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Article de revue

Médias et experts : entre pédagogie et désinformation

Pages 11 à 15

Notes

  • [1]
    Cf. le numéro 67 de La Revue internationale et stratégique consacré à « La morale, nouveau facteur de puissance ? ».

1Le grand public montre un intérêt de plus en plus marqué pour les questions internationales. La plupart des médias y consacrent une large place. Il est parfois de bon ton chez certains experts ou responsables politiques de fustiger le manque d'intérêt de leurs concitoyens pour les affaires internationales. Ce n'est pas exact. On ne peut attendre de chacun qu'il consacre plusieurs heures par jour aux questions stratégiques. Mais il en va de même pour des problèmes aussi importants que l'éducation, la santé, l'agriculture, l'aménagement du territoire, le tourisme, l'économie, les questions sociales, etc. Les secteurs de connaissance sont tellement variés et étendus que par définition on ne peut avoir qu'une connaissance parcellaire de l'ensemble de ces phénomènes. Et le spécialiste de relations internationales qui se croit fondé à se plaindre de manque de connaissances approfondies de son voisin sur la matière sur laquelle il travaille lui-même plusieurs heures par jour serait bien en peine d'avoir un savoir étendu sur d'autres sujets que son propre domaine de spécialité.

2Le grand public n'est pas rétif aux questions internationales, bien au contraire. Il s'y intéresse d'autant plus que les spécialistes ne se cachent pas derrière un jargon dont le but n'est que de masquer un faux savoir, ou de cultiver artificiellement un « entre-nous » confortable.

3Parallèlement, les opinions jouent un rôle de plus en plus important dans la détermination des politiques étrangères. Le temps où Richelieu pouvait décider seul, sans tenir compte d'autres éléments que sa propre appréciation des situations et de l'intérêt national, est révolu et c'est tant mieux ! Depuis déjà assez longtemps, les gouvernements tiennent compte de l'état de l'opinion dans la conduite de leurs relations extérieures. Cette tendance s'est fortement accentuée avec la globalisation et le développement des moyens de communication. Elle ne concerne d'ailleurs pas que les démocraties, mais également les pays autoritaires, fût-ce dans une moindre mesure. Les derniers également doivent intégrer les réactions de leurs opinions pour ce qui est de la conduite de leur diplomatie. Il est toujours possible de s'exonérer, mais c'est de plus en plus difficile et le prix à payer est de plus en plus élevé. Cette tendance est positive. Elle représente une extension du champ démocratique, à un secteur autrefois réservé aux élites.

4Elle peut cependant avoir des effets secondaires négatifs [1]. Le développement de la place accordée aux problèmes internationaux dans les médias a suscité un recours aux experts qui viennent aider le public à décrypter les événements.

5Le couple journaliste-expert fonctionne normalement au service du public, afin de permettre une meilleure information et compréhension. Le journaliste, s'il est par exemple un animateur de débat, qui passe d'un jour à l'autre de questions de société aux questions culturelles, de la politique intérieure aux questions stratégiques, ne peut par définition avoir un savoir encyclopédique sur l'ensemble de ces sujets. Certains peuvent être spécialisés sur les questions internationales, mais nul ne peut aujourd'hui prétendre être à la fois spécialiste de l'Asie, de l'Afrique, d'Amérique, de la prolifération nucléaire, du terrorisme, de Grande-Bretagne, de l'ONU, etc.

6Certains universitaires et spécialistes jugent négativement la médiation de leur savoir. Certains estiment que c'est déchoir que de paraître à la télévision ou de parler à la radio. La rigueur scientifique interdirait de vulgariser en un temps nécessairement limité un savoir forcément complexe. D'autres peuvent être d'excellents spécialistes à l'écrit mais avoir moins de facilités orales, ou tout simplement n'être pas à l'aise devant un micro, ou résister mal au stress du direct. D'autres font de leur impuissance cause de vertu. Combien de fois n'ai-je vu de rigoureux universitaires condamner vigoureusement leurs collègues perdus pour la science parce qu'ils ne se répandaient pas dans les médias, afficher sur la porte de leur bureau afin que nul n'en ignore l'existence, la copie d'une de leur missive qui avait été publiée dans le courrier des lecteurs d'un journal ou montrant fièrement la photo publiée dans un magazine d'une visite ministérielle où ils apparaissent à l'arrière-plan ? On dit parfois que la télé ou les médias rendent fou. S'il est sûr que certains experts médiatisés résistent mal au syndrome des « chevilles qui enflent » et font preuve de vantardise aussi ridicule que déplacée, d'autres à l'inverse sont fous de jalousie à l'égard de collègues plus médiatisés qu'eux.

7On peut au contraire estimer, surtout si on est enseignant-chercheur, que la pédagogie peut aussi passer par les médias et que c'est se mettre au service du public que de l'aider à décrypter des phénomènes complexes, qu'il n'y a pas de public qui ne soit pas « digne » de son expertise. Il y a une forme de mépris social dans le refus d'apparaître dans les médias grands publics.

8Il est vrai que le temps médiatique peut poser problèmes et ce de plusieurs façons.

9– Il faut faire court, ce qui est légitime. Le risque est de faire non simple, mais simpliste, d'aller au plus pressé au risque de masquer la complexité au profit du schématique.

10– Les médias sont des consommateurs pressés. Il faut meubler l'antenne et le faire immédiatement. La tentation peut être forte parfois de prendre plus l'expert disponible sur le moment que l'expert compétent sur le sujet, tout simplement parce qu'il faut quelqu'un et que « ça passera quand même ». C'est bien sûr aux experts contactés de décliner l'invitation, s'ils ne se sentent pas suffisamment compétents sur un sujet, ou si on leur demande d'expliquer des événements sur lesquels ils n'ont ni recul, ni informations précises. Le cas est fréquent après un attentat que les médias veulent immédiatement attribuer à une organisation et donner une grille de lecture politique. Et parfois l'attentat supposé était un accident.

11– Il est un autre piège éventuel, celui de privilégier la musique sur les paroles. Il est parfaitement logique de demander à quelqu'un s'exprimant devant les médias de le faire avec clarté, d'éviter le jargon. Un bon spécialiste n'est pas forcément un bon pédagogue. Là où le bat blesse est lorsque ce souci légitime de propos que l'on peut suivre facilement et même avec plaisir en vient à privilégier la qualité de conteur à la rationalité du discours. On aura alors des démonstrations brillantes, parfois truffées de détails invérifiables et souvent inexacts ou apocryphes. Hélas les paroles s'envolent !

12Le caractère articulé du discours peut être trompeur et n'être qu'un artifice, où le talent d'orateur permet de masquer la faille ou le caractère inexact ou mensonger de l'argumentation. Et le journaliste en face n'a pas toujours la possibilité ou la volonté de pousser son interlocuteur dans ses retranchements. Généralement, ce genre de « spécialistes » refuse les débats contradictoires avec de réels contradicteurs sachant que leur supercherie serait éventée. Tout le monde peut bien sûr se tromper. D'autres le font plus souvent à leur tour, mais font oublier les erreurs – volontaires ou involontaires – d'hier, par des démonstrations qui peuvent apparaître brillantes immédiatement (quoique parfois la ficelle soit immédiatement tout aussi grosse), mais qui s'avèrent également fumeuses peu après. L'actualité chasse l'actualité et le besoin de disposer d'un commentaire rend parfois indulgent sur la piètre qualité analytique ou prévisionniste de propos passé.

13Hélas la remarque ne vaut pas que pour l'oral. Au final les écrits également s'envolent. Il pourrait être très cruel de relire quelques livres de certains experts reconnus ou autodésignés avec un peu de recul. Personne, en fait, pas plus les journalistes que les experts, ne prend le temps ou n'a le goût de le faire. Une exception assez rare pour être notée. Dominique Moïsi a eu l'élégance et le courage d'avouer s'être trompé sur la guerre d'Irak. Mais combien d'experts censés être incontournables ou incontestés ont plaidé en faveur de la participation de la France à la guerre d'Irak aux côtés des États-Unis, affirmant haut et fort que l'Irak regorgeait d'armes de destruction massive. Ils semblent être devenus amnésiques depuis, minimisant ou même niant qu'ils aient été des va-t-en-guerre à l'époque. Bien souvent d'ailleurs les mêmes entonnent des chants guerriers à propos de l'Iran avec des argumentaires (ADM, dictatures, guerres aux effets négatifs limités, conséquences positives à terme d'un conflit sur la sécurité mondiale) tout à fait comparables à ceux qui se sont avérés catastrophiques pour l'Irak.

14Le plus important reproche que l'on puisse faire vis-à-vis des experts médiatiques n'est pas celui – faux – de la déchéance scientifique. C'est celui de la tromperie, voire de la manipulation du public ou de la désinformation. Elle peut se faire par inadvertance, elle peut également être volontaire.

15Les recours aux experts n'est pas toujours gage d'éclairage honnête de ce public, d'une volonté désintéressée d'informer et de faire comprendre. L'expert pourra être tenté de moduler son avis pour ne pas froisser des susceptibilités qui pourraient s'avérer néfastes pour l'avenir. Il y a souvent la tentation de ne pas heurter le pouvoir en place, les sponsors actuels, les éventuels clients ou les amis. Devant arbitrer entre le respect dû au public et des stimulants moraux ou matériels, le choix est pour certains vite opéré. À partir du moment où l'opinion compte de façon plus affirmée, la nécessité de la convaincre va devenir de plus en plus importante. Dès lors, la manipulation de l'information devient le revers de ce progrès démocratique. L'expert peut être tenté de s'exprimer non pas en fonction de ce qu'il croit être vrai, mais de ce qu'il croit être bénéfique pour lui-même. Peut-on prendre le risque de se fâcher avec des acteurs importants en développant une analyse que l'on juge pertinente, mais qui va à l'encontre de leurs convictions ?

16L'expert est-il objectif ? Impossible de répondre par l'affirmatif. Tout expert qu'il est, sa réaction est conditionnée par son vécu, son expérience, ses réseaux. L'objectivité est une notion trop subjective pour qu'on la prenne en compte. Un critère plus pertinent est la sincérité. Ce que nous dit cet expert, nous le dit-il parce qu'il le pense, ou parce qu'il pense que c'est son intérêt de dire cela ? Peut-il s'exprimer sincèrement dans les médias sur des sujets si lui-même ou son organisme d'appartenance reçoivent de nombreux contrats d'un acteur majeur – politique ou industriel – de ce même sujet ? À l'évidence non, et pourtant le cas est fréquent. Il y a des cas plus complexes. Va-t-on aller, même si on le pense, à l'encontre de l'idée dominante de peur de se retrouver un peu isolé ? Peut-on se permettre de prendre une position qui ira à l'encontre de tel responsable politique ou de tel autre collègue dont on craint le pouvoir de nuisance. À l'inverse est-on sincère lorsque l'on va encenser le livre d'un tel ou d'un tel, dont on ne pense parfois pas grand-chose de bien, mais dont on attend un renvoi d'ascenseur ?

17On a eu le cas, quasi comique d'une revue française de relations internationales dont le site rue89.com a révélé qu'elle avait rendu public de nombreux entretiens avec les grands de ce monde qui étaient parfaitement apocryphes, le journaliste ayant fait questions et réponses pour une revue dont le titre principal de gloire est de recueillir de « grandes signatures », cela fait un peu désordre. Les affaires de renseignements ou de terrorisme se prêtent assez facilement au charlatanisme. On peut prendre des airs mystérieux et annoncer qu'on a eu un scoop des services de tel ou tel pays, voire qu'on a infiltré une cellule terroriste, personne n'ira vérifier.

18Il existe une autre source de tromperie du public qui réside dans la tentation de « gonfler » son CV, d'inventer des structures « maison Potemkine » ou de s'attribuer des titres inexistants. On voit apparaître une floraison de « centre européen de », « institut global de », dont les directeurs sont souvent l'unique membre ou presque. Souvent le journaliste n'est pas dupe, mais il doit faire face à la contrainte de remplir son plateau et de le rendre le plus attractif possible. Ce petit péché est véniel et ne prête guère à conséquence, s'il ne s'agit que de flatter l'ego de l'intéressé. Il en va différemment lorsque la structure bidon n'est là que pour permettre de donner une aura scientifique ou objective à un savoir qui est en fait très orienté, collant parfaitement aux thèses de tel ou tel groupe de pression ou d'intérêt particulier, voire est l'agent d'influence au service d'un État étranger. Il y a des cas où la tromperie sur la marchandise ne correspond pas aux goûts pour les honneurs et les titres ronflants, mais fait partie d'une stratégie de manipulation de l'information.

19Le titre sur lequel le public va se concentrer n'est que le cache-sexe derrière lequel se cache plus ou moins bien la véritable motivation et plus grave encore la réelle source de revenus de l'orateur. Il s'agit dès lors non plus d'informer et de faire comprendre mais au contraire de brouiller les pistes et de désinformer, au profit d'un opérateur économique ou d'un État étranger. Là aussi, malheureusement les exemples existent. Il est du devoir des médias d'exercer une vigilance à cet égard. Le public souvent n'est pas dupe et subodore les supercheries. Internet reste un précieux outil pour rétablir certaines vérités, c'est en tout cas la rançon à payer à la montée en puissance du poids de l'opinion publique dans les relations internationales. Il est bien sûr difficile d'exiger une totale transparence sur le financement des think tank comme institutions et des chercheurs individuellement. Elle ne permettrait d'ailleurs pas de démasquer les « enveloppes » qui quelques fois aident à la rédaction d'une tribune ? Faudrait-il établir une charte éthique ? Qui la rédigerait et comment l'appliquer ? Si la question mérite d'être posée, il n'est pas aisé d'y répondre. La vigilance s'impose en tous les cas.


Date de mise en ligne : 20/01/2008

https://doi.org/10.3917/ris.068.0011

Notes

  • [1]
    Cf. le numéro 67 de La Revue internationale et stratégique consacré à « La morale, nouveau facteur de puissance ? ».

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