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Article de revue

Réflexions sur un monde en mutation

Entretien avec Kemal Derviş

Pages 7 à 17

English version

1Kemal Derviş est une des grandes figures de la scène internationale contemporaine. Il est notamment connu comme étant l’un des fervents défenseurs de l’intégration de la Turquie à l’Union européenne (UE), malgré tous les défis de part et d’autre. Ancien vice-président de la Banque mondiale, ex-ministre des Affaires économiques et des finances turc de 2001 à 2002, il a contribué au redressement de la situation économique de son pays à la suite de la crise financière qui l’a touché de plein fouet en 2001. Il a ensuite quitté le gouvernement pour rejoindre le Parti républicain du peuple et a été élu député au Parlement en 2002.

2En 2005, il a été nommé administrateur du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) pour un mandat de quatre ans durant lequel il a participé à la création d’une plus grande cohésion entre les différentes instances de l’ONU. Il a été particulièrement actif dans les domaines de la lutte contre la pauvreté et de l’assainissement.

3Didier Billion - On parle désormais fréquemment de nouveaux paradigmes dans les relations internationales, adhérez-vous à cette vision et, si oui, quelle appréciation portez-vous sur cette évolution ?

4Kemal Dervi? — Je pense qu’à partir de la révolution industrielle du début du xixe siècle, on peut distinguer trois périodes : une première période de grande divergence économique durant laquelle l’écart entre les pays plus avancés – essentiellement l’Europe, l’Amérique du Nord et un peu plus tard le Japon – et le reste du monde a augmenté de décennie en décennie. Il existe à ce sujet des ratios qui ont été calculés par des historiens spécialistes des questions économiques, comme Angus Madison. Ce dernier s’est basé sur les dix régions les plus pauvres et les a comparées aux dix régions les plus riches. De cette comparaison a découlé un rapport de 3 à 1 en 1820 puis de 25-30 à 1 en 1950.

5Une deuxième période, après la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle l’écart entre les deux extrêmes a continué à se creuser. Toutefois, on a pu noter davantage de divergences entre certains pays et un début de croissance dans d’autres pays en voie de développement. Il y a par exemple eu des périodes de croissance assez impressionnantes en Amérique latine au cours des années 1950. D’autres pays ont enregistré une croissance soutenue dans la zone méditerranéenne et en Asie de l’Est. Cependant, la crise de la dette qui a touché l’Amérique latine dans les années 1980 a eu des répercussions non négligeables sur son économie. De plus, si l’on observe la croissance par habitant pour l’ensemble des pays en voie de développement et les pays riches, on s’aperçoit que jusqu’en 1990 il n’y avait presque pas de différence.

6À partir de 1990, une rupture historique s’est opérée, la croissance des pays émergents dans leur ensemble étant nettement supérieure à celle des pays avancés. Face à ce bouleversement, on peut d’ailleurs observer que le xxe siècle se termine en 1989 - 1990 non seulement en raison de l’effondrement du mur de Berlin mais aussi à cause d’une convergence nouvelle entre les émergents et les pays avancés. Cela ne veut toutefois pas dire que les émergents les plus performants sont arrivés au niveau de développement des plus avancés même si on note une accélération soutenue de leur croissance depuis vingt ans. La crise actuelle qui touche de plein fouet l’Europe et les États-Unis et la faible croissance du Japon font penser que cet écart des taux de croissance augmente au lieu de diminuer. De ce fait, il existe un important débat économique qui risque de perdurer à ce sujet puisque nous nous dirigeons vers un monde où les poids économiques respectifs auront changé de façon radicale d’ici 2020. À cette date, la Chine sera la plus grande économie du monde. L’Inde bénéficie d’une croissance remarquable (6,5 %), tout comme l’Indonésie ou la Turquie. Certains pays d’Amérique du Sud commencent eux aussi à croître de façon accélérée. Quant au continent africain, sa croissance approche les 6 % depuis dix ans. Ces bouleversements vont bien sûr influencer les relations internationales et les équilibres mondiaux. À mon sens, nous sommes en train d’expérimenter une mutation vers un monde davantage multipolaire sur le plan économique et dans lequel la domination de l’Occident et du Japon sur l’économie mondiale touche à sa fin. C’est donc une ère historique qui s’achève. Cela ne veut toutefois pas dire que ces économies vont devenir faibles ou qu’elles ne seront plus importantes sur l’échiquier mondial. Ce qu’il faut retenir, c’est que les États-Unis, le Japon et l’UE demeurent des économies et des marchés très importants mais que d’autres vont se créer et seront amenés à les défier.

7Peut-on considérer que cela se traduit d’ores et déjà au niveau politique ?

8Kemal Dervi? — Oui, car pour mener une politique, il faut des moyens. La Chine, par exemple, a des ressources considérables et c’est grâce à celles-ci qu’elle peut mener une politique agressive d’investissement sur les continents africain et sud-américain. C’est aussi grâce à ces ressources que Pékin se voit courtisé par les pays d’Europe du Sud alors que ces derniers traversent une crise économique sans précédent. Il est par ailleurs intéressant d’observer que malgré des manques dans le système démocratique et social chinois, les jeunes élites parties étudier à l’étranger reviennent pour la grande majorité travailler dans leur pays d’origine en raison de l’attrait dont bénéficie la croissance chinoise. Il reste évidemment un fait important, puisque les États-Unis, sur le plan purement militaire, demeurent la seule superpuissance (50 % du total des dépenses militaires mondiales). On se dirige ainsi vers un monde où la puissance économique et financière des États - Unis a nettement diminué mais où leur puissance militaire demeure, de loin, la première.

9Dans les discours politiques, dans les médias, on évoque souvent la « communauté internationale », or un homme comme Hubert Védrine conteste ce terme en expliquant qu’elle n’existe pas. Quel est votre point de vue sur cette question ?

10Kemal Dervi? — J’estime qu’il n’existe pas de communauté internationale qui ressemblerait à un gouvernement mondial ou à un parlement mondial. Hubert Védrine a certainement raison dans ce sens. Mais je pense que la vitesse et l’intensité avec laquelle la société civile communique de par le monde ainsi que celles avec laquelle les opinions se répandent permettent de considérer que s’est créé aujourd’hui ce qu’on peut appeler une communauté internationale. Je considère que les valeurs fondamentales de la démocratie et de la liberté ont beaucoup progressé au cours des vingt ou trente dernières années même si de nombreux régimes autoritaires et corrompus persistent.

11Si l’issue de ce qui se déroule dans le monde arabe n’est pas encore connue, il y a une revendication démocratique qui se fait très claire. Cela me rappelle le message fondamental d’Atatürk expliquant que la Turquie veut intégrer les valeurs développées en Occident, notamment celles des Lumières et de la Révolution française en Europe. Cela ne signifie pas que la Turquie ne restera pas fidèle à sa propre identité ou que, dans ses manifestations culturelles, elle souhaite « devenir occidentale ». Cependant la modernité dans le sens de la démocratie et du droit humain est inséparable d’une certaine tradition que nous devons au siècle des Lumières et aux grandes transformations démocratiques et populaires en Europe.

12Sans arrogance occidentale, on peut donc considérer que certaines valeurs sont universelles ?

13Kemal Dervi? — Certes, mais surtout certaines valeurs sont devenues universelles de par leur ancrage dans des événements historiques comme la Révolution française. De plus, il y a une revendication universelle qui quelquefois n’apparaît pas en harmonie avec d’autres demandes. Ainsi persiste dans toutes les régions du globe une sorte de tension dialectique entre la religion d’une part, basée sur la foi et une volonté divine, et d’autre part le fonctionnement de la démocratie, basé sur la volonté des citoyens. C’est dans ce sens que l’on peut parler de préoccupations communes sur la scène internationale.

14Vous avez évoqué l’onde de choc qui traverse le monde arabe depuis maintenant seize mois. Il y a cette dialectique entre les tréfonds de ces sociétés qui ont leur histoire, leurs particularités, leurs pratiques culturelles, leur foi et puis aussi des références à des valeurs universelles dans le même processus. Au Moyen-Orient, nous sommes entrés dans une période de turbulences qui risque de durer peut-être une dizaine d’années. À ce stade, quels sont les deux ou trois enseignements principaux de ce mouvement en cours ?

15Kemal Dervi? — C’est une entreprise ambitieuse puisque ce mouvement vient seulement de commencer et tout changement radical de ce genre ne s’est jamais dénoué en quelques années. Parler d’une décennie me paraît donc tout à fait réaliste. On compare quelquefois ce qui se passe actuellement dans le monde arabe à ce qui s’est passé en Europe de l’Est et dans l’Union soviétique, alors qu’il s’agit de situations très différentes car l’Europe de l’Ouest était alors un modèle dans lequel la majorité des citoyens de l’Est se retrouvait. En effet, ce modèle fut l’une des grandes victoires de l’UE permettant à l’Europe de l’Est de se démocratiser en moins de dix ans et de bénéficier de réformes politiques et économiques extrêmement importantes. En ce qui concerne l’ex-Union soviétique, c’est un peu différent car celle-ci n’avait pas la perspective d’adhésion à l’UE. La situation dans les pays arabes n’est donc pas comparable puisqu’il n’existe pas de perspective claire d’adhésion à un autre ensemble. De plus, la région fait face à d’importantes pressions démographiques et économiques extrêmement difficiles à gérer. Le conflit israélo-palestinien, qui reste à ce jour non réglé, fait aussi figure de problématique clé de cette région.

16Un des enjeux est de parvenir à combiner la mise en pratique de valeurs universelles avec les traditions et la foi. Il me semble que le grand défi auquel fait face ce mouvement islamo-démocratique reste celui de comprendre que la démocratie ne se réduit pas à gagner une élection. En effet, il s’agit plus généralement d’un mode de vie au sein d’une société où coexistent des équilibres, où la minorité qui perd les élections ne perd pas ses droits d’expression et d’influence, où la minorité respecte la majorité élue et où la majorité élue respecte les droits de l’opposition et où, enfin, la société s’attend à des alternances démocratiques. J’estime que ce pas n’a pas encore été intellectuellement franchi par tous. S’il y a un désir de démocratie et un désir d’élections libres, il reste à souhaiter que ceux qui gagnent les élections aujourd’hui seront prêts à les perdre un jour sans causer de problèmes.

17Il est à ce propos fréquent d’entendre évoquer le « modèle turc ». Comment percevez-vous cette expression et la réalité qu’elle suggère ?

18Kemal Dervi? — Il faut faire attention au choix des mots. Je pense que la Turquie doit prendre conscience du fait que l’évolution dans les pays arabes sera essentiellement déterminée par leurs dynamiques internes. Si ces dernières n’échapperont pas aux influences extérieures, il ne faut pas croire que l’on peut exporter un modèle clé en main. Ainsi, pour le président Abdullah Gül, le modèle turc peut être un modèle d’inspiration mais pas d’exportation. Ayant dit cela, la Turquie est un pays à grande majorité musulmane, qui possède en son sein une réelle diversité que l’on retrouve aussi au Moyen-Orient. Ce pays a réussi sur deux terrains très importants depuis la proclamation de la République. Tout d’abord une progression économique spectaculaire ouverte sur le monde extérieur et la formation d’une classe d’entrepreneurs performante. L’économie turque a ainsi su trouver sa place au sein de l’économie mondiale et fait désormais partie du G20. La deuxième chose, ce sont les progrès qu’a connus la démocratie turque. D’un régime qui était autoritaire, la Turquie a su instaurer des élections pluralistes depuis les années 1950. Il y a eu des interventions militaires mais limitées dans le temps, les militaires ne s’étant pas installés durablement au pouvoir. Je pense que personne en Turquie ne remettrait aujourd’hui en question le fonctionnement de la démocratie dans le pays, même si j’estime que les transformations nécessaires ne sont pas terminées et qu’il y a aussi eu, récemment, des revers. Pour que la Turquie soit solide partout et toujours, ceux qui gagnent les élections doivent garder à l’esprit que s’ils peuvent les gagner, ils peuvent aussi bien les perdre et que l’opposition n’est pas l’ennemi national mais une partie de la nation.

19Tout individu est citoyen à part entière et tout citoyen a le droit de participer à la vie politique au sein de laquelle l’alternance est considérée comme positive. Si des progrès restent à faire, il faut néanmoins reconnaître que la Turquie a une démocratie qui est maintenant assez bien établie et que ces deux aspects, économie performante d’une part, et démocratie d’autre part, surtout dans les dix dernières années, sont des exemples importants pour le monde arabe. J’ajouterai à cela que la volonté affirmée du parti conservateur musulman actuellement au pouvoir de montrer son intention de fonctionner dans une démocratie moderne à l’européenne peut avoir une réelle influence dans le monde arabe au vu des origines politiques dudit parti. Que nous soyons de gauche ou de droite, nous espérons tous que les valeurs démocratiques soient véritablement ancrées dans la vie politique turque et qu’il n’y ait plus de retour en arrière même si, malheureusement, on constate encore des faiblesses. Si des problèmes persistent, je suis toutefois convaincu que la volonté démocratique est très forte dans le pays et qu’en ce sens, la foi musulmane n’est pas du tout en contradiction avec les valeurs universelles et le fonctionnement d’une réelle démocratie.

20Incontestablement la construction européenne est aujourd’hui en crise, pas seulement pour des raisons économiques – même si elles sont essentielles. Les Européens, collectivement, ont une certaine incapacité à se projeter vers l’avenir, à se fixer des objectifs. Quelle est votre appréciation de cette crise multiforme ?

21Kemal Dervi? — C’est effectivement une crise réelle. À mon sens, la jeunesse européenne a tendance à oublier un peu trop rapidement les acquis que nous avons en Europe. Notamment, le fait qu’une guerre entre la France et l’Allemagne est aujourd’hui impensable car l’Europe est devenue un grand espace de paix, de liberté d’expression et de démocratie. Jusque récemment, c’était un continent qui non seulement avait fait la guerre mais l’avait aussi exportée dans le monde entier. Cette transformation, en l’espace d’une cinquantaine d’années, est extrêmement importante. Je crains que la génération actuelle, peut-être trop habituée à la paix et à la liberté, n’oublie l’Europe passée qui fut celle d’Hitler, de Mussolini, de Franco, de Staline et qui a causé la mort de dizaines de millions d’Européens. Or, cette époque n’est pas si lointaine, il suffit pour s’en souvenir d’interpeller la génération de nos parents et de nos grands-parents. Il faut ensuite se souvenir que l’Europe a connu un développement économique qui lui a permis de se rapprocher – après une guerre dévastatrice – du niveau de vie américain en l’espace de quelques décennies ; et le modèle européen de solidarité sociale qui existe – de la Suède à l’Espagne en passant par la France et l’Allemagne – sous des formes diverses a amélioré de façon notable la qualité de vie des Européens. Le bonheur des citoyens n’est pas seulement mesurable au PIB par habitant, il faut également tenir compte de l’existence d’une interaction sociale, de mesures visant à protéger l’environnement, etc. Dans ces domaines, l’Europe a fait d’énormes progrès et fait même figure de modèle. La crise que nous vivons aujourd’hui ne doit pas nous faire oublier ces acquis. Ce qui évidemment ne signifie pas que la jeune génération n’ait pas le droit de revendiquer des changements, des innovations pour que l’Europe continue à avancer.

22Souvent, il est expliqué que la chance a une très grande part dans la réussite des individus et que ceux qui en ont, ont tendance à affirmer qu’ils ne doivent leur succès qu’à leur génie. Je pense que ces derniers doivent réaliser la part de « chance » dans leur succès et en partager les fruits. La justice demande qu’il y ait une certaine égalité d’opportunité mais aussi de la solidarité, et ceci est un fondement du modèle européen, qui a été proposé par la gauche et le mouvement social-démocrate, puis adopté par les démocrates chrétiens et le centre-droit en Europe. Ce n’est donc pas seulement un projet de la gauche, c’est avant tout un projet européen.

23L’Europe fait aujourd’hui face à de formidables défis issus des transformations de notre monde. Le premier concerne la montée en puissance des pays émergents et leurs 2 à 3 milliards de travailleurs qui s’intègrent dans l’économie mondiale, provoquant une plus grande concurrence. Nous sommes donc confrontés à une nouvelle donne. Il faut que chaque pays qui souhaite avancer, conserver ou augmenter son niveau de vie, améliore également ses capacités techniques, la performance de son enseignement, le savoir-faire de sa main-d’œuvre, les progrès dans la science et dans la recherche et le développement. Pour que l’Europe puisse continuer à progresser, la science, le savoir, le progrès technique et technologique doivent prendre plus d’importance. De même que doit être renforcée la coopération entre le secteur privé et le secteur public. Il est souvent dit qu’aux États-Unis, le secteur privé est leader dans la R&D, mais on oublie trop souvent que le Pentagone verse des sommes énormes dans le secteur privé pour permettre le développement et l’invention de nouvelles techniques, qui servent autant le secteur militaire que le secteur civil.

24Deuxièmement, il faut pouvoir s’adapter au changement démographique. La durée de vie de l’homme s’est allongée d’environ vingt ans au cours des dernières décennies, on peut même prédire prochainement une espérance de vie supérieure à 90 ans. Nous serons en présence d’une population plus vieille. Le défi consistera donc à s’adapter à ce changement, en particulier dans le secteur de la santé ainsi que pour le monde du travail et les retraites. Il faudra être innovant, inventif et progressif, dans le sens où il n’existe aucune justification pour qu’un individu qui travaille jusqu’à 60 ans à plein temps doive du jour au lendemain devenir inactif. Un « glissement » progressif vers moins de jours de travail par semaine est tout à fait possible, plutôt qu’un arrêt soudain, qui n’est ni nécessaire ni désiré par la plupart des citoyens.

25Devrions-nous partager le temps de travail en fonction de l’âge des employés ?

26Kemal Dervi? — Dans un certain sens. Par exemple un infirmier ou une infirmière dans un hôpital peut parfaitement travailler un certain nombre d’heures jusqu’à 55 ans, puis diminuer son temps de travail entre 55 et 65 ans voire entre 65 et 70 ans. À partir d’un certain âge, toute personne peut très bien travailler une fois par semaine et ainsi apporter son expérience et partager son savoir-faire. Je pense que tout le monde y gagnerait, car lorsque l’on part à la retraite subitement, toutes sortes de problèmes psychologiques connus se posent. Je pense que ce changement démographique peut être géré, mais surtout que les pays européens doivent réaliser que nous sommes face à une évolution fondamentale de l’espérance de vie et qu’il est nécessaire de s’y ajuster. Tous ces ajustements doivent se faire dans la concertation, au sein d’un débat mutuel avec les syndicats et les citoyens. Un citoyen ayant reçu des formations à différents stades de sa vie professionnelle devrait continuer à être performant, à exercer son activité si sa santé le lui permet et si le travail devient plus flexible (grâce à une diminution graduelle du temps de travail par rapport à l’âge). Je pense que la majorité des citoyens soutiendrait ces évolutions sociétales.

27Un autre débat, de plus en plus présent, concerne l’attractivité de l’Union européenne. À ce stade, elle ne l’est plus beaucoup même si cette conjoncture négative n’est qu’une séquence. Est-ce que cette appartenance à la « famille » européenne est toujours très prégnante au sein de la population turque ? Y a-t-il eu une évolution sur ce point ?

28Kemal Dervi? — Je pense que l’Europe est toujours attrayante, d’abord pour les citoyens de l’Union puisque des sondages ont démontré que le soutien à l’Europe reste majoritaire, même si la crise de confiance est réelle et qu’elle ne peut être niée. Cette crise doit être surmontée et cela dépendra de la volonté politique et de la communication avec les citoyens européens. L’époque qui voulait que des décisions incompréhensibles – concernant l’UE et ses citoyens – soient prises à huis clos à Bruxelles est révolue. Il apparaît essentiel que le président de la République française, la chancelière allemande, les Premiers ministres italien ou espagnol, ainsi que tous les leaders européens puissent communiquer et transmettre une vision concrète et positive de l’Europe à leurs concitoyens. Ensuite il faut que l’UE se dote des institutions politiques et économiques allant de pair avec une monnaie unique. Ce constat est l’un des grands enseignements de cette crise. Beaucoup d’économistes avaient d’ailleurs prédit, sans être écoutés, qu’il n’est pas possible d’avoir une monnaie unique sans avoir une intégration politique et économique plus importante que celle qui existe actuellement. Cela ne signifie pas pour autant que tous les pays doivent nécessairement être au même niveau et qu’il ne peut pas exister des inégalités entre les régions. L’Europe, si elle souhaite conserver sa monnaie unique, doit suivre cette même voie. L’abandon de la monnaie unique occasionnerait une crise telle qu’il apparaît vital de la préserver.

29Les leaders politiques font face à un défi de taille : trouver des solutions réelles aux problèmes tout en créant les outils de communication nécessaires pour le dialogue avec les populations.

30Concernant la Turquie, la population, il y a dix ans, était pour 70 à 80 % favorable à l’adhésion à l’UE. Entretemps le pays a été – pourrait-on dire – rejeté malgré les progrès réalisés sur les plans économique et démocratique. Le président Nicolas Sarkozy a eu une approche extrêmement négative à ce sujet, de même que la chancelière allemande, bien qu’elle ne se soit pas exprimée avec la même dureté que ce dernier.

31Chypre, à l’inverse de la Turquie, a été acceptée et intégrée en tant qu’île unie en ignorant totalement l’existence de la communauté chypriote turque qui a pourtant voté le plan Annan soutenu par l’UE, l’ONU et l’ensemble de la communauté internationale en 2004. Malgré le rejet de la part des Chypriotes grecs du plan de paix et de réconciliation soumis par l’ONU, l’UE a accepté sans condition leur intégration, créant une situation d’injustice à l’égard des Chypriotes turcs. Fort heureusement les relations entre la Grèce et la Turquie se sont nettement améliorées depuis, au grand mérite de certains hommes d’État, notamment Georgios Papandréou lorsqu’il était ministre des Affaires étrangères. Finalement, si cette division de l’île doit se résoudre, elle doit l’être dans la justice. Et heureusement, il n’y a pas de violence qui causerait de nouvelles angoisses. Au contraire, Turcs et Grecs aiment se rendre visite, se comprennent de mieux en mieux et s’apprécient de plus en plus.

32Malgré toutes les difficultés, à peu près la moitié des Turcs soutiennent toujours l’adhésion de la Turquie à l’UE et maintiennent leur volonté de faire partie intégrante de l’UE. Ce qui est en somme assez extraordinaire alors que nous sommes en période de crise monétaire, à un moment où le dossier chypriote est loin d’être résolu, et où de nombreuses injustices et tentatives d’isolement sont commises à l’encontre de la communauté turcophone de Chypre. Je pense que cette volonté est le reflet de deux siècles d’histoire. Pas seulement celui de la République turque mais aussi celui de l’Empire ottoman lorsqu’il faisait partie du concert des nations européennes. Dans ses phases de déclin, rappelez-vous, on disait qu’il s’agissait de « l’homme malade de l’Europe » et pas d’une autre représentation géographique. Aujourd’hui, on assimile la Turquie à un pays performant d’Europe. Il s’agit donc d’une réalité historique. La Turquie est proche du Moyen-Orient mais elle demeure aussi profondément un pays ancré dans l’histoire des Balkans et de l’Europe du Sud-Est. La « grande aventure » turco-européenne ne doit donc pas se terminer, mais elle ne peut en aucun cas se poursuivre dans les mêmes conditions.

33La crise européenne actuelle constitue peut-être l’occasion de redéfinir comment la Turquie pourrait prendre place dans une Europe qui est elle-même en réinvention.

34Au niveau national, en Turquie, vous avez eu des responsabilités de premier plan. D’abord ministre de l’Économie et des Finances puis député. À côté de cela, vous avez connu une expérience internationale exceptionnelle à la Banque mondiale, puis à l’ONU, puis au PNUD. Quelle a été, dans le cadre de vos responsabilités au sein du PNUD, la mesure dont vous êtes le plus fier ? Ainsi que le regret que vous conservez d’une mesure que vous n’avez pu porter à son terme ?

35Kemal Dervi? — Une chose que nous avons pu partiellement réaliser, lorsque j’étais directeur du PNUD, c’est d’avoir rassemblé la « famille de l’ONU » sur le plan économique et social. Le directeur du PNUD est aussi le président de toutes les agences de l’ONU qui travaillent dans le domaine économique et social (le Bureau international du travail, l’OMS, etc.). La faiblesse de l’ONU vient souvent de sa division, de sa segmentation en de multiples organisations. D’une certaine façon, nous avons amélioré assez sensiblement la coopération entre ces organisations. Même si nous sommes restés à mi-chemin, il existe aujourd’hui une plus grande cohérence dans le système économique et social de l’ONU. Kofi Annan et Ban Ki-moon nous ont d’ailleurs énormément soutenus dans cette entreprise. Plus concrètement, le PNUD a rencontré un certain nombre de succès dans des projets importants, par exemple dans la prévention des pertes humaines lors de catastrophes naturelles. À la suite des nombreux cyclones au Bangladesh qui ont occasionné des inondations meurtrières, nous avons par exemple créé un système en partenariat avec le gouvernement du pays permettant d’avertir les populations suffisamment tôt afin de permettre la mise en place de plans d’évacuation et de protection des individus. Ce système a permis de diviser par dix les dégâts causés par ces désastres naturels.

36Malgré ces réussites, le PNUD requiert un travail analytique primordial traduisant ces expériences concrètes dans le domaine de la théorie économique et du développement. Des travaux majeurs ont ainsi été réalisés, comme par exemple le rapport sur le développement humain dans les pays arabes qui a été riche d’enseignements. Le PNUD a été la seule des grandes organisations internationales à alerter les opinions publiques et les décideurs sur les immenses défis structurels que devait affronter le monde arabe alors que d’autres étaient si complaisants. Si le rapport sur le développement humain de 2007 au sujet du réchauffement climatique a lui aussi été mobilisateur, le PNUD a toutefois besoin d’investir davantage dans le domaine de la théorie du développement. En effet, il y a un réel besoin de débats entre les grandes institutions internationales sur le plan intellectuel. Autant il faut se concerter sur l’action et sur les projets, autant il est fructueux de créer un débat intellectuel et conceptuel entre les différentes instances internationales telles que le FMI, la Banque mondiale et le PNUD. Ce débat pourrait permettre de mettre fin à la pensée qu’on qualifie quelquefois d’« unique » et apporter un réel progrès dans les politiques de développement. C’est précisément dans ce domaine que le PNUD a besoin de plus de dynamique, de plus de ressources, de plus d’économistes. Nous avons avancé dans cette direction, mais j’aurais aimé le faire plus rapidement. Les contraintes financières ne l’ont pas permis.

3728 juin 2012.

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