Couverture de RIS_083

Article de revue

Éditorial

Pages 53 à 56

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1Le Maghreb et le Moyen-Orient vivent depuis plusieurs mois une situation historique. Ces régions, qui nous étaient fréquemment présentées comme le trou noir des processus de démocratisation ayant touché la plupart des grandes aires géopolitiques depuis la chute du mur de Berlin, tant elles semblaient effectivement résister aux évolutions démocratiques, sont en train de faire la preuve qu’il n’existe aucune raison, culturelle, politique ou sociale, pour qu’elles restent en dehors de ce mouvement général d’émancipation.

2Plusieurs caractéristiques récurrentes doivent être soulignées. Tout d’abord, les processus en cours ne recèlent pas, ou très peu, de discours idéologiques mais l’aspiration à la justice sociale et à la liberté sont les véritables ferments des mobilisations. Ensuite, ces mouvements n’ont pas, ou peu, de dirigeants les incarnant. Enfin, il convient de constater que les propositions de réformes et de compromis émises par les régimes en place fonctionnent très peu, à ce jour, et semblent toujours énoncées à contretemps. Ainsi les théories complotistes, les antiennes sur les mouvements minoritaires manipulés de l’étranger sont moins que jamais opératoires. Ces éléments complexes décontenancent par leurs brusques enchaînements car aucun des registres traditionnels d’analyse ne semble plus pouvoir s’appliquer. Mais c’est le propre de tout processus révolutionnaire que de transgresser les schémas établis et de mettre à mal les grilles de lecture habituelles. C’est pourquoi la théorie de l’incompatibilité entre monde arabe, démocratie et islam s’avère définitivement erronée à l’heure des bouleversements actuels.

3Accélération et amplification des processus révolutionnaires ne signifient toutefois pas révolutions triomphantes. Cette simplification a généré de fortes illusions sur un hypothétique effet dominos qui entraînerait la mise à bas des régimes en place les uns après les autres. Cette erreur d’appréciation a rapidement été dépassée par la réalité des faits. L’origine de cette confusion réside probablement dans le fait que les raisons objectives des révoltes sont quasiment identiques dans la région.

4Au niveau social tout d’abord. Partout les inégalités, en partie produit des pseudo-réformes libérales, sont devenues insupportables, d’autant qu’elles sont aggravées par le fait que les oligarchies s’auto-reproduisent et pillent littéralement les richesses nationales. Phénomène aggravé par l’arrivée des classes d’âge les plus nombreuses à l’âge adulte ce qui provoque un chômage de masse, affectant notamment une jeunesse dont une partie est de plus en plus éduquée. L’OCDE estime qu’au vu de la pression démographique qui existe dans ces pays, il faudrait créer 40 millions d’emplois au cours des quinze prochaines années. Les différences de niveau de vie entre un habitant de la rive nord et de la rive sud de la Méditerranée sont devenues telles que Mare Nostrum est devenue la frontière la plus inégalitaire du monde. En outre les processus d’urbanisation et les profonds mouvements de transformation sociologique qui en découlent génèrent un individualisme social, fait nouveau dans la région, et qui contribue à remettre en cause les systèmes d’allégeance traditionnelle aux différentes formes d’autorité.

5Au niveau politique ensuite. Ce dernier se caractérise fondamentalement par le déni généralisé des droits démocratiques et la perpétuation de régimes autoritaires et dictatoriaux usés à la corde. La Tunisie n’a connu que deux présidents depuis 1956, l’Égypte trois depuis 1954, Kadhafi accède au pouvoir en 1969, le parti Ba’ath dirige la Syrie depuis 1963… Et pourtant les nouvelles technologies de communication – internet, réseaux sociaux, chaînes satellitaires – ont favorisé un désenclavement des opinions que ne permettait pas une presse écrite traditionnelle la plupart du temps à la solde des pouvoirs en place. L’émergence d’une scène médiatique arabe unifiée favorise l’intercompréhension entre les peuples arabes, et a permis la cristallisation de véritables opinions publiques.

6Ces nombreux points communs ont ainsi favorisé l’utilisation du concept d’effet dominos, pourtant les situations ne sont pas transposables. Il est faux de parler du monde arabe comme d’une sorte de masse informe dans laquelle les mêmes causes produiraient les mêmes effets et il n’y aura pas d’effet dominos car il existe des configurations nationales différentes. Il est donc plus pertinent de parler d’onde de choc.

7Pour de multiples raisons, les pays arabes se sont en effet progressivement affirmés comme des États-nations clairement différenciés. Leurs histoires respectives, l’existence et l’ancienneté d’un appareil étatique, les modalités de la décolonisation, les rapports de force politiques, l’existence ou non de regroupements politiques ou syndicaux, les rapports de la société à l’État, la réalité de l’institution militaire, l’ampleur du clientélisme et des réseaux d’allégeance, l’importance des tribus et/ou des ethnies éventuellement couplée à des questions confessionnelles sont autant de paramètres qui distinguent fortement les États les uns par rapport aux autres, même si au-delà de ces différenciations, les exigences sociales et politiques sourdent de l’ensemble des pays de la région.

8A contrario, il est remarquable que des éléments politiques qui semblaient structurants des sociétés arabes n’aient en réalité nulle part été des vecteurs de mobilisation. Ainsi des revendications islamistes, ce qui confirme l’échec de l’islam politique qui n’a pas su gouverner autrement là où il a pris le pouvoir. Il en est de même de l’anti-américanisme qui, bien qu’étant un des sentiments les mieux partagés au Moyen-Orient, n’a pas été formulé dans les processus de contestation. Enfin, si nous persistons à considérer que la résolution positive de la question palestinienne reste un des défis principaux à résoudre, force est de constater que ce dossier a été découplé des agendas politiques nationaux des derniers mois dans la région.

9Ce tempétueux mouvement qui s’est propagé à travers la région ne s’est pas transformé en une série de victoires successives. Si les exemples tunisien et égyptien ont suscité de naïves illusions, les cas bahreïni, libyen, syrien ou yéménite ont obligé les plus optimistes à revenir au principe de réalité.

10Une des questions qui se posent concerne une nouvelle fois le « deux poids-deux mesures » des réactions de ladite communauté internationale. La disparité des décisions prises à l’égard de la Libye ou de la Syrie ne manque en effet pas d’interroger. Les ambiguïtés volontaires de la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’ONU, l’enlisement de l’opération militaire qui s’en est suivie suscitent une suspicion au sein du monde arabe, à l’intérieur duquel le régime Kadhafi ne bénéficie pourtant pas d’une réputation favorable. Qu’on le veuille ou non, cette opération, sous égide de l’OTAN, risque d’apparaître comme néo-coloniale et contribue à réactiver la thèse du choc des civilisations. Or, la question des perceptions au sein des peuples du monde arabe et moyen-oriental est plus que jamais essentielle. Facteur amplificateur, nous savons que si la Russie et la Chine ont accepté de ne pas utiliser leur droit de veto lors du vote de la résolution 1973, elles ont refusé de réitérer leur décision à l’égard de la Syrie. La Ligue des États arabes, pour sa part, s’est montrée pour le moins critique via notamment les déclarations de son ex-secrétaire général, Amr Moussa.

11Cette vague de contestation dans le monde arabe a eu deux effets collatéraux. Le premier est la fin programmée de l’Union pour la Méditerranée pour laquelle l’éviction des piliers politiques de la rive sud incarnés par Ben Ali et Moubarak a porté un coup probablement fatal. Le second est la mort politique des néo-conservateurs états-uniens, les événements de ces derniers mois prouvant en effet que la démocratie ne peut pas s’imposer de l’extérieur mais est le produit du mouvement des peuples et des citoyens. On peut craindre de ce point de vue que l’opération de l’OTAN en Libye ne ressuscite temporairement ces concepts fumeux.

12Ainsi le profond mouvement qui traverse le Moyen-Orient et le Maghreb n’est pas et ne sera pas linéaire, les processus à venir sont complexes et se déclinent État par État, même si l’arrière-plan et les ingrédients qui alimentent la contestation sont similaires. Mais désormais rien ne sera plus comme avant : la peur est tombée et nous assistons à une formidable prise de conscience et de confiance. Nous avons en outre une nouvelle illustration des nouveaux paradigmes qui structurent désormais les relations internationales : les puissances occidentales ne peuvent plus organiser le monde selon leurs exigences. Tous les peuples du monde sont politiquement actifs et ceux du Moyen-Orient et du Maghreb ont clairement indiqué que les valeurs universelles de liberté et d’égalité étaient aussi les leurs.

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