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Article de revue

Comptes rendus

Pages 119 à 139

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LA POLITIQUE AMÉRICAINE

L’odyssée américaine, Alexandre Adler

1Au moment où tout un chacun ou presque, autant à l’intérieur des États- Unis qu’en dehors, évoque la suprématie américaine – pour s’en réjouir ou la déplorer – Alexandre Adler prend le contre-pied de cette théorie dominante. Selon lui, l’expansion mondiale des États-Unis n’a existé que dans le fantasme. Les États-Unis du début de ce siècle se retirent au contraire à toute vitesse d’une partie de la planète. Ils sont, nous dit A. Adler, à la recherche d’une formule de stabilisation, et non d’une formule d’expansion.

2Faut-il cependant le suivre lorsqu’il écrit que les Américains n’ont marché sur Bagdad que pour en partir plus rapidement qu’on ne le pense ? Certes, ils seront peut-être contraints de quitter Bagdad, non pas volontairement cependant, mais par la pression qu’ils y subiront. Certes, les États-Unis ne sont pas un pays impérialiste au sens classique du terme. Mais on assiste bien, et A. Adler est muet sur ce point, non seulement à une montée de l’unilatéralisme américain mais aussi à une volonté de stabiliser une domination qui ne se réduit pas, comme l’affirme l’auteur, à un espace comprenant le Canada, le Mexique, Cuba, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et Israël. A. Adler fait l’impasse sur la volonté non pas de conquête, mais de contrôle des États-Unis.

3Il estime que six pôles risquent de se détacher : les États-Unis, la Chine, l’Europe, l’Iran et la Turquie, l’Amérique du Sud et le cœur islamo-arabe. Il va même jusqu’à évoquer un axe États-Unis - Iran - Israël. Le Japon et l’Inde sont donc exclus de ce monde à six pôles. Alors qu’il prédisait dans son dernier ouvrage la fin des alliances entre le Royaume-Uni et les États-Unis, d’une part, entre la France et l’Allemagne, d’autre part (J’ai vu finir le monde ancien, Paris, Grasset, 2002), il reconnaît que l’Europe continentale, à l’exception du Royaume-Uni et de la Pologne, a refusé de suivre les États- Unis dans la guerre d’Irak.

4On peut partager son pronostic sur l’émergence d’un monde multipolaire et sur l’inévitable affaiblissement relatif des États-Unis. Mais, contrairement à ce qu’il estime, ce n’est pas par volonté américaine mais bien en raison de l’évolution du rapport de force que les États-Unis eux-mêmes contribuent à entretenir la dégradation de leur soft power du fait de leur politique unilatérale. On peut effectivement penser, comme A. Adler, que les États-Unis seront moins puissants dans vingt ans qu’ils ne le sont aujourd’hui. Ils en seront les principaux responsables. Cela ne vient cependant pas contredire le constat de leur hyperpuissance actuelle. Enfin, A. Adler estime que les Américains précipiteront cette évolution vers un repli sur des frontières sûres et reconnues, parce qu’elle serait avantageuse. Comme l’ensemble de l’œuvre de cet auteur, cette démonstration est brillante même si on a du mal à distinguer le réel de l’imaginaire, le parti pris de l’intuition. À la lecture de ce livre, on se surprendra à regretter que A. Adler ne mette pas mieux à profit ses connaissances historiques phénoménales et sa vision du monde en sacrifiant davantage à la rigueur intellectuelle. Tout cela est brillant, mais peut-être insuffisamment sérieux.

5Pascal BONIFACE

6Paris, Grasset, 2004, 317 p.

Contre tous les ennemis. Au cœur de la guerre américaine contre le terrorisme, Richard Clarke

7« Il ressort des quelques contacts que j’ai eus avec George W. Bush que ceux qui le considéraient comme un gosse de riche, stupide et paresseux étaient encore en deçà de la vérité. » Cette phrase n’est pas signée par un contestataire radical américain, mais par l’ancien chef de l’antiterrorisme sous William J. Clinton et G. W. Bush lui-même, Richard Clarke, qui a démissionné de ses fonctions en février 2003. Il reproche à l’actuel président et son entourage d’avoir ignoré jusqu’en septembre 2001 ses avertissements, formulés pourtant dès la prise de fonctions de G. W. Bush, concernant la menace que faisait peser Al-Qaïda sur les États-Unis.

8Il montre comment, après les attentats du World Trade Center, G. W. Bush et son équipe ont voulu à tout prix faire porter la responsabilité de ces attentats à l’Irak, contre toute évidence et contre l’avis de l’ensemble des services de renseignements. Pour R. Clarke, le mode de pensée de G. W. Bush se résume à la fameuse déclaration : « Vous êtes avec nous ou vous êtes contre nous. »

9Selon lui, les États-Unis n’auraient pu offrir à Al-Qaïda et à sa nouvelle génération de clones un plus formidable outil de recrutement que cette invasion sans motif d’un pays arabe riche en pétrole. Au lieu de chercher à coopérer avec la majorité du monde islamique afin de dissuader les musulmans de céder au fondamentalisme, les États-Unis ont fait exactement ce qu’Al-Qaïda avait prévu en envahissant l’Irak et en négligeant le problème israélo-palestinien.

10En conclusion, l’auteur estime que les États-Unis et le monde sont moins en sécurité aujourd’hui qu’hier, et que nous n’avons pas fini de payer cette erreur. Il reproche à G. W. Bush d’avoir politisé l’antiterrorisme pour mieux s’assurer des victoires électorales.

11Dans de nombreux passages, il exprime son admiration pour W. J. Clinton, établissant une comparaison très peu flatteuse pour le 43e président américain entre un homme qui connaissait ses dossiers, qui savait trancher et qui était toujours à l’affût du meilleur mode de compréhension, et un président sur lequel son jugement est plus que sévère. Le chapitre initial est un récit captivant, minute par minute, de la façon dont l’auteur a vécu les attentats du 11 septembre.

12Pascal BONIFACE

13Paris, Albin Michel, 2004, 363 p.

L’Amérique messianique. Les guerres des néoconservateurs, Alain Frachon et Daniel Vernet

Démythifier l’universalité des valeurs américaines. Pour une mondialisation démocratique, Sous la direction de Jean Liberman

La machine Bush, Philippe Boulet-Gercourt

Militants de la Bible aux États-Unis. Évangéliques et fondamentalistes du Sud, Sébastien Fath

14Que faut-il retenir de l’Amérique depuis les attentats du 11 septembre 2001 ? Le rôle messianique, qui semble aujourd’hui caractériser les raisons justifiant la politique étrangère de la première puissance mondiale, est-il de circonstance, ou le résultat de tendances lourdes ? Faut-il craindre les États-Unis, ou au contraire rejoindre le vaste projet d’implantation de la démocratie tel qu’il fut développé par les néoconservateurs ? Tant de questions qui, depuis la crise irakienne, s’imposent dans les débats stratégiques en Europe comme aux États-Unis.

15La rentrée littéraire 2004 fut riche en publications sur les États-Unis, élections de novembre oblige, mais la tendance qui se dégage est celle d’une Amérique porteuse de valeurs aux prétentions universelles. La liste des références décrites ici ne se veut pas exhaustive, mais représente les différents angles de réflexion sur les États-Unis. La plupart des ouvrages consultés, s’ils avancent des conclusions différentes, se rejoignent sur un certain pessimisme quant à l’aptitude de Washington à imposer des valeurs, qu’elles soient universelles ou non.

16Dans leur ouvrage, Alain Frachon et Daniel Vernet dressent un tableau des néoconservateurs dans lequel ils reviennent sur l’ambiguïté d’un mouvement dont les membres ne seraient que quelques dizaines, et qui pourtant a largement influencé la politique étrangère des États-Unis depuis les attentats du 11 septembre. Les journalistes du Monde sont également remontés à la « source » de ce mouvement, consacrant un chapitre à l’enseignement du philosophe Leo Strauss, mort en 1973, qui compta parmi ses élèves un certain Paul Wolfowitz, et de son disciple Allan Bloom. Un peu à la manière de Charles Darwin avec les nationalistes au début du XXe siècle, L. Strauss a, sans doute en grande partie malgré lui, été l’instigateur d’un courant qui s’inspire de ses enseignements mais les dépasse et s’en détache tout autant. En guise de conclusion, les auteurs notent que le modèle des néoconservateurs, s’il a su s’imposer au moment du déclenchement de la campagne irakienne, a depuis nettement montré ses limites, le chaos irakien venant confirmer que la réalité est différente de la théorie de l’universalité.

17Dans un ouvrage collectif ambitieux, des experts français et américains s’attaquent au mythe de l’universalité des valeurs américaines. L’objectif de cet ouvrage sous la direction de Jean Liberman est d’identifier les fondements de ce mythe, qui ne seraient pas le reflet de l’opinion publique américaine, mais le résultat d’un travail de propagande de certains groupes de recherche aux États- Unis, dans l’entourage de l’Administration Bush, qui auraient construit de toutes pièces le principe d’une universalité. À ce titre, l’ouvrage conteste l’approche défendue par A. Frachon et D. Vernet, qui critiquent les thèses des néoconservateurs, mais estiment qu’elles sont aujourd’hui totalement infiltrées dans les cercles de réflexion à Washington. Ici, l’accent est mis sur le caractère opportuniste de l’approche néoconservatrice. Par ailleurs, les auteurs, qui abordent la question de façon pluridisciplinaire, remarquent que les États-Unis, première puissance mondiale, vont à l’encontre du principe même de la mondialisation en cherchant à imposer des valeurs qui leur sont propres, et en leur donnant l’apparence de l’universalité. Les néoconservateurs américains ne seraient donc rien de plus que des néoréalistes qui chercheraient à habiller leur discours d’une universalité déplacée, mais que la mise en pratique, notamment en Irak, viendrait remettre en cause.

18Philippe Boulet-Gercourt s’est pour sa part attardé sur la personnalité du président George W. Bush, afin d’analyser dans quelle mesure il est sensibilisé par le principe d’une Amérique porteuse de valeurs universelles, ainsi que sur sa façon de procéder, à la fois dans ses discours et par ses actes. L’auteur s’attarde sur le passé du président américain, ses liens avec la religion, connue sous l’appellation de Born Again Christians, et le rôle actif de Karl Rove, véritable maître à penser dans l’ombre du chef de l’Exécutif. Dans un ouvrage accessible mais bien documenté, résultat d’enquêtes menées sur plusieurs années à Washington, où P. Boulet-Gercourt est correspondant pour Le Nouvel Observateur, on découvre un G. W. Bush habile et manipulateur, véritable « machine » en campagne, maniant avec brio l’art de la communication politique et sachant s’entourer de conseillers expérimentés.

19Enfin, Sébastien Fath, auteur de deux ouvrages publiés conjointement (Militants de la Bible aux États-Unis et Dieu bénisse l’Amérique. La religion de la Maison-Blanche, Paris, Le Seuil, 2004), aborde le thème du messianisme sous l’angle sociologique, en mettant l’accent sur les groupes religieux du sud des États-Unis, dans ce qu’il convient d’appeler la Bible Belt. Dressant un historique des mouvements religieux dans cette région et de l’influence progressive de certains courants fondamentalistes, l’auteur consacre un chapitre à la fin de l’ouvrage aux conséquences de cette montée en puissance du fait religieux aux États-Unis sur les relations internationales, prenant pour exemple la façon dont est abordé le conflit israélo-palestinien.

20Barthélémy COURMONT

21Paris, Le Seuil, coll. « La Couleur des idées », 2004, 228 p.
Paris, Parangon, 2004, 208 p.
Paris, Grasset, 2004, 266 p.
Paris, Autrement, coll. « Frontières », 2004, 224 p.

Borders Matter. Homeland Security and the Search for North America, Daniel Drache

22Daniel Drache – professeur d’économie politique à l’Université de York et directeur adjoint du Robarts Centre for Canadian Studies – est réputé pour avoir déjà beaucoup publié sur la mondialisation et le processus d’intégration économique que connaît l’Amérique du Nord. Il a notamment contribué à l’ouvrage collectif dirigé par John N. H. Britton, Canada and the Global Economy. The Geography of Structural and Technological Change (Montreal, McGill-Queen’s University Press, 1996) et a plus récemment dirigé The Market or the Public Domain ? Global Governance and the Asymmetry of Power (Londres / New York, Routledge, 2001). Dans Borders Matter, ce chercheur montre que les attentats du 11 septembre 2001 ont induit une nouvelle représentation des frontières dans l’esprit des Américains, réactivant une notion – the Great Border – que l’on aurait pu croire marginalisée par quelques années de fonctionnement de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA). Depuis lors, les États-Unis ont procédé à une redéfinition de leur intérêt national, fondée avant tout sur un impératif sécuritaire qui a sensiblement infléchi leurs échanges avec le Canada. En effet, l’obsession américaine de sécurité a aujourd’hui tellement pénétré l’espace intérieur canadien que les citoyens de ce pays font figure de security outsiders, d’autant plus « emprisonnés en Amérique du Nord » que l’économie de leur pays reste structurellement dépendante des États-Unis. Ainsi le redéploiement stratégique de la protection de leur territoire par les Américains n’a-t-il pas été sans conséquence, par exemple sur la politique canadienne de l’énergie ou des transports. Pour l’auteur, penser que la récente législation américaine en matière de sécurité – le Patriot Act de 2001 – ne concerne que les citoyens américains, et non les Canadiens, serait par conséquent une lourde erreur. Il évoque au contraire l’existence en la matière de pratiques sécuritaires « invasives ». Cela tient à ce qu’il qualifie de good neighbour syndrome : syndrome du bon voisin, en vertu duquel les autorités canadiennes ont cru bon de calquer à la hâte leur législation sur celle des États-Unis en adoptant notamment en novembre 2002 l’Immigration and Refugee Protection Act, au terme duquel des demandeurs d’asile qui se sont vu refuser le statut de réfugié aux États-Unis verront leur requête automatiquement rejetée par le Canada, alors qu’auparavant elle aurait fait l’objet d’un examen sans a priori. Cela est également dû au fait que les Américains ont toujours considéré leur relation avec le Canada comme « une zone grise » ; ce pays ne relevant pas vraiment du domaine des affaires étrangères sans pour autant se rapporter totalement à leur politique intérieure. Bref, le Canada a traditionnellement été considéré par les Américains comme appartenant à leur « périmètre intérieur en Amérique du Nord » pour tout ce qui avait trait aux questions de sécurité, d’énergie ou encore d’investissement.

23Or, selon D. Drache, le Canada fait aujourd’hui face à un dilemme. À la croisée des chemins, il n’a rien à attendre d’un partenariat aussi asymétrique. En effet, il va de soi que l’hégémonie américaine ne saurait accepter une quelconque forme de contrainte de sa part, surtout depuis que la doctrine élaborée par George Schultz – selon laquelle tout pays, quel qu’il soit, est soit un partenaire soit un ennemi potentiel des États-Unis – a ravalé son statut de « voisin proche » à un rang subalterne. De même, il est certain que son élite ne détient pas une influence ou des moyens suffisants pour infléchir la politique américaine. C’est pourquoi l’auteur invite son pays à redéfinir ses objectifs et à tracer sa propre voie en prenant ses distances, ce qui suppose, ajoute-t-il, un travail de « dés-identification ». Cette prise de distance appelle le renforcement des spécificités de part et d’autre de la frontière, de sorte que le Canada et les États-Unis deviennent, selon le mot de Henry David Thoreau, des « amis à distance ». Dans cette logique, il n’est pas interdit de penser que la ratification du Protocole de Kyoto par le Canada – tandis que les États-Unis ne l’ont pas ratifié – et son refus récent d’envoyer des troupes en Irak marquent peut-être le début d’une nouvelle ère.

24Josepha LAROCHE
professeur de Science politique
Université Paris I - Panthéon-Sorbonne

25Halifax (NS), Fernwood, 2004, 178 p.

GÉOPOLITIQUE RÉGIONALE

American chaos. Retour en Irak et en Afghanistan 2002-2004, Serge Michel et Paolo Woods

26Que reste-t-il une fois que les tempêtes, fussent-elles du désert, mécaniques, justes, libératrices, civilisatrices, multilatérales ou non, sont passées ? Comment se réveillent les peuples libérés d’un dictateur incarnant le mal, ou d’un régime considéré comme hors du temps ? Deux journalistes ont enquêté pendant deux ans afin de porter un jugement qui soit le plus objectif et le plus argumenté possible de l’« après-guerre », dans les zones grises, rouges ou vertes, dans des villes défigurées par les bombardements et des villages où les mentalités évoluent davantage au rythme des saisons qu’à celui des réajustements géopolitiques.

27Les deux pays passés ainsi au crible des enquêteurs sont l’Afghanistan et l’Irak. D’un côté, la fuite des talibans, à défaut d’une réelle défaite, a laissé place à des bandes de voyous, des autorités corrompues, des chefs de tribu sans état d’âme, et un chaos gigantesque que même les journalistes et les organisations non gouvernementales (ONG) les plus téméraires ne peuvent plus assumer. Là-bas, on craint le retour de ceux qui ont instauré la terreur, mais parfois certaines voix rappellent qu’après tout la situation n’était pas bien pire par le passé qu’elle ne l’est à présent. De l’autre côté, les enquêteurs ont trouvé en Irak un pays éclaté, fait de zones éparses où les combats se poursuivent avec une intensité que la présence des forces d’occupation ne semble que renforcer, les extrémistes prêchant leur discours haineux, et l’insécurité semblant chaque jour gagner du terrain. Les zones sûres se réduisent, et la liste des personnes potentiellement prises pour cible s’allonge.

28On pourrait, pour résumer le bilan d’une telle enquête, presque paraphraser Raymond Aron, et plonger dans le pessimisme. « Défaite impossible, victoire improbable » qualifierait donc ces deux conflits postmodernes, dans un contexte où les grandes puissances sont parvenues à un tel degré capacitaire qu’elles peuvent projeter des forces en tout lieu, mais ne sont pas toujours en mesure de remporter la victoire, et surtout d’assurer la nécessaire reconstruction étatique post-conflit.

29Un ouvrage accessible et des récits qui dépeignent une triste réalité, le tout agrémenté de superbes photos en noir et blanc, comme pour témoigner du chaos.

30Barthélémy COURMONT

31Paris, Le Seuil, 2004, 240 p.

Au risque du chaos. Leçons politiques et stratégiques de la guerre d’Irak, Sous la direction de Joseph Henrotin

32Quels sont les enseignements que nous pouvons tirer de l’opération militaire conduite en Irak au printemps 2003, et à la difficile période d’occupation qui se poursuit depuis ? Préalablement à cette question, il est nécessaire de déterminer quand s’arrête la guerre. Le 1er mai 2003, à bord de l’USS Lincoln, George W. Bush annonçait la fin des hostilités, et c’est à partir de cette date que les experts parlent de combats chaotiques, de résistance ou de terrorisme, selon leurs opinions, pour qualifier la situation d’insécurité persistante. Mais la guerre en Irak a également soulevé de multiples questions, tant politiques que stratégiques. Ainsi, comment doit-on repenser les systèmes d’alliances et les coalitions dans un contexte marqué par le refus de la première puissance mondiale de se plier à certaines obligations ? Comment la guerre s’est-elle déroulée, et quel fut le poids accordé aux nouvelles technologies ? Enfin, la guerre a-t-elle changé de visage après l’invasion de l’Irak, marqué par la « victoire militaire mais la défaite dans l’imposition de la paix » ? Tant de questions auxquelles cet ouvrage s’efforce d’apporter des réponses.

33Les auteurs ont entrepris de répertorier les différents points sur lesquels les leçons sont nécessaires. Les conséquences sur la relation transatlantique font à ce titre l’objet d’une excellente analyse. À l’inverse, si les leçons stratégiques sont bien abordées, notamment au regard de l’émergence de nouvelles catégories d’acteurs, les analyses sur un monde néoclausewitzien sont en revanche plus discutables, et auraient sans doute mérité de plus larges développements, tant les thèmes abordés le sont davantage sous forme d’interrogations que de leçons retenues. Peut-être aurait-il été nécessaire de faire une distinction plus nette entre les enseignements stratégiques des deux conflits post-11 septembre, et une approche plus politique, voire conceptuelle, qui s’attarde sur l’émergence de nouvelles formes de conflits.

34Dans les différents textes, les auteurs caractérisent les guerres d’Afghanistan et d’Irak de conflits asymétriques, c’est- à-dire l’opposition de deux acteurs ne respectant pas les mêmes règles, l’un d’entre eux n’hésitant pas à « tricher » pour éviter la défaite. Si le constat est judicieux et s’impose tant pour l’Afghanistan que pour l’Irak, mais de façon plus générale aux différents conflits contemporains impliquant des grandes puissances, comme le Kosovo, la Somalie, ou la guerre du Golfe, il reste discutable. En effet, les conflits asymétriques, avant même de caractériser les méthodes utilisées par les belligérants, qualifient les affrontements entre des acteurs aux capacités disproportionnées. Cela signifie que les faibles font usage de stratégies de contournement pour éviter la déroute parce qu’ils n’ont pas d’autre alternative, là où la tricherie implique la notion de choix.

35Barthélémy COURMONT

36Paris, Armand Colin, 2004, 288 p.

Fitna. Guerre au cœur de l’islam, Gilles Kepel

37Tout débat public ayant pour intérêt principal de permettre la confrontation d’opinions, on ne fera point injure à Gilles Kepel en lui faisant remarquer que son dernier ouvrage nous semble privilégier par trop le seul prisme occidental dans l’approche des relations entre Orient et Occident. Fitna aborde certes les défis théologiques profonds posés par l’islam au Moyen-Orient, mais de manière finalement peu représentative, à notre sens, des défis effectifs posés à cette réelle zone de turbulences.

38Cette impression naît dès la lecture du prologue de l’ouvrage, consacré au processus d’Oslo et aux raisons de son échec. On peut certes faire crédit à l’auteur de vouloir adopter une posture objective dans l’approche des relations israélo-palestiniennes, mais cela implique-t-il pour autant l’occultation des réels tenants et aboutissants de l’impasse israélo-palestinienne actuelle ? Il suffira, à titre de comparaison, de consulter l’ouvrage de Charles Enderlin, Le rêve brisé. Histoire de l’échec du processus de paix au Proche-Orient, 1995-2002 (Paris, Fayard, 2002) pour écarter toute responsabilité de Yasser Arafat dans le déclenchement de l’Intifada de septembre 2000. De même, si l’accès des « faucons » au pouvoir en Israël, en 1996 puis en 2001, a effectivement été « favorisé délibérément par une organisation palestinienne, islamiste ou nationaliste, jouant la politique du pire » (p. 26), cela écarte-t-il l’importance du rôle délibérément provocateur joué préalablement à ces occasions par l’armée israélienne ? Ajoutons que G. Kepel trouve aux mouvements activistes palestiniens un substrat islamiste fondamental qui serait motivé par leur fascination pour le Hezbollah libanais. Vrai, mais à nuancer : le discours islamiste auquel recourent ces formations n’est-il pas également à mettre en rapport avec un objectif politique précis, à savoir l’obtention d’une indépendance territoriale et nationale perpétuellement entravée par une politique israélienne de colonisation active et continue ? Il est dommage que l’auteur n’ait pas jugé utile de développer ce point précis.

39Dans le premier chapitre de l’ouvrage, consacré à l’histoire des néoconservateurs, l’auteur entreprend parallèlement une introspection au cœur de la pensée « jihadiste ». D’où il ressort, avec pertinence, que Ayman Zawahiri, idéologue pressenti d’Al-Qaïda, a trouvé dans la lutte contre Israël un moyen efficace de ralliement des masses. Suit une analyse de l’invasion de l’Irak de mars 2003, pays qui, selon G. Kepel, s’inscrivait dans le droit fil de la « guerre contre la terreur » américaine. Stratégie erronée selon l’auteur, certes... mais mise au compte de l’incapacité de Washington à conceptualiser la menace qui s’est substituée à Moscou. Les intérêts stratégiques et économiques, pourtant inhérents à cette guerre illégale, se voient pour leur part qualifiés d’enchevêtrement très complexe de noble fin et d’ignoble prétexte, du moins « pour qui s’efforce de dépasser le propos normatif et passionnel » (p. 148). Mais, toujours selon G. Kepel, il faut reconnaître que l’invasion de l’Afghanistan se sera avérée foudroyante de succès sur le plan technologique et aura permis de limiter les pertes collatérales tout comme de tester l’efficacité des services de renseignements américains (chap. 3).

40La question de l’islam est abordée plus en profondeur dans la seconde moitié de l’ouvrage, ce à travers les exemples de l’Arabie Saoudite, pays dont les dirigeants ont compris l’impasse générée par leur politique, et l’Irak, que l’auteur approche à travers une analyse historico-sociologique des chiites. Un rappel utile, probablement ardu pour les non-initiés, mais qui en vient à envisager cette communauté à travers un prisme unitaire pour ce qui concerne les enjeux de l’Irak contemporain. D’où nos doutes lorsque l’auteur affirme que les chiites du monde seraient encore enclins à être facilement rassemblés sous la bannière d’une seule et même autorité religieuse, indépendamment de toute considération d’ordre politique.

41Le dernier chapitre, consacré à la question de l’islam en Europe, fait une très grande part au cas français. G. Kepel maîtrise certes la réalité sociologique de cette communauté, mais, à force de vouloir la conceptualiser, il en vient à exclure de son analyse les musulmans vivant leur religion indépendamment de toute affiliation théologique ou politique « officielle ». C’est pourquoi la solution par laquelle il conclut son ouvrage (la nécessité de procéder à une intégration politique des jeunes musulmans d’Europe) laisse bien des questions fondamentales en suspens. Car les opinions musulmanes françaises se radicalisent, certes, mais peut-il en être autrement alors que l’on peut constater jour après jour que les attentats du 11 septembre 2001 auront fait place à une stigmatisation extrême par les opinions et gouvernements occidentaux de l’islam comme de tous ses adeptes, soient-ils ou non pratiquants ? De même, si Washington ne s’était pas rendu de tous temps coupable d’injustices flagrantes, caractérisées actuellement par sa soumission aveugle aux desiderata israéliens, les ambitions américaines se seraient-elles réellement heurtées à ce grave et interminable chaos irakien auquel nous assistons ? Plus que la tendance de musulmans de diverses obédiences à la radicalisation, c’est bien l’approche par les gouvernements – et par les intellectuels – occidentaux des questions liées à l’Orient qui nous semble mériter d’être entièrement remise à plat.

42Barah MIKAÏL

43Paris, Gallimard, 2004, 384 p.

L’identité palestinienne. La construction d’une conscience nationale moderne, Rashid Khalidi

44Issu d’une grande famille de Jérusalem, Rashid Khalidi est professeur d’histoire du Moyen-Orient à l’Université de Chicago. Au contact direct des thèses les plus favorables à l’État d’Israël, ce spécialiste de l’histoire de l’Organisation pour la libération de la Palestine (OLP) et du nationalisme arabe participe au processus de paix israélo-palestinien débutant en 1991. Pourtant R. Khalidi désenchante rapidement. La réalité d’une identité palestinienne indépendante du sionisme et des autres peuples arabes reste contestée. Encore aujourd’hui, les Palestiniens sont les victimes d’un déni originel : le droit à l’altérité.

45R. Khalidi adopte un discours critique qui permet non seulement de dépasser une historiographie pro-israélienne jugée triviale, mais aussi de remettre en cause les mythes défendus par son propre camp. La charge implicite vise autant la duplicité du mouvement sioniste que l’avidité des grandes puissances, les rivalités des régimes arabes et l’incapacité du leadership palestinien.

46Ouvrage didactique vécu comme un devoir, L’identité palestinienne répond aux controverses qui agitent la scène universitaire américaine. Au cours de sept chapitres organisés selon un plan semi-chronologique, il réprouve une pensée majoritaire qui fait de cette identité une construction artificielle et récente. Pour cela, il dresse un inventaire des mutations profondes l’ayant marqué jusqu’aux accords d’Oslo en 1994.

47L’édification d’une « conscience nationale moderne » chez les Palestiniens est un phénomène inexorable qui émerge à la fin du XIXe siècle. Il repose sur un double choc : l’effondrement de l’Empire ottoman et la colonisation juive. Tous deux sont au centre des transformations qui frappent l’identité des « Arabes de Palestine ». Si la « résistance » contre l’immigration juive et les expropriations jouent un rôle formateur, R. Khalidi refuse de limiter la construction du fait palestinien à une simple réaction au mouvement sioniste.

48En effet, cette identité se fonde sur des éléments spécifiques. Bien que les frontières exactes de la Palestine se fixent tardivement dans l’imaginaire collectif, ses habitants ont conscience de la centralité religieuse de Jérusalem. Cette identification au territoire est accentuée par le sentiment d’une menace venant de l’extérieur. Le traumatisme des Croisades ravivé par l’impérialisme occidental est vivace à la fin du XIXe siècle.

49Au même moment, l’Empire ottoman connaît de nombreux bouleversements. Des réformes cristallisent l’unité administrative du pays, les élites urbaines reçoivent une formation à l’occidentale et la presse se développe. Cette rencontre avec la modernité européenne induit la naissance de l’arabisme. Un formidable « renouveau culturel, scolaire et linguistique » touche alors la Palestine. L’identité palestinienne n’en reste pas moins un réseau complexe de fidélités, familiale, clanique, locale, arabe et ottomane.

50Or la chute de l’empire en 1923 nécessite le remplacement du facteur ottoman. Les élites et les médias fournissent l’effort et diffusent les fondements du nationalisme palestinien. Vingt ans plus tard, la révolte paysanne de 1936-1939 marque les consciences et consolide l’identité nationale.

51Le désastre de 1948 brise l’élan et voit s’installer une phase de refoulement dominée par les idéologies nassérienne et baasiste. Panarabes, Jordaniens ou apatrides, tels sont alors les choix offerts aux Palestiniens. Ces « années perdues » présument le choc de la création d’Israël et prennent fin avec la création de l’OLP en 1964. La reconnaissance internationale du peuple palestinien peut s’amorcer sous la conduite des organisations de réfugiés.

52Originale dans le contexte américain, l’approche de R. Khalidi pourrait être qualifiée de révisionniste. Le sentiment national palestinien s’est d’abord construit en réponse à la disparition brutale de l’Empire ottoman. Nouvelle voie pour l’historiographie palestinienne, sa démonstration, si brillante soit-elle, comporte un hiatus : alors même que la masse des Palestiniens n’avait pas conscience de sa spécificité, comment le mouvement sioniste pouvait-il la percevoir différente des Arabes de Syrie, du Liban ou de Jordanie ?

53Michaël GUTMANN

54Paris, La Fabrique, 2003, 402 p.

Côte-d’Ivoire. Le feu au pré carré, Judith Rueff

55Longtemps la France s’est enorgueillie de ce que ses anciennes colonies n’avaient jamais connu les guerres civiles qui ont ensanglanté le Rwanda, le Zaïre, la Somalie ou le Sud-Soudan. Cela n’est plus possible depuis que le général Robert Gueï a mis « le feu au pré carré » en renversant le président Henri Konan Bédié. Judith Rueff, journaliste à Libération, relate comment la Côte-d’Ivoire, fille aînée de la Françafrique, a sombré. Ce pays avait connu, pendant quarante années, paix et prospérité grâce à Félix Houphouët-Boigny. Mais cet ordre fragile reposait entièrement sur l’autorité et l’intelligence du « Sage » et n’allait pas survivre à sa disparition le 7 décembre 1993. Pour fonder la légitimité qu’il n’a pas, Henri Konan Bédié, un Baoulé, comme F. Houphouët-Boigny, se replie sur son clan. Au nom de l’« ivoirité », il renvoie Alassane Ouattara, un musulman dioula, né en Côte-d’Ivoire mais élevé au Burkina-Faso. Telle n’est pas la cause de son renversement par un coup d’État militaire le 23 décembre 1999. Si Robert Gueï prend le pouvoir, c’est à l’initiative d’une poignée de sous- officiers mal payés. Mais les thèses de l’ivoirité vont faire long feu, bientôt reprises par le général-président durant la campagne électorale d’octobre 2000, et par Laurent Gbagbo qui en sortira vainqueur à la faveur de l’invalidation de la candidature de A. Ouattara. Et la préférence ethnique que le nouveau Président mettra en œuvre est pour beaucoup dans le coup d’État du 19 septembre 2002 qui coupera le pays en deux.

56J. Rueff ne se contente pas de raconter, avec beaucoup de vie, cette histoire tumultueuse. Elle l’analyse d’un point de vue franco-africain. Qu’il s’agisse du « rang de la France » sur la scène internationale, de nos intérêts économiques ou de la présence de plus de vingt mille expatriés, la France est condamnée en Côte- d’Ivoire à une « impossible neutralité » (p. 68). En décembre 1999, elle adopte une position non interventionniste, marque de fabrique de la politique africaine de Lionel Jospin, déjà mise en œuvre avec moins de retentissement en Centrafrique et au Congo dès 1997. « La France n’est plus le gendarme de l’Afrique. Elle admet implicitement qu’elle n’a plus les moyens ni la volonté d’une politique d’influence directe » (p. 70). Mais la guerre civile qui éclate en septembre 2002 oblige la France à intervenir. Alors même que le tandem Jacques Chirac - Dominique de Villepin ne porte pas dans son cœur le bouillonnant et socialiste président ivoirien, la France, non sans paradoxe, négociera les accords de Linas-Marcoussis en janvier 2003 et montera l’opération Licorne pour défendre son régime.

57Si la paix est rétablie, elle est bien fragile. Le pays est coupé en deux. Le gouvernement d’union nationale prévu par les accords de Marcoussis n’a pas vu le jour. L’ivoirité et la francophobie sont des pulsions encouragées par le régime. En témoigne l’assassinat de Jean Hélène en octobre 2003. La Côte-d’Ivoire ne semble pas prête de retrouver rapidement le chemin de la concorde. Et la France, dont le départ des troupes marquerait probablement la reprise des combats, est embourbée dans un conflit qu’elle n’a pas voulu.

58Yves GOUNIN

59Paris, Autrement, coll. « Frontières », 2004, 125 p.

La société russe en quête d’ordre. Avec Vladimir Poutine ?, Gilles Favarel-Garrigues et Kathy Rousselet

60Dans un court ouvrage que le Centre d’études et de recherches internationales (CERI) publie avec les Éditions Autrement, Gilles Favarel-Garrigues et Kathy Rousselet dressent le tableau d’une société russe déboussolée par une transition chaotique. Cette population a vécu des bouleversements considérables : la fin du communisme, la disparition de l’URSS et de son empire, la crise économique, etc. Désormais gouvernée par le règne de l’argent, elle est traversée par des inégalités grandissantes : « La société perd les quelques garanties qui lui étaient assurées par le système soviétique, des garanties dans des domaines à l’époque prioritaires : travail, enseignement, santé, culture... » (p. 13). Les inégalités ont bouleversé les relations entre générations, les jeunes ayant souvent des revenus plus élevés que leurs parents. Elles ont nourri la nostalgie d’un « passé soviétique largement idéalisé » (p. 16).

61La dureté de la vie a conduit les Russes à se replier sur leur famille ou leurs « amis utiles » dans un réflexe égoïste de survie. Certaines habitudes avaient été déjà prises sous le communisme et avaient conduit au développement de stratégies de contournement d’institutions déficientes. Ces stratégies d’adaptation ont survécu au communisme : la population russe fait preuve d’une patience, d’une « résilience » qui peut étonner.

62Au lieu de s’investir dans le débat politique, la société russe conserve une méfiance appuyée vis-à-vis de ses dirigeants. Aujourd’hui comme hier, l’opposition entre « eux » (l’ancienne nomenklatura, les élites) et « nous » structure la perception de l’ordre social. Aussi la participation aux scrutins électoraux est-elle faible et les formes alternatives de mobilisation collective sont-elles encore bégayantes : « La Russie est loin de la constitution d’une quelconque société civile » (p. 50).

63Dominée par un double sentiment d’indifférence et de fatigue, la société russe aspire avant tout à l’ordre. D’un côté, les « gagnants » souhaitent sécuriser leurs gains. Cela explique le paradoxe d’une classe oligarchique qui s’est enrichie dans la plus totale illégalité au début des années 1980 et qui revendique aujourd’hui plus de transparence et d’éthique dans les affaires. De l’autre les « perdants » veulent retrouver leurs repères et voient dans un nationalisme renaissant le moyen de rompre avec un discours dépréciatif.

64Dans ces conditions, le succès de Vladimir Poutine et de son parti « Russie unie » aux élections législatives et présidentielles de décembre 2003 et de mars 2004 est logique. Face à un électorat qui en appelle au renforcement de l’État, V. Poutine propose « dictature de la loi » et « verticale du pouvoir ».

65Il a hérité de son prédécesseur un « régime super-présidentiel » (p. 60) qui concentre entre ses mains des pouvoirs étendus. La Douma et le Conseil de la Fédération ne constituent plus un contre-pouvoir. La justice est aux ordres. Entouré d’un petit groupe de conseillers rencontrés au KGB (le ministre de la Défense, Serguei Ivanov, le directeur du Service fédéral de sécurité (FSB), Nikolaï Patrouchev) ou à Saint-Pétersbourg (le ministre des Finances, Alexeï Koudrine, le chef de l’administration présidentielle, Dmitri Medvedev), V. Poutine a pris soin de verrouiller l’espace politique russe. Les oligarques qui avaient fait mine de se dresser contre lui ont vite capitulé : Boris Berezovski s’est exilé, Mikhaïl Khodorkovski est en prison. Seuls résistent encore certains exécutifs régionaux.

66Réélu en mars 2004 pour un second mandat de quatre ans, V. Poutine n’inquiète guère que certaines « belles âmes » ouest-européennes. Ni les chefs d’État ni les investisseurs occidentaux ne se formalisent de ce que la restauration de l’autorité de l’État constitue son objectif affiché et que la démocratisation soit reléguée dans un avenir plus ou moins lointain. Et du point de vue de la légitimité politique, ils n’ont pas tort : la politique autoritaire menée par V. Poutine est profondément en phase avec l’aspiration à l’ordre d’une population russe bouleversée par quinze années de réformes.

67Yves GOUNIN

68Paris, Autrement, coll. « CERI/Autrement », 2004, 114 p.

Grandeur et destin de la vieille Europe, 1492-2004, Jean-Marie Le Breton

69Les divisions européennes au sujet de la guerre en Irak et les incertitudes entourant la ratification du projet de Traité constitutionnel européen continuent de renvoyer l’image d’une union des États européens encore largement incertaine et hésitante dans son organisation interne comme dans son rapport au monde, les deux dimensions étant étroitement liées. Dans ce contexte, Jean-Marie Le Breton, ancien ambassadeur de France à Sofia, Bucarest et Lisbonne, tente, dans un essai historique couvrant les cinq derniers siècles, de décrypter les ressorts profonds des relations entre pays européens et des rapports de l’Europe occidentale au monde.

70Il ressort en particulier de l’analyse présentée que ces deux enjeux – relations entre États ouest-européens et relations entre leur ensemble et le reste du monde – sont indissociables et interdépendants. À ce titre, s’il est aujourd’hui convenu de souligner qu’un rapprochement entre États européens ne peut que favoriser a priori leur influence dans le système international, l’auteur rappelle que ce lien de causalité a, historiquement, parfois été inversé : « Que l’expansion de l’Europe se soit faite sur fond de violents conflits internes peut paraître paradoxal. Ce ne l’est qu’en apparence car la tension engendrée par ces conflits a eu pour résultat d’exacerber les volontés, d’encourager l’innovation, de servir d’adjuvant à l’expansion outre-mer. L’Europe ne s’est imposée au monde que parce qu’elle était non seulement diverse mais divisée » (p. 12). Cet angle d’analyse est largement celui qui prévaut à l’explication de l’ascension des États ouest- européens à leur « apogée », qui correspond ici à leur moment de domination du monde au tournant des XIXe et XXe siècles.

71En ce qui concerne la période plus récente, celle d’une construction européenne largement marquée, selon l’auteur, par un repli des Européens sur l’Europe, J.-M. Le Breton retient en particulier la prise de conscience du déclin et la volonté politique des États (et de quelques dirigeants) comme principaux moteurs des avancées passées et futures. Or, selon l’auteur : « Les nouveaux élargissements, bruyamment réclamés par les États-Unis et la Grande- Bretagne, auront pour conséquence logique et inéluctable l’absence de volonté commune et donc le délitement du projet européen » (p. 285). De ce point de vue, J.-M. Le Breton « pressent » que la réalisation du projet européen (dans son acception ambitieuse et fédérale) ne pourra se faire qu’autour d’un nombre limité d’États porteurs d’une volonté commune.

72Bastien NIVET

73Paris, L’Harmattan, 2004, 303 p.

ENJEUX ÉCONOMIQUES

The Offshore World. Sovereign Markets, Virtual Places, and Nomad Millionaires, Ronen P. Palan

74De prime abord, le terme « offshore » pourrait induire en erreur car il évoque des plates-formes pétrolières, des destinations exotiques ou le grand large et, plus encore, les « touristes permanents », cette tribu nomade qui se déplace de paradis fiscal en paradis fiscal. Or il n’en est rien : l’économie offshore ne se situe pas au milieu des océans et ne renvoie pas davantage à une localisation géographique particulière. Au contraire, dans la plupart des cas, les centres financiers offshore prennent place au cœur de l’onshore, à Londres, New York ou Tokyo. En fait, l’offshore se fonde avant tout sur des statuts juridiques hors norme.

75C’est pourquoi Ronen P. Palan – professeur de relations et politique internationales à l’Université du Sussex et membre du comité de rédaction de la Review of International Political Economy – va à l’encontre du sens commun et développe dans son dernier ouvrage une thèse forte et convaincante selon laquelle, loin d’être une anomalie, l’économie offshore permet aux États de dépasser les contradictions croissantes entre leur logique nationale de territorialité et leur participation à l’accumulation du capital à l’échelle mondiale. Ainsi montre-t-il que, si ce dispositif apparaît extérieur au système des États, il ne constitue pas un phénomène périphérique à l’économie mondialisée. Au contraire, il se présente comme un pur produit du système des États. À ce titre, il rend compte des transformations actuelles du capitalisme mondialisé, de sa reconfiguration qualifiée par Stephen Gill de « constitutionnalisme mondial », comme il donne de précieuses indications quant aux bouleversements structurels que connaît aujourd’hui l’État souverain. En effet, dans le cadre d’une « économie de casino » mondialisée, pour reprendre l’expression de Susan Strange (Casino Capitalism, Oxford, Blackwell, 1986), la création d’un statut d’extraterritorialité et d’espaces virtuels préserve de tout conflit entre les forces d’intégration du marché mondialisé et les États.

76Il existe plusieurs définitions de l’offshore. Selon celle du Fonds monétaire international (FMI) ou de la Banque des règlements internationaux (BRI), les centres financiers offshore sont des « juridictions dans lesquelles les transactions avec les non-résidents dépassent en volume les échanges internes ». Sont par exemple cités les Bahamas, Bahreïn, les îles Barbades, les îles Caïmans, etc. R. P. Palan déplore que le plus considérable d’entre eux – la City de Londres – ne soit pas même mentionné. Pour sa part, il définit l’offshore comme un ensemble d’espaces juridiques caractérisés par une absence quasi totale de régulation et de pression fiscale. Surtout il se refuse à isoler l’offshore du reste de l’économie mondiale. Au contraire, il analyse son émergence et sa montée en puissance dans le contexte des transformations de l’économie capitaliste mondialisée, afin de mieux souligner les contradictions existant entre la logique d’internationalisation du capital et celle de l’État- nation.

77Comme il le rappelle, l’économie offshore n’est pas un phénomène nouveau puisqu’elle a pris forme dès le XIXe siècle. En revanche, elle s’est considérablement développée ces trente dernières années au point que l’on estime à présent que 80 % des transactions financières, représentant deux milliards de dollars de mouvements quotidiens, s’opèrent dans les places offshore. Il y aurait désormais deux à trois millions d’entités offshore situées dans les soixante-dix paradis financiers actuellement répertoriés. Il est vrai que ces places procurent une protection certaine aux produits de la corruption, de l’évasion fiscale et à de nombreuses formes de criminalité telles que la prostitution, le commerce de la drogue, celui des armes ou bien encore le trafic de diamants. Cependant les États membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ont toujours manifesté une position ambiguë à leur égard. En fait, ce n’est que depuis les années 1980 qu’ils les stigmatisent et envisagent des mesures de contrôle, voire de contrainte, comme l’atteste la liste noire des « territoires non coopératifs » établie par le Groupe d’action financière sur le blanchiment de capitaux (GAFI) dans le cadre de sa stratégie show and shame.

78R. P. Palan montre que les centres offshore utilisent le principe de souveraineté comme un atout commercial. Autrement dit, les gouvernements recourent aux attributs de la souveraineté – le droit d’édicter des lois – pour des raisons purement commerciales. En vertu de cette posture qualifiée de « commercialisation de la souveraineté », les juridictions offshore offrent un ensemble de protections qui s’attachent aux prérogatives de toute souveraineté, qu’elle soit réelle ou fictive. Par conséquent, pour R. P. Palan, la mondialisation n’est pas incompatible, comme on le prétend souvent, avec le principe de souveraineté étatique. Bien au contraire, elle prospère grâce à lui.

79Josepha LAROCHE
Professeur de Science politique
Université Paris I - Panthéon-Sorbonne

80Ithaca, Cornell University Press, 2003, 225 p.

Les désordres de la finance. Crises boursières, corruption, mondialisation, Sous la direction de Dominique Plihon

81Dirigé par Dominique Plihon, professeur d’économie à l’Université Paris- Nord, ancien membre du Conseil d’analyse économique (CAE) et président du Conseil scientifique de l’Association pour une taxation des transactions financières pour l’aide aux citoyens (ATTAC), cet ouvrage collectif fait partie de la nouvelle collection « Le tour du sujet », proposée par les Éditions Universalis. Celle-ci a pour ambition d’offrir sur quelques grands enjeux contemporains des synthèses accessibles aux non-spécialistes. Disons-le d’emblée, l’objectif est atteint. En effet, le livre, consacré aux crises financières qui se multiplient depuis les années 1980 et perturbent ainsi l’économie mondiale, apporte des éclairages complémentaires et didactiques sur les différents aspects des désordres de la finance mondiale.

82Pour D. Plihon, trois grands risques menacent actuellement l’économie mondiale : l’instabilité des marchés financiers, la criminalité financière et l’affaiblissement de la croissance. Ces trois périls portent atteinte à la sécurité financière, définie par diverses organisations internationales – Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), Fonds monétaire international (FMI) – comme un bien public mondial.

83La première partie, intitulée « Forum », réunit huit contributions émanant d’universitaires, de professionnels de la finance et de hauts fonctionnaires qui offrent au lecteur des analyses de qualité concernant les dimensions de cette instabilité.

84Parmi ces articles, nous retiendrons le texte de Mario Dehove consacré aux « Pays émergents dans la tourmente ». Ceux-ci ont successivement connu la longue décennie de la dette ouverte en 1984, la crise mexicaine de 1994, la crise du Sud-Est asiatique qui débute en juillet 1997 et s’étend ensuite à la Russie en 1998, puis au Brésil, à la Turquie et à l’Argentine. Si, comme l’a montré l’économiste américain Charles Kindleberger, le chaos financier demeure intrinsèquement lié au capitalisme, M. Dehove souligne combien les crises des pays émergents, qui présentent des traits spécifiques, sont « plus récurrentes, plus violentes, plus contagieuses, plus systémiques et plus longues », ces caractéristiques étant toujours associées aux mouvements de flux et de reflux des capitaux étrangers. À cet égard, il remarque que ces « grandes vagues destructrices » ont induit dans les seuls pays asiatiques une contraction des richesses évaluée à 14 %, alors qu’elle reste de l’ordre de 4 % lors d’une crise moyenne.

85Notons également l’examen par Jean de Maillard de la criminalité financière, « face noire de la mondialisation ». Soucieux de dépasser le débat aussi stérile que normatif qui oppose habituellement les thuriféraires de la mondialisation à ses pourfendeurs, ce magistrat rappelle que ce processus constitue un mode de socialisation à l’origine de nouvelles formes de délinquance. Ces dernières sont mises à l’agenda politique international à partir de 1989, lorsque les pays du G7 décident de créer le Groupe d’action financière sur le blanchiment de capitaux (GAFI). En effet, l’argent sale représente entre 2 % et 5 % du produit intérieur brut (PIB) mondial, soit de 600 à 1 500 milliards de dollars selon les estimations du FMI. Un corpus doctrinal et un cadre juridique sont alors élaborés autour de « quarante recommandations » au terme desquelles la notion de blanchiment est élargie pour intégrer le recyclage de l’ensemble des produits de la criminalité. Cependant, quinze ans plus tard, il n’est guère possible d’évaluer ce dispositif de prévention et de répression. Tout juste peut-on constater qu’il n’existe plus désormais une économie légale d’un côté et une économie illégale de l’autre. Au contraire, ce qui caractérise aujourd’hui la donne financière mondiale, « c’est l’interdépendance, la fusion entre le légal, l’informel et le criminel ».

86Enfin, signalons l’étude que Michel Aglietta consacre à la gouvernance mondiale. Il y plaide en faveur d’une régulation internationale « renouvelée » qui supposerait une coopération politique intensifiée entre acteurs étatiques et non étatiques, une efficacité accrue des organisations internationales ainsi que la mise en œuvre d’une politique de protection des biens publics mondiaux.

87Josepha LAROCHE
Professeur de Science politique
Université Paris I - Panthéon-Sorbonne

88Paris, Universalis, coll. « Le Tour du sujet », 2004, 195 p.

PERSPECTIVES CRITIQUES

Au nom de la Torah. Une histoire de l’opposition juive au sionisme, Yakov M. Rabkin

89En France, certains ultra-pro-israéliens ont vite fait de confondre critique du gouvernement de Ariel Sharon, opposition de principe à l’État d’Israël et haine des juifs, mélangeant le jugement porté sur un gouvernement, sur un État et sur un peuple. « L’antisionisme est un antisémitisme qui se cache mal » est le nouveau slogan de certains intellectuels et responsables communautaires. On comprendra pourquoi ils n’ont pas rendu compte du livre de Yakov M. Rabkin, universitaire canadien qui brise quelques idées reçues.

90Difficile d’accuser d’antisémitisme ce juif religieux. Son objet d’étude est peu connu du public tant juif que non juif : le rejet du sionisme au nom de la Torah, au nom de la tradition juive. L’auteur montre qu’une opposition virulente au sionisme et à l’État d’Israël caractérise plusieurs mouvements au sein du judaïsme orthodoxe. Le sionisme est pour eux une hérésie, un reniement de la croyance messianique fondamentale et une violation de la promesse donnée à Dieu de ne jamais s’emparer de la Terre sainte par des efforts humains.

91Les nouveaux immigrés d’origine soviétique venus vivre en Israël illustrent selon l’auteur cette contradiction : un tiers d’entre eux ne sont pas juifs selon la loi rabbinique. Mais ils sont pourtant tout à fait sionistes.

92Pour les juifs religieux, l’étude de la Torah protège les juifs en terre d’Israël mieux que tous les armements que possède l’État. Cela explique la dérogation au service militaire dont bénéficient des milliers d’étudiants de la Torah.

93Certains juifs religieux estiment que juifs et Arabes vivaient en paix côte à côte jusqu’à ce que les Anglais puis les sionistes jugent qu’il était dans leur intérêt de semer la discorde. Y. M. Rabkin souligne l’appui massif qu’offrent à l’État d’Israël des millions de partisans chrétiens du sionisme, pour lesquels le retour des juifs à la Terre sainte serait le prélude à leur conversion et leur acceptation de la venue du Christ ou, pour ceux qui s’y refuseraient, à leur destruction physique. Dans cette optique, la fonction principale de l’État d’Israël est de préparer la seconde venue du Christ et de se débarrasser alors du judaïsme et de ceux qui y adhèrent. Il est donc logique que les sionistes chrétiens jouent un rôle de plus en plus important dans l’appui financier et politique à l’État d’Israël.

94Tant les sionistes que leurs détracteurs s’accordent à dire que l’hostilité qu’ont rencontrée les juifs pendant des siècles dépasse le cadre de la normalité. Cette haine intense est tout à fait unique en son genre. Tandis que les sionistes l’expliquent par l’impuissance politique et militaire des juifs, les juifs pieux tendent à voir sa racine dans la gravité des péchés commis par les juifs. Nombre de juifs religieux déplorent que la force soit devenue l’argument le plus persuasif dans le vécu d’Israël.

95Y. M. Rabkin dénonce les politiciens israéliens qui déclarent agir au nom du peuple juif sans se soucier des effets néfastes de l’activité de l’armée israélienne sur l’image du juif dans le monde. Il déplore que l’allégeance à l’État d’Israël ait depuis longtemps remplacé le judaïsme comme ancrage principal de l’identité juive.

96Les intérêts d’Israël concordent-ils avec ceux des juifs de la diaspora ou entrent-ils au contraire en conflit avec eux ? L’antisémitisme est-il inéluctable, et donc Israël le seul endroit au monde où les juifs puissent se trouver en sécurité ? Voici quelques-unes des questions que pose cet ouvrage.

97Pascal BONIFACE

98Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 2004, 274 p.

Histoire culturelle des relations internationales. Carrefour méthodologique, Sous la direction de Denis Rolland

99Cet ouvrage collectif d’histoire culturelle des relations internationales dirigé par Denis Rolland résulte d’un séminaire de recherche portant sur les « transferts culturels » et qui a réuni des historiens proches de la revue Relations internationales. Il vient renforcer un courant qui ne s’est développé que récemment en France, puisqu’il a fallu attendre le programme de l’agrégation de 1988-1989 pour que l’histoire culturelle se voie gratifiée d’une reconnaissance universitaire. L’ouvrage collectif Pour une histoire culturelle dirigé par Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli (Paris, Le Seuil, coll. « L’Univers historique », 1997), viendra ensuite confirmer la tendance. Cependant force est de constater que malgré l’explosion récente des recherches en histoire culturelle, et malgré deux numéros pionniers de la revue Relations internationales parus dès 1980 sur le thème « Culture et relations internationales », celles-ci ont été jusqu’à présent négligées comme objets. À ce titre, ces études viennent opportunément combler un vide. On regrettera toutefois l’impression de dispersion et d’hétérogénéité de l’ensemble, malgré les efforts – louables et habiles, mais vains – de D. Rolland pour convaincre le lecteur dès l’introduction que le point commun de toutes ces contributions tient dans la notion de « rupture ».

100Même si la somme paraît construite de manière artificielle, chacun de ces huit textes retient toutefois l’intérêt. À cet égard, on s’attachera notamment au texte que François Chaubet a consacré au rôle joué par l’Alliance française durant la Première Guerre mondiale. Il montre qu’elle fut un acteur déterminant de la propagande culturelle de la France à l’extérieur et que, à ce titre, elle participa activement avec le ministère des Affaires étrangères à la « guerre des mots ». En effet, elle mit en œuvre pendant le conflit une « culture de guerre » qui prit notamment la forme d’« une immense accumulation de brochures, livres et albums, d’une inlassable guerre de l’imprimé », avant que, dans l’effervescence de l’immédiat après-guerre, ne se multiplient les projets de réorganisation de la diplomatie culturelle. L’auteur souligne très bien que dès lors, pour la France, le pli était pris : l’action de l’État serait désormais continue afin de construire la meilleure image du pays.

101Quant à Vincent Laniol, en examinant la remise en cause du français comme « langue diplomatique » au cours des négociations de paix qui suivirent la Première Guerre mondiale, il nous donne à voir la fin d’une hégémonie internationale mise à mal par l’« offensive » des négociateurs nord-américains.

102Nathalie Raoux nous offre pour sa part une analyse fine des « dernières tribulations » que vécut Walter Benjamin en France durant la « drôle de guerre ». Contraint à l’exil par le national- socialisme, on le sait, cet écrivain qualifié par l’auteur de « médiateur culturel » entre la France et l’Allemagne fut contraint de se donner la mort en raison du refus des autorités espagnoles de lui accorder le droit d’entrer sur leur territoire, le 25 septembre 1940.

103Enfin, mentionnons également le travail de Justine Faure qui traite de la diplomatie culturelle mise en œuvre par les États-Unis à l’égard de l’Europe centrale au cours des années 1950. N’ayant pas de tradition gouvernementale en matière de politique culturelle, dans un premier temps les Américains improvisèrent dans le cadre de la guerre froide grâce à un activisme culturel relevant de la « guerre psychologique », avant d’élaborer une véritable diplomatie culturelle qui se caractérisa par l’abandon de l’idée de libération des « nations captives ». Le temps était venu pour l’Administration Eisenhower de développer les contacts de part et d’autre du Rideau de fer, au point que les échanges culturels devinrent alors des instruments essentiels de la diplomatie américaine. Le secteur privé n’en fut d’ailleurs pas exclu – comme en témoigna alors la participation des fondations privées –, tout juste soigneusement encadré par le département d’État.

104Josepha LAROCHE
Professeur de Science politique
Université Paris I - Panthéon-Sorbonne

105Paris, Budapest, Turin, L’Harmattan, coll. « Inter-National », 2004, 268 p.

La presse française et la première guerre du Golfe, Marc Hecker

106Qui parle du traitement médiatique de la première guerre du Golfe pense presque automatiquement aux multiples dérapages constatés. En effet, comment ne pas se souvenir des émissions des Guignols de l’info, qui tournaient en dérision l’information spectacle donnée par les chaînes de télévision, en raillant tour à tour un commandant Sylvestre incapable de situer les pays du Golfe sur une carte, et un Guillaume Durand présentateur d’un programme imaginaire intitulé « Ma guerre du Golfe » ?

107C’est sur l’analyse de ces dérapages médiatiques que Marc Hecker a choisi de se pencher dans son ouvrage La presse française et la première guerre du Golfe. Il a cependant consacré sa recherche exclusivement à la presse écrite, dépouillant méthodiquement pas moins de sept hebdomadaires (Le Point, L’Événement du Jeudi, L’Express, Le Nouvel Observateur, Le Canard enchaîné, Paris-Match et L’Humanité du lundi, faute d’avoir accès à l’édition dominicale) dont il a extrait près de huit cents articles, caricatures, cartes et illustrations graphiques. Une recherche qui, sans prétendre à l’exhaustivité puisque toute la presse écrite n’est pas traitée, offre un panel de lecture incontestablement large et très diversifié.

108Deux grandes tendances, dont on conviendra peut-être qu’elles étaient prévisibles, émergent de ce dépouillement : dans un premier temps, le traitement médiatique de la guerre du Golfe par la presse française s’est caractérisé par son consensualisme, pour ensuite être malmené, et ce, aussi bien par les publications qui se veulent traditionnellement « anti-conformistes », tels Le Canard enchaîné ou L’Humanité, que par celles- là mêmes qui participèrent peu de temps avant au consensualisme.

109Mais au-delà de cette trame générale, M. Hecker produit une analyse rigoureuse, offrant notamment au lecteur plusieurs grilles de lecture indispensables. Il dégage ainsi de son dépouillement les principaux thèmes récurrents qui émergent de la presse française à l’époque, parmi lesquels ceux de la guerre « propre », « juste », « inévitable », ou bien encore de la surévaluation du potentiel de l’armée irakienne. Ces thèmes sont ensuite répartis en deux types : ceux relatifs à la construction d’un consensus militariste, et ceux ayant trait à la simplification des données géostratégiques et culturelles.

110L’intérêt de cette analyse est d’autant plus mis en valeur qu’elle ne se borne pas à procéder à de simples constats. En effet, M. Hecker l’a approfondie en adoptant une mise en perspective intéressante, en cherchant les raisons qui ont poussé les hebdomadaires français à traiter l’information de la sorte. Plusieurs éléments de réponse peuvent ainsi être avancés, allant de l’encadrement de la presse par les militaires durant la guerre du Golfe au sensationnalisme, vecteur d’augmentation des ventes, en passant par une éventuelle interpénétration des champs médiatique, économique et politique. Valeur ajoutée considérable : M. Hecker a pu laisser s’expliquer les acteurs eux-mêmes, interviewant deux militaires et six journalistes, parmi lesquels Pierre Beylau (rédacteur en chef du Point), Erik Emptaz (rédacteur en chef du Canard enchaîné) ou Alain Gresh (rédacteur en chef du Monde diplomatique).

111La rigueur avec laquelle M. Hecker mène son analyse ne peut laisser le lecteur indifférent : malgré la relative proximité de l’événement, il est en effet bien difficile de se rappeler avec précision des coupures de presse du début des années 1990... A. Gresh en convient d’ailleurs dans sa postface : « On en a le souvenir plus ou moins précis. On a pu oublier tel ou tel détail. Mais au fond de la mémoire reste gravée, de manière indélébile, l’empreinte des mensonges. Pour l’opinion, la guerre contre l’Irak (1990- 1991) fut aussi une vaste entreprise de manipulation. » Au constat de cette manipulation, le livre de M. Hecker répond donc par une analyse scientifique rigoureuse dans un ouvrage très documenté. Un livre à la lucidité salutaire, dans une actualité propice aux dérapages médiatiques, toujours bien délicats à décoder.

112Emmanuel MOURLON-DRUOL

113Paris, L’Harmattan, coll. « Inter- National », 2004, 164 p.

Le choc des civilisations n’aura pas lieu, Sous la direction de Albert Mallet

114Du 17 au 19 janvier 2004, le Forum international dirigé par Albert Mallet réunissait un parterre très prestigieux ayant pour objectif de débattre du choc des civilisations et des moyens de l’éviter. Ouvert par le président de la République, le colloque a également été l’occasion pour Bernard-Henri Lévy, le cheikh Hamad bin Jassim bin Jabr Al Thani (ministre des Affaires étrangères du Qatar), Abdou Diouf (secrétaire général de l’Organisation internationale de la francophonie – OIF), Dominique de Villepin, André Azoulay (conseiller du roi du Maroc), Hubert Védrine et Koïchiro Matsuura (directeur général de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture – UNESCO) de faire valoir leurs points de vue. Militant de longue date du dialogue israélo-palestinien, A. Mallet a également invité les signataires de l’accord de Genève, Yossi Beilin et Yasser Abed Rabbo.

115Pascal BONIFACE

116Les Cahiers de l’Orient, hors série, 2004, 264 p.

Introduction au siècle des menaces, Jacques Blamont

117C’est un ouvrage fourni que nous livre Jacques Blamont. Un livre érudit, documenté et qui devra servir de source pour de nombreux exposés à venir d’étudiants ayant à plancher sur les « nouvelles menaces ». Ils y trouveront des informations, des réflexions et des opinions souvent tranchées de l’auteur qui revendique le politiquement incorrect. Le lecteur est impressionné par l’ampleur du travail et surtout par la diversité des approches. Ceci s’explique par le parcours personnel de J. Blamont qui non seulement joue un rôle déterminant dans l’aventure spatiale française, mais qui a ajouté à son indéniable expertise scientifique une approche en sciences sociales. Il « fait le poids » scientifiquement, mais est également plus qu’à l’aise dans l’analyse stratégique.

118J. Blamont affirme d’emblée qu’« il est désormais impossible de se livrer à l’exercice qu’est la prospective puisque l’horizon est structurellement limité à court terme ». En 1965, Gordon E. Moore, président honoraire de la société Intel, dictait un principe selon lequel la complexité des composants informatiques est multipliée par deux tous les 18 mois. Selon J. Blamont : « Toute l’activité humaine, toute la perspective historique sont ainsi dominées aujourd’hui par la loi de Moore. » Il estime que le monde est divisé non pas par le choc des civilisations mais par des conflits entre l’homme qui a un revenu moyen de 1 dollar par jour et celui qui en a un de 50 dollars ou plus. En effet, les personnes ayant 50 dollars ou plus nourrissent la ferme intention de maintenir la croissance de leurs revenus, alors que celles ayant un dollar voudraient imiter le comportement de ces dernières mais elles ne peuvent que constater leur stagnation. Cette bataille entre riches et pauvres est une conséquence de la loi de Moore car, entre-temps, le développement de l’information et de la communication permettent à ces groupes sociaux de connaître la situation économique des uns et des autres. Et l’homme à un dollar dispose d’outils qui lui donnent une formidable valeur de nuisance.

119L’auteur consacre par ailleurs des pages fort documentées aux think tanks et à la recherche comme facteurs de puissance, démontrant l’avantage qu’ont les États-Unis sur l’Europe et les autres concurrents mondiaux. Toutefois J. Blamont précise que la guerre asymétrique permettra toujours à ceux qui s’opposent à l’Empire américain d’adopter de nouvelles méthodes permettant de le nuire.

120Si la description des enjeux technologiques ne souffre aucune contestation, il est des affirmations stratégiques qui prêtent à discussion, comme par exemple les jugements à l’emporte-pièce sur le monde musulman et contre ceux qui s’opposaient à la guerre d’Irak.

121Pascal BONIFACE

122Paris, Odile Jacob, 552 p.

Le gouvernement du monde Une critique politique de la mondialisation, Jean-François Bayart

123Dans ce long ouvrage très documenté, Jean-François Bayart, ancien directeur du Centre d’études et de recherches internationales (CERI), entreprend une relecture de la mondialisation. À contre-courant des analyses majoritaires, il entend démontrer qu’elle n’est ni un phénomène radicalement nouveau, ni un processus corrosif pour l’État-nation, pas plus qu’un synonyme de pertes identitaires. Au contraire, en suscitant l’émergence de nouveaux sujets moraux, de nouvelles préoccupations éthiques, elle est source de nouvelles solidarités.

124Dès les premières pages, J.-F. Bayart dénonce les discours et les écrits sur la mondialisation qui ont trop tendance à la tenir pour acquise. Ainsi, Internet, qui en est l’élément le plus symbolique, ne touche qu’une minorité d’habitants de la planète, 400 millions en 2001, 1 milliard tout au plus en 2005. Ces manifestations se voient contrebalancées par le délitement de certaines formes de solidarité internationale, notamment du fait de l’unilatéralisme américain. « Les États-Unis, parangons de la mondialisation, n’ont-ils pas refusé deux des traités les plus marquants du point de vue de l’intégration du système international » souligne-t-il, à savoir ceux de Kyoto et de la Cour pénale internationale (CPI) ?

125La mondialisation a préexisté à la fin du XXe siècle non seulement avec les grandes découvertes, mais aussi avec les guerres napoléoniennes, par exemple, dont les effets se font ressentir du monde musulman à l’Amérique latine. Le XIXe siècle était déjà marqué par l’ambivalence des relations entre le local, le global et l’État. Quant à l’époque contemporaine, J.-F. Bayart préfère écarter la thèse du déclin de l’État, pour lui préférer celle de sa recomposition ou de son déploiement par un nouvel interventionnisme.

126Pascal BONIFACE

127Paris, Fayard, 2004, 448 p.

Le « concept » du 11 septembre. Dialogues à New York (octobre-décembre 2001) avec Giovanna Borradori, Jacques Derrida et Jürgen Habermas

128Un simple coup d’œil sur la production littéraire de ces trois dernières années révèle de manière éclatante le caractère paradigmatique des attentats du 11 septembre 2001. Comme si la déclinaison du nom, des images et des problématiques pouvaient nous libérer de la violence, de la surprise et de notre incapacité à nous représenter l’événement.

129Dans un livre d’entretiens avec Jacques Derrida et Jürgen Habermas, la philosophe italienne Giovanna Borradori revient sur cette impression que le 11 septembre a laissé dans le champ médiatique et communicationnel. J. Derrida en profite aussitôt pour questionner les termes d’une parole qui ne semble plus laisser à ses destinataires le choix d’une réflexion discursive. Surtout quand le discours passe par un vocabulaire et une syntaxe obligés : la grammaire du 11 septembre. « Ben Laden », « axe du Mal », « terrorisme », autant de synecdoques qui forment les alternatives d’une politique de l’après-11 septembre sans échapper au registre qu’elles cherchent à exorciser. Or les exclusions implicites que suggèrent ces catégories posent problème.

130Dans un premier temps, Martin Heidegger permet à J. Derrida de travailler le sens de l’expression « événement majeur » (Ereignis), à propos du 11 septembre. Et c’est moins l’événement que son impression (sur nos écrans, dans nos têtes) qui retient l’attention. Par quels mécanismes, en effet, par quelle servitude du langage, cette impression voit-elle le jour dans nos esprits ? Deux logiques sont identifiées par J. Derrida pour révéler le film du 11 septembre. Ce dernier est tout d’abord envisagé comme une réaction auto-immune ; l’auto-immunité que J. Derrida reconnaissait déjà dans Foi et savoir (Paris, Le Seuil, 2001), et qui « consiste dans le suicide spontané du mécanisme de défense [...] censé protéger un organisme des agressions extérieures » (p. 215). On pense aux talibans, à Oussama Ben Laden et à tous ces « Afghans » formés par les États-Unis du temps de la guerre froide. Mais surtout à l’« axe du Mal » et au Patriot Act qui continuent de forger les termes d’une disjonction entrevue par Samuel P. Huntington. C’est ensuite à un acte de résistance auquel nous sommes conviés. Pour résister à cette déformation (du langage, de la pensée), J. Derrida en appelle à la justice et au moment réinstaurateur de toute justice dans l’acte de droit. Cet appel, lancé en 1994 lors de la parution de Force de loi, se prolonge ainsi dans le champ de la philosophie politique. En réponse au concept kantien de simple tolérance, le philosophe français avance l’hypothèse d’une hospitalité sans conditions qui renverserait au cœur des lois l’exclusivité fondatrice du droit, en particulier du droit international. Car c’est bien de notre rapport à l’autre dont il est question, dans son principe et dans son organisation (juridique). Or un droit qui tolère est un droit qui inocule une peur auto-immune de l’étranger. Concevoir le droit international comme un droit immunitaire, fondé sur la simple tolérance, c’est entretenir sa propre vulnérabilité (auto-immunité) et souscrire aux alternatives du 11 septembre. Le discours, la pensée et le monde sont à nouveau piégés par une rhétorique de l’exclusion, qui promet sinon un avenir de la violence, tout du moins une violence à-venir.

131La violence dont parle J. Derrida s’enracine au cœur du droit dans sa manière de confiner notre liberté de pensée (et nos choix) dans des alternatives définies par un principe d’exclusion ou de conditionnalité. Suivant J. Habermas, les risques sont grands qu’une telle réduction accentue les tensions pathologiques de la modernité (conception instrumentale de la rationalité, réification des rapports sociaux, consumérisme, etc.), fragilisant du même coup les fondements d’un espace public engagé vers la démocratie. On reconnaît dans cette analyse l’héritage d’une tradition rationaliste qui fait de l’autonomie de jugement la condition ultime de toute justice. Mais, depuis Max Weber et l’expérience des totalitarismes, le concept d’espace public avait besoin d’être redéfini. C’est le travail auquel s’est employé J. Habermas pour comprendre l’« effectuation déformante de la raison dans l’histoire » (p. 116), dont le 11 septembre serait le dernier avatar.

132Parue à la fin des années 1970, la Théorie de l’agir communicationnel (Paris, Fayard, 1987) permet ainsi de mettre en perspective la violence fondatrice du droit et la construction d’un espace public (lieu de la parole démocratique) qui garantirait les conditions d’une communication libre, honnête et intersubjective. Or, au niveau international, le cadre dialogique mis en place par les démocraties occidentales continue d’exprimer la morale du Loup et l’agneau ; il repose en outre sur des identités souveraines incapables de se définir autrement que par exclusion (nationale). Dans ces conditions, et tant que le projet des Lumières restera inachevé, il est difficile d’imaginer une communication planétaire non perturbée par des occurrences du type 11 septembre. Soit autant de leçons que J. Derrida et J. Habermas tiennent à notre disposition, sur les maltraitances du droit, de la parole et de l’identité.

133François LANTZ

134Paris, Galilée, coll. « La Philosophie en effet », 2004, 264 p.


Date de mise en ligne : 01/01/2007.

https://doi.org/10.3917/ris.056.0119

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