1Hier, le monde rêvait. La communauté internationale était rassemblée autour de l’Organisation des Nations unies (ONU). Une nouvelle ère allait commencer. C’était hier.
2Avant-hier, l’Église avait déjà parlé. Dans Pacem in terris, l’encyclique publiée le 11 avril 1963, quelques jours avant sa mort, Jean XXIII avait osé parler à un monde en proie à la peur. Le cardinal Suenens, en remettant son texte à U Thant, Secrétaire général de l’ONU, le résumait ainsi : « On y trouve un thème fondamental, quatre mouvements, un final. Le thème qui reviendra comme un leitmotiv jusqu’à neuf fois et qui sera développé plus particulièrement dans la troisième partie tient en ces mots : la paix entre tous les peuples exige la vérité comme fondement, la justice comme règle, l’amour comme moteur, la liberté comme climat. » L’encyclique rappelle les deux fondements de la vie en société : le respect de la personne (contre le totalitarisme) et le respect des communautés humaines (contre le libéralisme). Le Concile œcuménique de Vatican II n’ajoutera pratiquement rien à cette doctrine. Il sera seulement tenté de condamner l’arme nucléaire, mais il s’en abstiendra ou plutôt il en condamnera l’usage, pas la possession.
3En 1983, les épiscopats américain, allemand, français, néerlandais, japonais, autrichien, hongrois, suisse, irlandais et belge se sont tous exprimés sur la paix. Nous étions au cœur de la guerre froide, au moment de la crise des Euromissiles. Or aujourd’hui, le silence des épiscopats est presque total. Certes, Jean-Paul II a tout fait pour que la seconde guerre d’Irak n’ait pas lieu. Il a multiplié les initiatives, il a tenté de montrer l’inanité des théories de Samuel P. Huntington en honorant des hôtes musulmans, en s’opposant à la guerre, et en s’isolant ostensiblement pendant une semaine pour prier pour la paix.
4Mais maintenant, que dire ? Certes, le Vatican a infléchi sa vision de l’armement nucléaire et en demande la suppression pure et simple à la suite d’un processus de désarmement général, progressif, surveillé et garanti. Certes, le Vatican et quelques épiscopats soutiennent la nécessité d’une gestion internationale des crises et apportent, à cet effet, leur caution à l’ONU. Pour autant, aucune analyse d’ensemble de la situation géopolitique n’est formulée – et je m’avance à titre personnel.
UN NÉCESSAIRE DÉBAT
5Aujourd’hui, des questions se posent. Ainsi, il est légitime de s’interroger sur l’impact des choix de la France depuis l’été 2002, sur sa position internationale, sur la crédibilité de l’ONU, sur la défense de ses intérêts, sur la construction européenne, sur les relations franco-américaines, etc.
6Mais qui, aujourd’hui, dispose d’un véritable outil d’analyse pour répondre à ces questions ? Si les Églises se taisent et si les intellectuels sont partagés, n’est-ce pas parce que les évidences qui pouvaient servir de cadre de référence ont disparu ?
7Nous savons que nous ne pouvons plus rêver. Non seulement l’ONU est un mauvais chef militaire – cela est évident depuis la Bosnie – mais elle n’a pas les moyens d’être un véritable lieu de régulation de la paix. On peut accuser les États-Unis, qui se moquent de ses décisions quand ils décident d’agir. On peut accuser la France, quand elle accepte que la Libye préside la Commission des droits de l’homme des Nations unies. On doit surtout accuser la Charte des Nations unies et le fonctionnement d’un organisme qui n’a pas les moyens d’imposer sa loi aux États autrement qu’en faisant confiance aux États. Le forum onusien a le mérite d’exister, mais le débat franco-américain ne change rien à ses dysfonctionnements congénitaux.
8La France, qui, au cours de la crise irakienne, s’est rendue populaire et crédible auprès d’une grande partie de la population mondiale pour sa défense des principes du multilatéralisme, ne pourra engranger le bénéfice de son action que si elle soutient sans arrière-pensée une réforme de fond de l’ONU, laquelle devrait passer, entre autres, par un élargissement du club des États qui disposent du droit de veto.
9Mais en écrivant le mot « État », nous nous rendons compte que ce terme peut apparaître obsolète : à l’heure où l’on parle si facilement de « gouvernance », c’est-à-dire où l’on prend acte de la multiplicité des acteurs des transactions qui fondent l’activité humaine, juger des rapports de pays à pays uniquement par l’action des gouvernements nous semble être tout simplement une erreur. En France comme aux États-Unis, une partie des pouvoirs économique, médiatique, juridique et même politique échappe aux appareils d’État, et chacun sait que les liens institutionnels ou contractuels, notamment dans le domaine de l’économie, sont suffisamment intriqués pour rendre difficile toute prévision pertinente sur les conséquences d’un débat entre la France et les États-Unis.
10Pour autant, ce débat entre les gouvernements a lieu. À cet égard, il nous semble vain de chercher à savoir qui va l’emporter. En démocratie, le débat est bon en soi, à condition qu’il n’ait pas pour but d’accabler – même moralement – l’adversaire et que, plus ou moins clairement, il ait pour objectif le bien commun et la paix du monde.
LES MENACES PESANT SUR LA PAIX INTERNATIONALE
11Quelles sont les menaces contre la paix du monde ? La corruption, l’arrogance, la frustration, les nationalismes, l’anarchie, la misère, le narcotrafic, la dette des pays les moins développés, le terrorisme, un libéralisme dont le fonctionnement fait abstraction des hommes et des communautés, l’absence de démocratie ou de pouvoir international ? Que faut-il considérer être le cœur du problème ? Nous l’ignorons.
12À l’évidence, les États-Unis craignent surtout le terrorisme et l’absence de démocratie. L’empire américain est sans doute le seul empire souverain de la planète. Il est démocratique et fier de l’être. Il a reçu, à la suite des attentats du 11 septembre 2001, une sorte d’adoubement comme leader du monde et son statut de victime lui a permis de prendre une posture de justicier. Aujourd’hui, il semble vouloir libérer le monde des dictateurs, comme il a conscience d’avoir libéré le monde de l’impérialisme soviétique grâce à une politique active et unilatérale.
13Mais on peut penser que le régime soviétique a implosé presque de lui-même : il n’est pas du tout évident que la démocratie puisse s’imposer par la pression, ni même par la force. Peut-être par l’exemple. Mais là, si les États-Unis peuvent légitimement se vanter d’être démocratiques à l’intérieur, il semble que, pour eux, la démocratie soit davantage un produit de propagande que d’exportation. Sans même évoquer leur aide aux contras du Nicaragua, aux musulmans radicaux d’Afghanistan ou leur attitude ambiguë à l’égard de l’Arabie Saoudite, comment ne pas songer aux prisonniers de Guantanamo et même au soutien militaire accordé à Israël malgré la possession par cette démocratie d’armes de destruction massive (ADM) – il est vrai légalement possédées puisque Israël n’a pas signé le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP). Bien plus, leur déclaration de guerre aux terroristes donne à ceux-ci une légitimité de représentants des peuples, tant il est convenu que l’on ne fait la guerre qu’à des États. Il est difficile de croire aujourd’hui que la seconde guerre d’Irak fera avancer la démocratie ; et il est avéré qu’elle n’a pas fait reculer le terrorisme, au moins jusqu’à ce jour.
14D’autre part, il est aujourd’hui avéré que les États-Unis et le Royaume-Uni ont menti au sujet des motifs de la guerre, qui n’avait ni le terrorisme, ni les ADM comme raison profonde. Comment, dans un monde de communication, ce message peut-il servir à bâtir la paix ? À l’évidence, on craint les États-Unis parce qu’ils sont les plus forts, mais aujourd’hui, ils ne sont plus crédibles.
QUELLES VALEURS POUR UN MONDE EN PAIX ?
15À l’instar des États-Unis, la France a vocation à promouvoir la paix de manière universelle. Mais les Européens – et encore moins les Français – ne disposent pas de la force suffisante pour être réellement souverains. La France veut, elle aussi, diffuser la démocratie, et pour obtenir ce résultat, elle veut organiser un monde multipolaire. Plus profondément, elle pense – de même que de nombreux pays européens – qu’une lente élaboration d’un tissu serré de relations économiques et juridiques entre les États est le meilleur garant de la paix.
16Incontestablement, la France a marqué des points au niveau international par sa volonté affichée de construire, par le droit, un monde nouveau. Néanmoins, il n’est pas certain que son succès soit durable : comment ne pas discerner, ici ou là dans sa volonté européenne, un relent de volonté de construction du monde par la force ? Comment ne pas voir, ici ou là, sa tentation d’accepter, dans son antagonisme avec Washington, l’aide de pays qui sont tout sauf démocratiques ? Comment ne pas songer que sa position – renforcée par celle de l’Allemagne – n’ouvre le chemin à une plus grande influence du Royaume-Uni, seul capable d’intervenir à la fois dans le débat interne aux États-Unis et dans le débat européen ? Pour autant, la guerre contre l’Irak a davantage révélé des clivages anciens qu’elle ne les a créés et, à maints égards, elle a montré que ces clivages sont plutôt en voie de résorption. En effet, il y a dix ans, l’Allemagne aurait soutenu les États-Unis !
17Mais le résultat du débat ne se mesurera pas seulement à l’aune de la question de l’Irak et de l’ONU. À l’heure de la mondialisation, les rapports de force gardent une grande importance mais ils ne sont pas tout. La perméabilité des frontières, la fluidité de l’information, la variété et l’efficacité des moyens techniques, la fragilité des grands ensembles complexes changent la donne. Le malheur des uns ne peut plus être sans conséquence pour les autres. Pendant la guerre froide, Jean-Paul II n’a jamais manqué une occasion de rappeler que l’antagonisme Est/Ouest avait le Sud pour principale victime. On peut se demander aujourd’hui si la rivalité entre les démocraties – voire même leur existence – ne dépendent pas de la persistance d’un monde pauvre, différent et exploitable (300 milliards de dollars de subvention annuelle pour les agriculteurs des pays riches contre 30 milliards d’aide à l’Afrique !). On peut se demander si nous n’avons pas besoin d’un monde dont on puisse avoir pitié : la souffrance des uns peut faire la richesse de ceux qui discutent de cette souffrance ! Qu’ajouter à cela ?
18Par ailleurs, il ne faut pas chercher à expliquer le terrorisme, ce serait lui donner des raisons d’être ! Mais comment ne pas penser que son impact sur des populations tient à leur frustration. Et cette frustration est le plus grand défi lancé à toutes les démocraties et la cause probable de leurs échecs futurs si elles n’en tiennent pas compte. Il semble que l’altermondialisme ait en quelque sorte pressenti ce défi à venir.
19Jean XXIII était sans doute en avance sur son temps. Dans un monde ouvert – définitivement ouvert –, il est sans doute nécessaire d’assurer la sécurité des peuples. Mais on ne pourra l’assurer que si les politiques de sécurité – tant à l’égard de l’extérieur que de l’intérieur – laissent de l’argent pour assurer tout d’abord la justice : à l’heure d’Internet et de la télévision, l’abondance des uns et la misère des autres engendrent un mélange explosif. Il est impératif d’être cohérent avec son système de valeurs. Ensuite, la vérité et l’éthique deviennent essentielles au politique. Cela ne veut pas dire que la force ne compte plus, mais cela veut dire que même les plus forts peuvent être fragilisés par le mensonge. Enfin, la liberté est une valeur essentielle et chaque personne, chaque groupe humain attend d’être respecté. L’arrogance est détestée et elle fait perdre beaucoup de poids sur la scène internationale.
20Jean XXIII parlait d’amour. Cela peut faire sourire, mais qui ne voit pas aujourd’hui l’importance des médias pour la construction de la paix et l’établissement de relations affectives et effectives ? Redire ces choses simples, redire que la paix dépend encore aujourd’hui des armes – nous ne sommes pas naïfs – mais, de plus en plus, de l’aide et de la culture, permet de répondre aux questions posées.
21La France et les États-Unis ont entamé un débat. On ne m’empêchera pas de penser que la France a, dans l’ensemble, bien fait de suivre la politique qu’elle a menée depuis 2002. Mais le plus important reste ailleurs : Français, Européens et Américains risquent de perdre la paix et pas seulement en Irak. La démocratie américaine veut exporter la démocratie – soit. Elle ne le fera pas par la force. La France veut exporter la démocratie par le droit – soit. Elle ne le fera pas sans entendre le cri de ceux qui sont dans la misère et sans le faire entendre à tous.