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Article de revue

L'eau, un enjeu environnemental aux répercussions géopolitiques

Pages 139 à 148

Notes

  • [1]
    Catégorisation établie par Malin Falkenman, citée par Mehdi Lahlou, Face à la pénurie, le marché ?, dans Ricardo Petrella (dir.), L'eau, Res publica ou marchandise ?, Paris, La Dispute, 2003, p. 63.
  • [2]
    Ces États, à qui s'ajoute Haïti, et dont douze sont situés sur le continent africain, et sept au Moyen-Orient, sont les suivants : l'Afrique du Sud, l'Algérie, le Burundi, l'Égypte, l'Éthiopie, le Kenya, la Libye, le Malawi, le Maroc, le Rwanda, la Somalie et la Tunisie, ainsi que l'Arabie saoudite, l'Iran, Israël, la Jordanie, le Koweït, le Yémen et les Territoires palestiniens. Voir Mehdi Lahlou, op. cit., p. 63.
  • [3]
    Pour un tour d'horizon clair de l'ensemble des problèmes touchant à la gestion de l'eau, tant d'un point de vue gestionnaire qu'environnemental, on se référera au classique de Roger Cans, La ruée vers l'eau, Paris, Folio/Actuel/Le Monde éditions, 2001. Pour un aspect plus environnemental et géopolitique des questions relatives à l'eau, voir Marq de Villiers, L'eau, Arles, Solin/Actes Sud, 2000.
  • [4]
    Jacques Diouf, « Le développement agricole, un atout pour l'Afrique », dans Le Monde diplomatique, décembre 2004. L'auteur ajoute, à titre de comparaison, que l'Asie parvient quant à elle, avec 17 % de ses réserves d'eau disponible, à irriguer 40 % de ses terres arables.
  • [5]
    Selon l'expression utilisée par Sylvie Paquerot, « L'urgence, reconnaître le droit d'accès à l'eau », dans Ricardo Petrella (sous la dir.), L'eau, Res publica ou marchandise ? , op. cit., p. 28.
  • [6]
    Pour un résumé condensé des aspects liés à la géopolitique en tant que concept, voir Alexandre Defay, La géopolitique, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2005.
  • [7]
    Pour plus de détails sur l'ensemble de ces doctrines, voir Frédéric Lasserre, L'eau, enjeu mondial : Géopolitique du partage de l'eau, Paris, Le Serpent à Plumes, 2003, pp. 118-122.
  • [8]
    Charles Enderlin, Le rêve brisé : Histoire de l'échec du processus de paix au Proche-Orient 1995-2002, Paris, Fayard, 2002, pp. 149-151.
  • [9]
    Pour plus de détails sur cette typologie, voir le tableau établi par Peter Gleick, exemples à l'appui, à l'adresse Internet : http://www.worldwater.org/conflict.htm. On pourra également consulter avec profit le tableau synthétique relatif aux conflits sur l'eau figurant dans le très profitable article de Frédéric Lasserre, « Le prochain siècle sera-t-il celui des guerres de l'eau ? », dans La Revue internationale et stratégique, no 33, printemps 1999, Paris, PUF, pp. 99-118. Enfin, les enjeux conflictuels, doctrinaux et juridiques posés aujourd'hui par l'or bleu sont très bien résumés dans l'article de Daniel Colard, « Le XXIe siècle sera-t-il celui des conflits pour l' “or bleu” ? », dans L'eau, arme stratégique au XXIe siècle ?, Yves Jeanclos (sous la dir.), 2002, pp. 9-23.
  • [10]
    Les formations terroristes, par exemple, pourront difficilement faire valoir des moyens autres que ceux fondés sur l'usage de moyens belliqueux (empoisonnement d'un cours d'eau, dynamitage d'un barrage...) afin de parvenir à leurs fins, quand bien même celles-ci relèveraient du champ politique. Pour un article très complet sur les utilisations militaires potentielles de l'eau, voir Yves Jeanclos, « Vers l'hydrostratégie : éssai de théorisation stratégique », dans L'eau, arme stratégique au XXIe siècle ?, op. cit., pp. 25-50.
  • [11]
    Le cadre américain de gestion des eaux constitue à lui seul un cas d'école. On consultera à ce titre avec grand profit les articles de Frédéric Lasserre, L'Amérique a soif : Les États-Unis obligeront-ils Ottawa à céder l'eau du Canada ?, ainsi que de Luc Descroix, Des conflits de l'eau à la limite du Nord et du Sud : Les eaux et la frontière, dans Luc Descroix, Frédéric Lasserre, (en collaboration avec Anne Le Strat), L'eau dans tous ses États, L'Harmattan, 2003.
  • [12]
    Selon la traduction qu'en fait Alain Joxe, L'empire du chaos : Les Républiques face à la domination américaine dans l'après-guerre froide, Paris, La Découverte, Poche, 2004, p. 70.

1L'eau est vitale pour l'humanité. Cette affirmation, quand bien même elle paraît évidente, reste contrebalancée aujourd'hui par une multitude de comportements abusifs et de modalités de gestion aléatoires de cette ressource qui font craindre la raréfaction à moyenne échéance de l'un des éléments moteurs et fondamentaux pour l'Homme. Parler de l'eau en tant que pilier vital et nécessairement inhérent à l'évolution de l'humanité implique la mise en œuvre de modalités à l'échelle planétaire, afin de garantir l'accès de tout un chacun à une eau de qualité, potable et saine. Car l'eau, et plus particulièrement l'eau douce, du fait de sa dégradation continue, semble avoir quitté les champs quasi-exclusifs de l'environnement et de la santé publique pour faire partie aujourd'hui d'enjeux pleinement géopolitiques. L'émergence d'un XXIe siècle dans lequel les guerres inter et intraétatiques auraient pour objet majeur le partage des ressources en eau est un argument qui revient avec insistance, même s'il se voit encore tempéré par des spécialistes qui considèrent que le pétrole, en tant que ressource capitale pour la bonne tenue de l'économie mondiale, n'est pas encore prêt de céder sa place à l'« or bleu ». Mais, quel que soit le bien-fondé de cette affirmation, il n'en demeure pas moins qu'une part croissante de l'humanité, basée quasi-exclusivement dans les Pays en voie de développement (PVD), est confrontée à des difficultés d'accès à une eau saine et potable. Cette situation, due à la base à une dégradation des conditions environnementales expliquée pour beaucoup par la sacralisation par les États de la bonne compétitivité économique, ne saurait ainsi entièrement exclure la valeur géopolitique d'ores et déjà acquise par l'or bleu.

Une ressource mal répartie et malmenée

2Vu du ciel, il peut paraître démesuré de parler de pénurie de l'eau à l'échelle planétaire. 1385 millions de km3 d'eau couvrent en effet les trois quarts de la surface du globe terrestre, océans, mers, lacs, fleuves et nappes phréatiques et souterraines confondues. Mais c'est de l'eau salée qui domine ce volume et réduit de ce fait la possibilité que nous avons de tirer parti de cette vaste étendue. Ainsi, sur les 1 385 millions de km3 d'or bleu dont regorge la planète, seuls 34 millions (soit 2,5 % de cet ensemble) sont de l'eau douce. En outre, seulement une partie infinitésimale de cet ensemble, déjà fortement réduit, peut directement servir à nos besoins : en effet, l'essentiel de l'eau douce renouvelable se trouve concentré dans les icebergs de la planète, et serait donc inexploitable en l'état.

3Mais cette mauvaise disponibilité des ressources en eau n'explique pas à elle seule les défis auxquels nous nous retrouvons confrontés aujourd'hui. Diverses études menées en la matière affirment, bien au contraire, que le peu de ressources en eau renouvelable disponible aujourd'hui reste suffisant pour surseoir aux besoins de l'humanité. À la condition cependant d'en faire une utilisation sage, équilibrée et bien encadrée, ce qui est souvent loin d'être le cas. Les disponibilités en eau douce renouvelable sont en effet d'autant plus mal gérées que les États de la planète ne peuvent pas toujours se targuer d'être bien arrosés, la nature ne se révélant pas toujours généreuse et équitable tant sur le plan du climat et des précipitations que sur celui des étendues aquatiques présentes sur le terrain (lacs, fleuves, etc.). Ainsi, nombre d'États disposent de moins de 1 700 m3/habitant/an d'eau douce renouvelable et se retrouvent de ce fait en situation de stress hydrique, ou état d'alerte [1]. Plus grave encore, vingt États se trouvent sous le seuil de 1 000 m3/habitant/an et se retrouvent donc en état de pénurie [2]. Cette situation inquiétante, et que rien ne semble pouvoir améliorer dans l'immédiat, est due le plus souvent à l'absence de ressources en eau douce en quantité suffisante sur le territoire de ces États. Mais cet aspect ne saurait pour autant occulter l'une des autres grandes raisons pour lesquelles nos ressources en eau vont s'amenuisant, à savoir l'utilisation inconséquente qui en est faite.

4Trois faits majeurs ont la plus lourde part de responsabilité dans la constitution de cette menace qu'est l'amenuisement des ressources en eau douce renouvelable. Ce sont, par ordre d'importance, l'irrigation, le gaspillage et la pollution. Or, une étude plus approfondie de ces phénomènes permet de constater que, quand bien même les maux et leurs remèdes sont parfaitement connus, ils se heurtent à bien des réalités sur le terrain et rendent de ce fait toute avancée en la matière ardue, même si jamais insurmontable.

5L'irrigation est ainsi l'un des problèmes majeurs qui se pose aujourd'hui puisqu'il touche directement à l'emploi de centaines de millions d'agriculteurs pour qui la récolte est le revenu principal. Or, cette pratique absorbe à elle seule près de 70 % des ressources mondiales en eau douce renouvelable. Cependant, si l'idée d'une éradication d'un pan aussi conséquent du secteur primaire ne saurait évidemment être sérieusement évoquée, les solutions à ce problème restent présentes et connues de tous. Des procédés tels que l'irrigation gravitaire par aspersion ou encore au goutte-à-goutte restent en effet des moyens extrêmement efficaces pour contrôler l'arrosage des champs de récolte et le limiter au strict minimum sans pour autant altérer les besoins éprouvés par les champs. Mais cette solution se heurte à des problèmes de coût et devient de ce fait l'apanage des seuls États riches. Ce qui reste évidemment extrêmement problématique quand l'on sait que ce sont les PVD qui constituent la majorité des pays agricoles.

6Le gaspillage de l'or bleu est évidemment en partie le résultat de l'irrigation, qui absorbe d'énormes quantités d'eau douce avant de les restituer à la nature sous une forme impropre à l'usage ou à la consommation. Cependant, la banalisation croissante de l'eau dans notre vie courante contribue également pour sa part à accentuer l'usage parfois injustifié qui en est fait. Notre quotidien est fait d'habitudes et gestes qui impliquent, d'une manière ou d'une autre, une utilisation fréquente de l'eau. Toilette personnelle, évacuation de nos rejets ou encore entretien de l'état de nos biens sont ainsi autant de pratiques qui, combinées à une nécessaire hygiène de vie, ont consacré l'or bleu comme élément incontournable de notre quotidien. Mais, ces habitudes étant bien évidemment tout à fait justifiées, il va de soi que c'est à compter du moment où se présentent des usages incontrôlés et injustifiés de l'eau que les signaux d'alarme se doivent d'être actionnés. Le nécessaire raccordement de l'ensemble des habitations à un réseau d'adduction, qui ne souffre généralement aucune faille dans les pays développés, contribue en effet à faciliter notre tentation à ouvrir nos robinets à tout va. Cette tendance reste bien évidemment répandue, surtout dans les pays développés, et même si une baisse globale de la consommation en eau douce semble avoir été constatée en leur sein ces dernières années, rien ne permet réellement d'affirmer qu'elle est due à une prise de conscience citoyenne de la nécessité de faire un usage parcimonieux de cette ressource précieuse. Les pays développés s'efforcent en effet de réduire les pertes résultant de réseaux d'adduction vétustes, de chasses d'eau gourmandes ou encore de robinets défaillants, méthode qui au demeurant a prouvé son efficacité. Mais on retrouve cependant là encore une situation dans laquelle ce sont souvent des pays souffrant une mauvaise disponibilité en eau douce, à savoir les PVD, qui se retrouvent de surcroît les victimes d'infrastructures dépassées et donc extrêmement gaspilleuses.

7La pollution, enfin, est la troisième cause expliquant la mise en péril de l'or bleu. D'un point de vue purement quantitatif, ce facteur est moins prégnant que les deux phénomènes qui viennent d'être évoqués. Mais la mise à mal de la qualité des eaux disponibles n'en est pas moins un problème qui mérite d'autant plus d'être évoqué sérieusement qu'il prend une importance croissante jour après jour. L'industrialisation de nos sociétés et les retombées dues à la pollution croissante qui l'accompagnent, du fait des rejets dont sont coupables les usines et moyens de locomotion, contribuent en effet à augmenter la teneur des cours d'eau en substances toxiques. Les déversements des pétroliers, surtout quand ils sont dus à des accidents, gardent de même une grande importance sur ce plan. Enfin, les méfaits de l'irrigation contribuent à accentuer ce problème, voire à l'aggraver : l'eau qui sert à arroser les terres s'infiltre dans les sols avant de rejoindre les nappes souterraines et elle entraîne, dans sa course, toutes sortes de polluants et produits chimiques qui contribuent à souiller une eau qui est par définition très lente à se renouveler. Au problème de la pollution des cours d'eau exposés (mers, lacs, fleuves) s'ajoute ainsi la mise à mal de ressources au moins aussi précieuses et vitales. Et cette tendance qui, une fois de plus, touche le plus souvent des pays pourtant déjà démunis en la matière, se confirme malheureusement jour après jour, en dépit des nombreuses protestations et mises en garde agitées par un nombre non négligeable d'organisations non gouvernementales (ONG) [3].

8On voit mal aujourd'hui les États renoncer à des pratiques qui, même si elles mettent en péril l'environnement, leur garantissent des retombées positives, d'un point de vue économique et social. À titre d'exemple, pousser les États-Unis, la Chine, la France ou encore le Maroc à limiter la part de l'agriculture dans leur économie reste un phénomène ardu, pour ne pas dire impensable, tant cette fonction occupe une part non négligeable de leurs populations. Il en va bien sûr de même sur le plan industriel, comme le prouvent les réticences de beaucoup d'États, États-Unis en tête, à signer — ou ratifier — le protocole de Kyoto, traité salvateur mais si menaçant pour les intérêts économiques des pays industrialisés. Le constat selon lequel les utilisations agricoles et industrielles faites de l'eau contribuent largement, en même temps que son gaspillage, à poser des problèmes concrets à l'ensemble de l'humanité, ne suffit pas toujours à pointer l'essentiel des enjeux à traiter en la matière. En effet, la situation traversée par le continent africain, où « les rendements de l'agriculture irriguée sont trois fois plus élevés que ceux de l'agriculture pluviale » alors que « l'Afrique n'utilise que 4 % de ses réserves d'eau disponible avec une irrigation sur 7 % des terres arables » [4] prouve bien qu'une gestion calculée et raisonnée de l'eau peut permettre de repousser le plus loin possible le spectre de la menace. Cependant, de telles précautions ne sauraient bien entendu être prises sans la mise à disposition des pays concernés de moyens matériels et financiers conséquents, ce qui continue pour le moment à faire défaut. Bien au contraire, la primauté des intérêts économiques, particuliers ou nationaux, continue à l'emporter sur les problématiques d'ordre environnemental, et il y a lieu de se demander si la perpétuation de cette tendance pourra connaître son coup d'arrêt un jour lorsque l'on sait, de surcroît, que les États hésitent de moins en moins à s'en remettre à des multinationales pour la gestion de leurs ressources en eau. Si une telle situation ne pose pas encore de souci majeur en France, où les entreprises privées se voient attribuer des contrats d'affermage limités dans le temps et nécessairement complémentaires d'un rôle actif de l'État, les problèmes liés au coût et à la distribution de l'eau en Grande-Bretagne sont autrement plus révélateurs des risques qu'il y a à confier les tenants et les aboutissants d'une ressource aussi vitale que l'eau à des multinationales. L'eau, « un droit évident mais non reconnu » [5], ne saurait en effet supporter une quelconque marchandisation.

9La gravitation de l'eau vers le privé reste néanmoins assez limitée aujourd'hui encore, puisqu'elle concernerait moins de 15 % de l'ensemble des situations gestionnaires de la planète. Mais quand bien même cette situation irait croissante à l'avenir, elle ne saurait pour autant occulter une autre tendance beaucoup plus manifeste : l'inscription pleinement engagée de l'eau dans le champ de la géopolitique.

L'eau, un enjeu géopolitique belligène ?

10La géopolitique en tant que concept a fait l'objet de définitions multiples depuis l'invention de ce terme par Rudolf Kjellen en 1899 [6]. Mais aucune d'entre elles ne semble réellement faire consensus aujourd'hui encore, en dépit de la forte utilisation faite de cette notion, que les attentats du 11 septembre 2001 et la redéfinition de la stratégie politique américaine qui s'en est suivie ont amplement contribué à populariser. Cette situation est au demeurant tout à fait compréhensible, tant cette notion englobe des facteurs et causes multiples et extrêmement longs à énumérer. C'est pourquoi nous proposons pour notre part de définir la géopolitique comme étant « la discipline qui combine tous les facteurs objectifs comme subjectifs susceptibles d'expliquer la motivation d'un État ou d'un groupe d'États donnés à agir de manière à maximiser leurs avantages stratégiques vis-à-vis de leur environnement ». Si la géopolitique est en effet, comme le soulignent certains auteurs, l'œuvre de l'homme et de ses décisions, il n'en demeure pas moins qu'elle a pour pan essentiel l'action des États à des fins de consolidation de leurs intérêts nationaux. Jusqu'à preuve du contraire, les grands ensembles contemporains, qui sont le plus souvent économiques, quand bien même ils visent à l'institution de modalités de coopération interétatiques, ne sauraient pour autant voir leurs acteurs mettre à mal leurs propres intérêts nationaux au nom de l'intérêt global.

11Que ce soit au départ de cette définition ou d'une autre de la géopolitique, on peut légitimement se demander si l'eau n'est pas en passe de se substituer progressivement à l'or noir en tant qu'enjeu stratégique à l'échelle mondiale. Les problématiques structurelles et environnementales que nous avons évoquées plus haut ne semblent en effet pas prêtes de s'estomper, bien au contraire. Le système économique international, favorisé par les exigences de la mondialisation du capitalisme, fait la part belle à une volonté de compétitivité économique qui repousse constamment les limites du respect de l'environnement et dont la raréfaction de l'or bleu n'est d'ailleurs que l'un des aspects. L'eau est pourtant un élément vital et l'on voit mal comment il pourrait en être autrement à l'avenir. C'est pourquoi le fait pour les États contemporains de vouloir se garantir un acquis hydraulique certain risque fort de passer bientôt du statut de nécessité à celui de priorité.

12Prises dans leur globalité, les réserves mondiales en eau douce disponibles suffiraient assurément, à moyen terme, à garantir une disponibilité per capita suffisante. Mais les faits contredisent la réalisation de cet objectif. Mal réparti à l'échelle de la planète, l'accès à l'or bleu n'est par ailleurs pas reconnu comme un droit citoyen et les modalités de son partage dépendent donc pour l'essentiel de l'aptitude qu'ont les États les mieux dotés en la matière à en faire profiter leurs partenaires. Situation toute idyllique, les limites de la coopération se heurtant le plus souvent à la primauté des intérêts purement nationaux. Dans ce contexte, une législation internationale spécifique qui verrait son application encadrée par une juridiction ad hoc permettrait assurément de garantir le partage équitable des ressources mondiales en eau. Mais, sur ce plan également, les déficits et lacunes sont criants.

13En lieu et place de textes juridiques, ce sont des doctrines qui régissent aujourd'hui la répartition internationale des eaux. Nombreuses, celles-ci s'appliquent au gré des rapports de force interétatiques ainsi que, bien que dans une moindre mesure, de la bonne volonté éventuelle — mais bien rare — dont seraient éventuellement prêts à faire preuve les États les mieux arrosés. On peut les résumer en trois doctrines essentielles principales.

14La doctrine de la « souveraineté territoriale et absolue » est ainsi le principe qui s'applique le plus souvent dans les relations internationales contemporaines. Plus connue sous le nom de « doctrine Harmon », du nom du juge américain qui la formula en 1895, elle consacre la souveraineté des États sur les ressources en eau en présence sur leur territoire national. Ce principe privilégie de ce fait les seuls États d'amont qui, en tant que maîtres de leurs fleuves, gardent un avantage certain vis-à-vis des pays d'aval qui doivent se contenter des maigres débits qui leur sont laissés.

15La doctrine de « l'intégrité territoriale absolue » est quant à elle légèrement moins restrictive que la précédente pour les États en aval. Ceux-ci se voient en effet reconnaître, en fonction de ce principe, l'exploitation des eaux en provenance des pays d'amont, mais à la condition que celle-ci soit fonction de critères « naturels ». Dit autrement, cette doctrine implique que les pays d'amont aient toute latitude pour exploiter les eaux en présence sur leur territoire, à la condition cependant de ne pas en altérer le débit originel afin que les États d'aval y aient également accès. Ce qui reste bien évidemment extrêmement idyllique, un débit non exploité ne pouvant que difficilement aider à la réduction des problèmes mondiaux en matière d'eau. Sans compter que, si les intérêts des pays d'aval se voient ici garantis, rien ne permet de pallier les déficiences qui s'imposeraient dès lors aux États situés exclusivement en amont.

16Enfin, la dernière de ces principales doctrines, dite de « la première appropriation », se résume par l'adage suivant : « premier arrivé, premier servi ». Tout État, soit-il d'amont ou d'aval, prouvant le premier l'accaparement d'un débit donné, serait susceptible de se voir confirmer sa mainmise sur la ressource convoitée et d'en refuser le partage à tout autre prétendant. Purement théorique, ce principe existe cependant et court de ce fait le risque de pouvoir être opposé par un État à l'un de ses voisins. C'est d'ailleurs l'argument que le Mexique avait opposé aux États-Unis, dans le différend qui les opposait concernant la gestion du Colorado, à la fin du XIXe siècle, avant que de devoir subir la doctrine Harmon [7].

17La création d'une instance internationale compétente et souveraine en matière d'arbitrage des différents relatifs au partage des ressources en eau douce est-elle dès lors repoussée aux calendes grecques ? Non, bien évidemment, d'autant plus que la solution en la matière existe, puisque la Cour internationale de justice (CIJ) est dotée d'un arsenal compétent. L'article 38 de ses statuts prévoit en effet la possibilité pour elle d'œuvrer à la résolution des différends mondiaux selon des critères d'appréciation bien définis. Rien n'empêcherait évidemment d'inclure les conflits relatifs à l'or bleu dans ces catégories. Mais c'est bien évidemment, et une fois encore, la volonté des États qui est déterminante à cet égard, la CIJ ne pouvant imposer ses décisions à des parties qui n'ont pas sollicité son arbitrage.

18Pourtant, l'urgence d'envisager l'eau comme enjeu géopolitique se pose aujourd'hui avec acuité, ne serait-ce qu'en raison des situations belliqueuses dont elle est d'ores et déjà potentiellement porteuse. À titre d'exemple, si l'or bleu n'a pas été l'objet central de la guerre des Six jours de juin 1967, elle n'en a pas moins été un enjeu principal, et a gardé toute son importance au fil du temps. Qu'est-ce qui pourrait expliquer autrement le fait qu'Israël ait été prêt, en 2000, à restituer le plateau du Golan à la Syrie à la condition pour Damas d'accepter des compensations territoriales l'amputant de l'accès au lac Tibériade [8] ? Un bon exemple de ce que l'eau peut être l'une des causes de conflits qui couvent, en même temps qu'elle peut s'avérer être une clef majeure pour la résolution de contentieux régionaux.

19Peter Gleick fait partie des chercheurs qui ont proposé une typologie théorique des conflits relatifs à l'eau. Selon lui, il convient de distinguer les différends existant à ce sujet en fonction de six critères, selon qu'ils reflètent la volonté d'un acteur de contrôler des ressources en eau ou qu'ils ont valeur d'arme militaire, politique, terroriste, voire de cible militaire, ou encore qu'ils sont l'objet de « contentieux développementaux » (development disputes) [9]. P. Gleick reconnaît par ailleurs que son classement reste perfectible mais il a bien évidemment le mérite d'en proposer une première approche extrêmement satisfaisante, fondée sur des exemples historiques comme contemporains. Néanmoins, l'urgence qui est posée aujourd'hui quant aux enjeux liés à l'eau implique évidemment d'établir un panorama des plus clairs concernant un élément au potentiel géopolitique en voie de constitution manifeste. C'est pourquoi l'une des alternatives à la proposition de P. Gleick, bien que s'en inspirant en grande partie, pourrait être synthétisée par le tableau que nous proposons ici :

Tableau 2

L'eau en tant que facteur potentiel de belligérances

Tableau 1

L'eau en tant que facteur potentiel de belligérances

Légende : + : probabilité prouvée ; — : probabilité réduite ou nulle

20Il va de soi que cette illustration reste extrêmement schématique et peut souffrir des nuances comme des exceptions. Il en va ainsi par exemple de notre conception de l'arme en tant que cible ou arme « militaire » dans le cas des acteurs non étatiques, alors que la dénomination « terroriste » conviendrait bien mieux dans ce cas précis. Néanmoins, le propos présent aspire, non à l'établissement d'une typologie générale et englobante de tous les contentieux de la planète puisant leur origine dans le contrôle des ressources en eau, mais bien plutôt à l'esquisse des facteurs essentiels pouvant pousser l'or bleu à avoir valeur de facteur belligène, que les acteurs des relations internationales aspirent à un gain hydraulique supplémentaire ou qu'ils ambitionnent une domination de leur environnement régional. Il s'avère, en ce sens, qu'à partir du moment où un État ambitionne d'accroître ses disponibilités en eau douce renouvelable, il peut tenter de s'approprier des moyens politiques, militaires et/ou diplomatiques afin d'arriver à ses fins, éventualités beaucoup plus discutables dans le cas d'acteurs non étatiques [10].

21Mentionnons enfin que le fait pour un État de se situer en aval ou en amont d'un cours d'eau n'est pas déterminant dans l'évaluation de cette typologie. Il suffit pour s'en convaincre de prendre l'exemple régissant les relations des États-Unis avec leur voisin méridional et septentrional. Alors que Washington a réussi à imposer ses desiderata au Mexique en matière de partage des ressources, il a néanmoins réussi à négocier ses besoins avec le Canada, qui est pourtant un pays d'aval. Il va de soi que l'avantage militaire et diplomatique des Américains a favorisé pour beaucoup l'acquiescement forcé de Mexico à des conditions qui lui ont été dictées. Mais l'avantage retiré par Washington vis-à-vis des ressources canadiennes répond pour sa part à sa propre suprématie diplomatique et stratégique, sur laquelle est venue se greffer une volonté canadienne de maintenir des relations cordiales avec son puissant voisin méridional [11]. Cet exemple, qui n'est en rien exclusif, laisse fortement supposer que l'épuisement des voies politiques et diplomatiques peut générer un basculement vers des options plus spécifiquement militaires. L'affirmation de Clausewitz selon laquelle « la guerre est tout simplement une continuation de la politique par d'autres moyens » [12] peut ainsi très facilement se vérifier dans le cadre d'une volonté d'accaparement par un État donné des ressources hydrauliques de ses voisins. Faut-il meilleure illustration de ce que l'eau reste un élément qui a pleinement sa place dans la géopolitique contemporaine ?

22Ainsi, le défi posé à l'humanité en matière d'accès à l'eau douce est double. Alors que les entraves à l'environnement sont de plus en plus manifestes, course à la compétitivité oblige, les ressources hydrauliques se raréfient sans cesse et leur qualité tend de plus en plus à se dégrader. L'eau est devenue de ce fait une cause d'inquiétude majeure et les États se doivent d'autant plus de la préserver que c'est de la bonne disponibilité de cet élément vital que dépend en grande partie leur stabilité interne. C'est pourquoi il y a urgence aujourd'hui à statuer sur tous les aspects liés à l'eau douce, tant sur le plan de la gestion que sur celui de son partage interétatique équitable, de façon à ce que sa valeur géopolitique ne cède pas banalement à des situations belligènes indubitables.

Notes

  • [1]
    Catégorisation établie par Malin Falkenman, citée par Mehdi Lahlou, Face à la pénurie, le marché ?, dans Ricardo Petrella (dir.), L'eau, Res publica ou marchandise ?, Paris, La Dispute, 2003, p. 63.
  • [2]
    Ces États, à qui s'ajoute Haïti, et dont douze sont situés sur le continent africain, et sept au Moyen-Orient, sont les suivants : l'Afrique du Sud, l'Algérie, le Burundi, l'Égypte, l'Éthiopie, le Kenya, la Libye, le Malawi, le Maroc, le Rwanda, la Somalie et la Tunisie, ainsi que l'Arabie saoudite, l'Iran, Israël, la Jordanie, le Koweït, le Yémen et les Territoires palestiniens. Voir Mehdi Lahlou, op. cit., p. 63.
  • [3]
    Pour un tour d'horizon clair de l'ensemble des problèmes touchant à la gestion de l'eau, tant d'un point de vue gestionnaire qu'environnemental, on se référera au classique de Roger Cans, La ruée vers l'eau, Paris, Folio/Actuel/Le Monde éditions, 2001. Pour un aspect plus environnemental et géopolitique des questions relatives à l'eau, voir Marq de Villiers, L'eau, Arles, Solin/Actes Sud, 2000.
  • [4]
    Jacques Diouf, « Le développement agricole, un atout pour l'Afrique », dans Le Monde diplomatique, décembre 2004. L'auteur ajoute, à titre de comparaison, que l'Asie parvient quant à elle, avec 17 % de ses réserves d'eau disponible, à irriguer 40 % de ses terres arables.
  • [5]
    Selon l'expression utilisée par Sylvie Paquerot, « L'urgence, reconnaître le droit d'accès à l'eau », dans Ricardo Petrella (sous la dir.), L'eau, Res publica ou marchandise ? , op. cit., p. 28.
  • [6]
    Pour un résumé condensé des aspects liés à la géopolitique en tant que concept, voir Alexandre Defay, La géopolitique, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2005.
  • [7]
    Pour plus de détails sur l'ensemble de ces doctrines, voir Frédéric Lasserre, L'eau, enjeu mondial : Géopolitique du partage de l'eau, Paris, Le Serpent à Plumes, 2003, pp. 118-122.
  • [8]
    Charles Enderlin, Le rêve brisé : Histoire de l'échec du processus de paix au Proche-Orient 1995-2002, Paris, Fayard, 2002, pp. 149-151.
  • [9]
    Pour plus de détails sur cette typologie, voir le tableau établi par Peter Gleick, exemples à l'appui, à l'adresse Internet : http://www.worldwater.org/conflict.htm. On pourra également consulter avec profit le tableau synthétique relatif aux conflits sur l'eau figurant dans le très profitable article de Frédéric Lasserre, « Le prochain siècle sera-t-il celui des guerres de l'eau ? », dans La Revue internationale et stratégique, no 33, printemps 1999, Paris, PUF, pp. 99-118. Enfin, les enjeux conflictuels, doctrinaux et juridiques posés aujourd'hui par l'or bleu sont très bien résumés dans l'article de Daniel Colard, « Le XXIe siècle sera-t-il celui des conflits pour l' “or bleu” ? », dans L'eau, arme stratégique au XXIe siècle ?, Yves Jeanclos (sous la dir.), 2002, pp. 9-23.
  • [10]
    Les formations terroristes, par exemple, pourront difficilement faire valoir des moyens autres que ceux fondés sur l'usage de moyens belliqueux (empoisonnement d'un cours d'eau, dynamitage d'un barrage...) afin de parvenir à leurs fins, quand bien même celles-ci relèveraient du champ politique. Pour un article très complet sur les utilisations militaires potentielles de l'eau, voir Yves Jeanclos, « Vers l'hydrostratégie : éssai de théorisation stratégique », dans L'eau, arme stratégique au XXIe siècle ?, op. cit., pp. 25-50.
  • [11]
    Le cadre américain de gestion des eaux constitue à lui seul un cas d'école. On consultera à ce titre avec grand profit les articles de Frédéric Lasserre, L'Amérique a soif : Les États-Unis obligeront-ils Ottawa à céder l'eau du Canada ?, ainsi que de Luc Descroix, Des conflits de l'eau à la limite du Nord et du Sud : Les eaux et la frontière, dans Luc Descroix, Frédéric Lasserre, (en collaboration avec Anne Le Strat), L'eau dans tous ses États, L'Harmattan, 2003.
  • [12]
    Selon la traduction qu'en fait Alain Joxe, L'empire du chaos : Les Républiques face à la domination américaine dans l'après-guerre froide, Paris, La Découverte, Poche, 2004, p. 70.
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