs autres substances monopolisées par la Chine, dont le tungstène, le magnésium, l’indium et les terres rares.
  • [9]
    L’enjeu des minerais stratégiques joue un rôle non négligeable dans le conflit en Afghanistan, véritable « scandale géologique » : terres rares, lithium, cobalt, cuivre, chrome, pierres précieuses sont convoités. Les minéroconflits s’observent dans les mines de platine en Afrique du Sud, de cuivre au Pérou, de terres rares en Chine. En Inde, la rébellion maoïste lutte contre les réquisitions de terres aux fins d’exploitation de bauxite. En Colombie, l’or constitue l’une des principales sources de financement des FARC. En raison de la lutte contre l’orpaillage clandestin, la Guyane constitue, depuis plus d’une décennie, l’un des principaux théâtres d’intervention de l’armée française.
  • [10]
    Voir Apoli Bertrand Kameni, « Les crises en Afrique : insécurité internationale et approvisionnements minéraux », in Yves Jeanclos (dir.), Crises et crispations internationales à l’ère du terrorisme, au xxi e siècle, Bruxelles, Bruylant, 2011, pp. 109-138.
  • [11]
    L’affrontement autour du bassin minier de phosphates de Gafsa en Tunisie contribue fondamentalement à la « révolution du jasmin » et, indirectement, aux « révolutions arabes ».
  • [12]
    Voir Apoli Bertrand Kameni, « Les crises en Afrique : insécurité internationale et approvisionnements minéraux », op. cit. ; et Christophe Boltanski, Minerais de sang, les esclaves du monde moderne, Paris, Grasset, 2012.
  • [13]
    Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, Rapport mondial sur l’investissement dans le monde. Sociétés transnationales, industries extractives et développement, New York / Genève, 2007, p. 107.
  • [14]
    Voir Pierre Péan, L’Argent noir. Corruption et sous-développement, Paris, Fayard, 1988, pp. 142-145.
  • [15]
    Voir Michel Foucher, « Le Sahara n’est plus une frontière », Les Collections de L’Histoire, n° 58, janvier-mars 2013, p. 81.
  • [16]
    Voir Jean-François Bayart, L’État en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 2006, pp. 292-293.
  • [17]
    Kofi Annan et al., Équité et industries extractives en Afrique. Pour une gestion au service de tous. Rapport 2013 sur les progrès en Afrique, Genève, Africa Progress Panel, 9 mai 2013, p. 27.
  • [18]
    Ibid., p. 55.
  • [19]
    Ibid., p. 56.
  • [20]
    Programme des Nations unies pour l’environnement / Bureau de la coordination des affaires humanitaires, Lead pollution and poisoning crisis. Environmental emergency response mission Zamfara State, Nigeria, UNEP, Genève, septembre-octobre 2010, p. 25.
  • [21]
    Voir Donald McDonald et Leslie Hunt, op. cit., pp. 320-321.
  • [22]
    Voir Alfred E. Eckes Jr, The United States and the Global Struggle for Minerals, Austin, University of Texas Press, 1979, pp. 156-157.
  • [23]
    Voir Christian Hocquard, « Les enjeux des nouveaux matériaux métalliques », Revue Géosciences, n° 1, Bureau de recherches géologiques et minières, janvier 2005, p. 10.
  • [24]
    Voir Armando Uribe, Le Livre noir de l’intervention américaine au Chili, Paris, Seuil, 1974, pp. 64-65.
  • [25]
    L’or fut découvert à Leydenburg vers 1870 et dans le Witwatersrand en 1886. Voir Albert Hochheimer, L’or. Fleau des peuples, Paris, Buchet / Chastel, 1957, pp. 220-221.
  • [26]
    Wilson Keith et al., The International Impact of the Boer War, Chesham, Acumen, 2001, pp. 26-27.
  • [27]
    Priest Tyler, Global Gambits: Big Steel and the U.S. Quest for Manganese, Westport, Praeger, 2003, p. 2.
  • [28]
    Ibid., p. 9.
  • [29]
    Voir Jamie Swift, The Big Nickel. Inco at Home and Abroad, Ontario, Between the Lines, 1977, pp. 18-20.
  • [30]
    Voir « The Rhodesian Chrome Statute: The Congressional Response to United Nations Economic Sanctions against Southern Rhodesia », Virginia Law Review, vol. 58, n° 3, 1972, pp. 511-551.
  • [31]
    Barry Blechman, National Security and Strategic Minerals. An Analysis of U.S. Dependence on Foreign Sources of Cobalt, Colorado, Westview Press, 1985, p. 4.
  • [32]
    Jean-Jacques Servan-Schreiber, Le Défi mondial, Paris, Fayard, 1981, p. 233.
  • [33]
    Voir Michel Beuret et Michel Serge, La Chinafrique. Pékin à la conquête du continent noir, Paris, Grasset, 2008, pp. 186-187.
  • [34]
    Ibid. p. 178.
  • [35]
    Tantalum (tantale pour les condensateurs), Tungstene (tungstène, pour les sonneries et les vibreurs) et Tin (étain, pour les soudures mais aussi les écrans tactiles).
  • [36]
    Voir Philippe Lagny, « Le coltan de la région des Grands Lacs africains, un minerai de tantale de triste réputation », Géochronique, n° 111, Société géologique de France, 2009, pp. 32-35.
  • [37]
    Voir Augustin Roch, Géopolitique et mécanismes de raréfaction des ressources combustibles et minières, Thèse de science politique, sous la direction de Pascal Boniface, Université Paris 8, 19 novembre 2012.
  • [38]
    Voir Apoli Bertrand Kameni, « Les minerais, belligènes par nature », Le Monde, 16 novembre 2012.

1 Les minerais stratégiques sont les matériaux rares et indispensables aux industries de haute technologie et de défense [1]. En amont, dans les laboratoires, ils sont nécessaires aux découvertes scientifiques et technologiques au cœur de la compétitivité et de la puissance économique. En témoignent la contribution déterminante du platine à l’émergence de la pétrochimie moderne [2], celle de l’uranium, étudié par Pierre et Marie Curie, à la découverte de la radioactivité, celle du germanium et de ses propriétés semi-conductrices à l’invention du transistor, et celle des phosphates à la découverte de l’ADN [3]. À cet égard, la découverte en 2004 d’un nouveau matériau – le graphène – pourrait aboutir à une nouvelle mutation technologique à partir du graphite [4]. En aval, les minerais stratégiques entrent dans la mise en œuvre industrielle et commerciale des innovations technologiques et des procédés industriels. La fission de l’uranium conduit à l’apparition de la filière du nucléaire, consommatrice de milliers de tonnes de ce métal. Comme Jules Verne le pressent, le développement de l’aluminium participe fortement à l’émergence de l’industrie aéronautique. La mise au point de batteries rechargeables au lithium, au début des années 1990, place ce matériau au centre des filières stratégiques des véhicules hybrides et électriques [5].

2 Éléments de base de la puissance et de la prospérité en temps de paix, les minerais stratégiques sont, en outre, de véritables « sels libérateurs » en temps de guerre. La sécurisation de leur approvisionnement constitue l’une des conditions sine qua non de la victoire dans les conflits majeurs. En raison de leur rôle central dans les processus industriels de production des armements, ils sont les facteurs déterminants de la machine de guerre et de l’issue des hostilités ; en témoigne la victoire des belligérants du second conflit mondial, qui surent mobiliser efficacement le minerai d’uranium pour la bombe atomique.

3 La richesse et la sécurité des sociétés modernes dépendent ainsi des essences minérales stratégiques. En outre, la rareté de ces ressources et leur inégale répartition les placent au centre de tensions, nationales et internationales, et de guerres attribuées souvent à tort à des facteurs culturels et idéologiques.

4 En ce début du xxi e siècle, la multiplication des tensions autour des minerais stratégiques manifeste l’amplification de leur dynamique conflictogène. Elles sont portées par l’appétence de la plupart des activités de production des grandes puissances pour ces matériaux, contrairement au mythe de l’économie immatérielle, qui suppose que les matières premières ne sont plus premières et que la puissance des États repose désormais sur le soft power[6]. Les minérotensions [7], les minérocrises [8] et les minéroconflits [9] sont désormais récurrents, générant de nouvelles formes d’insécurité [10], sous l’action conjuguée de deux orientations de la demande. La première est la croissance sans précédent de la demande horizontale des minerais stratégiques, mue par le moteur de la démographie et de l’urbanisation, mais aussi par l’extension de l’industrialisation des sociétés, principalement en Asie. En témoigne le milliard de tonnes d’aciers spéciaux consommés annuellement dans le monde depuis 2010. La seconde est la complexité des produits manufacturés ainsi que la pénétration de la haute technologie, via les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), dans tous les interstices de la vie quotidienne. Elle requiert des volumes de matières premières de plus en plus considérables et des essences minérales de plus en plus variées et rares : les téléphones mobiles dernière génération peuvent nécessiter, pour quelques grammes, jusqu’à 60 éléments du tableau de Mendeleïev.

5 Aussi, la constitution des minerais stratégiques en sources de conflits et de guerres résulte-t-elle du croisement conjugué d’enjeux locaux et globaux : d’une part, les luttes et rivalités à l’échelon national pour le contrôle des mines et de leurs retombées économiques ou minérorivalités nationales [11] et, d’autre part, la course internationale, souvent prédatrice, aux minerais indispensables aux innovations économiques et technologiques ou minérotropismes internationaux [12].

Minérorivalités nationales : entre compétition pour la rente et luttes pour le monopole des minerais stratégiques

Le contrôle conflictogène des minerais stratégiques, entre rente du pouvoir et pouvoir de la rente

6 Dans la plupart des États spécialisés dans l’exportation des matières premières minérales et des hydrocarbures, un cercle vicieux et conflictogène s’établit souvent entre le « pouvoir de la rente » et la « rente du pouvoir ». Celle-ci consiste à s’appuyer sur des régimes politiques largement fondés sur « the winner takes all », pour asseoir une gestion opaque et patrimoniale des ressources nationales. Protégée par le monopole de la violence physique, cette pratique s’appuie aussi le plus souvent sur l’alliance entre des acteurs industriels internationaux et des États importateurs, soucieux de garantir leurs approvisionnements [13]. Le « pouvoir de la rente » revient à consolider le pouvoir politique, une fois celui-ci acquis, au moyen des retombées économiques et financières des exportations, notamment par l’acquisition d’armes. Cette pratique prédatrice et conflictogène s’est systématiquement développée en Afrique, notamment dans l’ex-Zaïre, où le chef d’État, Mobutu Sese Seko, contrôle de façon interlope une portion considérable d’au moins deux minéraux stratégiques dont le pays détient le monopole mondial : les diamants industriels, utilisés notamment dans le forage pétrolier et dans les ordinateurs, et le cobalt, indispensable pour les moteurs à réaction et la chimie nucléaire [14]. En 2009, cette logique est également illustrée au Niger, l’un des principaux États exportateurs d’uranium et détenteur de la plus grande mine mondiale de ce combustible, à Arlit [15]. Dès l’inauguration de la mine d’uranium d’Imouraren, qui revalorise la rente de l’uranium, consécutive au regain mondial du nucléaire, Mamadou Tanja dissout successivement le Parlement et la Cour constitutionnelle, qui s’opposent à son projet qualifié d’anticonstitutionnel, pour demeurer au pouvoir et conserver le monopole qu’il détenait, avec sa famille, sur la filière nigérienne de l’uranium. Son éviction par l’armée, en février 2010, est la manifestation du lien permanent entre la logique de captation des richesses nationales par la minorité au pouvoir et la violence politique, sociale et armée en Afrique [16].

7 En Zambie, premier producteur africain de cuivre, où les mineurs sont régulièrement en grève pour cause de rémunérations insuffisantes, le revenu des 10 % les plus pauvres ne représente que 1,5 % de la richesse nationale, tandis que celui des 10 % les plus riches en représente 43,1 % [17]. En Angola, deuxième exportateur de pétrole d’Afrique subsaharienne et cinquième producteur mondial de diamants, « en mars 2012, 4,2 milliards de dollars manquaient dans les comptes de la Sonangol, l’entreprise publique de distribution d’énergie, portant sur la période 2007-2010 » [18]. Entre 2010 et 2012, la République démocratique du Congo (RDC), exportateur, en particulier, de coltan, d’étain, de wolfram, de germanium, de cuivre et de cobalt, perd au moins 1,36 milliard de dollars de recettes à cause de la sous-évaluation des actifs miniers cédés aux sociétés offshore. De plus, l’examen de cinq accords révèle la perte par l’État de revenus presque équivalents au double du budget annuel de la santé et de l’éducation en 2012 [19].

8 Ce monopole exclusif de la classe politique dirigeante sur les revenus des ressources minérales et des hydrocarbures est largement à la base de l’État autoritaire. Plus significatif, il a pour conséquence la tendance à la généralisation de la prédation comme principale voie d’appropriation et de redistribution des richesses nationales. En Angola, au Soudan (Darfour), en République centrafricaine (RCA), au Zimbabwe et en RDC, notamment, la course aux mines et aux pierres précieuses est ainsi à l’origine d’affrontements entre groupes civils et/ou armés au gré des cours mondiaux, souvent hâtivement attribuée à des facteurs ethniques. L’une des récentes manifestations tragiques de cette logique est la mort de plusieurs centaines d’enfants au Nigeria, à la suite de l’intensification de l’orpaillage clandestin opéré avec du mercure [20].

Le minéronationalisme conflictogène

9 Le minéronationalisme est la volonté de placer les ressources minérales sous un contrôle national et exclusif. Il apparaît déjà dans un texte du Sénat romain qui, selon Pline l’Ancien, interdit la cession des métaux « de toutes espèces » à un étranger. Avec l’émergence des sociétés industrialisées, ce concept peut être un casus belli, comme en témoigne la part de ce facteur dans le déclenchement des deux conflits mondiaux, opposant les Haves et les Haves nots. Il est belligène car porteur d’un risque majeur : la rupture des approvisionnements et la ruine de l’économie et de la sécurité d’États rivaux. Alors qu’elle est parmi les centres pionniers du développement des platinoïdes depuis Antoine Lavoisier, la France perd cette position, en partie en contrecoup de la nationalisation des mines russes après 1917, qui prive Paris d’approvisionnement [21]. Il en est ainsi en 1948 lorsque l’URSS, face à la crise de Berlin, impose un embargo sur les exportations de ses minerais stratégiques vers l’Ouest, parmi lesquels le manganèse, le chrome et les platinoïdes [22]. En 1979, cette prohibition est reconduite, portant en partie atteinte aux activités d’Airbus face à la pénurie de titane. Elle correspond aux besoins de l’industrie de construction de sous-marins soviétiques.

10 L’un des principaux enjeux des décolonisations, notamment africaines, étant le contrôle effectif du secteur extractif, les politiques de nationalisation sont vigoureusement mobilisées. Elles s’inscrivent dans les tentatives de reconquête des ressources naturelles par les États du tiers-monde et peuvent être mises en œuvre en alliance avec d’autres États du Sud. En 1967, le Chili, le Pérou, le Zaïre et la Zambie créent ainsi le Conseil intergouvernemental des pays exportateurs de cuivre (CIPEC), suivant une logique allant au-delà du régional pour viser une portée mondiale. Aussi, la charge conflictogène de cette logique nationaliste ne tarde-t-elle pas à se manifester, à travers l’affrontement entre Bruxelles et Kinshasa après la nationalisation de la puissante Union minière du Haut-Katanga, alors l’un des principaux fournisseurs mondiaux de cobalt et de cuivre, auquel est associé le rhénium, utilisé dans les aubes de turbines de réacteurs d’avion [23]. Elle évolue surtout en affrontement armé, indirect, entre le premier exportateur mondial de cuivre, le Chili, et le premier importateur, les États-Unis, en réponse à la nationalisation des intérêts cuprifères de Washington par Santiago.

11 En effet, à partir de 1971, Salvador Allende entre en confrontation avec les États-Unis pour le contrôle du cuivre. D’un côté, le président chilien entreprend une série de réformes économiques, notamment agraires, visant prioritairement la reconquête des mines de cuivre, première source de devises du pays mais encore sous l’emprise de capitaux étrangers, en particulier nord-américains (73 % en 1971). Il crée, à cet effet, la Corporación chilena del cobre (COLDECO), monopole national chargé d’exploiter l’ensemble des mines de cuivre du pays, donnant naissance, depuis lors, à la première entreprise productrice et exportatrice au monde. En outre, il s’oppose à l’indemnisation de Kennecott Copper, d’Anaconda Copper et d’International Telephone & Telegraph, les trois principales multinationales expropriées, arguant qu’elles sont déjà bien indemnisées par les profits faramineux obtenus pendant des décennies. En réaction, les compagnies américaines man œuvrent pour saboter ces réformes. Face au risque de basculement des premières sources mondiales de cuivre dans le bloc communiste, elles conduisent, appuyées par l’administration Nixon et Henry Kissinger, une véritable guerre économique contre le Chili, doublée d’actions de nature subversive et terroriste en vue de reconquérir le cuivre nationalisé. Le 11 septembre 1973, elles atteignent ce but avec le coup d’État de leur allié, le général Augusto Pinochet, secondé par la CIA [24].

La prédation internationale au gré des besoins en minerais des innovations industrielles et économiques

Les conflits de l’acier

12 La logique conflictogène des mines stratégiques suit fondamentalement celle des innovations économiques, industrielles et technologiques mondiales. Elle opère notamment dans le cadre des deux guerres des Boers en Afrique du Sud (1880-1881 et 1899-1902), deux découvertes d’or [25] intervenant au lendemain de la consécration européenne de l’étalon-or. Ainsi, l’un des principaux ciments de « l’unification et de la puissance allemandes après 1870 est la création d’une monnaie convertible directement en or extrait des mines sud-africaines » [26]. La logique de la guerre pour les mines après une mutation économique ou technologique joue plus fondamentalement après la révolution de l’acier, qui fait basculer, ses principaux constituants – fer, charbon et manganèse –, au centre des convoitises internationales [27]. Elle est l’un des principaux vecteurs des révoltes dans les mines de Tchiatoura en Géorgie, alors source de 60 % du manganèse consommé dans les aciéries mondiales. L’activisme du géorgien Joseph Staline – ou « l’homme d’acier » – à Tchiatoura, dans le cadre de la révolution manquée de 1905, est l’une des expressions de ces enjeux [28]. Aussi, la course armée aux ingrédients minéraux de la sidérurgie est-elle régulièrement au cœur des affrontements franco-allemands, de 1870 à 1945, avant d’être à l’origine de la construction de l’Union européenne, à travers la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), en 1951.

13 Ce mouvement conflictogène de l’acier, devenu l’étalon de la prospérité économique et de la puissance militaire, se confirme et s’amplifie à mesure que sa spécialisation intègre toujours plus de nouvelles variétés minérales. Il s’observe après l’invention du blindage en acier au nickel, vers la fin du xix e siècle, aussitôt adopté par l’armée américaine, contribuant à son rejaillissement en Nouvelle-Calédonie, où s’amorce l’exploitation violente du nickel, découvert en 1864 [29]. Il s’opère encore plus violemment avec les enjeux du chrome, le premier métal des aciers spéciaux, à l’origine des armes modernes et au cœur de la guerre d’indépendance de la Rhodésie du Sud (Zimbabwe) [30]. Les conflits dus aux demandes incontournables de métaux d’alliages à haute valeur ajoutée apparaissent également avec la conquête du cobalt, l’un des métaux clés de l’aéronautique moderne, en raison de son rôle indispensable pour la mise au point des turboréacteurs [31]. Aussi, l’intervention armée française au Zaïre en 1978, avec l’OTAN en arrière-plan, au lendemain d’une hausse des cours mondiaux de cobalt de 800 %, vise-t-elle largement au rétablissement des flux de cobalt [32].

Nucléaire, NTIC, nouveaux conflits pour les minerais stratégiques

14 Plusieurs basculements industriels et économiques suivent la révolution de l’acier. La révolution nucléaire en 1945 et son versant électronucléaire après 1973, ainsi que celle des NTIC après 1989 en sont les meilleures manifestations. Celles-ci sont tributaires de minerais stratégiques rares et donnent lieu à des luttes politiques et armées pour la sécurisation des approvisionnements.

15 Aussi, le basculement géostratégique capital constaté après l’explosion de la bombe atomique focalise-t-il l’intérêt des grandes puissances sur les États et les régions du monde dotés de gisements d’uranium. Cette attention se cristallise très vite en tensions et en conflits pour leur contrôle exclusif dans le contexte amplificateur de la guerre froide. Les enjeux de l’uranium déterminent la volonté américaine de ravir le Congo à la Belgique, d’où provenait l’uranium utilisé pour la fabrication des premières bombes atomiques larguées sur Hiroshima et Nagasaki. Conjugués aux enjeux d’autres minerais stratégiques (manganèse, chrome, platine, etc.), ils participent fondamentalement à l’émergence de la politique de l’apartheid en Afrique du sud, puis en Namibie.

16 Le nucléaire est d’autant plus conflictogène et belligène dans les États africains détenteurs d’uranium que l’irruption de l’électronucléaire ne conduit pas à l’appropriation armée de l’uranium uniquement en Afrique australe, mais aussi à l’Ouest du continent, au Niger. Celui-ci connaît son premier coup d’État militaire en avril 1974, moins d’un an après le choc pétrolier d’octobre 1973. Ce lien entre le nucléaire, l’uranium et la violence serait fortuit si, en 1996, la première hausse des cours mondiaux de l’uranium depuis 1979 ne s’opérait pas parallèlement au second coup d’État militaire. Ce lien joue également lors de la hausse suivante, en 1999, avec un second coup d’État en moins d’une décennie [33]. Cette logique est encore plus prégnante en 2007 : la plus forte hausse des cours d’uranium depuis 1945 coïncide avec la naissance de la plus importante rébellion armée au Nord du Niger, dont les revendications portent ouvertement sur le partage de la rente [34], dimension renforcée par les attaques contre l’une des mines d’Areva le 24 mai 2013.

17 À un second niveau, à partir de la décennie 1990, la révolution des NTIC s’accompagne de la conquête des zones dotées de mines afférentes, comme le Katanga, riche notamment en cobalt et en germanium. Le premier est indispensable à la fabrication des batteries rechargeables des téléphones portables, dont la production industrielle commence en 1993. Le second entre dans la mise en œuvre des satellites et des fibres optiques, à la base d’Internet. La lutte pour les minéraux nécessaires aux NTIC est d’autant plus en arrière-plan des conflits armés en RDC que le centre de gravité de la violence armée, situé dans le Katanga depuis au moins 1960, passe durablement vers la face orientale de ce pays. C’est elle qui détient les minéraux les plus en phase avec la nouvelle dynamique industrielle et technologique mondiale : les 3T [35]. Le paroxysme de la violence, dans le conflit le plus meurtrier depuis la Seconde Guerre mondiale, est atteint avec le prélèvement manu militari du coltan, le minerai du tantale [36], à la base de la révolution de la miniaturisation des appareils électroniques.

18 *

19 Le monde est arrivé à un point de tension qui va au-delà de sa division entre Have et Haves nots, consécutive à la révolution de l’acier de la fin du xix e siècle. Aujourd’hui, l’industrialisation croissante et la démographie galopante créent une pression sans précédent sur les ressources naturelles.

20 La politique de l’autruche contemporaine consiste à entretenir l’illusion d’économies dématérialisées, alors qu’elles consomment encore plus de matières premières minérales que par le passé [37] (véhicules hybrides ou électriques, maisons à énergie positive, etc.). Cette politique envisage les difficultés économiques, notamment dans les États tôt industrialisés, principalement comme tenant à l’insuffisance de compétitivité. Or, ces États sont à la pointe de l’innovation et de l’économie de la connaissance en général, même s’ils n’en détiennent plus le monopole. Elle place les déficits commerciaux derrière « la guerre des monnaies », alors qu’ils sont aussi dus aux importations de matières premières et d’hydrocarbures de plus en plus onéreux. Elle ne voit derrière les délocalisations que les faibles coûts de main-d’œuvre, là où les industriels cherchent aussi à être au plus près de leurs approvisionnements en matières premières. Cette nouvelle politique de l’autruche est aussi potentiellement conflictogène et belligène car elle ne peut organiser un meilleur usage, notamment moins dispendieux, des ressources en voie de déplétion. Elle ne peut considérer que la plupart des conflits à travers le monde, notamment en Afrique, sont en réalité ceux d’un monde de rareté. Elle ne peut donc penser sérieusement une véritable politique alternative, celle d’une gouvernance mondiale des ressources vitales, au premier rang desquels figurent les minerais stratégiques. Il est ainsi urgent de mettre en place, à travers une organisation mondiale des minerais pour le développement durable, une gouvernance globale pour passer du risque d’amplification des conflits à la chance de la consolidation de la paix [38].

Notes

  • [1]
    Apoli Bertrand Kameni, Sécurisation des approvisionnements internationaux en minerais stratégiques et insécurité en Afrique : implications politiques et conflictuelles de la recherche par les grandes puissances des matériaux miniers indispensables aux industries de haute technologie et de défense (1945-2010), thèse de science politique, relations stratégiques internationales, sous la direction de Yves Jeanclos, Université de Strasbourg, 11 avril 2011, publiée sous une forme simplifiée : Minerais stratégiques. Enjeux africains, Paris, Presses universitaires de France, 2013.
  • [2]
    Voir Donald McDonald et Leslie Hunt, A history of platinum and its allied metals, London, Johnson Matthey, 1982, pp. 398-400.
  • [3]
    Voir Sam Kean, Guerres et paix chez les atomes ou l’histoire du monde racontée à travers la table périodique des éléments, Paris, J.-C. Lattès, 2011, pp. 172-175.
  • [4]
    Le 28 janvier 2013, la Commission européenne a décidé de financer un projet de recherche d’ampleur sur le graphène, à hauteur d’un milliard d’euros sur dix ans, impliquant notamment deux laboratoires de l’Université de Strasbourg.
  • [5]
    Pour d’autres illustrations, voir Yves Jégourel, « La sécurisation des approvisionnements en métaux stratégiques : entre économie et géopolitique », La Revue internationale et stratégique, n° 84, IRIS Éditions – Armand Colin, hiver 2011, pp. 61-67.
  • [6]
    Eric Larson, Marc Ross et Robert Williams, « Beyond the era of materials », Scientific American, vol. 254, n° 2, 1985, pp. 34-41.
  • [7]
    Notamment autour de la réactivation des mines de Rio Tinto en Espagne et de Rosia Montana en Roumanie, mais aussi en Grèce, au Kosovo, au Groenland, au Mali, en Bolivie, en Indonésie, au Myanmar, aux Philippines et au Tibet. Ces minérotensions se déplacent désormais dans l’espace maritime (différend qui oppose l’entreprise canadienne Nautulus Minerals à la Papouasie-Nouvelle-Guinée, au sujet de l’exploitation de mines d’or, d’argent et de cuivre au large de cette dernière). Les minérotensions s’observent également à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), où les États-Unis, l’Union européenne (UE) et le Japon ont esté contre la Chine pour ses restrictions sur les exportations de minerais rares. Elles apparaissent aussi presque chaque année entre Pékin et le cartel du minerai de fer (Vale, BHP-Billiton et Rio Tinto) à propos du prix de ce minerai-clé de l’acier.
  • [8]
    Pour les années 1990 : crise de l’antimoine en 1993-1994, du rutile (minerais de titane) en 1994, du germanium en 1996, du palladium et surtout du tantale en 2000, du rhénium en 2005-2006 et de plusieurs autres substances monopolisées par la Chine, dont le tungstène, le magnésium, l’indium et les terres rares.
  • [9]
    L’enjeu des minerais stratégiques joue un rôle non négligeable dans le conflit en Afghanistan, véritable « scandale géologique » : terres rares, lithium, cobalt, cuivre, chrome, pierres précieuses sont convoités. Les minéroconflits s’observent dans les mines de platine en Afrique du Sud, de cuivre au Pérou, de terres rares en Chine. En Inde, la rébellion maoïste lutte contre les réquisitions de terres aux fins d’exploitation de bauxite. En Colombie, l’or constitue l’une des principales sources de financement des FARC. En raison de la lutte contre l’orpaillage clandestin, la Guyane constitue, depuis plus d’une décennie, l’un des principaux théâtres d’intervention de l’armée française.
  • [10]
    Voir Apoli Bertrand Kameni, « Les crises en Afrique : insécurité internationale et approvisionnements minéraux », in Yves Jeanclos (dir.), Crises et crispations internationales à l’ère du terrorisme, au xxi e siècle, Bruxelles, Bruylant, 2011, pp. 109-138.
  • [11]
    L’affrontement autour du bassin minier de phosphates de Gafsa en Tunisie contribue fondamentalement à la « révolution du jasmin » et, indirectement, aux « révolutions arabes ».
  • [12]
    Voir Apoli Bertrand Kameni, « Les crises en Afrique : insécurité internationale et approvisionnements minéraux », op. cit. ; et Christophe Boltanski, Minerais de sang, les esclaves du monde moderne, Paris, Grasset, 2012.
  • [13]
    Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, Rapport mondial sur l’investissement dans le monde. Sociétés transnationales, industries extractives et développement, New York / Genève, 2007, p. 107.
  • [14]
    Voir Pierre Péan, L’Argent noir. Corruption et sous-développement, Paris, Fayard, 1988, pp. 142-145.
  • [15]
    Voir Michel Foucher, « Le Sahara n’est plus une frontière », Les Collections de L’Histoire, n° 58, janvier-mars 2013, p. 81.
  • [16]
    Voir Jean-François Bayart, L’État en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 2006, pp. 292-293.
  • [17]
    Kofi Annan et al., Équité et industries extractives en Afrique. Pour une gestion au service de tous. Rapport 2013 sur les progrès en Afrique, Genève, Africa Progress Panel, 9 mai 2013, p. 27.
  • [18]
    Ibid., p. 55.
  • [19]
    Ibid., p. 56.
  • [20]
    Programme des Nations unies pour l’environnement / Bureau de la coordination des affaires humanitaires, Lead pollution and poisoning crisis. Environmental emergency response mission Zamfara State, Nigeria, UNEP, Genève, septembre-octobre 2010, p. 25.
  • [21]
    Voir Donald McDonald et Leslie Hunt, op. cit., pp. 320-321.
  • [22]
    Voir Alfred E. Eckes Jr, The United States and the Global Struggle for Minerals, Austin, University of Texas Press, 1979, pp. 156-157.
  • [23]
    Voir Christian Hocquard, « Les enjeux des nouveaux matériaux métalliques », Revue Géosciences, n° 1, Bureau de recherches géologiques et minières, janvier 2005, p. 10.
  • [24]
    Voir Armando Uribe, Le Livre noir de l’intervention américaine au Chili, Paris, Seuil, 1974, pp. 64-65.
  • [25]
    L’or fut découvert à Leydenburg vers 1870 et dans le Witwatersrand en 1886. Voir Albert Hochheimer, L’or. Fleau des peuples, Paris, Buchet / Chastel, 1957, pp. 220-221.
  • [26]
    Wilson Keith et al., The International Impact of the Boer War, Chesham, Acumen, 2001, pp. 26-27.
  • [27]
    Priest Tyler, Global Gambits: Big Steel and the U.S. Quest for Manganese, Westport, Praeger, 2003, p. 2.
  • [28]
    Ibid., p. 9.
  • [29]
    Voir Jamie Swift, The Big Nickel. Inco at Home and Abroad, Ontario, Between the Lines, 1977, pp. 18-20.
  • [30]
    Voir « The Rhodesian Chrome Statute: The Congressional Response to United Nations Economic Sanctions against Southern Rhodesia », Virginia Law Review, vol. 58, n° 3, 1972, pp. 511-551.
  • [31]
    Barry Blechman, National Security and Strategic Minerals. An Analysis of U.S. Dependence on Foreign Sources of Cobalt, Colorado, Westview Press, 1985, p. 4.
  • [32]
    Jean-Jacques Servan-Schreiber, Le Défi mondial, Paris, Fayard, 1981, p. 233.
  • [33]
    Voir Michel Beuret et Michel Serge, La Chinafrique. Pékin à la conquête du continent noir, Paris, Grasset, 2008, pp. 186-187.
  • [34]
    Ibid. p. 178.
  • [35]
    Tantalum (tantale pour les condensateurs), Tungstene (tungstène, pour les sonneries et les vibreurs) et Tin (étain, pour les soudures mais aussi les écrans tactiles).
  • [36]
    Voir Philippe Lagny, « Le coltan de la région des Grands Lacs africains, un minerai de tantale de triste réputation », Géochronique, n° 111, Société géologique de France, 2009, pp. 32-35.
  • [37]
    Voir Augustin Roch, Géopolitique et mécanismes de raréfaction des ressources combustibles et minières, Thèse de science politique, sous la direction de Pascal Boniface, Université Paris 8, 19 novembre 2012.
  • [38]
    Voir Apoli Bertrand Kameni, « Les minerais, belligènes par nature », Le Monde, 16 novembre 2012.
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