Couverture de RIS_064

Article de revue

Politique étrangère du Venezuela. Le choc des mots, le poids des réalités

Pages 39 à 52

Notes

  • [1]
    « La Revolución Bolivariana : antecedentes, principios y dispositivos de una nueva concepción de seguridad y de defensa en Venezuela », in Rubén Sanchez D., Juan Carlos Ruiz V., Stéphanie Lavaux, Francesca Ramos P., Manuel José Bartnett L., Rocío Pachón P., Federmán Rodríguez, Andrés Otalvaro H., Ivonne Duarte P., Rubén Machuca P., Carlos Suárez I., Seguridades en construcción en América Latina, Bogota, CEPI-Universidad Colegio de Nuetra Señora del Rosario, 2005.
  • [2]
    Rafael Duarte Villa, « Política externa na administração Hugo Chávez », Sao Paulo, Política externa, vol. 13, no 1, juin-juillet-août 2004.
  • [3]
    Entretien avec l'auteur, juillet 2002.
  • [4]
    Constitución de la República Bolivariana de Venezuela, Caracas, Imprenta nacional, 2001 (Gazeta oficial no 5453 du 24 mars 2000).
  • [5]
    Elías Pino Iturrieta, El divino Bolívar, Ensayo sobre una religion republicana, Madrid, La Catarata, 2003 et Cita en nuestra historia, recueil d'images diffusé par la Alcaldia mayor de Caracas ; Alejandro Gomez, « L'épée du Libertador dans l'idéologie des révolutionnaires bolivariens », Paris, Choiseul, PAL, no 60, printemps 2006.
  • [6]
    Heinz Dieterich, Hugo Chávez y el socialismo del siglo XXI, Caracas, Carlos Julio, Morillo, Torrealba, 2005.
  • [7]
    Idem, p. 33-34.
  • [8]
    C'est un économiste nord-américain, collaborateur de l'Institut pour l'économie internationale, John Williamson, qui est à l'origine de la formule et qui lui a donné sa première définition.
  • [9]
    Tcnel Héctor Herrera Jiménez, « Las fuerzas armadas ante la Nueva Agenda Mundial y el caso venezolano », Caracas, Imprenta nacional, 2004.
  • [10]
    Heinz Dieterich, La integración militar del Bloque Regional de Poder Latinoamericano, Caracas, Alcaldia de Caracas, 2004.
  • [11]
    « Transformar a Venezuela. ¿ Una utopia posible ?, Paris, Foro en el Grán Anfiteatro de la Sorbona, 10 octobre 2001.
  • [12]
    Cristina Marano, Alberto Barrera Tyszka, Hugo Chávez sin uniforme, Caracas, Random House-Mondadori, 2005
  • [13]
    Aleida Guevara, Una entrevista con Hugo Chávez, Chávez un hombre que anda por ahí, Melbourne-New York-La Havane, Ocean Press, 2005, p. 30-32.
  • [14]
    « C'est à ce sommet [Sommet des États de la Caraïbe, le 10 décembre 2001, dans l'île vénézuélienne de Margarita], que j'ai eu [c'est Hugo Chávez qui parle], comme une illumination, en condamnant la ZLEA [ALCA en espagnol], et en proposant l'ALBA », in Aleida Guevara, Una entrevista con Hugo Chávez, Chávez un hombre que anda por ahí, Melbourne-New York-La Havane, Ocean Press, 2005. Judith Valencia, in « El ALBA y las nuevas propuestas de integración latinoamericana y caribeña », de « IV Cumbre de la Deuda social y la integración latinoamericana », Caracas, Grupo parlamentario venezolano del Parlamento latinoamericano, signale que l'idée d'ALBA, effectivement arrivée à terme au mois de décembre 2001, aurait germé quelques mois plus tôt dans la tête du président H. Chávez, au sommet des Amériques d'avril 2001, qui se tenait à Québec (Canada).
  • [15]
    Aleida Guevara, Una entrevista con Hugo Chávez, Chávez un hombre que anda por ahí, Melbourne-New York-La Havane, Ocean Press, 2005, p. 39.
  • [16]
    Germán Sánchez, Cuba y Venezuela, reflexiones y debates, Melbourne-New York, Ocean Press, 2006.
  • [17]
    Entretien avec l'auteur, juillet 2002.
  • [18]
    Daniel Córdova Zerpa, « Sector privado celebra concreción formal del plan Venezuela Móvil », Ambito civico-militar, Caracas, no 3, octobre 2005.
  • [19]
    Genaro Arriagada Herrera, « Petróleo y gas en América latina : un análisis politico de relaciones internacionales a partir de la politica venezolana », Madrid, Real Instituto Elcano, 19 septembre 2006.
  • [20]
    « Chávez en la ONU », Ambito civico-militar, Caracas, no 3, octobre 2005.
  • [21]
    Marta Harnecker, « Taller de alto nivel estratégico, Intervenciones del Presidente de la República, Hugo Chávez Frías », Caracas, ministère de la Communication et de l'Information, 2005, p. 22. Version en français du discours du président Hugo Chávez le 20 septembre 2006 aux Nations unies : http//questionscritiques.free.fr.
  • [22]
    Jean Jacques Kourliandsky, « Le Brésil, une nouvelle puissance internationale ? », La Revue internationale et stratégique, no 56, hiver 2004/2005 et « La géopolitique du Brésil à l'horizon 2020 », Paris, DAS-IRIS, septembre 2006 (non publié).
  • [23]
    América XXI, Caracas-Buenos Aires, no 11, septembre 2005.
  • [24]
    Voir Renaud Lambert, « La participation populaire bouscule le “vieil État” vénézuélien », Paris, Le Monde diplomatique, septembre 2006.
  • [25]
    L'enseignement bolivarien a été introduit dans les collèges comme matière obligatoire par la résolution du ministère de l'Éducation no 750 du 7 juillet 1988.
  • [26]
    Voir par exemple María Teresa Romero, « Política exterior venezolana », Caracas, El Nacional, 2002.
  • [27]
    Hernán Castillo, Manuel Alberto Donís Ríos, Domingo Irwin, compil., Militares y civiles. Balance y perspectives de las relaciones civiles-militares venezolanas en la segunda mitatd del siglo XX, Caracas, Univ. Católica Andrés Bello, 2001.
  • [28]
    Tcnel Héctor Herrera Jiménez, « Las fuerzas armadas ante la Nueva Agenda Mundial y el caso venezolano », Caracas, Imprenta nacional, 2004.

1Le président du Venezuela, Hugo Chávez Frias, a tenu à la tribune de l'ONU le 20 septembre 2006 des propos si décalés dans la forme, pour un chef d'État, et si blessants à l'égard de la personne du président des États-Unis, qu'ils ont retenu l'attention des médias internationaux. La réaction du gouvernement des États-Unis a pourtant été particulièrement modérée. Ce paradoxe, le dernier d'une longue série conduit à s'interroger sur la portée effective de la diplomatie d'un État sud-américain, modeste par son PIB et sa population, mais disposant pour construire son influence de moyens financiers mobilisables, tirés d'importantes réserves de pétrole et de gaz naturel présents dans son sous-sol.

2Certains chercheurs considèrent que depuis l'arrivée du lieutenant-colonel Hugo Chávez Frias à la présidence de son pays, en 1999, le Venezuela aurait mobilisé plus que par le passé ces moyens, et suivrait une orientation interne comme extérieure, en rupture révolutionnaire avec la pratique des autorités publiques qui l'ont précédé. « Actuellement, le nouveau gouvernement propose une réévaluation conceptuelle et exécute une gamme variée de mécanismes qui modifient substantiellement la conception antérieure de la sécurité », commentent les tenants de cette thèse [1]. Ils mettent en avant le fait que Hugo Chávez apparaît de plus en plus comme le porte-parole mondial de la contestation des États-Unis. Hugo Chávez, de fait, cultive des relations avec les responsables qualifiés par Washington de représentants de l'axe du mal. Il a par exemple rencontré Saddam Hussein à Bagdad. Il a visité et reçu le président iranien. Lors de la grande manifestation organisée à Beyrouth par le Hezbollah, le 22 septembre 2006, beaucoup de manifestants brandissaient le portrait de leur chef charismatique, Hassan Nasrallah, mais aussi celui de Hugo Chávez Frías. D'autres estiment, au contraire, que derrière les mots, les discours et les attitudes, qui effectivement surprennent par leur radicalité et leur agressivité, les changements effectifs et concrets sont modestes. Pour Rafael Duarte Villa, sociologue brésilien, « la politique extérieure du président H. Chávez maintient les lignes de continuité établies au début de la période démocratique », c'est-à-dire à partir de 1959 [2]. Le directeur du quotidien vénézuélien d'opposition Tal Cual, Teodoro Petkoff, considère qu'en dépit de tout ce qui a pu être dit par le président, les mots se sont peu traduits par des faits. Selon le directeur de Tal Cual, « À la différence de Cuba où Fidel Castro en 1960 parlait et agissait, menaçait le capital national et américain, puis nationalisait leurs avoirs [...] ici rien n'a changé. L'opposition hurle à tort sur le fond » [3].

Un Verbe annonciateur de temps nouveaux

3Une brochure politique diffusée par le ministère de la Culture vénézuélien, dans la série « Bibliothèque Basique Thématique », s'ouvre de la façon suivante : « Au commencement était le Verbe ».

4Si l'on s'en tient au Verbe la rupture diplomatique est profonde, sinon totale avec la période antérieure, celle de la « Quatrième république ». Cette rupture reflète le changement de régime engagé dès sa prise de fonction par le président Hugo Chávez Frías le 1er janvier 1999.

5La symbolique comme dans tous les régimes qui entendent montrer de façon brutale qu'une page a été tournée occupe une place centrale. Le héros national Simón Bolívar, le « libérateur des Amériques », a été placé au cœur du changement. Son nom, son portrait, son épée, ses écrits, instrumentalisés, articulent le nouveau discours, intérieur comme extérieur. La nouvelle Constitution, loi fondamentale de la « Cinquième république », a été définie comme bolivarienne. Le Venezuela a pris le nom, en vertu de ce texte, de République bolivarienne du Venezuela [4]. Toute une série d'institutions ont suivi le mouvement, en incluant cette appellation dans leur dénomination, comme la municipalité de Caracas. Une sorte de culte laïque de Simón Bolívar [5] en reproduit l'image, sous forme de peintures murales, d'impression sur des chemisettes, de livres pour enfants, de portraits vendus dans la rue. Les grands projets gouvernementaux sont placés sous le parrainage du libérateur ou de ses proches. Il y a eu ainsi en 2000 un « Plan Bolívar 2000 », et un certain nombre de missions sociales, mises en place ultérieurement, déclinent les noms des collaborateurs du général.

6La symbolique bolivarienne a été, tardivement, complétée et chapeautée, en 2005, par une idéologie tout à la fois nationaliste et socialiste, « le socialisme du XXIe siècle ». Cet amalgame de nationalisme et de socialisme rappelle, du moins dans ses intentions, la théorie nord-coréenne du « Djoutché ». Comme le « Djoutché », il est accompagné d'une forte charge émotionnelle et transcendantale. Sur la couverture de l'ouvrage qui fait référence en la matière, Hugo Chávez y el socialismo del siglo XXI de Heinz Dieterich [6], un dessin représente Hugo Chávez, tendant ses bras ouverts à Karl Marx, au Christ, à Albert Einstein, Simón Bolívar et José Martí. L'ouvrage présente le socialisme du XXIe siècle comme un syncrétisme mêlant christianisme, marxisme et nationalisme militaire. D'une phrase écrite dans un style politico-militaire, censé s'harmoniser avec la théorie, l'auteur, Heinz Dieterich, résume l'ambition et la portée de la nouvelle pensée : « Avec l'aide de l'Esprit du monde, [...] au terme d'une audacieuse opération de commando, Hugo Chávez a établi le 27 février 2005 sa “tête de pont” de l'avant-garde mondiale sur le champ de bataille idéologique avec la bourgeoisie, en proclamant la nécessité “d'inventer le socialisme du XXIe siècle”, et de “s'éloigner du capitalisme” ». Immédiatement après, le Commandant a consolidé cette position en indiquant que le socialisme au Venezuela serait de caractère démocratique et participatif « en concordance avec les idées originelles de Karl Marx et Friedrich Engels » [7].

7Conformément à cette doctrine le Venezuela abandonnerait la démocratie représentative pour construire une démocratie participative. En politique extérieure, l'objectif du socialisme du XXIe siècle chercherait à rompre le cycle du colonialisme et du néo-colonialisme ouvert en Amérique latine en 1492. La voie réformiste étant inadaptée aux conditions qui sont celles du Nouveau monde, la stratégie de la guérilla étant inapplicable en raison de l'urbanisation croissante et de l'évolution de la technologie militaire, l'option proposée est celle du « projet bolivarien » qui vise à constituer « un bloc régional de pouvoir (BRP) » pour affronter avec succès les centres dominants : États-Unis, Japon et Union européenne. Cette stratégie pour réussir devrait respecter les structures capitalistes latino-américaines, nationales ou privées. Mais précise l'auteur, c'était déjà le cas avec « la Patria Grande » imaginée par le Libérateur. Seule, conclut-il, cette approche donnera à « l'Amérique latine le pouvoir de sortir de l'africanisation où veut l'enfermer le capitalisme néo-libéral ». Au cœur de ce nouveau projet historique (NPH), se trouverait « le président vénézuélien converti en moteur de la dynamique constructive du bloc régional de pouvoir ». « Sans ses initiatives [...] aucune avancée intégrationniste ne pourrait être envisagée ». Les « sept colonnes » sur lesquelles s'est appuyé et s'appuierait Hugo Chávez Frías seraient : le patronat latino-américain, les mouvements populaires, les intellectuels, les États latino-américains hostiles au « Consensus de Washington » [8] et intégrables dans un bloc régional de pouvoir latino-américain, le nouveau projet historique bolivarien de Hugo Chávez qui représente une « phase de transition vers un royaume terrestre », le rapprochement de la « Patria Grande » avec la Chine, et le rayonnement international de Hugo Chávez, phénomène présenté comme un « miracle » dans le sens « chrétien du mot ». Les armées auraient dans un tel cadre vocation à assurer la sécurité du nouveau projet historique. Elles approfondiraient dans chacun des pays concernés le lien entre civils et militaires, selon le concept intitulé « Défense intégrale de la nation », tel que défini par l'article 326 de la Constitution bolivarienne, qui indique que « la sécurité de la nation se fonde sur la coresponsabilité entre l'État et la société civile ». Le ministre de la Défense, le général en chef Jorge Luis García Carneiro, a précisé ce qu'il faut entendre par cette fusion civilo-militaire : « La FAN (Force armée nationale) [est incorporée] dans un théâtre d'opérations sociales sous le contrôle opérationnel du Commandement unifié de la FAN, le CUFAN ». Il s'agit « d'une nouvelle pensée militaire : la FAN dans la sécurité intégrale et la rédemption sociale » [9]. Dans le même ouvrage le Haut commandement militaire du Venezuela, partant du constat que « le Venezuela est né dans une caserne », considère que le renforcement des forces armées suppose « une augmentation des effectifs professionnels, un accroissement de la Réserve, selon le concept Réserve et Peuple et un renforcement de l'union civico-militaire ». Hugo Chavez, dans le prologue d'un autre ouvrage de Heinz Dieterich [10], parle de « forger une « Union militaire pour la liberté et non pour la domination ». Dans le même esprit, les armées nationales ainsi socialement relégitimées devraient, selon Hugo Chávez, s'organiser en armée latino-américaine — en Organisation du traité de l'Atlantique Sud — sur le modèle de l'OTAN et constituer ainsi le volet militaire du bloc régional de pouvoir latino-américain.

8Cette pensée politique bolivarienne fait l'objet d'une diffusion extérieure, par le biais d'allocutions orales et de publications. Le président Hugo Chávez appuie ses déclarations publiques à l'étranger, comme dans son pays, sur des propos tenus par le Libérateur. Sur le modèle du Petit Livre rouge de Mao Zedong ou sur celui du Petit Livre vert du président Muammar al-Kadhafi, la Constitution bolivarienne a été imprimée en format de poche et sa couverture est de couleur bleue. Les chromos, sur le modèle d'images d'Épinal, représentant S. Bolivar, et ses amis et collaborateurs, Antonio José Sucre, José Felix Ríbas, Robínson (pseudonyme du tuteur de Simón Bolívar, Simón Rodriguez), sont remis aux visiteurs étrangers de marque, ainsi qu'une reproduction de l'épée du Libérateur. Les étudiants iraniens de Téhéran ont concrétisé le rapprochement de leur pays avec le Venezuela, en présentant en persan une œuvre théâtrale sur la vie de Simón Bolívar. Les réseaux de soutien à la « révolution » vénézuélienne constitués à l'étranger ont pris le nom de « Cercles bolivariens » de Londres, Paris ou Buenos Aires, selon le lieu de leur implantation. Ils sont chargés de diffuser la pensée du « socialisme du XXIe siècle ». Des colloques ont lieu sur le modèle de celui qui s'est tenu à Paris, à La Sorbonne, le 10 octobre 2001 [11]. Des rencontres sont organisées par les cercles bolivariens à l'occasion de visites officielles du président Hugo Chávez Frías. Il arrive, comme cela a été le cas à Londres en 2006, que le président Hugo Chávez Frías vienne spécialement pour animer un débat sur le « socialisme du XXIe siècle », sans prendre contact avec son homologue chef d'État ou de gouvernement, dans le cas d'espèce ici, Tony Blair. Aux États-Unis de la même manière le président vénézuélien va à la rencontre d'amis politiques réels ou supposés.

9Au-delà d'une instrumentalisation de la pensée bolivarienne, en matière internationale comme intérieure, le président Hugo Chávez Frías valorise plus particulièrement deux éléments pour lui fondamentaux de cette pensée : le nationalisme intransigeant à l'égard des puissants, et la nécessité d'intégrer l'Amérique latine. Mais à la différence de son philosophe officiel Heinz Dieterich, il accompagne son propos de commentaires susceptibles de retenir l'attention de son auditoire, en le passionnant ou en provoquant son hilarité, sans prendre de précaution de langage. Depuis sa prise de fonction, Hugo Chávez a multiplié les incidents diplomatiques, aussi bien avec des pays latino-américains, ou avec l'Espagne, qu'avec les États-Unis. Les écarts de propos les plus provocateurs ont concerné le Chili, le Mexique et le Pérou, et plus récemment les États-Unis. L'annonce faite en 2003 d'un déplacement en Bolivie, pays enclavé, pour se baigner sur une plage du Pacifique, a bien évidemment provoqué un incident diplomatique avec le Chili qui avait rappelé son ambassadeur. Le président mexicain, qu'il a qualifié publiquement « de chiot des États-Unis », en novembre 2005, a lui aussi rappelé son représentant diplomatique. Les ingérences électorales, la plus manifeste ayant été celle du Pérou, ont provoqué ici encore, un rappel d'ambassadeur. Le dernier « accident » verbal, en septembre 2006, concerne les États-Unis qui n'ont pas répondu aux attaques.

Le Verbe s'est-il fait chair ?

10Incontestablement de 1999 à 2006, Hugo Chávez a consolidé son autorité au Venezuela, et a ainsi gagné d'année en année une capacité croissante d'influence extérieure. Il doit ce rapport de force en sa faveur à deux facteurs, l'un est interne, lié à l'affaiblissement de l'opposition, et l'autre est la conséquence de la montée des prix du pétrole qui lui a assuré une rente, mise au service de son nouveau projet historique. Pour autant le bilan de la mise en œuvre du bloc régional de pouvoir latino-américain est mitigé.

11De 1999 à 2004, l'opposition a tout essayé pour chasser Hugo Chávez du pouvoir. Elle a tenté en avril 2002 la voie du coup d'État, puis à la fin 2002 celle de la paralysie du secteur pétrolier et enfin l'organisation d'un référendum révocatoire en août 2004. Soutenu par les catégories les plus populaires, celles qui l'ont porté au pouvoir en 1998, Hugo Chávez a été en mesure de surmonter grâce à cet appui tous les obstacles mis par les partis d'opposition. Paradoxalement, alors que le nouveau projet historique et donc la nouvelle Constitution ont posé les fondements de la démocratie participative, c'est en recourant aux principes éprouvés de la démocratie représentative que Hugo Chávez a pu relégitimer son autorité chaque fois que nécessaire. Bien qu'aidée au moins moralement par les États-Unis et l'Espagne, l'opposition n'a jamais pu faire accepter son intention de prendre des raccourcis démocratiques pour arriver au pouvoir. Hugo Chávez, au moins jusqu'en 2003, loin d'avoir été en mesure d'exporter son projet de bloc régional de pouvoir latino-américain, a, au contraire, second paradoxe, été sauvé par le consensus démocratique en vigueur au sein de l'Organisation des États américains (OEA). L'OEA a condamné la tentative de coup d'État d'avril 2002. Le président brésilien Fernando Henrique Cardoso lui a fait livrer du pétrole au moment où l'opposition avait bloqué l'entreprise pétrolière nationale PDVSA. Dès sa prise de fonction en janvier 2003, le successeur de Fernando Henrique Cardoso, Luiz Inacio Lula da Silva, avait pris l'initiative de constituer un groupe de pays amis du Venezuela, composé de nations ayant des opinions très différentes sur Hugo Chávez, afin de faciliter une sortie de crise.

12L'opposition mise hors jeu, par ses erreurs pour l'essentiel, plus que par la volonté du président vénézuélien, a consolidé l'emprise d'Hugo Chávez sur les institutions et le pays. Il a conformément à son passé et à sa conception de la politique [12], organisé une structure de pouvoir verticale, reposant sur les amitiés de jeunesse et la fidélité hiérarchique, la solidarité de classe (dans son acception militaire, de classe d'âge). Formé à la lecture des écrits de S. Bolívar et de son mentor Simón Rodriguez, il en a retenu le rôle joué, dans la montée au pouvoir irrépressible de S. Bolívar, des groupes fonctionnant dans une discrétion absolue, liés par des serments prononcés dans des lieux symboliques. Hugo Chávez, évoquant la constitution de son mouvement, signale qu'après un échange de vues avec des officiers subalternes, « ensuite je les ai fait prêter serment, le serment bolivarien » [13]. La structure de pouvoir ainsi créée ne repose pas sur l'encadrement, tel qu'il est conçu dans les régimes autoritaires. Le Mouvement Cinquième République (MVR), formation officielle, est plus une machine électorale, assez floue dans ses structures et son fonctionnement, qu'un parti de masse destiné à encadrer la population. En revanche, on trouve à des postes de responsabilité dans l'administration comme dans le secteur public, des officiers de la génération de Hugo Chávez, ou qui partagent depuis longtemps ses convictions. La proximité peut être aussi régionale. Barinas, localité du piémont andin vénézuélien, aux portes des Llanos, vastes plaines d'élevage, a fourni ainsi dans la période récente un nombre important de cadres au pays. Le père de Hugo Chávez est gouverneur de l'État. Un ancien ministre des Affaires étrangères et ambassadeur était également originaire de cette région. Le rapprochement avec le patronat vénézuélien, effectif depuis le mois de juillet 2005, doit sans doute beaucoup aux affinités locales partagées par le nouveau président de Fedecámaras et le président de la République, tous deux natifs de Barinas.

13Mais il est également incontestable que la montée du prix du pétrole — le baril de pétrole est passé de 7 à 70 dollars en six ans — a donné à Hugo Chávez les moyens financiers de consolider son pouvoir au Venezuela et de développer son influence extérieure. Il a ainsi promu son nouveau projet historique et a œuvré en faveur du rayonnement du Venezuela en Amérique latine d'abord et bien au-delà ensuite.

14L'aisance procurée par l'argent du pétrole a été orientée vers des programmes sociaux. En 2004, Hugo Chávez a tiré les leçons de la dernière offensive de l'opposition, en créant des Missions à caractère social. Une administration parallèle a été mise en place, sans pour autant supprimer la fonction publique existante. Les employés du secteur public étaient, en effet, jugés peu fiables, trop liés à l'opposition, mais leur licenciement aurait été susceptible de provoquer un grave problème politique et social. Les moyens financiers du pays permettaient de toute façon de gérer une administration en partie doublonnée. Faute de techniciens de l'éducation et de la santé en nombre suffisant, le Venezuela a signé un accord avec Cuba, consistant en l'échange de pétrole contre des coopérants. Les « Missions » ainsi créées ont été critiquées par l'opposition, qui les soupçonne de servir à assurer un soutien électoral à H. Chávez. Il est certain que le sentiment chaviste des bénéficiaires de ces programmes sociaux, habitants de quartiers périphériques, a été renforcé par la mise en place des Missions. Mais il est non moins certain, quelles que soient les critiques qui peuvent être faites sur leur finalité politique, sur leur transparence financière, sur leur coût pour la collectivité, qu'elles répondaient à une attente et à des besoins insatisfaits. PVDSA, l'entreprise pétrolière publique, a été mise à contribution pour financer, au travers de ces Missions, les importants besoins sociaux d'une grande partie de la population.

15Cette concertation cubano-vénézuélienne a abouti à la création de l'Alternative bolivarienne pour l'Amérique (ALBA) — la Patria Grande dans le cadre du bloc régional de pouvoir latino-américain imaginé par Heinz Dieterich. Selon les informations diffusées par ses proches, Hugo Chávez aurait inventé la dénomination aujourd'hui seule utilisée d'Alternative bolivarienne pour l'Amérique (ALBA), à l'occasion de plusieurs conférences interaméricaines en 2001. L'accession au pouvoir d'Evo Morales en Bolivie, au mois de décembre 2005, a permis au Venezuela de constituer avec la Bolivie et Cuba un noyau dur autour du projet ALBA [14]. Le document signé le 28 avril 2006 par les présidents de ces pays porte le nom de Traité de commerce des peuples (TCP). Au-delà, Hugo Chávez a nourri ses diatribes anti-chiliennes, mexicaines et péruviennes, d'arguments répondant à la logique de bloc régional de pouvoir latino-américain. Ces États ainsi que la Colombie, en négociant et signant des accords de commerce avec les États-Unis, auraient rompu la solidarité latino-américaine et interdiraient toute perspective de constitution d'un bloc susceptible de faire contrepoids aux centres de pouvoir internationaux. Le Venezuela s'est retiré de la Communauté andine des nations (CAN) et a rejoint le Mercosur/Mercosul en 2006. Afin de donner un élan à cette adhésion, le Venezuela a proposé la construction d'un gazoduc Nord-Sud, traversant l'Amérique latine. Il a par ailleurs accompagné son adhésion au Mercosur/Mercosul de gestes concrets : achat de bons du trésor argentin, fourniture de pétrole à crédit bonifié à l'Uruguay, commande de bateaux gaziers aux chantiers navals brésiliens.

16Parallèlement le président Hugo Chávez Frías s'est attaché à contrôler la production de pétrole et maintenir au sein de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) une politique de prix relativement élevés, seule à même d'assurer le calme social à l'intérieur du pays et de permettre le rayonnement du pays à l'extérieur. « Le premier objectif que nous nous sommes fixé pour élargir nos revenus » à notre arrivée au pouvoir en 1999, a-t-il précisé quelques années plus tard, « a été de restaurer l'unité de l'OPEP et d'organiser un sommet de l'OPEP à Caracas »  [15]. Ce qui supposait au préalable la récupération du contrôle de la société pétrolière d'État, PDVSA, gérée par des cadres hostiles au gouvernement de Hugo Chávez. La bataille de PDVSA, de la fin 2002 au premier trimestre 2003, a été de ce point de vue décisive. La prise de contrôle totale de l'entreprise par l'État garantit à Hugo Chávez la possibilité de réaliser ses ambitions pour le Venezuela. Le président de PDVSA est aussi ministre de l'Économie et de l'Énergie. Le président Hugo Chávez avait auparavant visité, au mois d'août 2000, les pays membres de l'OPEP ainsi que la Russie, non-membre, mais producteur important. Il a également visité les États consommateurs européens et la Chine. Pour des raisons diplomatiques, ces déplacements n'ont écarté aucun producteur ou consommateur important, quels que soient leurs liens avec Washington. L'Iraq de Saddam Hussein, pas plus que l'Iran, la Libye et la Syrie n'ont été oubliés. Des projets de coopération ont été annoncés, en particulier celui d'une raffinerie en Syrie et divers projets industriels avec l'Iran et la Chine. Un Vénézuélien, Ali Rodriguez, a été désigné secrétaire général de l'OPEP. Au sein de cette OPEP redynamisée, le Venezuela défend de façon cohérente et pérenne la nécessité de préserver, en réduisant autant que nécessaire la production, les prix du baril de pétrole à un niveau satisfaisant pour ses membres.

17La manne pétrolière a servi à construire l'image internationale du Venezuela bolivarien. Le président Hugo Chávez s'est rapproché du mouvement altermondialiste. Il s'est rendu à Porto Alegre et a enflammé l'auditoire avec des discours sans concession pour les puissants de ce monde. Il a organisé, du 23 au 28 janvier 2006, à Caracas le Forum social des Amériques. La préparation de cet évènement lui a donné l'occasion d'investir le mouvement associatif, ce qui a provoqué des réactions diverses de la part de grandes organisations non gouvernementales (ONG). Un mensuel a été lancé, América XXI, avec le concours du Monde diplomatique d'Argentine. Un tourisme militant s'est structuré autour des Missions avec le concours du réseau international ainsi parrainé. Le président Hugo Chávez s'est par ailleurs efforcé d'apparaître comme le fils spirituel et politique de Fidel Castro. Il a multiplié les contacts médiatisés avec le vieux leader cubain, afin d'être en quelque sorte adoubé comme seul héritier. Ce rapprochement, couplé avec une aide pétrolière appréciée par Cuba, qui traverse des difficultés économiques depuis l'effondrement du système soviétique, a été couronné de succès. Un label révolutionnaire a été accordé à Hugo Chávez et au socialisme du XXIe siècle, par une plume cubaine officielle [16]. Dans un livre sur Cuba et le Venezuela, l'ambassadeur cubain à Caracas, Germán Sánchez, précisait : « Le Venezuela est et sera toujours le Venezuela [...] Cuba est et sera toujours Cuba [...]. Ce qui préoccupe les latino-américains, ce n'est pas la “cubanisation” [du Venezuela] mais le mimétisme de la situation de deux pays soumis aux pressions des États-Unis et du capital transnational. Nos deux nations ont beaucoup en commun et leurs relations historiques croisées, les influences réciproques sont irréversibles [...] au-delà des circonstances et intérêts conjoncturels. L'Histoire ne ment pas. Qui peut effacer de la mémoire et de la sensibilité de notre peuple le fait que la première nourrice de S. Bolívar était la cubaine Inés Mancebo López ? ».

18Pour autant l'effort verbal du président, articulé avec une utilisation politique des pétrodollars, a-t-il donné les résultats attendus ?

La diplomatie vénézuélienne, entre Verbe et réalités

19Le modèle vénézuélien existe-t-il ? A-t-il un contenu réel ? Certes le Venezuela est aujourd'hui considéré comme une référence alternative. Mais l'est-il par ses mérites propres, parce que ses projets et ses réalisations pouvant être pris pour modèles ailleurs dans le monde, ou parce que le Venezuela dispose de moyens financiers dont ne dispose pas, par exemple, Cuba ou le Vietnam ? Que se passerait-il si les prix du pétrole venaient sinon à chuter, du moins à se rétracter, ce qui est, il est vrai, peu probable à court terme ?

20Force est de constater que le Venezuela aujourd'hui comme sous la Quatrième république reste un pays pétrolier. Le tissu industriel est modeste, et il n'est pas sûr qu'avec l'adhésion au Mercosur/Mercosul il résistera à la concurrence argentine et surtout brésilienne si des périodes de transition ne sont pas négociées. L'agriculture a été délaissée depuis longtemps et le pays est importateur de denrées alimentaires. Les inégalités au sein de la population persistent. Les riches le sont toujours autant, et si les pauvres le sont un peu moins, c'est grâce à l'argent du pétrole qui est aujourd'hui en partie affecté aux programmes sociaux des Missions. Comme le signalait Teodoro Petkoff, il n'y a pas eu de rupture avec le capitalisme [17], ni même une fiscalité plus redistributive. Le modèle économique ne remet pas en cause le mode de développement fondé sur le primat de la consommation individuelle. Le plan « Venezuela Móvil » a par exemple pour objectif de mettre à la disposition du plus grand nombre des véhicules individuels. Une publication officielle signalait à ce sujet, qu'« avec le plan “Venezuela Móvil” il est clairement démontré que le gouvernement et les entrepreneurs peuvent et doivent travailler dans une même direction » [18]. L'organisation représentant le patronat vénézuélien, Fedecámaras, qui avait participé au coup d'état d'avril 2002, a, au mois de juillet 2005, renoncé à tout militantisme politique, pour se consacrer à la défense des seuls intérêts de ses membres, dans un contexte économique jugé porteur et satisfaisant pour le secteur privé. Les cris d'orfraie de l'opposition concernant la cubanisation du Venezuela sont pour l'instant considérés comme n'ayant pas de fondement par les chefs d'entreprise.

21Ainsi, le Venezuela apparaît comme un modèle révolutionnaire et alternatif, beaucoup plus en raison des moyens dont il dispose pour donner crédit à cette affirmation, que par la réalité des changements sociaux opérés depuis 1999. Qui plus est les ingérences verbales multiples de Hugo Chávez dans la vie politique et électorale de ses voisins ont créé un malaise chez ceux dont il prétend faciliter la victoire. Evo Morales en Bolivie a du signaler à l'automne 2005 qu'il n'était pas le candidat du Venezuela aux présidentielles. Ollanta Humala, ex-militaire putschiste, candidat malheureux des présidentielles péruviennes a été contraint de se démarquer publiquement du soutien ostentatoire que prétendait lui apporter Hugo Chávez. Durant les premières années de la présidence d'Hugo Chávez Frías, d'autres initiatives, d'ambition plus large, interaméricaines, comme la tentative d'introduire une mention à la démocratie participative dans la Charte démocratique de l'OEA, ou d'en débattre à Québec au IIIe sommet des Amériques, ont été rejetées par une majorité d'États. Il en a été de même jusqu'ici des propositions visant à créer une armée intégrée sud-américaine.

22On notera un réel retour diplomatique sur investissement pétrolier, à partir du moment où les obstacles à la gestion des redevances par le pouvoir politique ont été levés. Le Venezuela a proposé une réactualisation des facilités pétrolières accordées par ses prédécesseurs en 1980 aux États de la Caraïbe. Ces accords ont été élargis à Cuba. Le projet PétroCaribe, qui intègre la plupart des pays des grandes et petites Antilles depuis le mois de juin 2005, leur assure des livraisons d'hydrocarbures, dont une partie (de 5 à 30 %) est remboursable à long terme et à prix bonifiés [19]. Parallèlement, le Venezuela a réussi à ce que le candidat mexicain, soutenu par les États-Unis, au secrétariat général de l'Organisation des États américains (OEA) ne soit pas élu. Les États de la Caraïbe ont comme le Venezuela soutenu le candidat chilien, Miguel Insulza, et assuré sa victoire. Mais les États de la Caraïbe ont refusé, quelques semaines plus tard, au mois de juillet 2005, à l'occasion du IVe sommet de l'Association des États de la Caraïbe (AEC), de considérer que PétroCaribe était l'une des pièces constitutives du projet ALBA.

23Sans doute pour compenser l'écart perceptible entre un discours révolutionnaire et une réalité qui évolue assez peu, le président Hugo Chávez use volontiers d'un discours polémique et agressif, anti-impérialiste et anti-américain. Washington a répondu partiellement à cette rhétorique provocatrice. À Caracas, à Porto Alegre, à Téhéran ou à la tribune des Nations unies, les États-Unis et le Venezuela semblent donner régulièrement corps à une mésentente combinant propos et gestes inamicaux. En septembre 2005, le président H. Chávez n'a pas respecté le temps de parole qui lui avait été accordé à l'Organisation des Nations unies, le président George W. Bush l'ayant dépassé [20]. On l'a vu, l'année suivante le 20 septembre 2006, attirer l'attention des médias internationaux, par la vivacité de ses critiques à l'égard de la politique des États-Unis, mais aussi de leur président. La Colombie, l'Espagne et le Mexique, alliés des États-Unis, font l'objet de critiques tout aussi acerbes. En 2005, devant les cadres du régime, le président H. Chávez, avait par exemple évoqué en ces termes la politique de l'Espagne : « Le gouvernement antérieur de l'Espagne était aligné complètement sur les instructions de Washington. S'il fallait déstabiliser H. Chávez, on voyait en second couteau José Maria Aznar, [...] le pion de G. W. Bush » [21]. Les États-Unis ont de leur côté refusé de vendre à l'aviation militaire vénézuélienne les pièces de rechange nécessaires à ses F-16. Ils ont interdit au Brésil et à l'Espagne de vendre du matériel militaire au Venezuela. Hugo Chávez a, par conséquent, acheté de l'armement russe. Et le Venezuela a condamné des militaires qui avaient des relations jugées trop étroites avec les attachés militaires de l'ambassade des États-Unis. En réponse peut-être, à ces décisions, le ministre vénézuélien des Affaires étrangères, Nicolás Maduro, a été retenu plusieurs heures à l'aéroport John F. Kennedy de New York, samedi 23 septembre 2006, avant de pouvoir retourner dans son pays. Ainsi, des gestes sans portée réelle, mais à haute valeur symbolique, se sont succédé au fil des mois.

24Il reste l'essentiel. Pendant la deuxième guerre d'Iraq, comme pendant la première, le Venezuela n'a pas suspendu ses livraisons de pétrole aux États-Unis. Le président H. Chávez, répondant à la question d'un journaliste anglais sur la pérennité de ces livraisons, a signalé qu'il avait le sens des rapports de force et qu'il n'envisageait pas leur suspension. On notera que pendant la guerre d'Iraq, alors que le Chili et le Mexique, représentants non permanents de l'Amérique latine au Conseil de sécurité résistaient aux pressions des États-Unis, Hugo Chávez, loin de leur accorder un appui diplomatique, a apporté son soutien à la revendication bolivienne, qui souhaitait obtenir du Chili un accès maritime. Le président bolivien ne pouvait pourtant pas être considéré comme un progressiste. Ce soutien du Venezuela à la Bolivie, qu'il soit fortuit ou concerté, a compliqué un peu plus la gestion du dossier par le Chili, qui recherchait à ce moment-là la solidarité du plus grand nombre d'États latino-américains. Ce soutien a été confirmé après la victoire électorale d'Evo Morales par la signature d'un accord de coopération militaire entre la Bolivie et le Venezuela. Il prévoit la construction de postes militaires sur la frontière entre la Bolivie et le Chili.

25Ces aléas de la diplomatie vénézuélienne — l'OPA tentée sur le mouvement alternatif de Porto Alegre, le choix d'entrer dans le Mercosul/Mercosur après une rupture fracassante avec la Communauté andine des nations (CAN), l'aide technique et politique apportée à la Bolivie après la nationalisation du pétrole et du gaz — ont agacé le Brésil, allié au sein du Mercosul/Mercosur, même si ce dernier est resté relativement discret. Le Brésil, qui a parrainé la sortie de la crise vénézuélienne en 2003, qui, en septembre 2003, à la conférence de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) à Cancún, a rassemblé en douceur des pays de l'Amérique latine et d'autres pays émergents, qui est à l'origine des premières rencontres Amérique du Sud/Ligue arabe et Amérique du Sud/Afrique noire, en 2005 et en 2006 [22], considère que son leadership sud-américain est incontestable. Les difficultés intérieures de Lula da Silva en 2005 et la manne pétrolière vénézuélienne ont modifié la donne. En septembre 2005, la revue América XXI avait donné le « la » des concurrences continentales. Dans cette revue soutenue par des annonceurs officiels de l'État vénézuélien, on pouvait, en effet, lire les commentaires suivants sur le gouvernement du président Lula da Silva : « Le Parti des travailleurs au gouvernement s'est mué en fer de lance d'un programme d'assainissement capitaliste et s'est enfoncé dans un abyme de corruption » [23]. Il est difficile d'imaginer l'intégration du continent sud américain sans le Brésil, mais il est aujourd'hui tout aussi difficile de l'imaginer sans le Venezuela. Les deux chefs d'État en sont conscients. Mais les stratégies divergent. Le Venezuela a une conception idéologique de l'intégration, couplée avec un réalisme accommodant vis-à-vis des États-Unis. Cette stratégie fragmente le sous-continent en blocs antagonistes. Le Venezuela a ainsi suspendu ses relations avec le Mexique et le Pérou. Ses relations sont médiocres avec le Chili et la Colombie. Quant au Brésil, il poursuit un objectif d'autonomisation croissant à l'égard des États-Unis. Dans ce but, il combine de façon pragmatique les alliances les plus diverses, en fonction des problèmes. Ces alliances sont peu regardantes des options politiques des gouvernements. Le Brésil a ainsi pu au mois de septembre 2003, à Cancún, où se réunissait l'OMC, rassembler des pays aussi différents idéologiquement que Cuba et la Colombie, autour d'une contestation partagée des compromis commerciaux élaborés par les pays développés.

Changement dans la continuité ?

26Le discours de rupture du président H. Chávez est une réalité verbale, qui ne se traduit pas nécessairement par des faits. En ce siècle de virtualités médiatiques, de la même manière qu'il y a une mise en image du marché des biens, il existe aussi une mise en scène de la politique. Le discours de rupture pratiqué par le président Hugo Chávez est vrai en lui-même. Mais il cohabite avec la perpétuation de l'économie de marché, à l'intérieur du Venezuela et le respect de l'économie mondialisée.

27La politique « bolivarienne » ne conteste pas les fondamentaux de la démocratie représentative et de l'économie libérale à l'intérieur du Venezuela. Elle ne remet pas en question dans les faits, le cadre institutionnel du monde global. Mais il y a un discours « bolivarien », qui paradoxalement les contredit. Il polarise les contradictions, mais ne cherche pas à leur donner une issue conflictuelle concrète. L'affrontement ne vise pas à déplacer des intérêts, mais à écarter des hommes du pouvoir politique. Il ne vise pas à créer une nouvelle internationale, mais à donner au Venezuela un accès aux centres de pouvoir mondiaux. Les crises ainsi accentuées trouvent à se résoudre dans le cadre préexistant. Pétrodollars aidant, le Venezuela cherche par la voie de critiques radicales à bousculer les hiérarchies établies, dans un contexte préservé. En Amérique latine, il s'efforce, par exemple, de réduire le rayonnement du géant brésilien, et à l'ONU, il essaie d'accéder au statut de membre non permanent du Conseil de sécurité.

28Le Venezuela parle fort, son président se fait volontiers photographier avec Fidel Castro, mais au-delà d'un verbe flamboyant, c'est moins de socialisme que de nationalisme qu'il s'agit. En usant de son pétrole et de son gaz, le Venezuela cherche moins à changer le monde ou l'Amérique latine, qu'à occuper une place plus centrale dans la hiérarchie des influences. C'est sans doute cette constatation qui a conduit certains altermondialistes à manifester leur déception [24], et les États-Unis à s'en tenir à une politique d'endiguement minimal. D'une part, le Venezuela retarde l'évolution du système économique et politique cubain, en crise depuis la fin des aides et subventions de l'Union soviétique. Il s'est substitué à l'URSS en matière d'approvisionnement énergétique, permettant la perpétuation du régime institutionnel et économique en l'État. D'autre part en idéologisant l'intégration, il empêche l'émergence d'un bloc sud-américain, et facilite la pénétration commerciale de Washington dans les pays andins.

29Tout bien pesé, sans pour autant écarter l'éventualité d'un dérapage du Verbe qui, stimulé par la polémique, pourrait ouvrir un cycle incontrôlé de ruptures, pour l'instant la politique extérieure du Venezuela apparaît sur le long terme en continuité avec celle qui était en vigueur depuis le rétablissement de la démocratie en 1959. Il s'agit d'une politique qui s'appuie dans le pays sur les règles de la démocratie représentative. Et de ce point de vue, il n'existe pas de différence entre Hugo Chávez et Rafael Caldera ou Carlos Andrés Pérez, ses prédécesseurs au palais présidentiel de Miraflores. Par ailleurs, le pays, aujourd'hui comme hier, pratique une politique d'influence fondée sur les ressources énergétiques. Les armes dont use Hugo Chávez lui ont en effet été fournies par Romulo Betancourt, à l'origine de l'OPEP en 1960, Rafael Caldera qui a nationalisé le gaz en 1971 et Carlos Andrés Pérez, qui a étatisé les pétroles en créant PDVSA en 1976. Les fondamentaux de cette politique, si l'on veut bien faire abstraction de l'emballage « bolivarien », qui du reste est également un héritage antérieur au régime actuel [25], sont ceux décrits dans tous les ouvrages de référence sur la politique extérieure du Venezuela [26]. Certes, les détenteurs du pouvoir ne sont plus les mêmes et sont contestés par l'ancienne élite, mais ici encore la présence de militaires aux commandes de l'administration publique n'a rien d'exceptionnel [27]. « Le Venezuela [n'est-il pas] né dans une caserne » ? [28].


Date de mise en ligne : 01/12/2007

https://doi.org/10.3917/ris.064.0039

Notes

  • [1]
    « La Revolución Bolivariana : antecedentes, principios y dispositivos de una nueva concepción de seguridad y de defensa en Venezuela », in Rubén Sanchez D., Juan Carlos Ruiz V., Stéphanie Lavaux, Francesca Ramos P., Manuel José Bartnett L., Rocío Pachón P., Federmán Rodríguez, Andrés Otalvaro H., Ivonne Duarte P., Rubén Machuca P., Carlos Suárez I., Seguridades en construcción en América Latina, Bogota, CEPI-Universidad Colegio de Nuetra Señora del Rosario, 2005.
  • [2]
    Rafael Duarte Villa, « Política externa na administração Hugo Chávez », Sao Paulo, Política externa, vol. 13, no 1, juin-juillet-août 2004.
  • [3]
    Entretien avec l'auteur, juillet 2002.
  • [4]
    Constitución de la República Bolivariana de Venezuela, Caracas, Imprenta nacional, 2001 (Gazeta oficial no 5453 du 24 mars 2000).
  • [5]
    Elías Pino Iturrieta, El divino Bolívar, Ensayo sobre una religion republicana, Madrid, La Catarata, 2003 et Cita en nuestra historia, recueil d'images diffusé par la Alcaldia mayor de Caracas ; Alejandro Gomez, « L'épée du Libertador dans l'idéologie des révolutionnaires bolivariens », Paris, Choiseul, PAL, no 60, printemps 2006.
  • [6]
    Heinz Dieterich, Hugo Chávez y el socialismo del siglo XXI, Caracas, Carlos Julio, Morillo, Torrealba, 2005.
  • [7]
    Idem, p. 33-34.
  • [8]
    C'est un économiste nord-américain, collaborateur de l'Institut pour l'économie internationale, John Williamson, qui est à l'origine de la formule et qui lui a donné sa première définition.
  • [9]
    Tcnel Héctor Herrera Jiménez, « Las fuerzas armadas ante la Nueva Agenda Mundial y el caso venezolano », Caracas, Imprenta nacional, 2004.
  • [10]
    Heinz Dieterich, La integración militar del Bloque Regional de Poder Latinoamericano, Caracas, Alcaldia de Caracas, 2004.
  • [11]
    « Transformar a Venezuela. ¿ Una utopia posible ?, Paris, Foro en el Grán Anfiteatro de la Sorbona, 10 octobre 2001.
  • [12]
    Cristina Marano, Alberto Barrera Tyszka, Hugo Chávez sin uniforme, Caracas, Random House-Mondadori, 2005
  • [13]
    Aleida Guevara, Una entrevista con Hugo Chávez, Chávez un hombre que anda por ahí, Melbourne-New York-La Havane, Ocean Press, 2005, p. 30-32.
  • [14]
    « C'est à ce sommet [Sommet des États de la Caraïbe, le 10 décembre 2001, dans l'île vénézuélienne de Margarita], que j'ai eu [c'est Hugo Chávez qui parle], comme une illumination, en condamnant la ZLEA [ALCA en espagnol], et en proposant l'ALBA », in Aleida Guevara, Una entrevista con Hugo Chávez, Chávez un hombre que anda por ahí, Melbourne-New York-La Havane, Ocean Press, 2005. Judith Valencia, in « El ALBA y las nuevas propuestas de integración latinoamericana y caribeña », de « IV Cumbre de la Deuda social y la integración latinoamericana », Caracas, Grupo parlamentario venezolano del Parlamento latinoamericano, signale que l'idée d'ALBA, effectivement arrivée à terme au mois de décembre 2001, aurait germé quelques mois plus tôt dans la tête du président H. Chávez, au sommet des Amériques d'avril 2001, qui se tenait à Québec (Canada).
  • [15]
    Aleida Guevara, Una entrevista con Hugo Chávez, Chávez un hombre que anda por ahí, Melbourne-New York-La Havane, Ocean Press, 2005, p. 39.
  • [16]
    Germán Sánchez, Cuba y Venezuela, reflexiones y debates, Melbourne-New York, Ocean Press, 2006.
  • [17]
    Entretien avec l'auteur, juillet 2002.
  • [18]
    Daniel Córdova Zerpa, « Sector privado celebra concreción formal del plan Venezuela Móvil », Ambito civico-militar, Caracas, no 3, octobre 2005.
  • [19]
    Genaro Arriagada Herrera, « Petróleo y gas en América latina : un análisis politico de relaciones internacionales a partir de la politica venezolana », Madrid, Real Instituto Elcano, 19 septembre 2006.
  • [20]
    « Chávez en la ONU », Ambito civico-militar, Caracas, no 3, octobre 2005.
  • [21]
    Marta Harnecker, « Taller de alto nivel estratégico, Intervenciones del Presidente de la República, Hugo Chávez Frías », Caracas, ministère de la Communication et de l'Information, 2005, p. 22. Version en français du discours du président Hugo Chávez le 20 septembre 2006 aux Nations unies : http//questionscritiques.free.fr.
  • [22]
    Jean Jacques Kourliandsky, « Le Brésil, une nouvelle puissance internationale ? », La Revue internationale et stratégique, no 56, hiver 2004/2005 et « La géopolitique du Brésil à l'horizon 2020 », Paris, DAS-IRIS, septembre 2006 (non publié).
  • [23]
    América XXI, Caracas-Buenos Aires, no 11, septembre 2005.
  • [24]
    Voir Renaud Lambert, « La participation populaire bouscule le “vieil État” vénézuélien », Paris, Le Monde diplomatique, septembre 2006.
  • [25]
    L'enseignement bolivarien a été introduit dans les collèges comme matière obligatoire par la résolution du ministère de l'Éducation no 750 du 7 juillet 1988.
  • [26]
    Voir par exemple María Teresa Romero, « Política exterior venezolana », Caracas, El Nacional, 2002.
  • [27]
    Hernán Castillo, Manuel Alberto Donís Ríos, Domingo Irwin, compil., Militares y civiles. Balance y perspectives de las relaciones civiles-militares venezolanas en la segunda mitatd del siglo XX, Caracas, Univ. Católica Andrés Bello, 2001.
  • [28]
    Tcnel Héctor Herrera Jiménez, « Las fuerzas armadas ante la Nueva Agenda Mundial y el caso venezolano », Caracas, Imprenta nacional, 2004.

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