1La prospective n’a pas pour objectif de prédire l’avenir. Sa fonction est de faire émerger des images des différents futurs possibles. Elle doit repérer les contraintes fortes, les risques et les opportunités. Elle est une aide à la décision stratégique. Selon B. de Jouvenel, elle consiste à « anticiper pour agir en faveur d’un avenir souhaitable librement débattu ». L’art est toutefois délicat et il reste difficile de discerner les événements constructeurs de l’avenir « qui avancent avec des pas de tourterelles » (Nietzsche) et les faits significatifs qui feront que dans les multiples cheminements, l’un deviendra histoire.
2La rétro-prospective nous enseigne que les prévisionnistes et les futurologues se sont généralement trompés, soit par volontarisme soit par extrapolation des tendances passées voire de la conjoncture présente. L’asio-pessimisme dominait, il y a quelques décennies, au nom des particularités sociales et culturelles. L’afro-pessimisme est aujourd’hui dominant et renvoie aux représentations très anciennes sur les maux du continent noir (« Les trois Parques mortelles » de Malthus : les guerres, les famines et les épidémies face à un non-contrôle de la fécondité) même si plusieurs travaux se veulent afro-optimistes à défaut d’être afro-réalistes.
3Le développement se pose toutefois en termes de générations. Il s’agit de repérer les forces motrices et les facteurs de ruptures qui détermineront les futurs possibles et le futur observé de l’Afrique en 2030 compte tenu des stratégies proactives, réactives ou inactives des décideurs. Faut-il parler « des Afrique », vu ses très grands contrastes, ou d’une seule Afrique, vu son unité politique ou économique au sein de l’Union africaine, de la Banque africaine de développement ou du Nouveau Partenariat pour le développement de l’Afrique, voire son rôle réduit au sein de la géopolitique internationale ? L’Afrique est une terre de contrastes tant du point de vue géographique, historique que culturel, sociopolitique ou économique. La plupart des prospectives mondiales traitent marginalement de ce continent, or, dans un monde interdépendant, les marges permettent de comprendre les pulsations et les mutations du système monde.
4Le temps de la mondialisation (compétitivité, ouverture, adaptation aux nouvelles donnes, etc.) n’est pas celui du développement économique (en termes de mise en place d’institutions, de construction des marchés, de progrès durables de productivité) ni celui des trajectoires socio-historiques des sociétés africaines (construction des États et des nations, redéfinition des frontières et double légitimation externe et interne des pouvoirs). « Les Afrique » construisent leur propre modernité en combinant leurs temps historiques propres et le temps de la mondialisation. Or, comment concilier ces différentes temporalités et favoriser une mondialisation négociée et une ouverture maîtrisée ?
5A l’horizon 2030, plusieurs grands séismes risquent de secouer l’Afrique. D’un part sur le plan interne, avec la croissance démographique, la question environnementale ou les crises sécuritaires ; d’autre part sur le plan international avec la crise énergétique, les effets de la construction d’un monde multipolaire, le déplacement du centre de gravité du capitalisme mondial et celui de la puissance vers les pays émergents, asiatiques notamment. Les cheminements et les futurs de l’Afrique en 2030 dépendent cependant prioritairement des stratégies qu’adopteront les principaux acteurs et décideurs. Il en résulte plusieurs scenarii possibles.
De nombreux défis internes
6Les sociétés africaines ont à gérer un doublement de leur population dont un triplement de leur population urbaine d’ici 2040. Elles doivent reconstituer leurs écosystèmes, réaliser les investissements nécessaires à la croissance et se repositionner positivement dans la division internationale du travail. Ces différents enjeux impliquent des progrès en termes de productivité (multiplication par deux des rendements à l’hectare et par trois de la productivité du travail agricole) d’ici 25 ans. Dans des sociétés où l’État-nation demeure en voie de constitution, les réseaux personnels et les solidarités ethniques l’emportent encore souvent sur les capacités de l’action publique étatique dont la crise économique a renforcé la décomposition. Dans certains cas extrêmes, elle a transformé l’économie de rente en économie mafieuse et de rapines. Dès lors, le futur de l’État conditionne le futur de l’économie.
7Les défis démographiques supposent entre autres un accompagnement des migrations dépassant les nationalismes et des révolutions technologiques. Les principaux enjeux seront la réduction de la mortalité infantile et maternelle, l’éradication des grandes pandémies (VIH/Sida, paludisme, méningite) et la maîtrise de la fécondité via l’accomplissement de la transition démographique. Des investissements conséquents seront également nécessaires dans le domaine social (mise en place de systèmes de retraite et de prise en charge des non actifs, absorption des jeunes sur le marché du travail formel et informel), éducatif (augmentation du taux de scolarisation), et scientifique, où la recherche, appliquée aux priorités africaines, pourrait jouer un rôle déterminant dans les filières stratégiques.
8Les fortes densité de population en milieu urbain supposent le financement d’infrastructures de transport et des politiques économiques et commerciales d’accompagnement visant le développement des marchés urbains afin de dynamiser les campagnes et de faire de la ville un moteur du développement et non un vecteur de nouvelles formes d’exclusion et de violence.
9L’Afrique sera le continent le plus touché par les changements climatiques alors qu’elle contribuera pour une part limitée aux émissions de gaz à effet de serre. Comment pourra-t-elle développer les standards internationaux du développement durable ? A défaut de stratégies proactives, les risques de dégradation des ressources et des sols, de catastrophes naturelles, de désertification, de déforestation, de réduction de la biodiversité, d’augmentation de la pollution urbaine et de sécheresses accrues demeurent considérables, de même que leurs conséquences en termes de tensions, de conflits et de migrations non contrôlées. Selon le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), les écoexilés ou écoréfugiés, soit 15 millions en 2005, risquent de se retrouver de trois à cinq fois plus nombreux. Face à l’ampleur de la tâche, les acteurs africains vulnérables disposent en plus d’une faible capacité de résilience en cas de sinistre important. Accroître cette capacité en favorisant la prévention des catastrophes et l’adaptation aux changements climatiques nécessite à la fois des innovations technologique et des investissements massifs pour développer la croissance verte.
10Les défis sécuritaires seront également nombreux du fait des risques d’extension du terrorisme dans les zones sahéliennes et la Corne de l’Afrique, des tentatives sécessionnistes entre les Nords et les Suds de nombreux pays, des guerres liées à la rareté des ressources du sol (terre et eau) et du sous-sol (minerais), ces dernières suscitant davantage la convoitise. Les principaux points de friction seront à n’en pas douter au Soudan (avec des risques de scission entre le Nord et le Sud), au Nigeria, en République Démocratique du Congo et dans la Corne de l’Afrique où sévit un risque de « somalisation », c’est-à-dire de décomposition de l’État et de violences ouvertes.
De nouveaux défis internationaux
11L’Afrique sera un enjeu stratégique. Après la chute du mur de Berlin, les regards européens, voire les capitaux, ont eu tendance à se tourner vers l’Est, ce qui a conduit à la fin « relative » de la surenchère idéologique en Afrique, qui sévissait durant la guerre froide. Ceci ne signifiait pas, bien au contraire, la fin des rivalités diplomatiques et des luttes factionnelles appuyées par des puissances étrangères. La montée des tensions et des conflits est d’autant plus importante que les enjeux économiques concernent davantage les captations de ressources naturelles (diamant, pétrole, etc.) et le contrôle des trafics (contrebande, drogue, etc.) que les conquêtes de marchés.
12L’Afrique redevient et sera de plus en plus un objet de convoitises et de rivalités pour les puissances industrielles et émergentes, nouvelle voie d’accès aux ressources rares non renouvelables, à la diversification des sources d’approvisionnement et aux tractations inter-étatiques et autres jeux d’alliances qu’impliquent la coopération et les négociations au sein des organisations internationales.
13En revanche, l’Afrique peut apparaître comme le maillon faible du système international avec certains risques de nuisances, que ce soit le recyclage de la drogue par les narcotraficants, la présence de nombreuses zones de conflictualité, les faibles résiliences face aux catastrophes naturelles ou encore les questions migratoires. Les perceptions du Nord et les prospectives qui en résultent oscillent entre la peur et la volonté de protection, la prise en charge et l’ingérence pour éviter des catastrophes, voire un soutien au développement. L’Histoire a largement démontré que les maux de l’Afrique peuvent avoir des effets boomerang en termes de flux migratoires, de contagion des épidémies, d’exportation de la violence ou d’États décomposés constituant des sanctuaires pour les terroristes, ce que ne peuvent et ne pourront ignorer les puissances industrielles et émergeantes.
14L’évolution de l’Afrique demeurera largement dépendante de sa place dans l’architecture internationale et l’économie mondiale. Celle-ci se traduira par une montée en puissance de l’économie immatérielle et des technologies de l’information, de l’environnement technologique et institutionnel, qui pourraient influer positivement sur sa capacité d’attraction des capitaux étrangers. La plupart des simulations prévoient un accroissement des divergences de trajectoires entre l’Europe et l’Afrique. L’Afrique peut en outre bénéficier des coûts décroissants des nouvelles technologies de l’information et de la communication, faire des sauts technologiques et trouver de nouveaux créneaux de compétitivité, si elle parvient toutefois à développer le tissu social, économique et les infrastructures techniques nécessaires. La grande rupture tient à la diversification des partenaires de l’Afrique dans un monde multipolaire. On peut prévoir que, selon des intensités différentes, les pays africains seront entraînés par les puissances émergentes en raison principalement de leurs ressources naturelles.
Les options stratégiques, les enjeux et les jeux des acteurs
15Selon les stratégies, un handicap peut relever du défi et de l’atout, comme le montre l’exemple des pressions démographiques sur les hauts plateaux kenyan ou bamiléké au Cameroun où la forte densité a favorisé des innovations techniques, notamment en agriculture. De la même façon, un atout peut devenir un handicap, la malédiction pétrolière au Nigeria, au Tchad, en Guinée équatoriale, en Angola, au Soudan ou minière en République démocratique du Congo en sont des exemples probants. Le développement consiste, comme le disait A. Hirschmann à « naviguer par zigzag pour atteindre le cap choisi en utilisant des vents favorables et contraires ». Les cheminements dépendront de la manière dont seront gérées les différentes étapes.
16Ainsi, une insertion positive dans l’économie mondiale suppose cinq transformations : le passage d’économies de rente en économies productives ; des États facilitateurs du développement et assurant leurs fonctions régaliennes ; des jeux de contrepouvoirs et une organisation de la société civile abandonnant l’arbitraire et assurant la transparence ; des entreprises pouvant, dans un contexte suffisamment sécurisé et stabilisé, prendre les risques nécessaires à l’investissement productif à long terme et enfin des mécanismes de redistribution efficaces garantissant une régulation des tensions sociales.
17Y aura-t-il conversion du capital marchand (commercial et financier) en un capital productif (agricole et industriel) ? Les micro-producteurs deviendront-ils de petits entrepreneurs ? La constitution d’un réseau de petites et moyennes entreprises (PME) et petites et moyennes industries (PMI) est-elle envisageable à long terme ? Les stratégies d’intégration positive dans l’économie mondiale supposent de nouveaux mécanismes financiers privilégiant le capital productif et l’investissement à risque.
18Par ailleurs les conflits militaires seront-ils des facteurs de formation des États et de recomposition des territoires et des identités ? L’Afrique sera-t-elle laissée à sa propre historicité ? Ou au contraire les guerres doivent-elles être analysées comme un processus d’intégration à une économie affairiste voire criminelle, pouvant conduire à la désintégration de l’État et de la citoyenneté ?
Les scénarios géopolitiques
19Si les acteurs qui pèsent fortement sur le devenir du développement de l’Afrique lui sont en partie extérieurs (institutions internationales, anciennes puissances coloniales, firmes transnationales, réseaux des diasporas, etc.), ils sont fondamentalement internes. Cinq scénarii géopolitiques peuvent être ainsi différenciés en fonction de ces tendances lourdes et des options stratégiques choisies par ces acteurs.
Une Afrique désynchronisée du temps mondial
20Il y aurait prégnance de la longue durée braudelienne, parenthèse de la colonisation et de la modernisation, nécessité du temps long pour gérer les défis que les sociétés industrielles ont mis des siècles à maîtriser et impossibilité de s’insérer positivement dans un monde organisé en dehors de l’Afrique. Les trajectoires historiques africaines seraient caractérisées par les dynamiques de peuplement, les transformations d’occupation de l’espace, les reconfigurations territoriales et les modifications des frontières héritées de la colonisation. Le scénario peut être décliné politiquement sur le mode positif (la guerre fait l’État, celui-ci se recompose) ou négatif (laissée à elle-même, l’Afrique s’entre-déchire et les États se décomposent). Il peut l’être économiquement sur le mode positif (dynamisme de l’économie populaire, satisfaction des besoins de base, déconnexion souhaitée, endogénéisation) ou négatif (déconnexion subie, échec de la modernité, économie de prédation voire chaos anthropique vis-à-vis desquels la communauté internationale reste passive). Le maintien des rentes extérieures, la prévention des conflits et l’exploitation des ressources minières peuvent être en partie assurés par la communauté internationale. Plusieurs pays pétroliers voire miniers auront à gérer les tarissements ou disparitions des rentes d’ici moins d’une génération. Face à la montée du nombre, la population vit et survit de plus en plus dans un univers de pauvreté et de précarité. Il peut exister des cas extrêmes de « somalisation » de certains territoires.
L’intégration positive dans la mondialisation : le rattrapage
21L’insertion de l’Afrique dans l’économie mondiale peut se réaliser par le biais des circuits commerciaux, financiers voire par celui d’une accumulation de capitaux privés réalisée par des activités illicites. L’Afrique, grâce à ses nouvelles générations, devient compétitive, productive, et se démocratise. L’économie est impulsée de l’extérieur par le développement des exportations, de la capacité d’attraction des capitaux et un lien croissant avec un réseau PME / PMI constituant le tissu économique de base. Ce scénario suppose que l’Afrique ait voix au chapitre dans l’architecture internationale et dispose d’accès aux financements extérieurs affectés en priorité à la progression de la productivité. Il implique un retour de l’épargne et des compétences africaines extérieures, notamment grâce aux diasporas, et un appui extérieur, en particulier de l’Europe, en termes commercial et financier. Une économie productive et compétitive est liée à la mobilisation des compétences nationales et étrangères et à l’émergence d’entrepreneurs. Ceci suppose un cadre institutionnel favorable, un État facilitateur, un climat de confiance et un retour à la sécurité. Ce scénario risque toutefois d’être excluant et de conduire à un maintien de la pauvreté du plus grand nombre, du moins à court et moyen termes.
De nouveaux partenaires pour un nouvel arrimage
22Selon les tendances observées depuis le début du xxie siècle et accentuées par la crise mondiale, l’Afrique peut diversifier ses partenaires et s’arrimer à de nouvelles puissances émergentes notamment asiatiques telles la Chine et l’Inde, arabes exportatrices de pétrole, ou latino-américaines comme le Brésil. Ce scénario peut être décliné comme le maintien d’un pacte post-colonial ou au contraire comme une opportunité de bénéficier de technologies adaptées, d’entrepreneurs en phase avec le milieu et d’investissements porteurs de développement. Il peut en résulter alors une diversification du système productif et une montée en gamme des produits exportés.
« Des Afrique » intégrées autour de pôles régionaux
23L’intégration régionale peut résulter de la combinaison d’un régionalisme institutionnalisé et réglementé et d’une régionalisation portée par les acteurs et les projets de développement. De grandes puissances régionales telles l’Afrique du Sud ou le Nigeria voire l’Éthiopie émergeraient alors, engendrant ainsi des reconfigurations autour d’eux. Ce scénario d’intégration régionale supposerait des transferts de souveraineté à des échelons transnationaux et, de la part des pôles, des mécanismes de compensation.
« Des Afrique » différenciées
24Les différentes trajectoires africaines dépendront des potentialités et des capacités propres aux différentes cultures, sociétés ou écosystèmes. La croissance verte, la valorisation du capital naturel et la priorité donnée aux green technologies (énergies renouvelables) conduiront à fortement distinguer les trajectoires de développement selon les écosystèmes, les climats ou les configurations géographiques. Le processus de décentralisation, la mise en place de projets partant des acteurs locaux, la mise en avant des questions environnementales peuvent accroître le caractère bigarré de l’Afrique. Il y aura alors différenciation croissante des sociétés africaines. Les priorités agropastorales ne sont évidemment pas les mêmes pour les économies nomades des Touaregs, pour les cueilleurs de la forêt équatoriale ou pour les paysans des hautes terres malgaches. Le choix d’une économie ouverte sur l’extérieur ou orientée vers le marché intérieur diffère en fonction de la situation géographique des pays, qu’ils soient côtiers ou enclavés. La question de l’autosuffisance et de la sécurité alimentaires se pose dans des termes radicalement différents dans les petites îles surpeuplées et dans les grands pays où la terre est abondante. Les pays sahéliens enclavés et les pays en guerre risquent de se marginaliser. Les pays agro-exportateurs connaîtront une spécialisation appauvrissante s’ils ne diversifient pas leurs exportations. Les pays rentiers miniers ou pétroliers subiront les risques de malédiction et d’instabilité s’ils ne gèrent pas leurs rentes. Les insertions dans l’économie mondiale seront fortement différenciées selon les pays et les régions.
25« Des Afrique » duales sont donc possibles, entre une Afrique « utile » et une Afrique « exclue ». ?