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Article de revue

Rendre justice après des violences de masse, un impératif fragile

Pages 165 à 170

Notes

  • [1]
    Le 10 mai 2013, l’ancien dictateur a été condamné à des peines de prison de 50 ans pour génocide et de 30 ans pour crimes de guerre.
  • [2]
    Lire Claudia Hilb, « Argentine : ni oubli, ni pardon », La Revue internationale et stratégique, IRIS Éditions – Armand Colin, n° 88, hiver 2012, pp. 109-116.
  • [3]
    Lire, pour davantage de détails, Eduardo Gonzalez et Howard Varney (ed.), Truth Seeking. Elements of Creating an Effective Truth Commission, International Center for Transitional Justice (ICTJ), New York, 2013.
  • [4]
    Assemblée générale des Nations unies, soixante-septième session, « Débat : La justice pénale internationale doit être impartiale et indépendante si elle veut contribuer efficacement à la réconciliation post-conflit », ONU, New York, département de l’information, AG/11357, 11 avril 2013.
English version

Kora Andrieu, La justice transitionnelle. De l’Afrique du Sud au Rwanda, Paris, Gallimard, collection « Folio essais inédit », 2012, 672 p. Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Pas de paix sans justice ? Le dilemme de la paix et de la justice en sortie de conflit armé, Paris, Sciences Po. – Les Presses, 2011, 300 p. Henri-D. Bosly, Damien Vandermeersch, Génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre face à la justice, Bruxelles, Éditions Bruylant, 2012, 288 p.

1Le 19 mars 2013, à Guatemala City, s’ouvrait le procès pour génocide et crimes contre l’humanité de l’exgénéral Efraín Ríos Montt, qui exerça le pouvoir entre 1982 et 1983. Porté au pouvoir à la suite d’un coup d’État militaire, l’ancien dictateur, qui pratiqua durant cette période une politique dite de la « terre brûlée » envers de nombreuses populations autochtones soupçonnées de soutenir la guérilla de gauche, est impliqué dans le massacre de plus 1 700 Ixils, une ethnie d’origine maya. La particularité de ce procès, qualifié d’historique par de nombreux défenseurs des droits de l’homme dans le pays, tient au fait que, pour la première fois, un ancien dirigeant politique comparaît devant un tribunal national pour de tels chefs d’accusation [1].

2Plus proche de nous dans le temps, en Côte d’Ivoire, plus de deux ans après les troubles liés à la crise post-électorale, l’ancien président, Laurent Gbagbo, entre les mains de la Cour pénale internationale (CPI), à La Haye, attend d’être fixé sur son sort ; il est soupçonné de crimes contre l’humanité. La justice ivoirienne n’a jusque-là poursuivi que des personnes appartenant au camp de l’ancien président, laissant planer le doute quant à l’impartialité de la justice nationale, tandis que les témoignages s’accumulent, dénonçant les exactions commises par les deux camps lors de la crise. En outre, l’action de la justice internationale et nationale s’est doublée, à la demande du président élu, Alassane Ouattara, de la création d’une « commission dialogue, vérité et réconciliation », sur le modèle sud-africain.

3Au Kenya, Uhuru Kenyatta, nouveau chef de l’État, fait l’objet de poursuites pour crimes contre l’humanité par la CPI depuis mars 2011 pour son rôle dans des violences internes survenues après l’élection présidentielle de 2007. Au Mali, le 6 mars 2013, les autorités par intérim ont annoncé la création d’une « commission dialogue et réconciliation » pour tenter de rapprocher les différentes communautés du pays engagées dans le conflit et rechercher les cas de violence et d’atteintes aux droits de l’homme intervenus au début des hostilités. Dans le même temps, des voix se font entendre appelant au jugement du chef d’État syrien Bachar Al-Assad devant la CPI pour la répression violente en cours.

4Les exemples ne manquent plus, des Balkans à l’Afrique subsaharienne, de l’Amérique latine au Moyen-Orient, qui voient la justice internationale ou des mécanismes dits de justice transitionnelle se mettre en place pour tenter de répondre à un besoin de justice après que des violations graves au droit international humanitaire (génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre) ont été commises.

5Ce souci de justice et ces manifestations de réconciliation post-conflit se sont imposés comme des réalités légitimes de la scène internationale contemporaine, même si leur consolidation appelle un effort permanent. Rendre justice est devenu un impératif à la fois moral, politique, social et juridique. « Juger les crimes de masse semble être ainsi devenu le nouveau réflexe des sorties de crise ou de conflit » (Kora Andrieu, p. 14). S’ils démontrent les dispositions des États, des sociétés et de la « communauté internationale » (dans sa représentation onusienne) à se saisir de ces enjeux de justice, il n’en demeure pas moins que ces instruments nationaux ou internationaux de justice révèlent des contradictions et font face à de nombreux obstacles, derrière lesquels se dissimule, bien souvent, l’ombre de l’impunité.

Rendre justice, une mécanique plurielle

6Parmi l’ensemble des mécanismes qui ont émergé à partir des années 1980 pour tenter de rendre effective la justice et faire droit aux victimes, on peut distinguer deux types de justice : la justice rétributive et la justice transitionnelle. Au niveau international, la justice rétributive trouve son origine dans les tribunaux militaires de Nuremberg et de Tokyo destinés à juger les crimes commis durant la Seconde Guerre mondiale, avant de prendre les formes qu’on lui connaît aujourd’hui avec la création, dans les années 1990, des tribunaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie (Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, TPIY) et pour le Rwanda (Tribunal pénal international pour le Rwanda, TPIR), puis, en 1998, de la Cour pénale internationale, dont l’entrée en vigueur effective date de 2002.

7Dans leur ouvrage, Henri-D. Bosly et Damien Vandermeersch s’attachent à montrer la lente évolution du rôle des institutions nationales et internationales dans la lutte contre les crimes internationaux. Ils définissent comme crime international : « les crimes de génocide, les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et le crime de terrorisme ». Ceux-là même qui rendent les mécanismes de justice rétributive (justice pénale) ou transitionnelle (justice reconstructive) nécessaires, mais compliqués à mettre en place tant les enjeux politiques sont déterminants.

8Pour les deux juristes, « l’action des juridictions internationales n’exclut pas l’intervention des juridictions nationales : bien au contraire, leurs actions respectives sont complémentaires eu égard notamment au nombre d’auteurs présumés et aux capacités limitées des juridictions internationales » (p. 11). En effet, comme le reconnaît le Statut de Rome de 1998, créant la CPI, les États ont la responsabilité de tout faire pour soumettre les auteurs de violations au droit international humanitaire à leur juridiction pénale. Néanmoins, si ces États ne sont pas en mesure de le faire, les juridictions internationales ont la possibilité d’y remédier. Les deux auteurs décrivent très précisément l’ensemble des dispositifs internationaux concourant à punir pénalement les crimes internationaux qui ont été commis – ce que fait également Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, mais en se focalisant sur les relations de la CPI avec le Conseil de sécurité des Nations unies.

9Outre la Cour pénale internationale et le rôle des juridictions nationales, les auteurs reviennent également sur ce qui s’apparente à de véritables innovations judiciaires, à savoir la mise en place d’institutions judiciaires mixtes – les tribunaux internationalisés –, comme ce fut le cas en Sierra Leone, au Cambodge, au Timor oriental, au Kosovo, au Liban ou encore en Bosnie-Herzégovine. La particularité de ces juridictions, crées par les Nations unies avec les États concernés, est de siéger sur « le territoire national mais avec l’appui des juges internationaux » (p. 13).

10À côté de cette justice rétributive ou pénale, a émergé dans les années 1990 ce que l’on nomme en français la justice transitionnelle, traduction du terme anglais transitional justice. Si l’expression s’impose dans les années 1990, les mécanismes qui lui ont donné sa réalité avaient néanmoins déjà vu le jour en Argentine (avec la création, en 1983 de la « Commission nationale sur la disparition des personnes », CONADEP, censée enquêter sur les exactions commises par la junte au pouvoir entre 1976 et 1983 [2]), en Bolivie, au Chili ou encore en Ouganda. Entre 1974 et 2007, l’organisation de défense des droits de l’homme Amnesty International dénombrait près de 32 « commissions vérité » dans 28 pays.

11Comme l’indique Kora Andrieu, la justice transitionnelle, en tant que justice reconstructive, s’apparente à une « nouvelle ingénierie du social ». Elle « correspond à une exigence à la fois tournée vers le passé et vers l’avenir. Il s’agit de réparer les violations du passé tout en posant les bases d’un gouvernement plus juste » (p. 29). La justice transitionnelle peut alors se définir « comme une réponse à une violation systématique ou massive des droits de l’homme, dont l’une des finalités est de reconnaître les victimes tout en faisant avancer les objectifs de la paix, de la réconciliation, et de la démocratie » (p. 29) [3]. Dire le passé, l’écrire, le confronter en le rendant public afin que la mémoire des victimes ne vienne pas hanter le temps présent ni obstruer l’avenir, tel semble être l’une des conditions de la réconciliation entre populations ou communautés ayant connu un affrontement. La volonté de réconciliation révèle ainsi la nature des ambitions prêtées à la justice transitionnelle. « Justice d’exception par définition, ses objectifs outrepassent la simple organisation juridique des relations humaines puisqu’elle cherche par ailleurs à accomplir une régénération morale des individus et une transformation politique profonde. Ce que vise la “justice transitionnelle”, c’est l’acte de naissance effectif et symbolique d’un nouveau régime, le moment d’un nouveau contrat social » (p. 26).

12L’existence de ces dispositifs judiciaires ne constitue pas, cependant, la promesse absolue d’une justice effective, ni même la garantie d’une sortie de conflit apaisée. En effet, rendre justice à la suite des crimes internationaux se heurte à d’innombrables obstacles, tant du point de vue pratique et politique que du point de vue analytique et philosophique. La question qui se trouve alors posée met en concurrence les enjeux liés à la paix et à la justice. C’est sous ces deux angles, à la fois politique et philosophique, que sont abordées ces questions dans le travail du philosophe et juriste Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Pas de paix sans justice, où la justice est abordée dans sa dimension rétributive, et dans celui de la philosophe Kora Andrieu, dans lequel elle tente, en s’appuyant sur de nombreux exemples (ex-Yougoslavie, Ouganda, Rwanda, Allemagne de l’Est, Afrique du Sud, Timor oriental, Maroc) de faire émerger une théorie de la justice transitionnelle.

13Poser la question de la confrontation entre la paix et la justice, c’est faire surgir, comme l’écrit K. Andrieu, une série de questions qui s’imposent immédiatement aux acteurs engagés dans la sortie de conflit et qui ont la responsabilité de pacifier et de reconstruire les relations sociales et politiques au sein de l’État concerné : « que faire des anciens bourreaux ? Comment équilibrer les demandes légitimes de justice avec l’impératif de stabilité sociale et politique ? Comment promouvoir la réconciliation ? Comment commémorer le passé sans diviser la société ? » (p. 25). Poser la question du rapport entre paix et justice, c’est donc également, en creux, poser la question de la possibilité de l’impunité.

L’ombre de l’impunité

14Cette ombre est le produit du dilemme entre la justice et la paix pointé par Jean-Baptiste Jeangène Vilmer. En effet, dans les situations postconflictuelles, lorsque des violences de masse ont eu lieu, « il y a bien des cas où rendre justice implique de sacrifier le maintien de la paix et de la sécurité et, réciproquement, où maintenir la paix et la sécurité implique de sacrifier l’exigence de justice. Le dilemme est alors inévitable. Est-il possible et souhaitable de vouloir la justice, même si le prix à payer est la paix ? Et, réciproquement, de vouloir la paix à tout prix, même si le prix à payer est la justice ? N’est-il pas préférable, parfois, de renoncer à l’une pour ménager l’autre ? » (p. 18)

15L’auteur souligne ainsi que « la question que pose le dilemme de la paix et de la justice n’est autre que celle des relations entre politique et justice. Il s’agit de savoir si la justice peut être une fin en soi ou seulement le moyen d’une fin, qui en l’occurrence serait le retour et le maintien de la paix et de la sécurité. Si la justice est une fin, on ne peut pas tenir compte de ses conséquences politiques. Si elle est un moyen, on doit en tenir compte » (p. 19). Cette question n’est pas seulement théorique, elle se pose en permanence, à chaque fois qu’une situation de sortie de crise se présente (Libye, Tunisie, Côte d’Ivoire, Mali, etc.), et travaille également la communauté internationale, comme en témoigne le compte rendu des débats ayant eu lieu au début du mois d’avril à l’Assemblée générale des Nations unies [4].

16La difficulté de dépasser ce dilemme tient à l’incertitude résidant dans les choix qui pourraient être faits dans un sens ou dans un autre. Les effets des décisions se révèlent impossibles à anticiper : doit-on s’en remettre aux effets pacificateurs des décisions de la justice pénale, qui pourraient ainsi dissuader les futurs criminels ; ou bien des décisions de justice ne conduiraient-elles pas à ralentir, voire à rendre impossible, la sortie de conflit en raison des menaces judiciaires pesant sur les protagonistes ? Dans le premier cas de figure, porté notamment par les défenseurs des droits de l’homme, la priorité est donnée à la justice (« pas de paix sans justice »), dans le second, le réalisme prêté aux diplomates et aux hommes politiques conduit à préférer la paix (« pas de justice sans paix »).

17Pour le dire autrement, faut-il poursuivre et condamner les responsables de violence et d’exactions au risque de remettre en cause les perspectives de réconciliation et le processus de paix ou de sortie de conflit, ou faut-il sacrifier l’exigence de justice et donc consacrer l’impunité des coupables pour maintenir la paix et la stabilité dans un pays ou entre plusieurs pays ? La situation politique en Syrie depuis 2011 représente à cet égard un cas d’école.

18Pour tenter de dépasser l’opposition entre réalisme et idéalisme en la matière, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer décrit le rapport entre paix et justice comme un « continu dynamique davantage qu’une opposition statique » (p. 21). Ce dilemme peut cependant être partiellement levé nous indique l’auteur, puisque la paix totale ou la justice totale sont rarement atteintes et qu’elles sont des horizons vers lesquels peuvent tendre les acteurs concernés – la paix ou la justice pouvant être privilégiées selon les moments et selon les évolutions de la situation locale. Cela implique de prendre la mesure des temporalités, des rythmes propres à chaque situation dans la manière de réfléchir et d’agir dans ces domaines. Les situations dans lesquelles se pose la question de la paix et de la justice sont rarement figées, elles répondent à des conditions de possibilités spécifiques qui vont conduire, en fonction des séquences politiques, à privilégier l’un ou l’autre aspect du dilemme.

19Si, en situation post-conflit, le souci de justice s’est désormais imposé comme une norme à appliquer, comme un impératif à la fois éthique et politique, si les mécanismes de justice pénale internationale ou de justice transitionnelle s’apparentent à un instrument ou à une méthode à disposition des États, des sociétés et de la communauté internationale, il n’en demeure pas moins que les limites de ces dispositifs restent nombreuses. En matière de justice, entre l’instrument et son instrumentalisation à des fins politiques, la frontière est parfois étroite, ce qui peut conduire à des résultats très éloignés des ambitions initiales de justice et de réconciliation. Par ailleurs, l’une des implications de la normalisation de ces mécanismes de justice est d’avoir créé des attentes à leur égard qu’ils ne sont pas souvent en mesure de satisfaire. Avec le désenchantement qui pourrait naître des faibles résultats obtenus jusque-là par cette justice internationale, c’est la légitimité même de ces dispositifs de justice qui pourraient, à terme, être contestée.


Date de mise en ligne : 21/06/2013

https://doi.org/10.3917/ris.090.0165

Notes

  • [1]
    Le 10 mai 2013, l’ancien dictateur a été condamné à des peines de prison de 50 ans pour génocide et de 30 ans pour crimes de guerre.
  • [2]
    Lire Claudia Hilb, « Argentine : ni oubli, ni pardon », La Revue internationale et stratégique, IRIS Éditions – Armand Colin, n° 88, hiver 2012, pp. 109-116.
  • [3]
    Lire, pour davantage de détails, Eduardo Gonzalez et Howard Varney (ed.), Truth Seeking. Elements of Creating an Effective Truth Commission, International Center for Transitional Justice (ICTJ), New York, 2013.
  • [4]
    Assemblée générale des Nations unies, soixante-septième session, « Débat : La justice pénale internationale doit être impartiale et indépendante si elle veut contribuer efficacement à la réconciliation post-conflit », ONU, New York, département de l’information, AG/11357, 11 avril 2013.

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