Notes
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Le moment fraternité, Paris, Gallimard, 2009.
1Pascal Boniface
Alors que le clivage Est/Ouest est aboli depuis vingt ans, la référence au monde occidental devient de plus en plus récurrente chez les responsables politiques et une partie des élites médiatico-intellectuelles. N’est ce pas paradoxal ?
2Régis Debray
Pas du tout. À de rares exceptions près, depuis 1848, et peut-être pourrait-on remonter jusqu’à la Ligue ou la Fronde, les élites ont toujours rallié le parti de la puissance. Ce qu’il y a de nouveau c’est la disparition chez nous des pôles de résistance culturelles et diplomatiques, puisque il n’y a plus qu’un Occident dont le leader avoué, sollicité et même admis par tous ? Européens compris ? est le président des États-Unis d’Amérique. Donc au fond cette mythologisation, l’Occident ethnocentrisme sublimé, traduit simplement la normalisation des politiques étrangères européennes et la perte d’autonomie de nos pays et de leurs responsables.
3La polarité Est/Ouest a changé de sens : avant cela évoquait l’Est communiste, mais le face à face subsiste ici et là. Si vous allez à Jérusalem, Jérusalem-Est et Jérusalem-Ouest sont le symbole de deux mondes face à face, sauf que l’Est n’est plus le communiste, mais est le musulman. Vous avez l’Orient et l’Occident dans une même ville, et c’est quelque chose d’assez étonnant, même si au point de vue auditif, tout cela se mêle : les cloches, les muezzins et le shofar.
4Selon vous, est-ce que dire que l’Occident est une communauté de valeurs est une imposture ?
5Régis Debray
Ni plus ni moins que l’était en son temps la communauté socialiste mondiale, la communauté des États socialistes. La communauté de valeurs, c’est toujours ce qu’on met en avant pour déguiser une hégémonie et légitimer un protectorat. Les valeurs sont indivisibles contrairement aux intérêts qui sont divisibles : donc pour ne pas parler des intérêts, on parle valeur. Étant entendu que les valeurs éthiques ou éthérées n’ont jamais constitué un acteur politique collectif. Une action cohérente suppose une similitude d’histoire, de langue et de culture. Donc oui, on a là une imposture vieille comme le monde.
6Cette idée d’une communauté de valeurs a toujours été l’argument pour prolonger l’existence de l’Alliance atlantique, qui était en fait une alliance défensive à zone d’application limitée ? selon article 5 du Traité ? destinée au départ à empêcher les démocraties d’Europe occidentale de tomber aux mains des soviétiques. Mais maintenant qu’il n’y a plus de soviétiques, cette alliance aurait du se dissoudre depuis longtemps. Comme elle n’a plus de raison d’être et comme elle est violée chaque jour ? puisqu’elle est aujourd’hui non pas limitée à l’Atlantique Nord, mais concerne aussi l’Asie, l’Afrique... ?, elle apparaît sous son vrai jour : une ruse hégémonique.
7Mais au-delà de cette question, qu’est ce qu’une « valeur » ? Comment définir ce terme ? Peut-être une manière de concevoir le monde, une Weltanschaung, comme on disait jadis. Il n’y a en tout cas pas de Weltanschaung commune entre les États-Unis d’Amérique et l’Europe de l’Ouest. Les États-Unis sont une théo-démocratie alors que la France est une démocratie républicaine, nous n’avons pas le même ADN historique. Si on veut entendre par « valeur » l’amour de la paix, de la liberté et de l’égalité, on reste dans les généralités, ce n’est pas très sérieux. Il faut étudier les structures familiales, les inconscients collectifs, la géographie, la mentalité historique. Les sciences politiques fonctionnent de plus en plus avec des mots totalement creux.
8Historiquement, l’Occident s’oppose à l’Orient et renvoie fondamentalement à une tension avec un Autre. Le mot a été instauré avec la division de l’Empire romain à la fin du IIIe siècle, entre empire d’Occident et empire d’Orient. Il s’agissait au départ d’une division administrative, alors que l’Empire n’arrivait plus à contrôler ses communications ou encore à centraliser sa politique. Un empire d’Occident avec son Auguste et son César a vu le jour ainsi qu’un empire d’Orient également avec également son Auguste et son César : de là est née la partition entre Rome et Constantinople, entre Byzance et les latins. Ensuite il y a eu une chrétienté occidentale, suite au schisme byzantin.
9On est toujours l’occidental de quelqu’un, le Russe est l’occidental du Chinois, mais l’oriental de l’Allemand... Les frontières sont mouvantes, mais la notion de frontière a néanmoins toujours existé derrière l’idée d’Occident. Qui dit frontière dit front, frontière culturelle mais rapidement aussi front politico-militaire.
10Bien sûr, ces concepts d’Occident et d’Orient sont de l’ordre de la représentation mentale, hormis dans certains lieux stratégiques, comme Jérusalem, où c’est un fait territorial. Mais plus largement, en Europe et aux États-Unis, nous sommes face à des stéréotypes, qui engendrent des conduites. Les idées fausses ne sont pas vaines ; si la représentation est en retard sur le réel, elle produit du réel à son tour. Elle produit les situations actuelles en Somalie, en Afghanistan, en Irak, et demain en Iran. Les erreurs intellectuelles produisent des vérités historiques.
11Vous avez forgé dans Le moment fraternité [1] le concept de religion occidentale contemporaine, qu’entendez vous par là ?
12Régis Debray
Toute société comme la nature a horreur du vide. Comme toute société a besoin d’un point de sacralité, ou d’unification symbolique et que la religion, le culte national, le culte du progrès sont moribonds, les droits de l’homme viennent les remplacer. On peut dire c’est une para, une pseudo ou une quasi-religion, mais il ne faut pas donner aux religions le sens très particulariste que le christianisme lui donne. Il y a beaucoup plus de religions athéologiques dans le monde que de religions théologiques. Dieu est un accessoire dont on se passe très facilement ; le Dieu unique, le Dieu judaïque est un accessoire très récent, apparu il y a seulement 2 500 ans. Donc oui, les droits de l’homme, c’est une religion universelle de substitution. Avant, la France était le soldat de l’humanité, le soldat de la Raison avec un grand R, elle est aujourd’hui la sentinelle des droits de l’homme universels. C’est un imaginaire de convocation comme un autre, c’est la façon dont un ensemble d’intérêts particuliers s’enveloppent dans une cause idéale, et c’est la définition-même de l’idéologie. Je pense que cette idéologie a pris une nature religieuse, au sens romain du mot, une religion que l’on peut qualifier de juridico-pratique, incarnée dans des institutions d’État ? jusqu’à hier (24 juin 2009) un secrétariat d’État ? et qui reste omniprésente dans les discours officiels. Elle n’est pas de l’ordre de la spiritualité ni de la mystique mais simplement de l’ordre du consensus civique sacralisé. D’ailleurs, les droits de l’homme ont été déclarés sacrés dès leur proclamation : le mot se trouve dans le préambule de la Déclaration de 1789. Ce fut là un enième transfert de sacralité.
13Dans ce même livre, vous faites un parallèle entre l’ingérence moderne et le colonialisme d’hier à une nuance près qu’à l’époque coloniale il y avait une meilleure connaissance des sociétés dans lesquelles les Européens intervenaient.
14Régis Debray
C’est un problème médiologique. Aujourd’hui, on se déplace beaucoup plus facilement et beaucoup plus rapidement. La connaissance de l’Autre était liée à un certain état des transports qui permettait les longues marches d’approche et interdisait les allers et retours éclairs. Au XVIIIe siècle, quand vous alliez en Perse, vous deviez compter 6 mois de voyage : en 6 mois, vous aviez le temps d’apprendre une langue, et puis une fois sur place, vous deviez rester un moment, il n’était pas concevable de repartir aussitôt. Donc il est vrai que les missionnaires, notamment les missionnaires chrétiens, catholiques en l’occurrence, ont été de formidables explorateurs, et certainement les premiers ethnologues et lexicologues. Ils ne vivaient ni dans l’urgence ni dans l’image et avaient une véritable curiosité envers l’autre, et disposaient surtout du temps nécessaire pour satisfaire cette curiosité. Autrement dit, ils pratiquaient l’inculturation : ils inculturaient leur foi dans une autre culture, tradition des évangélisations d’antan. C’est encore le cas aujourd’hui avec la Société des Missions étrangères. Il est vrai que l’Europe a inventé l’ethnologie, mais aujourd’hui entend se passer d’ethnologie, puisque l’on pense que l’on peut exporter la démocratie comme on exporte des bicyclettes, confondant ainsi l’objet technique et l’acquis culturel. Au contraire, un résultat historique comme la démocratie suppose un temps de maturation, des paramètres, des coordonnées civilisationnelles qui ne se décrètent pas instantanément. L’ingérence moderne est désinvolte et est donc condamnée à l’échec et d’ailleurs, le rejet de ces greffes militaro-idéologiques va de plus en plus vite.
15Comment expliquer qu’au moment où tous les dirigeants européens et américains disent vouloir éviter un choc de civilisations il y aurait selon le journaliste Robert Fisk 22 fois plus de soldats occidentaux dans le monde musulman qu’au temps des croisades ?
16Régis Debray
Il y a d’abord un formidable dénivelé de puissance, qui n’existait pas au temps des croisades. À cette époque, les armements et les équipements étaient de même échelle de part et d’autre ; les croisés chrétiens et les troupes de Saladin s’affrontaient à peu près à armes égales. Aujourd’hui, la surpuissance technologique occidentale fait que le taux de létalité est très réduit du côté occidental, la tentation est donc forte de réaliser des expéditions punitives, des razzias militaires, l’impunité nous étant presque assurée. Dans les guerres coloniales du XIXe siècle et même du XXe siècle, le ratio des pertes était de 1 à 10 entre l’occidental et l’indigène ; il est aujourd’hui de 1 à 100. Pourquoi ne pas en profiter ? Les impériaux ont plus de soldats à la périphérie que la périphérie n’en a au cœur de l’empire, ce n’est pas une nouvelle que cette dissymétrie. Aujourd’hui, avec les satellites d’observation spatiale, les drones ou encore les missiles, la puissance de feu est telle que vous pouvez détruire un pays ? tant qu’il n’a pas la bombe ? sans grand dommage. Les villages afghans sont bombardés périodiquement, mais est ce qu’on en ressent le contrecoup ? Dans l’immédiat pas vraiment. Pour le reste il faudrait étudier l’histoire de la peur en Occident, essayer de voir si la peur du monde musulman s’est accrue au cours des siècles ou pas. Il est vrai qu’avant il y avait les sarrasins et les pirates en Méditerranée, mais la menace restait très circonstanciée, alors qu’aujourd’hui, la peur a sans doute grandi, elle s’est planétarisée.
17Quant à cette idée « d’éviter un choc des civilisations », c’est ou ce fut un vœu pieu. On fait même tout pour susciter ce choc, et pour précipiter des chocs en retour.
18Le recours rhétorique par certains à la morale pour juger les questions internationales ne s’accompagne-t-il pas d’un corollaire curieux : ceux qui sont en désaccord devraient être excommuniés de la société au nom de la morale puisqu’il ne s’agit pas de désaccords intellectuels mais d’une dissidence face à un socle de valeurs.
19Régis Debray
S’agit-il réellement d’un phénomène nouveau ? La Realpolitik à l’ancienne admettait des adversaires considérés comme des ennemis et non comme des délinquants, puisque il s’agissait de rapports entre États. On pouvait donc y trouver une certaine sobriété. Mais au fond, regardez la guerre de 1914-1918, les alliés défendaient la civilisation, alors que les Allemands et les Autrichiens défendaient la culture, on était en présence une lutte hautement moralisée. Un conflit implique toujours un jugement de valeur sur l’autre. L’« autre » est un méchant par définition. Le consensus national, européen ou occidental a pris une telle force, une telle emprise, puisqu’il n’y a plus au fond d’opposition, qu’effectivement celui qui se met en marge apparaît comme un profanateur, un bandit, un pervers. Mais du temps de la Chrétienté, n’en allait-il pas ainsi, avec d’autres mots ?
20Pensez-vous qu’il y a dans la pensée dominante en France une diabolisation de l’islam et pourquoi ?
21Régis Debray
On peut trouver différentes explications : le choc des ignorances, la pesanteur des clichés médiatiques, le vieux contentieux historique entre la chrétienté et l’islam. Mais je crois qu’au fond ? même si ces facteurs-là peuvent être évoqués ? toute cohésion sociale a besoin d’un épouvantail. Pour qu’il y ait un « nous », il faut qu’il y ait un « eux » en face, et le « eux » islamique n’est pas tellement mal trouvé. Il n’y a plus tellement le choix, il faut prendre ce qui reste sur le marché. Depuis que le communisme est mort, il y a un vide à combler et il est vrai que l’islam est facilement assimilable à l’« autre ». C’est le plus haut degré d’altérité possible face au monde chrétien, le face à face est de rigueur et il est même anthropologique. Relisez Le rivage des Syrtes de Julien Gracq : pour que la république d’Orsenna survive, il faut en face un adversaire mystérieux, le volcan Tangri à l’horizon, il s’agit d’une guerre larvée. Mais c’est cette guerre latente qui maintient la vitalité de cette république finissante. À tout « nous » il faut un « eux », et quand le « nous » se distend et que le tissu social du « nous » occidental tend à s’effriter, il faut essayer de le ranimer avec un diable. Avoir un ennemi est important, et d’ailleurs une des raisons pour lesquelles l’Europe n’existe pas, c’est justement qu’elle ne se reconnaît pas d’ennemis. Il faut bien se souvenir que sans Staline, nous n’aurions pas de traité de Rome ou de marché commun. Donc pour maintenir l’Europe, il faut effectivement diaboliser un adversaire, ce qui est un peu bête parce que dans le cas de l’islam, celui-ci est chez nous, nous sommes chez eux, et il n’y a évidemment pas cette grande coupure que l’on invoque. Tout ce que l’on peut dire, c’est qu’il ne faut pas mesurer le péril à la peur. Il est possible d’avoir grande peur alors que le péril est faible : ce ne sont pas les perceptions qui étalonnent les menaces. La perception est beaucoup plus affolante que ne l’est en réalité la menace, car quand on regarde le monde musulman, on est frappé par toutes sortes de retards technologiques, scientifiques mêmes : on traduit moins de livres dans le monde arabo-musulman en une année que dans la seule Espagne ! Et puis on sous-estime que le monde musulman s’occidentalise également à toute vitesse, au moment d’ailleurs où l’Occident accueille en son sein l’« autre » musulman, qui va donc cesser d’être radicalement « autre ». En définitive, nous sommes en présence d’une construction largement mythologique, et c’est ce qui fait sa force. L’animal symbolique en a un constant besoin. « Que deviendrions-nous, demandait Valéry, sans le secours de ce qui n’existe pas ??».
22(Propos recueillis le 25 juin 2009)
Notes
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[1]
Le moment fraternité, Paris, Gallimard, 2009.