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Itinéraire d'un intellectuel libanais francophone

Pages 7 à 17

Notes

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    Revue internationale et stratégique n° 68, avril 2007
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1Corm est né à Alexandrie en 1940. Après ses études supérieures à Paris à la Faculté de droit et des sciences économiques et à l’Institut d’études politiques, il rentre au Liban et mène une carrière dans l’administration libanaise (Ministère du Plan puis Ministère des Finances). Il intègre le secteur de la banque internationale de 1969 à 1985 entre Paris, Alger et Beyrouth. Il s’installe ensuite à Paris et devient consultant économique et financier pour diverses institutions multilatérales officielles de financement, dont la Banque mondiale, l’Union européenne, et diverses agences spécialisées des Nations unies. Il rentre à Beyrouth en 1998 après avoir été nommé ministre desfinances du gouvernement de M. Sélim El-Hoss, le seul gouvernement qui n’ait pas été dirigé par Rafic Hariri entre 1992 et 2004. À la fin de l’année 2000, il quitte ses fonctions ministérielles et reprend ses activités de consultant et d’enseignement universitaire à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth.

2BARAH MIKAïL - Vous avez beaucoup écrit sur des problématiques juridiques et historiques. Comment expliquez-vous alors votre passion pour les relations internationales contemporaines, auxquelles votre parcours ne vous prédestinait pas a priori ?

3GEORGES CORM - Ce qui peut expliquer ce que vous qualifiez de « passion » que j’aurais pour les relations internationales contemporaines, c’est, outre mes origines libanaises, le fait que j’aie vécu une partie de mon enfance en Égypte où j’ai assisté à l’attaque franco-britannique et israélienne en 1956, ce que j’ai ressenti comme une monstruosité gratuite de la part de trois pays se prétendant des modèles de démocratie et de civilisation raffinée.

4Cette attaque m’a amené à m’inter-roger sur l’emploi cynique de la force dans le cadre d’une inégalité presque absolue dans les relations entre ce qu’on a appelé « l’Occident » et la rive Sud de la Méditerranée, ou le « monde arabe », ou « Moyen-Orient ».

5Par ailleurs, l’existence libanaise a beaucoup souffert depuis le début du XIXe siècle et continue encore aujourd’hui de souffrir des rivalités et ambitions des grandes puissances au Levant, ainsi que de l’émergence de l’État d’Israël en 1948 et de sa politique de puissance et d’expansion. J’ai écrit la première version du Proche-Orient éclaté durant les années 19801982 et l’ai terminée sous les bombes israéliennes au cours du dramatique été 1982, lorsque la moitié du Liban a été occupée par les Israéliens. Tout cela ne peut que marquer et vous pousser à tenter d’expliquer ces déchaînements de violence, autrement que par des écrits de circonstance épousant la thèse des plus forts.

6Dès la période de ma première jeunesse, les termes « Occident » et « Orient » m’ont paru abstraits, sans intérêt. Au Collège des Jésuites du Caire où j’ai fait mes études secondaires et plus tard lors de mes études universitaires à Paris, je découvrais qu’il y avait plusieurs Occidents et qu’il y avait d’innombrables Orients. C’est ce qui m’a amené à écrire L’Europe et l’Orient en 1989, puis Orient-Occident, la fracture imaginaire en 2005, et enfin L’Europe et le mythe de l’Occident en 2009. Derrière ces mots devenus mythologiques, passionnels, émotionnels, tout était en train de s’organiser pour finalement donner de la crédibilité à la thèse très fantaisiste du « choc des civilisations » de S. Huntington. Cette dernière vient remplacer la doctrine de la Guerre froide sur les dangers de la « subversion communiste » de façon opportune, en créant un nouvel ennemi que le président George Bush fils appellera l’« islamo-fascisme ».

7Je suis de ceux qui croient à l’unité du genre humain, j’ai donc une haine farouche de l’anthropologie de type essentialiste qui fige les peuples, les civilisations, les religions ou des communautés religieuses spécifiques dans des clichés, ce qui dégénère souvent dans un registre d’anthropologie de café de commerce du style : « Ah ! Vous savez, moi je connais les chiites, ces gens-là sont comme-ci ou comme ça... ». Ce type de discours m’insupporte. J’ai écrit, il n’y a pas longtemps, un texte qui résume ma pensée sur le sujet de l’altérité que j’ai intitulé « L’altérité : connais pas », car pour moi les vrais et très profondes différences sont d’origine socio-économique et non d’origine ethnique. Entre un paysan écrasé de pauvreté ou un ouvrier casseur de pierre et un homme cultivé vivant dans le confort, la barrière n’est pas franchissable, même si les deux parlent la même langue. J’ai donc adopté une approche de plus en plus dépassionnée et neutre, évitant toute généralisation abusive sur des psychologies collectives supposées. J’évite aussi autant que possible d’émettre des jugements de valeur simplistes lorsque je tente d’expliquer à mes lecteurs des réalités objectives complexes, pour lesquelles il n’existe pas de clé d’explication unique. D’ailleurs, j’ai intitulé l’un de mes articles, publié dans votre revue, « Pour une approche profane des conflits de l’après-guerre froide » [1].

8Les années de guerre au Liban entre 1975 et 1990 ont aussi été un stimulant très puissant pour ma réflexion, car je me refusais à diabo-liser l’une ou l’autre des catégories de la population libanaise prises en otage par les milices armées locales et déjà je remarquais une dichotomie forte entre des discours virulents de haine et des comportements qui pouvaient rester très humains chez ceux très nombreux qui refusaient de se laisser embrigader dans la violence physique.

9Enfin, dans mon propre itinéraire, l’année 1998 est un tournant parce que c’est l’année durant laquelle j’ai rajouté au Proche-Orient éclaté, une partie introductive, composée de quatre chapitres de réflexion critique sur les vocabulaires, concepts, jugements de valeur implicites, choix du champ d’observation et du sujet historique. J’y ai montré toutes les précautions épistémologiques à prendre avant de se lancer dans un récit sur l’histoire de la région et les nombreux conflits qui la déchirent depuis plus d’un demi-siècle. J’ai montré dans ces chapitres à quel point nous sommes prisonniers d’une langue et de concepts figés qui ne reflètent pas la réalité des faits ou qui ne permettent pas de l’appréhender dans toute sa complexité.

10Par la suite, j’ai amplifié cette réflexion épistémologique dans un essai d’histoire longue du Moyen-Orient en remontant à l’Antiquité, ce qui m’a permis de mieux dénoncer l’utilisation abusive du marqueur religieux dans le récit des évènements, face aux autres données non moins prégnantes (telles que des structures d’empire permanentes, des socles géographiques qui maintiennent des continuités au-delà des changements apparents, des mélanges exceptionnels de culture, des mouvements démographiques de grande envergure). C’est ce que j’ai fait en reprenant un premier travail paru en 1993 dans la collection Dominos de Fayard (sous le titre Le Moyen-Orient), puis développé et amplifié en 2007 dans Histoire du Moyen-Orient. De l’Antiquité à nos jours. J’explique dès l’introduction que le marqueur religieux ne peut pas être une clé de compréhension des événements, qu’il faut prendre en compte la démographie, la géographie, les structures socio-économiques, etc. Certes, les malaises socio-économiques peuvent s’exprimer à certaines époques par des revendications d’ordre religieux ou ethnique, mais ceci ne veut pas dire que ces malaises sont d’origine ethnique ou religieuse. C’est une grille de lecture qu’il est très difficile de faire passer, mais qui est néanmoins indispensable pour appréhender la réalité.

11Quant à mon dernier ouvrage, Le nouveau gouvernement du monde (2010), il est la continuation du Nouveau désordre économique mondial publié en 1993 et dans lequel je m’essayais à une réflexion prospective qui ne m’a pas vraiment donné tort. Ma propre carrière de banquier pendant quinze ans (1969-1985) m’avait déjà fait découvrir l’absence de principes rationnels et éthiques dans la façon dont ce métier évoluait. Mais cet ouvrage est aussi l’aboutissement de mon ouvrage précédent sur l’histoire de l’Europe et la construction du mythe de l’Occident (2009). Car finalement, la globalisation économique qui s’est mise en place au cours des trois dernières décennies est une sorte de couronnement de la domination du monde par l’Europe et les États-Unis. D’autant que depuis le départ du général de Gaulle en France, l’Europe est devenue, malgré ses réalisations en matière d’unification économique et monétaire, une base arrière du nouveau déploiement impérial américain dans le monde depuis la chute de l’Union soviétique.

Vous dénoncez les logiques de mise en opposition, notamment en termes d’affiliations civilisationnelles et d’essentialisme. Mais, à la lecture de vos ouvrages, ne peut-on pas déceler dans votre approche une tendance à globaliser des logiques de type occidental pour mieux y voir l’origine de certains maux ?

12GEORGES CORM - Je ne crois pas que les analyses que j’ai menées dans Le nouveau gouvernement du monde aient tendance à globaliser des logiques de type occidental, comme vous le dites. D’ailleurs, dans l’ouvrage précédent, L’Europe et le mythe de l’Occident, j’avais bien montré que la planète entière est désormais occidentalisée, surtout si l’on prend en compte l’importation dans toutes les sociétés hors d’Europe et des États-Unis des grandes visions philosophico-politiques produites par les cultures européennes, visions tellement diverses et contradictoires qu’elles ont contribué à l’éclatement de deux guerres dites mondiales et à de nombreuses guerres civiles en Europe et hors d’Europe. C’est pourquoi, le terme « Occident » ne veut plus dire grand-chose, en dehors d’une projection de la puissance euro-américaine sur le monde, qui est d’ailleurs bien plus de nature géopolitique et culturelle qu’économique. C’est ainsi que les élites politiques et économiques des nouveaux pays émergents qui intègrent petit à petit le système du gouvernement mondial n’ont pas une vision très différente des bienfaits de la globalisation que celles des pays dits « occidentaux » et anciennement industrialisés.

13Dans le dernier ouvrage sur le « gouvernement du monde », je prends aussi beaucoup de précautions méthodologiques et épistémologiques, puisque dès l’introduction j’indique que je n’emploierai pas le qualificatif « occidental », mais plutôt le terme « pays anciennement industrialisés » pour désigner l’Europe et les États-Unis, par opposition aux pays « nouvellement industrialisés » d’Asie ou d’Amérique latine. De la même façon, j’ai banni de mon vocabulaire, dans cet ouvrage, le terme de « capitalisme » ou celui de « système capitaliste », devenu une expression émotionnelle dans l’admiration ou la haine, pour adopter l’expression totalement neutre de « système économique », dont il faut juger de l’efficacité, de la justice et du bien être qu’il apporte, au-delà des apparences juridiques formelles qui en feraient un système capitaliste ou socialiste ou à économie dirigée.

14Je continue donc de rechercher un langage qui ne comporte pas de termes passionnels, et de m’accrocher autant que possible au principe de base de neutralité épistémologique qu’il faut avoir dans tout écrit de nature politique, économique ou sociologique. À ceux qui me disent que ce dernier ouvrage est une critique très véhémente de la globalisation économique, je réponds que ce n’est pas la critique qui est véhémente, mais les faits négatifs rapportés et décrits sur la base d’une documentation abondante, aussi bien de nature quantitative que qualitative. Combien de fois m’a-t-on fait le reproche de véhémence et d’anti-occidentalisme, dans les comptes rendus de mes ouvrages ! Mais je ne suis ni « pro », ni « anti », j’expose des faits, j’analyse les interprétations divergentes de ces faits par différents secteurs d’opinion, en déconstruisant les systèmes de perception dominants dans la recherche académique ou les grands médias. Et ce qui ressort des faits donne des traits négatifs à ce que l’on aime appeler « l’Occident ». Mais, pour moi, c’est fini, je ne parle plus d’« Occident », mais de pays européens, ou des États-Unis... Il faut écarter cette notion qui ne signifie plus rien et qui est un drapeau de combat dans l’idéologie du « choc des civilisations ».

Peut-on considérer que la nécessité des principes moraux et de l’éthique dans le domaine des relations internationales, que vous abordez fréquemment soit un facteur de l’évolution de votre pensée ?

15GEORGES CORM - Oui en un certain sens, mais la motivation profonde de mes écrits reste de dénoncer les simplifications idéologiques abusives, les passions, les ambitions, qui sont parmi les facteurs majeurs de violence et de guerre.

16J’avais déjà été très frappé de voir, que - même pour une culture politique telle que la culture française, pour laquelle j’ai beaucoup de tendresse et dans laquelle je me sens à l’aise -, dès qu’il s’agissait de la question israélienne, ou précédemment de la question coloniale, les principes d’éthique humaniste disparaissaient. De même, aujourd’hui l’utilité des aventures militaires des États-Unis appuyées par de nombreux États européens ou les positions passionnelles et obsessionnelles sur l’Iran, le Hezbollah et le Hamas, ne sont pas vraiment discutées dans les enceintes démocratiques ou dans les grands médias. Il y a une sorte de consensus des élites politiques et bien pensantes pour approuver la politique de puissance des États-Unis, comme celle d’Israël, même si elles sont contraires au droit international.

17Bien sûr vous avez en Europe comme aux États-Unis de très nombreuses voix critiques de la géopolitique de puissance euro-américaine telle qu’elle se déploie dans le monde depuis la fin de la Guerre froide, sous l’étendard de la défense de valeurs dites « judéo-chrétiennes », devenues le slogan de l’Occident politique et dans le cadre de la théorie du choc des civilisations. Mais tout le jeu consiste à marginaliser ou à intimider ces voix et à donner la plus grande visibilité aux jusqu’au-boutistes très nombreux qui légitiment sans états d’âme les actions les plus contraires à un humanisme de base minimal et souvent aux règles de droit international péniblement élaborées au long des derniers siècles.

18Ce que j’essaye de montrer c’est que les traditions humanistes et anticoloniales européennes continuent de se perpétuer, même marginalisées, dans une partie de la culture politique euro-américaine et que l’on ne peut donc pas mettre tous les soi-disant « Occidentaux » dans le même sac. L’Occident continue d’être divers, même si le monde des décideurs politiques, des grands médias et de beaucoup d’institutions de nature académique tente par tous les moyens disponibles de montrer une façade d’unité dans la conduite des affaires du monde, en particulier face au monde dit arabo-musulman, chargé aujourd’hui de tous les maux de la planète et donc d’une connotation négative inverse de l’image positive que se donnent les épigones des valeurs « occidentales ».

19La principale conclusion de mon ouvrage sur L’Europe et le mythe de l’Occident, c’est que si l’on veut que les sciences humaines retrouvent un sens et ne soient plus asservies aux intérêts géopolitiques, il faut faire tomber cette barrière imaginaire d’un monde divisé entre un Orient et un Occident. J’ajouterai qu’au fur et à mesure que je suis revenu aux sources de la pensée anthropologique européenne, l’œuvre de Max Weber m’est apparue monstrueuse sous beaucoup d’aspects, notamment à travers les conclusions hâtives et idéologiques qu’il a voulu en tirer. Je pense ici particulièrement à la liaison très factice et superficielle qu’il établit entre le capitalisme moderne et le développement du christianisme dans sa version protestante. C’est un homme qui, comme beaucoup de grands philosophes allemands, n’a pas quitté son Allemagne natale, sinon sa province natale, et qui devient une autorité sur le bouddhisme, l’hindouisme et les religions d’Extrême-Orient, alors qu’il n’a jamais mis les pieds dans les régions où se pratiquent ces religions. Encore une fois, on ne peut jamais figer une religion, parce que les religions évoluent suivant la pratique qu’en ont les gens qui y adhèrent, et qui est une pratique en évolution constante, qu’elle soit lente ou très rapide. Une pratique au Ier siècle après Jésus-Christ pour les Chrétiens n’est pas celle du Ve siècle, ni celle du XIXeet encore moins celle du XXe siècle. Ce sont presque des religions différentes.

20Il en va de même pour l’islam qui a connu une métamorphose récente sous l’impact de la géopolitique du pétrole, de l’ingérence américano-saoudienne et de l’extension du wahhabisme sur toutes les communautés musulmanes dans le monde. Il s’agit aujourd’hui d’une autre religion. Le climat créé par le fondamentalisme wahhabite, qui est la façon saoudienne de comprendre l’islam, crée le terreau idéologique qui conduit à des Ben Laden et à des phénomènes terroristes. et bien sûr il ne faut pas mélanger Ben Laden, l’Iran, le Hezbollah, comme le fait la doctrine géopolitique américaine adoptée par beaucoup de dirigeants européens. On est dans la confusion géopolitique absolue et dans la mobilisation politique, ce n’est plus de l’analyse. Ce que je reproche à la plupart des instituts ou think tanks, c’est qu’ils contribuent largement à répandre l’idéologie telle qu’elle est façonnée maintenant depuis une vingtaine ou une trentaine d’années, par ce qu’on appelle le nouveau conservatisme américain, mais que je qualifierai d’idéologie impériale américaine. L’idéologie impériale a toujours quelque chose de fascinant pour les élites cultivées, comme pour de larges pans de l’opinion publique.

Donc, ce que vous critiquez c’est une grille de lecture occidentale imposée...

21GEORGES CORM - ... mais elle n’est pas qu’occidentale puisque, aujourd’hui, très probablement, la moitié des intellectuels du monde arabe la partage et vraisemblablement une bonne partie des élites chinoises, indiennes, turques, brésiliennes et d’autres pays, qui accèdent plus largement qu’autrefois à la société de consommation.

Il y a peut-être un phénomène de miroir quand on voit la manière qu’ont les pays, notamment au Moyen-Orient, les gouvernements, et même les populations concernées, d’interpréter les faits.

22GEORGES CORM - C’est très différent en ce qui concerne les populations. Si l’on pouvait effectuer de véritables sondages d’opinion, on constaterait probablement qu’une très forte majorité de la population des pays arabes, sans parler de celle des nombreux autres pays musulmans, soutient les résistances, que celles-ci se nomment Hezbollah et Hamas aujourd’hui ou hier Front de Libération de la Palestine ou Fatah. L’étiquette importe peu, c’est la nature des actes qui prévaut au-delà des étendards idéologiques et des expressions culturelles. Hier, les résistances aux situations d’oppression s’exprimaient sur un mode laïc et humaniste, aujourd’hui elles s’expriment par du religieux, de l’ethnique ou du communautaire, mais l’origine du problème n’est pas religieuse ou ethnique. Une occupation est une occupation quelle que soit l’origine ethnique ou religieuse de l’occupant ou les principes qu’il invoque pour justifier son occupation. L’effet de miroir peut jouer si l’occupé, réalisant que l’appel au cosmopolitisme humaniste et kantien et aux principes du droit international n’a aucun effet sur son occupant et sur les États qui font silence sur cette occupation. Il adopte alors à son tour la nature de l’idéologie pratiquée par son occupant qui, dans le cas israélien, est basée sur un appel à la légitimité religieuse. D’où aujourd’hui le recours à l’étendard « islam ».

Dans La question religieuse au XIXe siècle (2007), vous faites une distinction fondamentale entre les notions de « retour au religieux » et de « recours au religieux ». Vous expliquez notamment que les phénomènes de résistance sont l’expression de ce recours au religieux. Mais lorsqu’on analyse les évolutions de la scène moyen-orientale, on observe qu’après le Nasser des années 1950, il y a eu le Nasrallah des années 2000. Est-ce que l’avenir des évolutions dans la région pourrait ne passer que par ce recours au religieux, à cause des défaillances et de l’absence d’alternatives au niveau politique ?

23GEORGES CORM - Non, j’ai assez expliqué dans La question religieuse au XIXe siècle comment les États-Unis, l’Arabie saoudite, le Pakistan et Israël ont instrumentalisé le religieux, notamment dans les trois monothéismes. Il ne s’agit donc pas d’évolutions spontanées, mais bien provoquées et instrumentalisées.

24Pour le Hezbollah, cependant, il ne s’agit pas tant de recours au religieux que d’une expression religieuse qui a une double vocation : celle de l’effet miroir à l’encontre de l’État d’Israël qui se définit par le religieux d’un côté ; celle de la spécificité de l’islam chiite qui s’affirme face à l’islam sunnite qui a été dominant sur la scène du Moyen-Orient depuis plusieurs siècles et dont les États qui s’en réclament sont des alliés majeurs des États-Unis qui soutiennent Israël (Arabie Saoudite, Pakistan, Égypte, Yémen, Maroc, etc.).

25Ça n’est pas la même chose que l’Arabie saoudite ou que l’Iran qui, eux, ont clairement recours au religieux pour asseoir la légitimité de leurs régimes politiques (par ailleurs très différents), ou que les néo-conservateurs qui s’en sont servi pour justifier les guerres d’Afghanistan et d’Irak et légitimer la vision d’un choc des civilisations qui succède à la lutte contre la subversion communiste.

26L’idéologie du nationalisme arabe laïc a été combattue avec une grande véhémence, notamment par Israël, mais aussi par la France qui pensait de façon très naïve que la politique antiimpérialiste de l’Égypte nassérienne était la seule cause de la rébellion algérienne. L’homme à abattre était donc Nasser. Par la suite, le vocabulaire nationaliste laïc ayant été plus ou moins chassé de l’expression politique, il a été remplacé par le vocabulaire religieux. Mais pour moi, cela n’a pas beaucoup d’importance. Si l’on compare Nasser hier avec Nasrallah aujourd’hui, ils ont la même ligne d’action. L’un a eu un langage laïc alors que le monde, et le tiers-monde en particulier, était massivement laïc. À cette époque, l’Arabie saoudite n’avait pas encore acquis la puissance que lui ont fournie par la suite le pétrole après 1973 et les moyens financiers qu’elle en a tirés.

27Pour moi, Nasser et Nasrallah sont sur la même ligne politique. On le constate même au niveau de termes clés de leur vocabulaire : dignité, indépendance par rapport aux forces extérieures, libération des territoires occupés, lutte contre la puissance impériale américaine... Ces choses n’ont rien à voir avec le religieux. C’est ce que je ne cesse de répéter à certains de mes amis européens, ou même arabes, qui lisent de façon littérale le discours religieux : si les envahisseurs de la Palestine avaient été bouddhistes, ils auraient aussi été confrontés à la résistance ! Le fait que ceux qui ont progressivement envahi la Palestine depuis la fin du XIXe siècle aient été de confession juive n’est pas, de ce côté de la Méditerranée, la raison première de la résistance. C’est la colonisation qui est la cause première des différentes résistances qui se sont succédées et qui ne s’arrêteront pas. Si pour des Européens l’horrible réalité des persécutions antisémites, puis le génocide des communautés juives d’Europe durant la Seconde Guerre mondiale, peuvent amener à vouloir toujours plus protéger l’État d’Israël, le mettre au-dessus des principes généraux du droit international, ce ne peut évidemment être le cas pour les Palestiniens et les peuples arabes voisins qui n’ont pas partagé ces pages dramatiques de l’histoire européenne, ni n’en ont été parties prenantes. En conséquence, ils ne pourront jamais partager l’émotion européenne à l’en-contre du sort de l’État d’Israël, ni renoncer au droit à la résistance.

Quand on observe les évolutions régionales, il semble qu’il y ait eu une forme de tournant révélateur, avec les événements d’Afghanistan en 2001 et surtout d’Irak en 2003. Vous qui vivez au Liban et qui connaissez particulièrement bien la situation, que pensez-vous de la cohésion des États-nations ? Est-elle remise en question par les tensions qui y prévalent ?

28GEORGES CORM - Nous sommes dans une phase où le modèle État-nation est remis en cause. En Europe, d’où vient ce modèle, les régionalismes sont extrêmement vivaces et l’Union européenne constitue une première ébauche de confédération. L’exportation réussie du modèle de l’Étatnation ne fonctionne qu’avec une industrialisation rapide qui crée une homogénéisation du comportement des populations, mais aussi avec un État fort qui fait reculer le rôle socio-économique traditionnel des institutions religieuses, qu’elles soient chrétiennes, musulmanes, bouddhistes ou hindouistes, en prenant lui-même en charge la protection sociale des catégories défavorisées de la population. Quand vous n’avez pas ça, il n’y a pas d’État-nation ou du moins ce système n’est pas viable.

29Je crois, comme je l’avais analysé dans L’Europe et l’Orient, que l’importation du modèle formel de l’Étatnation crée de nombreuses difficultés dans des sociétés qui ont relevé depuis la plus haute Antiquité de systèmes d’empires, ou de celui de cités-États. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à différents niveaux d’expression nationaliste : le nationalisme musulman, que l’Arabie saoudite et l’Iran promeuvent, chacun de façon contradictoire, ainsi que le Pakistan, ou même la Malaisie ; le nationalisme panarabe à couleur laïque qui peut aujourd’hui se teinter d’une plus ou moins grande dose de référence à l’Islam pour mieux concurrencer les nationalismes panislamiques ; et puis ce que nous appelons ici les nationalismes régionaux, c’est-à-dire les nationalismes d’appartenance aux différents États arabes issus du démembrement de l’Empire ottoman puis de la décolonisation : nationalismes du Qatar, d’Abu Dhabi, du Yémen, du Liban, de Syrie, du Maroc, de l’Algérie, etc..., qui peuvent entraîner des conflits interarabes nombreux. Ces multiples niveaux de nationalismes ne sont pas faciles à gérer. On peut ajouter un niveau infra-étatique, celui de diverses tendances de promotion de nationalisme ethnique ou communautaire : nationalisme amazighe, kurde, assyrien, turcoman, sunnite, chiite, druze, copte, maronite, que sais-je encore. Par ailleurs, il n’y a rien d’anthropologique dans la persistance des phénomènes clientélistes, tribaux, communautaires, voire ethniques, phénomènes qui sont uniquement dus à l’échec de l’État moderne, je ne dirais même pas l’échec de l’État-nation. Ces phénomènes sont d’ailleurs très différents de ce qu’ils ont été autrefois, car ils sont orientés et structurés par des environnements socio-économiques très différents de ce qu’ils ont été il y a des siècles.

Dans le cas du Moyen-Orient, les facteurs de cohésion des États-nations passent-ils selon vous par le recours aux principes du nationalisme arabe, d’autant que les discours d’acteurs tels que l’Iran, la Russie, ou même la Turquie se réapproprient ce même nationalisme ?

30GEORGES CORM - Oui, mais il y a une spécificité du nationalisme arabe qui explique sa faiblesse par rapport au nationalisme perse ou turc contemporain. Les Turcs et les Iraniens sont les héritiers de grands empires. Alors que les Arabes, depuis la fin du xe siècle, sont sortis de l’histoire politique et militaire de la région. Même au moment des Croisades, l’homme qui a libéré Jérusalem était un Kurde, parti d’Égypte. Quand les Arabes redeviennent indépendants après la Seconde Guerre mondiale, les élites n’ont pas eu des siècles d’expérience accumulée dans la gestion d’un État, comme cela a été le cas des Turcs ou des Iraniens. Leur règne a été celui très éphémère, environ deux siècles et demi seulement, des deux empires Omeyyade et Abbasside, ce dernier connaissant un déclin accéléré dès le milieu du Xe siècle où le pouvoir effectif est celui des gardes prétoriennes turques et perses. La seule exception est celle de l’Égypte, et encore il ne faut pas oublier que l’État égyptien était géré au sommet par des dynasties non égyptiennes. Nasser est justement le premier Égyptien à avoir géré son pays, depuis le temps des pharaons probablement. Il faudrait tenir compte de l’ensemble de ces facteurs avant d’émettre des jugements abrupts ou de se replier sur de l’anthropologie de café de commerce, et d’évoquer « l’élément bédouin » - la ’assabiyya théorisée par Ibn Khaldoun et dont il a été fait un très mauvais usage par certains chercheurs contemporains -, le clientélisme, le communautarisme, etc.

31L’un des grands problèmes du système médiatique, de nombreuses analyses académiques, et de la plupart des analyses de think tanks contemporains, c’est qu’ils sont bâtis sur un vide historique. On donne une espèce d’image à travers une série de clichés anthropologiques. Il n’y a aucune profondeur dans la tentative d’évaluation de la complexité d’une situation. Et puis, se manifeste toujours ce même travers de vouloir systématiquement diviser le monde entre bons et méchants. Ce qui nous mène à de l’activisme politique au nom de projets de puissance, et non à de l’analyse de politologie classique, neutre sur le plan épistémologique.

Au total, en dépit de ces nombreuses critiques, restez-vous optimiste quant à l’avenir de la pensée critique ?

32GEORGES CORM - Comme je l’ai déjà mentionné, je pense que la pensée critique continue d’être active des deux côtés de la Méditerranée. Donc je ne suis pas spécialement pessimiste. Ceci dit, il y a la férocité de la lutte politique, la fascination de l’impérial. Les intellectuels - qu’ils soient d’Occident ou d’Orient - aiment être dans l’orbite d’un pouvoir impérial, cela les grise. Vous les voyez sur toutes les télés du monde, ils ont des colonnes dans tous les grands médias des États-Unis, ou d’Europe. Ils tiennent le haut du pavé, mais il y a d’autres courants, marginalisés dans les grands médias et l’université qui pratiquent la pensée critique et sont écoutés. Dans ma pratique d’enseignant, je constate que souvent mes jeunes élèves peuvent être hyper-critiques sur l’état du monde et je me sens alors plutôt conservateur et réformiste prudent face à eux. C’est rassurant !

33(Propos recueillis par Barah Mikaïl, le 7 décembre 2010 à Beyrouth)


Date de mise en ligne : 11/04/2011

https://doi.org/10.3917/ris.081.0007

Notes

  • [1]
    Revue internationale et stratégique n° 68, avril 2007

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