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Article de revue

La morale dans les relations internationales

Pages 61 à 65

Notes

  • [1]
    On trouve cette citation, et d’autres non moins suggestives, dans l’essai d’André Comte-Sponville « Le bon, la brute et le militant. Morale et politique », recueilli dans son livre Une éducation philosophique, Paris, PUF, 1989.

1Morale et politique, on l’a souvent dit, ne font pas bon ménage. Les tentatives pour les réunir produisent habituellement des résultats catastrophiques. Une politique fondée sur des principes moraux risque de conduire à la formation d’un État théocratique, ou d’un État où les juges de moralité possèdent un pouvoir de police : le règne de l’Inquisition se profile à l’horizon. La démocratie n’exige pas de ses citoyens d’être vertueux, seulement de ne pas transgresser les lois en vigueur. Une morale soumise aux exigences politiques du moment n’en est plus une et ce détournement équivaut à une mutilation de l’individu. Tel était le projet communiste révolutionnaire, qui ne reconnaissait la légitimité d’aucun territoire extérieur au projet politique lui-même. « La morale, écrivait Lénine, c’est ce qui est au service de la destruction de l’ancienne société d’exploiteurs » [1]. La démocratie n’interdit pas à ses citoyens de porter un regard critique sur l’action politique de ses dirigeants, ni de les condamner publiquement au nom de la morale.

2Comment pourrait-il en être autrement ? Morale et politique ont en commun, certes, d’orienter notre conduite envers les autres êtres humains ; mais, à part cela, presque tout les oppose. L’action politique consiste en principe à faire ce qui convient le mieux aux intérêts d’un groupe particulier (un pays, un parti, un collectif humain quelconque). L’action morale exclut tout intérêt particulier, elle se réclame de principes universels. La première est jugée à ses résultats : elle est bonne si elle a atteint ses buts. La seconde est évaluée à partir des intentions de celui qui l’accomplit : l’homme qui échoue dans sa tentative d’aider son prochain n’est pas moins vertueux que celui qui y réussit. Max Weber opposait, dans cet esprit, l’éthique de la responsabilité, qui doit être celle des politiques, à l’éthique des convictions, qui guide les actions morales. La vertu personnelle de l’homme politique importe peu : il peut être déplaisant avec ses proches, ou défendre telle mesure uniquement pour accélérer sa carrière ; ce que nous lui demandons est simplement que ses mesures soient avantageuses pour notre groupe. Au contraire, l’action morale ne vaut qu’à la première personne du singulier : je ne peux exiger que de moi-même, aux autres je dois seulement donner. Celui qui fait la morale aux autres sans l’appliquer à lui-même est donc doublement immoral, envers soi et envers les autres. Morale et politique doivent rester séparées car elles relèvent de deux domaines différents, irréductibles l’un à l’autre, comme on le dit depuis au moins deux mille ans : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ».

3Pourtant, nous ne pouvons nous passer ni de l’une ni de l’autre ; nous sommes, disait Rousseau, à la fois hommes et citoyens : deux identités qui ne se confondent pas, dont aucune ne peut tenir lieu de l’autre. Nous nous soucions, et nous devons le faire, des intérêts du groupe dont nous participons (du bien commun), et, en même temps, nous savons bien distinguer entre ce qui est désirable et ce qui est juste, entre « l’utile et l’honnête », pour parler comme Montaigne. Sans raisonner même, nous sommes portés à la compassion pour les autres, et ne voulons pas d’une politique qui nous interdirait de le faire. Ces deux exigences cohabitent donc, et se trouvent parfois imbriquées l’une dans l’autre.

4Ainsi, la force morale et l’aura charismatique d’un individu peuvent être telles qu’elles provoquent des bouleversements politiques : on pense à des personnages comme Gandhi, Martin Luther King, ou Nelson Mandela. D’autres fois, l’immoralité d’un personnage politique devient un frein à son action en faveur de sa communauté : même si elle est juste en elle-même, la réforme fiscale que propose tel ministre risque d’être rejetée si l’on apprend en même temps qu’elle profite directement à ses proches. Quand la population a l’impression que tous ses dirigeants sont corrompus, la faiblesse morale se transforme en handicap politique, et menace la démocratie : on se met à rêver à un État vertueux, serait-il une dictature. Les principes moraux, qui ne doivent pas devenir des objectifs politiques, peuvent servir à empêcher les dérives de ceux qui exercent le pouvoir : à éviter le mal, en somme, plutôt qu’à imposer le bien. Par exemple, rendre l’absence de délation un crime transgresse les principes élémentaires de la morale. Quand une loi punit tous ceux qui aident un souffrant sans lui demander au préalable si ses papiers sont en règle, cette loi doit être combattue ; et de même pour une loi qui établirait deux catégories de citoyens, ceux qui auraient tous les droits et ceux qui n’en auraient que quelques-uns tel le régime d’apartheid. Ces principes élémentaires figurent souvent, du reste, dans le préambule de la constitution du pays. On remarque pourtant qu’il s’agit dans chacun de ces cas d’une interférence entre deux ordres, non de leur fusion. La morale peut servir à tempérer, à contenir, à compenser l’action politique, elle ne sert pas à la fonder, ni ne cherche à s’y substituer.

5Si telle est bien la situation générale, quelle peut être la place de la morale dans les relations internationales ?

6Si nous nous en tenons au sens propre des mots, seuls les individus peuvent accomplir des actions morales. Dans le contexte international, cela revient à pratiquer des interventions humanitaires (donc non politiques), guidées non par l’intérêt du groupe source mais par les bienfaits apportés au groupe cible. On se transporte au-delà des frontières pour combattre les effets mortels d’une épidémie, d’une famine, d’un tremblement de terre, d’une inondation. Ce type d’action, d’inspiration morale, existe depuis longtemps déjà ; la diffusion accélérée de l’information dans le monde contemporain l’a renforcé et généralisé. Les États, par définition, ne peuvent être les agents d’actions morales. Si nous les leur attribuons, néanmoins, c’est par analogie : nous désignons ainsi des actions censées être accomplies au bénéfice de populations autres que la nôtre, parce que nous jugeons qu’elles sont souffrantes, ou en manque d’ingrédients essentiels de la vie ; nous nous fondons pour cela sur des principes que nous estimons universels.

7Au cours de l’Histoire, de nombreuses interventions politiques se sont réclamées de cette posture quasi morale ; elles semblent caractériser plus particulièrement une certaine tradition occidentale. Le schéma est le même : au moment de l’action, on annonce ses visées universelles et morales – il s’agit d’améliorer le sort de l’humanité, ou d’une de ses parties -, ce qui provoque un mouvement d’enthousiasme et, par là, facilite la réalisation du projet. Quelque temps plus tard – un an, un siècle – on s’aperçoit que l’objectif prétendument universel n’en était pas un, qu’il correspondait plutôt aux intérêts particuliers de ceux qui l’avaient formulé.

8Les croisades, au Moyen Âge, devaient libérer Jérusalem, berceau de la religion chrétienne, et favoriser l’expansion de cette religion – bien supérieure aux autres, et qu’il aurait été trop égoïste de ne garder que pour soi. La colonisation espagnole du xvie siècle se trouvait des justifications semblables. On sait aujourd’hui que derrière cet habillage religieux et moral se profilaient des intérêts économiques et politiques. La colonisation anglaise et française, dont l’apogée se situe au xixe siècle, se proposait d’apporter aux peuples lointains, en Asie et en Afrique, les bienfaits de la civilisation européenne. Au xxe siècle, ce type de justification s’est transformé et a été emprunté par de nouvelles métropoles : la diffusion du communisme soviétique a servi de prétexte aux guerres d’annexion conduites par l’Union soviétique chez ses voisins, comme à ses interventions clandestines dans d’autres pays. Là encore, il a fallu déchanter quelques années plus tard : le souci de l’avenir radieux de ces autres peuples s’est révélé n’être qu’un masque commode de l’impérialisme national russe. L’inconvénient commun à toutes ces entreprises est que l’objectif visé est si élevé – le salut de l’humanité, rien de moins – que tout sacrifice paraît légitime, surtout s’il s’agit de sacrifier les autres.

9Depuis quelques années, nous assistons à la montée en puissance d’une autre forme d’intervention à base morale, qu’on pourrait appeler le « messianisme démocratique » (je n’aime pas la formule « droit-de-l’hommisme »). Ses premières formulations influentes se trouvent dans la doctrine du « droit d’ingérence », promue dans les années 1990 par Bernard Kouchner, et qui n’était pas absente des justifications données à l’intervention au Kosovo, à l’occasion de laquelle Vaclav Havel, ancien dissident, avait forgé ce chef-d’œuvre de novlangue, la « guerre humanitaire ». Au début du xxie siècle, ce type de considérations a été utilisé pour légitimer la guerre d’Irak, conduite, disait le président américain G. W Bush, pour « promouvoir la dignité humaine ». Il était soutenu – et il continue de l’être – par l’ancien Premier ministre britannique Tony Blair, qui n’éprouve toujours aucun remords d’avoir engagé cette guerre, puisqu’elle était « une guerre pour la liberté ». Enfin le président actuel des États-Unis Barack Obama, quoique moins belliqueux, affirme néanmoins (dans son discours de réception, suite au prix Nobel de la paix) que « l’usage de la force peut être justifié pour des raisons humanitaires », ce qui le libère de toute obligation d’arrêter la guerre d’Afghanistan. De telles formules laissent la porte ouverte à toutes les interventions militaires que l’on veut – la situation humanitaire du monde étant loin d’être parfaite.

10L’effet concret de ces considérations morales est, globalement, négatif. Au-delà des cas particuliers, on peut indiquer à cela deux raisons structurelles. La première est que la violence des moyens annule la noblesse des fins. Il n’existe pas de bombes humanitaires ni de guerres miséricordieuses, les populations qui les subissent comptent les cadavres et ignorent les objectifs sublimes (leur apporter dignité et liberté). La seconde est que, puisqu’il faut imposer aux autres le bien par la force au lieu de seulement le leur proposer, on postule au départ qu’ils sont incapables de se diriger eux-mêmes et que, pour être libérés, on doit d’abord les soumettre. Or poser ainsi l’inégalité entre eux et nous, c’est aller à l’encontre du premier principe de la morale. Le résultat de cette contradiction insoluble est que l’on compromet durablement les valeurs démocratiques que l’on voulait servir, puisqu’elles apparaissent à leurs futurs bénéficiaires comme un simple camouflage de motivations tout autres – politiques, économiques, idéologiques. On compromet aussi les actions humanitaires provenant des mêmes pays, alors qu’elles peuvent être entièrement désintéressées – d’autant plus facilement que les humanitaires acceptent parfois l’aide « logistique » offerte par l’armée d’occupation, ou que, en signalant publiquement les transgressions aux droits humains, ils peuvent enclencher les actions militaires.

11?

12Constater les méfaits des recours à la morale dans les relations internationales n’implique pas pour autant d’y renoncer toujours, mais suggère de circonscrire sa présence à des situations spécifiques. Il faut dire d’abord que l’action au service de son pays – obligation de tout gouvernement – peut être tempérée, non par des impératifs moraux, mais par la prise en compte de l’intérêt des autres pays. Le résultat, même s’il nous profite moins dans l’immédiat, produira des bénéfices durables. Un tel choix s’impose d’autant plus que l’époque de l’hégémonie universelle occidentale est en train de se terminer et que nous entrons aujourd’hui dans un monde multipolaire. D’autre part, on ne saurait interdire la guerre, mais l’on peut, au nom de la morale, bannir l’usage de la torture, ou le viol, ou la réduction à l’esclavage, même en circonstances de guerre. Dans un cas extrême, comme le génocide qui se déroulerait chez l’un de nos voisins, une intervention militaire non sollicitée est concevable – mais il faut se souvenir que, précisément parce que l’évocation d’un génocide provoque des réactions fortes, celle-ci peut être utilisée comme moyen de manipulation, permettant d’atteindre d’autres objectifs. Il n’y a pas eu de génocide au Kosovo en 1999, pas plus qu’il n’y en a eu au Darfour en 2009, alors même qu’on en a beaucoup parlé. Dans d’autres cas, par exemple pour empêcher l’exécution d’un condamné à mort, une demande de grâce ou l’expression d’une protestation peut être la bienvenue. Ce type d’intervention sera décidé au cas par cas, en fonction de ses chances de réussir.

13En même temps, il ne faut pas oublier que la morale laissée à elle-même n’est pas impuissante : la force des valeurs et des idées est bien plus grande que ne le croient les chefs militaires. L’histoire nous apprend que ces entités impalpables peuvent faire abattre les murs et même renverser les empires. ?


Date de mise en ligne : 01/03/2011.

https://doi.org/10.3917/ris.080.0061

Notes

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    On trouve cette citation, et d’autres non moins suggestives, dans l’essai d’André Comte-Sponville « Le bon, la brute et le militant. Morale et politique », recueilli dans son livre Une éducation philosophique, Paris, PUF, 1989.
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