Notes
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Alain Lamassoure a exercé les fonctions de ministre délégué aux Affaires européennes de 1993 à 1995.
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Sommet franco-britannique de réflexion sur la défense européenne, qui s'est tenu à Saint-Malo en décembre 1998. La déclaration de Saint-Malo marque un tournant dans la constitution d'une Europe de la défense, le Royaume-Uni, jusque-là réticent à la mise en place d'une défense européenne autonome, se déclarant favorable au développement des capacités militaires européennes, afin de pouvoir mener des opérations de manière autonome.
1Pascal Boniface et Fabio Liberti – On va peut-être, si vous le voulez bien, commencer par une question un peu personnelle. En tant que parlementaire européen et de par les fonctions que vous avez occupées autrefois [1], vous êtes confronté au fonctionnement quotidien des institutions européennes. Quel est votre sentiment sur la perception de la France au sein de ces institutions ? On dit souvent que la France n'est pas très bien perçue, on se plaint qu'elle soit arrogante ou encore absente. Est-ce que vous vivez cela au quotidien ou bien, au contraire, vous pensez que ce sont des alarmes qui n'ont pas de fondement ?
2Alain Lamassoure — La crise politique créée par le « non » français au référendum sur le Traité constitutionnel, en mai 2005, a mis en lumière un phénomène dont nous n'étions pas conscients à ce point : si la France n'est pas en position de prendre des initiatives fortes, en matière européenne, l'Europe est en crise. C'est satisfaisant pour notre amour-propre, mais, en même temps, cela montre que nous avons des devoirs envers l'Europe. Il est clair qu'entre le 29 mai 2005 et l'élection présidentielle française, l'Europe a été en panne, les Français, dans toutes les nations européennes, étaient discrédités puisque nous avions fait campagne pour le « oui » et n'étions pas suivis par une majorité de Français. Les autorités françaises alors en fonction, désavouées par leur peuple, étaient hors d'état de lancer de nouvelles idées ou de nouvelles initiatives. Pendant deux ans, l'Europe a attendu que la France reprenne sa place. Par contre, la manière dont le nouveau président de la République a pris en main le dossier européen, la proposition qu'il a faite, d'essayer de reprendre, dans un traité ordinaire, susceptible d'être ratifié par les parlements nationaux, l'essentiel de ce qui était dans le projet de traité constitutionnel, et la façon dont il a aidé Angela Merkel à mener à bien l'accord politique sur ce nouveau traité au Conseil européen de juin 2007, ainsi que des initiatives symboliques comme le défilé des détachements des 27 États membres le 14 juillet 2007, et de faire jouer à cette occasion l'hymne à la joie à côté de la Marseillaise, ont considérablement rassuré nos partenaires. Nicolas Sarkozy s'est également rendu au Parlement européen. Sa personnalité un peu hors du commun intéresse et rend perplexe. Le fait que le président de la République française soit extrêmement européen, s'appuie sur la Commission européenne comme aucun de ses prédécesseurs, rassure énormément nos partenaires. Dans ses propositions et ses discours il y a des choses qui sûrement les irritent, mais néanmoins le fait que la France soit de retour en Europe, et que, sur les affaires communautaires, on retrouve une entente franco-allemande efficace, même si nous avons des différends bilatéraux assez importants, rassure incontestablement tout le monde.
3Et comment ce couple franco-allemand peut-il agir et peser dans une Europe à 27, de façon aussi efficace qu'il pouvait l'être dans une Europe à 12 ? Comment réagir à ce changement de format, pour conserver une influence soit française soit franco-allemande ?
4Alain Lamassoure — Je dirais que le relais est quand même pris par le nouveau traité et par les institutions qu'il va mettre en place. Tant que le Traité de Lisbonne n'entre pas en vigueur (ce devrait être chose faite dans 18 mois), les initiatives politiques peuvent en réalité ne venir que des États membres ; donc des grands États, c'est-à-dire du couple franco-allemand et plus particulièrement de la France. Depuis l'origine nous fonctionnons selon une méthode dans laquelle les idées et les initiatives politiques viennent de la France, et sont partagées par les Allemands. La Commission européenne assure le lien avec les autres partenaires. Mais ce mode de fonctionnement est nettement moins efficace à 27 qu'à 12, et ne pourra plus fonctionner durablement. À partir de 2009, le relais va être pris par les institutions propres de l'Union. Jusqu'à présent, au fond, tout se passait comme si l'Union européenne était dirigée par les chefs d'État et de gouvernement. Mais cette situation va changer puisque maintenant l'Europe aura ses propres dirigeants ; le président permanent du Conseil européen, le Haut représentant et surtout le président de la Commission, élu par les citoyens à travers l'élection des députés européens. À partir de là, les grandes initiatives de l'Union pourront être prises par ces dirigeants européens. Et pour moi, l'enjeu de la présidence française, au-delà de ce qui pourra être décidé pendant cette très courte période, doit être la définition de la feuille de route des dirigeants européens pour après juin 2009.
5Justement, les priorités affichées pour l'instant par la présidence française de l'Union européenne sont l'immigration, la politique énergétique, l'environnement et la relance de la Politique européenne de sécurité et de défense (PESD). Est-ce que vous pensez que l'on peut avancer sur les quatre sujets ? Est-ce que certains vous paraissent prioritaires ou plus facilement accessibles ?
6Alain Lamassoure — Ce que j'ai eu l'occasion de dire, lors du séminaire intergouvernemental organisé par le Premier ministre le 17 novembre 2007, auquel j'avais été invité comme observateur extérieur si je puis dire, c'est que ces priorités me paraissent tout à fait bonnes d'un point de vue politique, mais ne sont pas susceptibles d'aboutir durant cette période. Autrement dit, dans une présidence, il faut distinguer, pour prendre une comparaison agricole, ce que l'on sème et ce que l'on récolte. Ce que l'on va récolter au deuxième semestre 2008 a déjà été amorcé. En effet, l'expérience montre qu'entre le moment où la Commission européenne dépose un projet de texte, un règlement ou une directive, et le moment où il paraît au Journal officiel, s'écoulent en moyenne 22 mois. Donc tout ce qui pourra donner lieu à des décisions définitives ou accords politiques de première lecture, pendant la présidence française, est déjà engagé et ne figure pas, sauf exception, sous ces têtes de chapitre. Par contre, ces têtes de chapitre peuvent être des sujets sur lesquels la présidence française va pouvoir semer et lancer le débat. Mais, même dans ce domaine, il faut regarder d'un peu plus près. Prenons les sujets l'un après l'autre.
7La PESD : c'est la priorité des priorités de Nicolas Sarkozy. Je partage tout à fait son point de vue. Il est le premier président de la Ve République à avoir compris que si l'on veut progresser sur ce sujet, on ne peut le faire qu'avec la bienveillance ou la neutralité bienveillante de Washington. Il a donc annoncé publiquement qu'il allait proposer aux Américains une négociation globale portant sur l'Alliance atlantique, son avenir, la place de la France dans l'Alliance et, en contrepartie, la mise en place d'une véritable défense européenne, coordonnée avec l'Alliance atlantique. Ce genre de grande négociation ne peut évidemment être mené qu'avec la nouvelle Administration américaine en 2009. Mais les discussions peuvent néanmoins être amorcées avec l'Administration actuelle. Premier élément bloquant donc : nous n'aurons pas réellement d'interlocuteur à Washington avant le premier semestre 2009, donc pas pendant la présidence française. Deuxième élément bloquant : en matière de défense, on ne peut être crédible qu'avec le soutien des Anglais. La clé de Londres se trouve à Washington. À Londres l'idée, pour simplifier, d'un Saint-Malo bis [2], est plutôt bien reçue par Gordon Brown. Mais en même temps, la priorité de ce dernier est de faire ratifier le nouveau Traité par son Parlement, et donc de surmonter toutes les réticences des eurosceptiques. Évidemment celles du parti conservateur, mais aussi celles existant au sein de son propre parti. Tant que le Traité n'aura pas été ratifié, des sujets aussi sensibles ne peuvent être évoqués publiquement qu'avec une très grande prudence. Une fois la ratification intervenue, la priorité pour Gordon Brown concernera les élections nationales, qui retarderont d'autant plus l'évocation de la PESD en Grande-Bretagne. Ainsi, si la France souhaite, à juste titre, que la PESD soit le grand sujet européen des années à venir, un peu comme l'était l'Union monétaire au début des années 1990, elle se trouve bloquée par les certitudes du calendrier politique américain, et les incertitudes du calendrier politique britannique.
8L'immigration et l'énergie : ce sont là aussi de très grands sujets, mais ils ne pourront véritablement déboucher sur des accords politiques qu'avec le nouveau Traité, qui définira les compétences juridiques en la matière. Nous ne disposons pas à l'heure actuelle de la majorité qualifiée dans ces deux domaines. L'unanimité est trop souvent requise pour tout ce qui concerne l'immigration et c'est le nouveau Traité qui redonnera à l'Union la compétence pour une politique énergétique commune, compétence qu'elle avait un temps acquise dans le cadre de la Communauté européenne de l'énergie atomique (CEEA), qui avait pour objectif la création d'une industrie nucléaire européenne. Dernière priorité citée par les dirigeants français : la remise à plat de la politique agricole, le financement du Fonds européen d'orientation et de garantie agricole (FEOGA), et donc la réforme du financement budgétaire européen. La mise en avant de ce sujet est cohérente avec la décision qui avait été prise par le Conseil européen, en décembre 2005, à la fin de la présidence britannique, à propos des perspectives financières de 2007-2013. Il avait été prévu une clause de rendez-vous en 2008-2009. Mais là aussi, nous devons rester prudents tant que les ratifications ne sont pas achevées dans l'ensemble des pays. Tout ce qui a trait à la question budgétaire est extrêmement sensible pour les principaux contributeurs : le Royaume-Uni bien entendu, mais aussi la Suède, les Pays-Bas, l'Autriche, le Danemark. La thématique agricole est devenue très sensible dans un pays comme l'Italie, qui est maintenant presque davantage attachée à la Politique agricole commune (PAC) que ne l'est la France. La Pologne est devenue le pays où l'opinion publique est la plus favorable à la construction européenne, grâce aux avantages qu'elle tire de l'application de la PAC, qui a permis aux revenus des agriculteurs de doubler en deux ans. Et donc, je crois que, là aussi, nous serons obligés à la prudence.
9Ainsi, les thèmes proposés par la présidence française sont bons pour l'Europe mais je ne sais pas si nous pourrons réellement les lancer pendant cette période. C'est pour cela que nous devons plutôt convaincre nos partenaires que ces thèmes sont privilégiés par les dirigeants européens d'après 2009.
10En ce qui concerne la PESD, il existe un projet d'européaniser l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN). Le président Jacques Chirac, peut être sous une autre forme, l'avait déjà évoqué. Cette fois-ci, qu'est ce qui, selon vous, permettrait de réussir ce projet déjà ancien, et qui, pour l'instant n'a pas été concrétisé ? Alors que l'on évoque la réintégration complète de la France dans l'OTAN, les chances d'une européanisation de cette dernière paraissent-elles plus réalisables en cette période qu'auparavant ?
11Alain Lamassoure — Je crois que oui. En même temps, je souhaite que le débat avec les Américains porte sur les vrais sujets et pas simplement sur les structures politico-militaires. Nicolas Sarkozy souhaite nouer avec les dirigeants américains une relation de confiance, identique à celle que nous avions, au milieu des années 1990, avec l'Administration Clinton. Au fond, on travaillait comme on travaille avec nos partenaires européens. Ainsi, avec les Allemands nous avons beaucoup de sujets de frictions mais on se fait confiance, on n'entretient pas les querelles sur la place publique pour se valoriser. Il faut revenir à ce type de relation de confiance avec les Américains. À partir de ce moment-là, tout sera possible. Autrement dit, nous devons sortir d'une période trop longue, qui a notamment caractérisé les dernières années, dans laquelle le fossé transatlantique, notamment entre Paris et Washington, était important. Londres se faisait alors l'intermédiaire. Nous devons être capables de nous passer de Londres pour parler à Washington. Si tel était le cas, le Royaume-Uni serait moins eurosceptique et moins enclin à saboter toutes les positions prises en matière européenne et notamment dans le domaine de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC). La relation de la France à l'OTAN, à l'heure actuelle, est assez pittoresque puisque nous en avons les inconvénients sans les avantages. La France compte parmi les cinq principaux contributeurs en termes financiers et en termes de troupes, et n'a qu'1 % des officiers dans les états-majors. En bref, compte tenu de notre participation, nous sommes en droit d'exiger des contreparties. Et je crois que l'Élysée a la sagesse, que n'a sans doute pas eue le président J. Chirac, de ne pas présenter de demande inacceptable par les Américains en termes de participation des Français aux grands commandements. Au fond, on risque d'avoir plus de difficultés avec les Britanniques et les Allemands si les généraux français viennent prendre un tour de commandement, qui normalement leur serait revenu. En effet, on ne va pas prendre un tour de commandement dévolu aux Américains. Mais, ce qui me paraît important, c'est que l'on se mette d'accord avec les Américains sur le partage des rôles entre l'OTAN et la future défense européenne, ce qui revient à se pencher sur le rôle futur de l'OTAN. Je suis quand même très surpris que la France, dans la première moitié des années 1990, à un moment où les dirigeants français étaient beaucoup plus attachés qu'aujourd'hui à faire prévaloir l'indépendance de la France à l'égard des États-Unis, par un démarquage systématique, n'ait pas émis la moindre objection à l'élargissement de l'OTAN. L'OTAN est une alliance permanente de sécurité, une première dans l'histoire, qui a été mise en place uniquement pour s'opposer à l'alliance soviétique, organisée par le pacte de Varsovie. De facto, le pacte de Varsovie a disparu avec l'Union soviétique. Il aurait par conséquent été assez logique de faire disparaître l'OTAN. Or, l'Alliance a été conservée et même élargie. On s'est lancé à ce moment-là dans une manœuvre sans réflexion stratégique qui ne pouvait être vue de Moscou, quels que soient les dirigeants en place à Moscou, que comme une opération hostile à l'égard de la Russie. Les hésitations quant aux pays européens ayant vocation, ou pas, à être intégrés à l'OTAN étaient absurdes. Au prochain sommet de l'OTAN, nous devons accueillir la Croatie, l'Albanie et la Macédoine. À terme, on ambitionne de faire entrer tout le monde dans l'OTAN sauf la Russie, ce qui évidemment paraît offensant pour la Russie.
12Vous pensez alors que la Russie devrait rentrer dans l'OTAN ?
13Alain Lamassoure — Exactement ! La vraie logique de l'élargissement de l'OTAN, maintenant que la guerre froide est finie, c'est d'y faire entrer la Russie. En tout cas de proposer à la Russie d'y entrer. Si elle ne veut pas c'est autre chose. Proposer à la Russie d'entrer dans l'OTAN signifierait que l'Alliance ne serait plus dirigée contre un ennemi. L'OTAN deviendrait un système de sécurité collective en Europe. Autrement dit, la vraie question qui nous est posée depuis 1991, et à laquelle nous n'avons pas répondu, ni à Washington ni en Europe, est la suivante : est-ce que nous considérons désormais que la Russie reste un adversaire potentiel ou doit devenir un partenaire ? Je considère pour ma part que notre intérêt est de faire de la Russie un partenaire. Un partenaire avec lequel il est évidemment difficile de traiter, parce qu'on ne peut pas dire que ce soit une démocratie exemplaire, ni que la diplomatie russe soit très cohérente. Mais on ne peut pas à la fois mener la guerre contre al-Qaïda, essayer de sortir le moins mal possible d'Irak et d'Afghanistan, traiter la prolifération nucléaire et en plus considérer les Russes comme des ennemis potentiels ! D'autant que ce n'est pas l'intérêt de la Russie non plus...
14Comment pensez-vous qu'une telle proposition pourrait être perçue à Washington ?
15Alain Lamassoure — À mon avis, il faut déjà en parler en France et en Europe. C'est un sujet sur lequel il est clair que nos partenaires baltes et polonais n'ont pas la même vision que l'Allemagne ou éventuellement l'Italie. En France même, je ne suis pas persuadé que l'on se soit vraiment posé la question. Je voudrais déjà que l'on se pose la question chez nous, que l'on puisse lancer l'idée d'un Livre blanc de la sécurité européenne, après Le livre blanc français. La stratégie européenne de sécurité, adoptée par le Conseil européen en 2003, pourrait servir de base. D'ailleurs le Conseil européen a demandé sa mise à jour, afin d'en faire un Livre blanc sur la sécurité européenne. Ce Livre blanc permettrait de se mettre d'accord sur la provenance des menaces et sur les partenaires potentiels. Ensuite nous pourrons évoquer ces questions avec les Américains. Je crois qu'une nouvelle Administration américaine, voyant les choses avec un peu plus de recul et d'objectivité que l'Administration actuelle, devrait parvenir à la conclusion, c'est-à-dire à la nécessité, d'entretenir une relation normale avec Moscou. À ce moment-là, l'OTAN deviendrait un système de sécurité beaucoup plus équilibré.
16Une période d'élections a débuté aux États-Unis, avec les primaires. Parmi les candidats, même s'il est difficile de le déterminer, quel est celui ou celle qui vous paraît le plus capable d'avoir un dialogue fructueux avec les Européens ?
17Alain Lamassoure — Je n'en ai aucune idée. Attendons de voir ce qui va se passer. Nous connaissons Hillary Clinton, elle avait, par le passé, accompagné son mari à Paris, et j'ai eu la chance d'avoir un long entretien avec eux deux à ce moment-là. Il est évident qu'Hillary Clinton a une expérience internationale que n'ont pas Barack Obama ou Rudolf Giuliani. Cela dit Bill Clinton n'avait aucune expérience internationale avant de devenir président, et il s'est avéré être un excellent président, y compris sur la scène internationale.
18Vous n'avez pas peur d'un protectionnisme d'Hillary Clinton sur le plan économique, qui pourrait créer des frictions avec les Européens ?
19Alain Lamassoure — C'est trop tôt pour le dire. Et puis les annonces durant la campagne ne sont pas toujours suivies d'effets... L'échec du cycle de Doha, qui est maintenant assez vraisemblable, montre qu'il faut traiter les problèmes de relations commerciales ou plus généralement les questions économiques planétaires, avec sans doute des méthodes différentes. C'est un point sur lequel il faudra que nous-mêmes nous fassions notre propre autocritique. J'ajoute que Nicolas Sarkozy se défend d'être protectionniste, mais les incantations réitérées, en faveur d'une Europe qui protège, ne trompent personne en dehors de la France.
20Que pensez-vous du concept d'Europe-protection, qui a été mis en avant par le Secrétaire d'État aux affaires européennes Jean-Pierre Jouyet et que le président a également évoqué ?
21Alain Lamassoure — Je trouve que c'est une erreur. C'est une erreur vis-à-vis de nos partenaires qui ne supportent pas cette présentation frileuse, et qu'ils jugent rétrograde concernant notre position européenne. Et c'est une erreur vis-à-vis des Français parce que je crois qu'il ne faut pas se tromper sur les raisons profondes du « non » français du 29 mai 2005. Il s'explique par la formidable impopularité de nos dirigeants de l'époque. J'appartiens à l'UMP, et je suis donc d'autant plus à l'aise pour le dire, que l'on ne peut m'accuser d'opposition systématique. On aurait fait un référendum pour savoir si les Français souhaitaient organiser les Jeux olympiques de 2012 à Paris, ils auraient répondu « non ». Il régnait alors un état d'esprit qui n'acceptait rigoureusement rien. Nos dirigeants actuels ont tendance à dire que les Français ont besoin d'une Europe qui protège. Or, si quelqu'un qui est malade, dépressif, a besoin d'être protégé, la France n'est plus malade ni dépressive. Et d'ailleurs nous avons pris connaissance hier des derniers eurobaromètres, ils montrent que 60 % des Français font désormais confiance à l'Union européenne. C'est le taux le plus élevé depuis 1991. Qu'est ce qui s'est passé depuis ? Rien. Les Français se sont repris. Grâce à l'élection présidentielle et au dynamisme du président de la République, ils se sont rendus compte qu'il est possible de sortir du marasme. À partir du moment où l'on a davantage confiance en soi, on craint moins le monde extérieur, la mondialisation, l'Europe. On se rend compte que l'Europe peut être utile pour maîtriser la mondialisation. La mondialisation est une sorte de compétition planétaire, que la France, grâce à l'Europe, peut gagner. L'Europe ne protégera pas la France, mais va l'aider à gagner la compétition.
22Quelles sont votre opinion et votre conception des relations avec la Turquie ?
23Alain Lamassoure — Le problème turc est réglé. La Turquie n'entrera pas dans l'UE. C'est clair. Pourquoi ? Parce que la moitié des peuples européens sont contre. Et nous ne pouvons pas à la fois, comme le font les Britanniques, dire que l'Europe est impopulaire parce que ses dirigeants sont trop distants des citoyens, et lorsqu'il y a un message aussi clair de la part des citoyens, en faire fi sous prétexte de considérations géostratégiques.
24Nous avons vu, notamment à l'occasion du référendum du 29 mai 2005, qu'il y avait une très forte opposition du peuple français. Mais cette opposition est identique chez les Allemands ; elle est encore plus forte chez les Autrichiens, chez les Slovènes ; évidemment chez les Grecs... Lorsque le président N. Sarkozy a rencontré le Premier ministre turc, Recep T. Erdogan, en marge de l'Assemblée générale des Nations unies, il lui a tenu un langage très franc, comme il le fait avec tous ses homologues. Ils se sont mis d'accord pour gérer leurs désaccords, pour réfléchir ensemble à ce que peut être un statut intermédiaire qui, de notre côté, sera considéré comme durable, et de l'autre côté sera considéré comme une étape. Au début, Angela Merkel puis Nicolas Sarkozy ont lancé la formule de partenariat privilégié. Elle n'est pas acceptée par les Turcs. Il est clair que le statut turc doit être conçu ensemble. Dans le cadre de la négociation, la Turquie doit être considérée comme un partenaire égal. Il faut trouver une solution acceptable par tous. En attendant, on continue les négociations. N. Sarkozy ne s'oppose pas à ce que continuent ces négociations sur la trentaine de chapitres sur lesquels nous pouvons coopérer avec les Turcs, sans que cela implique la pleine adhésion à l'Union européenne, sous réserve évidemment que les Turcs remplissent certaines conditions, ce qu'ils ne font toujours pas vis-à-vis de Chypre. La France s'oppose par contre à ce qu'on ouvre des négociations sur les quelques chapitres qui impliquent l'adhésion (agriculture, politique régionale, citoyenneté européenne, institutions, Union monétaire). Parallèlement, on essaie de préciser un peu la portée, le cadre, le calendrier du projet d'Union méditerranéenne, dont l'objectif premier n'est pas de régler le problème turc mais qui naturellement ne peut pas laisser la Turquie indifférente. Pour résumer, et même si ce n'est pas du tout ce qui se dit dans les enceintes diplomatiques ou dans les relevés de conclusions de Bruxelles, il est clair que la Turquie n'entrera pas dans l'UE. Le problème que nous avons à gérer, nous les Français, qui avons fait échouer le Traité constitutionnel, c'est de proposer une sortie de la crise que nous avons provoquée, et dans cette perspective nous devons empêcher qu'éclate une crise politique grave entre l'Union, la France et la Turquie. Notre intérêt actuel est que les Turcs achèvent leur démocratisation, nous devons les y encourager. D'ailleurs nous nous réjouissons de la manière dont se sont déroulées les dernières élections turques, et de la façon dont finalement les autorités turques démocratiquement élues arrivent au pouvoir. Nous travaillons avec la Turquie dans le cadre du Parti populaire européen (PPE). Un des éléments méconnus de l'opinion publique, très important et très positif, c'est le renforcement des partis politiques européens. Naturellement, leur rôle s'accentuera avec la mise en œuvre du nouveau Traité. Le PPE a accepté le Parti de la justice et du développement (AKP) comme parti observateur puis maintenant associé au PPE. En effet, il existe deux statuts au sein du PPE : le statut de membre à part entière qui ne peut être attribué qu'à des partis politiques des pays membres de l'UE, et le statut d'associé proposé aux partis dont les États sont membres du Conseil de l'Europe, mais pas de l'Union européenne : par exemple les Suisses, les Ukrainiens. L'AKP est donc associé au PPE, ce qui est très positif, dans la mesure où notre intérêt est de consolider le caractère démocratique du système turc, et de l'AKP. Nous souhaitons que le parti AKP soit l'équivalent musulman d'un parti démocratique chrétien. Le PPE faisait initialement référence à la religion chrétienne dans ses statuts. Quand l'UDF de Valéry Giscard d'Estaing est entré dans le PPE, nous avons négocié l'abandon de la référence à la chrétienté. Ainsi, des juifs, des musulmans ou encore des athées peuvent adhérer au PPE. C'est la laïcité qui doit présider à l'activité politique. En tout cas, le PPE reste quand même d'inspiration démocrate-chrétienne. Ainsi, le PPE, d'origine chrétienne et d'inspiration toujours assez chrétienne, peut admettre en son sein l'AKP, qui nous envoie ses ambassadeurs, des anciens diplomates tout à fait remarquables, parlant toutes les langues européennes, et étant au courant des subtilités, dans la grande tradition de la diplomatie ottomane. Au fond, on fait bénéficier l'AKP d'un régime de partenariat que nous proposons par ailleurs à d'autres...
Notes
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[1]
Alain Lamassoure a exercé les fonctions de ministre délégué aux Affaires européennes de 1993 à 1995.
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Sommet franco-britannique de réflexion sur la défense européenne, qui s'est tenu à Saint-Malo en décembre 1998. La déclaration de Saint-Malo marque un tournant dans la constitution d'une Europe de la défense, le Royaume-Uni, jusque-là réticent à la mise en place d'une défense européenne autonome, se déclarant favorable au développement des capacités militaires européennes, afin de pouvoir mener des opérations de manière autonome.