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Article de revue

Esprit de foi et esprit critique dans une société démocratique contemporaine

Pages 195 à 198

English version

1Pour éclairer le débat sur la possibilité, ou non, de critiquer l'islam, Mgr A. Vingt-Trois nous livre une réflexion plus générale sur le respect des religions quelles qu'elles soient et leur inscription, plus ou moins délicate, dans nos sociétés sécularisées. Entre héritage, adhésion, remise en cause et satire, quelle posture adopter ?

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3Il n'appartient évidemment pas à un évêque catholique d'expliquer la réaction des musulmans à ce qu'ils peuvent percevoir comme des attaques contre leur religion, et moins encore d'en rendre compte. Les catholiques français ont acquis une certaine habitude de vivre dans une société sécularisée comme la nôtre et sont entraînés à ce que la foi chrétienne fasse l'objet de critiques ou de mises en cause... Plus sérieusement et plus profondément, il existe une sorte de relation historique entre le christianisme et la sécularisation de la société qui permet au chrétien de comprendre cette société sécularisée de l'intérieur, avec ses grandeurs et ses contradictions. Un évêque peut donc proposer quelques réflexions qui pourraient être utiles pour interpréter la critique et chercher des chemins de progression dans le respect des religions. La liberté d'expression et le respect des religions ne doivent pas plus être opposés que l'esprit de foi et l'esprit critique. Ce sont les conditions de leur mise en œuvre qui appellent une réflexion, si l'on veut aider à développer une paix sociale qui ne soit pas le résultat de la censure ou de l'autocensure (résultat toujours illusoire) mais le fruit d'un désir de vivre ensemble.

4Il convient d'abord de clarifier ce que nous entendons par respect des religions. Nous le ferons dans la perspective propre de l'Église catholique en décrivant succinctement comment elle reçoit et perçoit les droits de l'homme, fondements de nos sociétés démocratiques. Cela permettra de lever une ambiguïté qui fausse le débat sur la liberté d'expression. Ensuite, nous voudrions situer l'une par rapport à l'autre, religion, raison et dérision, en partant de la conférence de Benoît XVI à Ratisbonne. Enfin, nous indiquerons non pas des solutions mais des voies de résolution des conflits possibles.

Le respect des religions : une ambiguïté à clarifier

5Le droit à la liberté d'opinion et le droit à la liberté d'expression sont reconnus comme des éléments fondateurs de la société moderne, prolongements de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Ils marquent en quelque sorte le passage d'une société d'ordre, où le rôle de chacun était défini par sa place dans le dispositif social, à une société à laquelle tout citoyen peut participer de manière égale, au moins théoriquement. Il apparaît très vite que la place sociale de la religion, quelle qu'elle soit, n'est pas réductible à la liberté d'opinion. Les grands débats du XIXe et du XXe siècle entre l'Église catholique et la société moderne tiennent pour une bonne part à cette ambiguïté-là : certains trouvaient bien suffisant pour la religion que l'État reconnaisse le droit de chacun à la liberté d'opinion réservée à la sphère privée. Il a fallu du temps, et notamment l'expérience des totalitarismes, pour que la nature propre du droit à la liberté religieuse soit clarifiée et mieux exprimée. C'est en tout cas ce qui ressort de la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 (article 18). Dans le cadre du Concile Vatican II, l'Église catholique a proposé sur ce sujet une réflexion approfondie. Elle précise que le droit à la liberté religieuse est un droit social, et pas seulement un droit individuel ou un aspect de la liberté d'opinion individuelle. Il a en effet rapport avec la recherche par l'homme de la vérité qui a, cela va de soi, une nature sociale : elle requiert, en effet, enseignement et éducation, échange et dialogue. L'adhésion de l'homme à la vérité reconnue en matière religieuse prend forme dans des communautés, dans un culte, dans des actions et des œuvres. Ainsi compris, le droit à la liberté religieuse est un des fondements de la vie sociale. Le pape Jean-Paul II l'a présenté comme la pierre de touche des droits de l'homme.

6La force particulière de ce droit est qu'il définit des limites au pouvoir de l'État. Quand il respecte le droit à la liberté religieuse, l'État reconnaît que la société politique n'a pas prise sur l'homme en sa plénitude, ni en sa plus grande profondeur. Plus que le respect légal des opinions privées, le droit à la liberté religieuse requiert un climat général, une culture de la tolérance et du respect. En retour, il doit lui-même contribuer à ce climat de respect et de tolérance. C'est la recherche par l'homme de la vérité qui est en jeu, et avec elle, la liberté inhérente à cette recherche pour qu'elle soit vraiment humaine. Liberté d'expression et liberté religieuse ne s'opposent pas, mais se confortent l'une l'autre, même pour des non-croyants.

7Un élément nouveau caractérise notre situation présente. Actuellement, nos sociétés sont composées d'hommes et de femmes ayant des représentations différentes de Dieu, du monde, d'eux-mêmes et elles devraient accueillir ces différences dans le respect et la tolérance. Lors du Concile Vatican II, les clarifications décrites étant faites, l'Église catholique a travaillé sur sa propre tradition pour aboutir à la déclaration Dignitatis Humanae, reconnaissant dans le droit à la liberté religieuse le fondement d'une société humaine. C'est donc sans surprise qu'elle aborde la coexistence de religions différentes dans nos sociétés. Elle n'attend rien d'autre de l'État que le respect du droit à la liberté religieuse, et elle appelle tous les hommes au sérieux de leurs démarches humaines pour rendre ce droit opérant. Toute religion doit produire cet effort, de puiser dans son patrimoine de quoi aider ses membres à vivre dans un monde globalisé où les cultures se rencontrent, se confrontent, se frottent les unes aux autres. Dire cela n'est pas canoniser la société contemporaine. C'est reconnaître la liberté qui y est donnée à chacun pour qu'il avance dans la quête de la vérité.

Religion, raison et dérision

8On s'étonnera peut-être de voir si étroitement rapprochées religion et recherche de la vérité. La conférence donnée par le pape Benoît XVI le 12 septembre 2006 à Ratisbonne a rappelé le lien intrinsèque de la foi chrétienne avec la raison. Chaque religion doit rendre compte de son lien à la vérité. C'est pourquoi, loin d'être un facteur de violence particulière ou sociale, toute religion est appelée à guérir l'homme de la tentation du recours à la violence. Elle ne peut y parvenir qu'en intégrant l'usage de la raison. Les grandes religions l'ont toujours fait, en tout cas dans leurs meilleures périodes. La raison aide les religions à se distinguer de la religiosité naturelle de l'humanité, grande productrice de mythes où se mêlent le plus haut et le plus obscur de ses rêves. En retour, la raison doit se livrer à un travail sérieux de connaissance et de réflexion philosophique, y compris sur l'intelligibilité des démarches religieuses.

9Mais la conférence de Ratisbonne montre aussi par quelles étapes la raison occidentale a remis en cause son lien à la révélation et à la foi. Le pape indique un double risque concernant la raison. D'une part, elle tend à n'avoir qu'une idée étroite d'elle-même, limitée par une compréhension anthropologique vidée de sa référence à une altérité transcendante, une anthropologie « asséchée ». D'autre part, cette raison se révèle souvent incapable de reconnaître et de comprendre d'autres cultures profondément religieuses autrement que comme des scories de formes dépassées ou d'époques obscurantistes.

10Cette approche du rapport de la religion et de la raison permet de mieux situer la satire, sous forme de discours, dessins ou pantomimes soulignant, moquant et critiquant par le rire les travers humains, les défauts ou les abus d'autrui. La satire est une expression de l'esprit critique. Historiquement, elle a joué chez nous un rôle important dans la régulation du pouvoir politique (les Mazarinades, par exemple). Elle continue d'avoir un rôle de régulation dans notre vie démocratique. La satire fait apparaître les abus de position des hommes se retrouvant au pouvoir. Elle contribue à une critique des rapports sociaux. Elle peut s'exercer de manière bénéfique, même par rapport aux hommes de religion (ceux qui ont une autorité en matière religieuse). Mais, quelle que puisse être l'utilité sociale de la satire, elle ne peut échapper à ses limites, comme toute liberté d'expression. Celles-ci concernent d'une part la capacité de la satire à traiter de certaines réalités, et d'autre part l'évaluation de ses effets.

11La foi religieuse touche à l'intime des représentations de chacun. Quand on la caricature, on atteint nécessairement les convictions des croyants, surtout des plus faibles, et par conséquent, leur dignité. De quels moyens disposent réellement ceux-ci pour réagir, pour faire valoir ce qu'ils perçoivent comme une vérité, ce qu'ils trouvent de vie et d'encouragement dans leur croyance ? Une satire dans un journal confidentiel est autre chose qu'une satire dans un journal à forte diffusion. Elle devient autre chose quand elle est reprise dans les médias grand public, et plus encore lorsqu'elle est étalée dans les journaux télévisés, devenus la place publique de notre temps.

12Chacun doit se montrer responsable. Les hommes de religion doivent aider leurs compagnons de foi à ne pas exagérer la portée d'une satire, à accepter l'exagération et l'enflure qui caractérisent ce genre d'expression. Les auteurs satiriques et leurs diffuseurs doivent, de leur côté, réaliser la force corrosive de leurs ouvrages et leur pouvoir de déstabilisation des moins solides. Ils doivent réfléchir à leurs objectifs. On dit vouloir réellement faire évoluer des comportements que l'on juge, à tort ou à raison, archaïques ou dangereux. Mais y parviendra-t-on en faisant de certains la risée des autres, en tournant au ridicule ce qui, à leurs yeux, fonde leur dignité ? Quelles réactions risque-t-on de provoquer ? En effet, certaines caricatures et leur exploitation médiatique renforcent le pouvoir des groupes les plus fanatiques plus qu'elles ne libèrent ou promeuvent l'expression des plus raisonnables !

Le juge et l'enseignant

13Que pouvons-nous faire ? Certains imaginent que le législateur doit intervenir à chaque dérapage, comme si les lois existantes étaient toujours inadaptées ou inopérantes. Comment supposer que l'équivalent d'une loi sur le blasphème ait le moindre crédit dans une société laïque ? Comment croire surtout qu'elle serait la réponse adaptée aux situations de conflit ? Le blasphème est un acte spirituel, auquel chaque communauté de foi ou de croyance doit répondre avec ses propres moyens spirituels. L'emploi de la force, qui relève de l'État, ne peut donc convenir, et ce d'autant moins dans une société qui prétend respecter le droit à la liberté religieuse et qui vénère le droit à la liberté d'expression.

14Pourtant, des conflits sont inévitables. Les frontières du respect sont impalpables. Elles bougent selon les régions et les époques. La régulation de la liberté d'expression ne peut venir que de l'application des lois, c'est-à-dire de l'intervention du juge. Non que le juge soit infaillible, mais dans les cas particuliers, il a pour mission d'interpréter l'application des lois, qui ne peuvent être que générales. Il doit évaluer les atteintes au consensus social, ce qu'un peuple peut et doit assumer pour sauvegarder sa cohésion. Il s'agit dès lors d'identifier et d'évaluer les limites explicites ou implicites de ce consensus.

15Enfin, dans le domaine de la prévention, soulignons le rôle essentiel de l'éducation : chacun doit pouvoir connaître le fait religieux autrement que comme un fait archaïque. Ce devrait être une des marques d'une société évoluée que de former chacun de ses membres à prendre au sérieux sa croyance ou sa non-croyance, la croyance ou la non-croyance des autres. Cela suppose des efforts de connaissance mutuelle et l'apprentissage du respect. En ce domaine, nous avons encore beaucoup de progrès à faire pour passer d'une laïcité de la négation du fait religieux à une laïcité de la connaissance et du respect.

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