1La mondialisation est un risque et une chance pour la Francophonie. Un risque, parce que la mondialisation telle qu'elle s'est installée ne s'est pas construite sur une base pluraliste et culturelle, mais pour satisfaire des impératifs commerciaux et à des intérêts financiers dans lesquels la dimension culturelle n'était pas dominante sauf dans quelques créneaux immédiatement rentables. Une chance, aussi, parce que, face à la crainte d'une globalisation sauvage qui conduirait à l'installation d'un modèle culturel hégémonique, standardisé, au contenu appauvri, ignorant des spécificités culturelles, la Francophonie peut fortement contribuer à la construction d'une réponse à ce type de défi.
2La Francophonie réunit, en effet, toutes les conditions pour devenir un des acteurs majeurs de la diversité culturelle. Quels sont ces atouts ? Une présence planétaire, répartie sur les cinq continents. Une expérience de la pratique multilatérale très rodée depuis vingt-deux ans qu'existent les sommets francophones institués en 1986. Un réseau d'institutions partenaires très étendu, incluant notamment les organisations représentatives des grandes aires géoculturelles hispanophone, lusophone, arabophone, anglophone. Le fait pour la francophonie d'être elle-même un laboratoire de la diversité puisqu'elle présente la particularité de décliner dans une langue unique (mais elle-même riche d'une multiplicité de variantes locales) une pluralité de cultures sans équivalent dans aucune des grandes autres aires linguistiques. Au sein de la communauté francophone coexistent des cultures asiatiques, arabes, nord-américaines, caraïbes, africaines, européennes, et j'en oublie sans doute, qui concourent à en faire une exceptionnelle mosaïque.
Le rôle moteur de la Francophonie dans l'élaboration et l'adoption de la Convention
3Ultime atout de la Francophonie, une participation active dans les instances culturelles internationales. Je pense en particulier à l'UNESCO où les gouvernements francophones et les institutions de la francophonie ont joué un rôle décisif dans l'élaboration et l'adoption de la Déclaration universelle sur la diversité culturelle de 2001 puis de la Convention sur la promotion et la protection de la diversité des expressions culturelles de 2005. Rappelons qu'à l'origine première du processus qui a abouti à la Convention, se trouve une résolution franco-canadienne, adoptée lors de la conférence générale de l'Unesco en 1999, et appelant l'organisation à mettre en place un groupe de travail chargé de réfléchir à la question de la diversité culturelle et aux moyens de lui donner une consistance juridique. Cette initiative fut complétée par une rencontre réunissant cinquante ministres de la culture, sous la présidence des ministres française et canadienne Catherine Trautmann et Sheila Copps. Avant même que l'Unesco n'adopte en décembre 2001 sa Déclaration universelle, les ministres de la culture de la Francophonie avaient d'ailleurs tracé le chemin par leur Déclaration de Cotonou du 15 mai 2001, la première du genre, qui demeure une référence. On ne saurait oublier non plus le travail d'approfondissement juridique accompli dans le cadre du groupe de travail franco-québécois sur la diversité culturelle d'où est sorti, en particulier, sous la signature de deux éminents experts – Hélène Ruiz Fabri et Ivan Bernier – une étude portant sur la faisabilité d'un instrument juridique sur la diversité culturelle à partir de laquelle les autorités françaises ont pris la décision politique de mettre en chantier la convention et de le faire dans le cadre de l'UNESCO. Ainsi, tout au long du processus qui a conduit à l'adoption de la convention sur la diversité culturelle, la francophonie a assumé la double fonction, d'une part, de laboratoire intellectuel et de force de proposition, d'autre part, de groupe de pression et de force politique au sein de l'UNESCO. Tous les pays francophones se sont naturellement retrouvés dans l'objectif qui soutenait l'entreprise, à savoir la volonté de faire en sorte que, face au déferlement de la globalisation, les cultures du monde ne se trouvent pas totalement assujetties à des normes commerciales au risque de perdre ce qui fait leur sens et leur richesse pour les créateurs qui les produisent et les populations qui s'en nourrissent.
4On a pu mesurer, à cette occasion, combien ces deux notions de francophonie et de diversité culturelle partagent de fortes affinités Il n'est donc pas étonnant que l'on retrouve dans la Convention telle qu'elle a été adoptée en 2005 quelques-uns des principes et des valeurs qui inspirent la Francophonie depuis ses origines, depuis que les pères fondateurs, les Senghor, les Césaire, lui ont donné son âme et son but.
Des valeurs socles partagées : trois principes fondamentaux
5Le premier de ces principes affirme la nécessité d'un traitement spécifique des « biens et services culturels » (l'expression n'est pas très heureuse, mais l'usage l'a imposée) qui, n'étant pas « une marchandise comme les autres », selon l'expression de Jacques Delors au début des années 1990, ne sauraient être échangée selon les règles ordinaires du commerce. Cela revient à reconnaître que les produits culturels participent d'une double nature : ils relèvent, certes, de la sphère économique, dans la mesure où ils sont intégrés dans un processus de production et d'échange ; mais ils y échappent largement en ce qu'ils sont aussi, ou d'abord, porteurs de sens, d'identité, de valeurs non matérielles dans lesquels se reconnaissent des communautés humaines. Dès 1993, au sommet de la Francophonie de l'Île Maurice, l'ensemble des pays francophones, alors au nombre de 43, avaient voté une motion pour soutenir l'action, engagée par la France et par l'Union européenne, en faveur de ce que l'on appelait à l'époque « l'exception culturelle ».
6Le deuxième principe que la Francophonie a d'une certaine manière été « transfusé » à l'Unesco, est l'attachement aux politiques culturelles publiques et l'affirmation de leur légitimité contre les tentatives récurrentes de démantèlement. Quels que soient les bienfaits du marché, dont nul ne songe à nier le rôle, il ne suffit pas par lui-même à organiser de façon optimale l'allocation des ressources dans le secteur de la culture. Cette idée était déjà présente dans la Déclaration de l'Unesco de 2001 qui énonçait que « les seules forces du marché ne peuvent garantir la préservation et la promotion de la diversité culturelle, gage d'un développement humain durable. Dans cette perspective il convient de réaffirmer le rôle primordial des politiques publiques en partenariat avec le secteur privé et la société civile ». Ces stipulations ont été reprises et développées avec une force juridique accrue dans la Convention.
7Le troisième principe clé de la Convention sur la diversité culturelle réside dans l'affirmation du lien entre diversité et développement. C'est en ce sens notamment qu'elle se distingue de la notion d'exception culturelle, perçue, non sans raison, par les pays du Sud, comme un instrument de défense des industries culturelles des pays riches, voire comme un levier dans la bataille transatlantique que se livraient l'Amérique et l'Europe dans le commerce des produits culturels et audiovisuels. L'idée s'est rapidement imposée que, pour investir la diversité culturelle d'une dimension universelle et susciter autour d'elle une très large adhésion à l'Unesco, il fallait que les pays en développement puissent se l'approprier et y trouver leur intérêt. C'est ce à quoi répond le cadre de solidarité et de partenariat Nord-Sud qui constitue le second axe prioritaire de la Convention. Il n'est pas excessif de dire que les solutions retenues par ce texte s'inspirent, en la matière, des actions de coopération mises en place par l'Organisation internationale de la Francophonie. L'expérience pionnière acquise par cette dernière fournira d'utiles références pour la mise en œuvre du volet solidarité de la Convention.
8Désormais, la diversité culturelle, dans son acception moderne, ne se comprend plus que par référence à la mondialisation. Il s'agit de sortir de ce que pouvait avoir de défensif, de protecteur, parfois même de protectionniste, des politiques culturelles nationales repliées sur elles-mêmes pour créer un processus dynamique, valorisant l'échange équitable et une circulation des œuvres qui ne soit pas à sens unique. Les asymétries générées par la mondialisation en raison de la formidable disparité de puissance culturelle doivent sinon disparaître, du moins être atténuées grâce à des instruments juridiques adaptés. Certes, l'existence de cette Convention ne suffira pas, à elle seule, à instaurer le règne de la diversité culturelle face à la formidable puissance des forces qui travaillent à la marchandisation et à la standardisation des cultures du monde.
Face au défi, l'obligation de cohérence, de vigilance et d'action de la Francophonie
9Cela dépendra de l'usage politique qui en sera fait. Forte de ses atouts, la Francophonie doit faire du thème de la diversité culturelle et linguistique la priorité de ses priorités. Elle doit prendre position aux avant-postes du combat contre le laminage des cultures et pour l'épanouissement de la liberté de création. Si la Francophonie a pu apparaître par le passé comme le syndicat de défense d'une langue menacée, assiégée, déclinante, le moment est venu de sortir de cette tranchée et d'adopter une posture dynamique et volontaire visant à faire du français une des grandes langues de communication et le vecteur de projets culturels ambitieux.
10Pour cela, il faut que l'organisation évite de se disperser et que les États adoptent des politiques cohérentes avec cet objectif. L'organisation internationale de la francophonie doit se recentrer sur son caractère d'acteur géoculturel et faire porter son effort sur des objectifs qui correspondent à sa raison d'être, là où elle a le plus de chance d'être efficace. Ce recentrage est d'autant plus souhaitable qu'il n'est pas de domaine où la Francophonie se soit aussi intelligemment mobilisée et où elle ait obtenu des résultats aussi probants au cours des dernières années, sous la conduite avisée de son secrétaire général, M. Abdou Diouf, que dans celui de la diversité culturelle. Nous ne sommes plus au temps où les questions culturelles étaient examinées à la sauvette en fin de session. Aujourd'hui, faire échec à l'uniformisation culturelle du monde, proposer un autre modèle de développement culturel est une priorité mondiale non moins importante que la défense des droits de l'homme ou que la sauvegarde de l'environnement (il s'agit d'ailleurs en partie des mêmes combats).
11La Francophonie doit utiliser la diversité culturelle comme un levier pour renforcer ses positions, ses valeurs et le message qu'elle veut offrir au monde. Il ne faut pas se leurrer : la pente naturelle de la mondialisation ne va pas dans le sens de la culture francophone. Si on laisse la spontanéité des forces du marché jouer à plein, nous verrons s'installer ce que Jean Tardif nomme, de façon pertinente, une « hyper-culture globalisante ». Il s'agit d'une culture déconnectée de ses racines territoriales et sociales, qui peut être créée en n'importe quel point du monde, à partir de technologies sophistiquées et qui, évidemment, compte tenu de son mode de production, ne va pas dans le sens de la reconnaissance de la diversité et de la créativité locales mais plutôt dans celui du formatage et du nivellement. Une forme de culture « hors-sol » en quelque sorte de même qu'il existe une agriculture hors-sol qui produit à longueur d'année des fruits et légumes de belle apparence mais au goût standardisé et qui ne résout nullement les besoins alimentaires des populations déshéritées. La Francophonie se doit d'incarner un contre-modèle à l'hyper-culture globalisante, précisément parce qu'elle repose sur une articulation originale et dialectique entre langue et culture, entre identité et ouverture. C'est aussi la façon la plus efficace d'éviter que la mondialisation ne suscite des réactions pires que le mal, opposant à l'uniformisation des expressions culturelles l'illusion du repli identitaire ou protectionniste.
Une obligation de cohérence et de vigilance
12Bien entendu, l'engagement qui vaut pour l'organisation doit valoir plus encore pour les pays qui la composent. Le combat pour la diversité culturelle ne se gagnera pas sans une volonté et une cohérence de tous les instants. Si je rappelle ceci, c'est parce que l'on distingue, ici et là, des signes préoccupants. Comme une certaine schizophrénie entre le discours officiel et une pratique qui s'en écarte. Ou encore l'inconséquence d'une partie des élites francophones, et françaises en premier lieu, dont l'intérêt pour leur langue connaît de troublantes éclipses. Or, ce combat-là il se gagne où se perd tous les jours, il n'y a pas de front secondaire, tous les créneaux doivent être tenus avec ténacité et vigilance. Il ne faut pas se leurrer : la situation du français dans le monde n'est pas à ce point brillante qu'on puisse la traiter avec désinvolture sauf à se préparer des défaites en rase campagne.
13Nous avons souvent été confrontés, y compris pendant les négociations de la Convention sur la diversité culturelle, au comportement paradoxal d'États qui, d'un côté, s'activaient pour faire adopter la Convention sur la diversité culturelle à l'UNESCO et, de l'autre et simultanément, soutenaient à l'OMC la libéralisation de l'audiovisuel ou souscrivaient, dans le cadre d'accords commerciaux bilatéraux, des clauses en totale contradiction avec la préservation de leur autonomie culturelle. Il est évidemment très difficile pour de petits pays, qui doivent contracter, par exemple, avec les États-Unis des accords commerciaux, de résister à l'énorme pression qui s'exerce sur eux. C'est bien face à ce type de situation que l'engagement de solidarité ne doit pas rester un vain mot, afin qu'aucun pays francophone désireux de sauvegarder son identité culturelle et linguistique, et donc de préserver la diversité de toutes les cultures, ne se trouve en situation de subir des diktats.
14Il serait encore plus désastreux que la France qui a été à la pointe du combat pour la diversité culturelle et dont la politique culturelle est encore regardée comme une source d'inspiration dans bien des parties du monde émette, sur ce chapitre, des signaux discordants. La façon dont certains milieux sont tentés de remettre en cause la loi Lang sur le prix unique du livre atteste que le risque n'est pas imaginaire. Or, s'il est une mesure qui constitue une application avant la lettre (en 1981 !) de la convention de l'Unesco, c'est bien celle-ci. Si l'on dispose encore en France – à côté de géants de la distribution – d'un réseau de librairies implantées localement dans des quartiers, souvent dans de très petites villes, qui sont animées par de vrais militants de la Francophonie mais aussi de la lecture et de la culture, c'est à cette loi qu'on le doit.
Articuler les différentes échelles de la culture mondiale
15Au-delà de la vigilance et de la cohérence, la Francophonie doit avoir l'ambition et l'audace de proposer une alternative cohérente à l'« hyper-culture globalisante » en lançant une réflexion sur ce que devrait être un modèle d'organisation et de développement de la culture dans le contexte de la mondialisation, fondé sur l'articulation optimale entre les niveaux national, régional et mondial.
16Le niveau national est celui des politiques publiques. Tous les pays ne fonctionnent pas selon ce modèle. Les Américains ont adopté un autre mode d'organisation qui est parfaitement légitime et conforme à leur génie. L'objectif n'est pas d'imposer un modèle contre un autre mais de faire en sorte, là encore, que coexiste une pluralité de modèles sans vocation hégémonique. C'est au niveau national que se forment l'offre et la demande culturelles, que les pouvoirs publics ont la faculté de réguler la production et la distribution, d'aider les œuvres les moins rentables sur le marché et les publics les défavorisés, d'encourager la création de qualité et la recherche. L'échelon régional est le mieux adapté à la mise en œuvre des synergies plurinationales, des coopérations, des coproductions, à la création de dynamiques d'échange, de circuits et des marchés locaux (qui souvent font défaut), facilitant la circulation des créateurs et des œuvres. On sait combien le cinéma européen souffre de l'insuffisante circulation des œuvres nationales d'un pays à l'autre. Ne parlons même pas des films africains qui ont une chance infinitésimale d'être vus en Afrique. Par ensembles régionaux, il convient d'entendre aussi bien des organisations de nature politique, comme l'Union européenne, dont l'action culturelle est encore balbutiante, ou de grandes aires géoculturelles, au nombre desquelles figurent, bien entendu, la francophonie mais aussi l'hispanophonie, la lusophonie, l'arabophonie, etc. Enfin, le niveau mondial est celui de la régulation et de la gouvernance, qui restent à bâtir. Pourquoi a-t-on besoin d'une gouvernance mondiale en matière culturelle ? Parce que, en son absence, dans le monde tel qu'il est, c'est l'OMC qui se chargera de le faire sur des critères qui sont les siens, ceux du commerce, et non ceux propres à l'activité culturelle. La gouvernance mondiale, à la fois juridique et politique, doit tendre à l'élaboration d'un cadre normatif, dont les conventions de l'Unesco constituent l'amorce, élaboré collectivement par les États, mais aussi par les organisations géoculturelles et par les représentations de la société civile. À cet égard, une des innovations significatives de l'élaboration de la Convention sur la diversité culturelle, a été le rôle joué par la coalition pour la diversité culturelle, rassemblant dans une trentaine de pays des représentants des différents secteurs de l'activité culturelle.
17Comme elle a été à la pointe du combat pour imposer la diversité culturelle, la Francophonie doit poursuivre son action pour que se fasse entendre la féconde polyphonie des cultures du monde. On ne saurait répondre à l'homogénéisation du village global sous influence unique par le cauchemar d'une retribalisation du monde. La bonne réponse est dans la recherche d'un nouveau cosmopolitisme, seul capable de concilier l'universel et la différence.