Couverture de RIS_053

Article de revue

Une position française imperturbable et courageuse

Pages 35 à 38

1Les foyers de tension de par le monde sont nombreux et des conflits ravageurs ne cessent de s’étendre dans le temps et dans l’espace. Mais la guerre menée en Irak – contre l’Irak ? – par les forces de la coalition américano-britannique aura été l’événement marquant de l’année écoulée. On s’en est allé en guerre curieusement au nom de valeurs présentées comme universelles. Des valeurs de progrès et de civilisation qui s’insèrent bien entendu aisément dans la logique du combat cosmique du Bien contre le Mal et de la lutte monumentale du monde libre contre la barbarie. Les avancées démocratiques et le respect des droits de la personne humaine doivent atteindre d’autres rivages dans cette mission civilisatrice. Par ailleurs, c’est une nécessité impérieuse que de débarrasser l’humanité d’un tyran sanguinaire atrabilaire qui menace la paix et la sécurité mondiales. Ses armes de destruction massive (ADM), ses arsenaux non conventionnels et ses missiles de « longue » portée représentent non seulement un danger grave pour les peuples de la région mais constituent aussi un péril imminent contre la superpuissance américaine. Il est donc temps de neutraliser ce risque considérable et, par là même, faire le bonheur du peuple irakien en l’affranchissant du joug de la dictature. Comme on est sûr de son bon droit, l’assentiment général semble acquis et le ralliement de la communauté internationale ne tardera pas à converger.

2Les assertions et thèses de l’Administration américaine sont d’une évidence apodictique et l’adhésion à sa politique est du coup nécessaire. Cela ne souffre aucune réserve. Comment peut-on encore, après l’exhibition par le secrétaire d’État Colin Powell de la fiole au contenu mortel, tergiverser et ergoter ? À moins de vouloir se payer la fiole du secrétaire d’État lui-même ! Parce que sous-estimer les effets dévastateurs de la substance capable d’interrompre les fonctions vitales de nos organismes ou qui sera à l’origine d’une conflagration généralisée confine à la complicité par-delà la lâcheté. Dans ce cas de figure, teinter la volonté des dirigeants américains d’intervenir, en dépit de tout, d’une coloration de légalité et l’enrober d’un drap de légitimité n’est qu’une simple formalité à remplir. Si bien que le fait qu’un allié aussi fidèle et sûr que la France puisse élever une voix dissonante a de quoi abasourdir dans un premier temps. Passée la torpeur due au premier choc, un bras de fer s’est engagé entre les deux diplomaties américaine et française, puis il a dégénéré en opposition frontale à peine policée entre les dirigeants des deux pays. L’antagonisme a culminé avec les propos très peu mesurés, ce qui est rare à ce niveau de représentation, du secrétaire d’État à la Défense, Donald Rumsfeld, relatifs à la « vieille Europe ». Deux logiques sont entrées en collision, celle du primat du « modèle » américain, incontestable et non négociable quelles que soient les circonstances, et celle du recours à la légalité internationale afin de résoudre les conflits entre les nations. En somme, civiliser et éduquer les rapports interétatiques. C’est la vision d’un monde dans lequel prévaut un droit international qui s’applique à tous que la France défendait ou semblait vouloir défendre a minima.

3Les relations se sont envenimées davantage lorsque la France a pris la tête du « monde antiguerre ». Ce sont plutôt les peuples épris de liberté que leurs gouvernements en place qui, voulant s’émanciper de l’imperium américain, se sont identifiés à la France et ont adopté sa position de résistance. Il ne s’agissait nullement pour eux et encore moins pour la France de soutenir un régime funeste ou de composer avec le despotisme abject du raïs irakien. Cette position a toujours été clairement formulée par les plus hautes autorités de l’État français et affirmée de la manière la plus tranchée par sa diplomatie. Alors qu’elle ne souffre aucune équivoque, des esprits malhonnêtes trouvent le moyen d’arguer avec une mauvaise foi manifeste de l’« amitié » qui liait ou lierait toujours Jacques Chirac à Saddam Hussein. Il s’agissait avant tout de soutenir qu’il faudrait suivre les procédures normales dans la gestion de ce qui n’était encore qu’une crise. Une crise certes grave, mais qui pouvait être résolue par la négociation diplomatique tout en brandissant le recours à la coercition. Or une résolution du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU), portant le numéro 1441, on ne peut plus contraignante, a été votée. Elle requérait de la manière la plus drastique l’envoi d’une mission d’inspection de tous les sites sensibles et stratégiques se trouvant sur le territoire irakien. Peu importe comment, il fallait trouver ces fameuses armes de destruction massive (ADM) et procéder à leur destruction, massive bien sûr. La résolution se devait d’être appliquée immédiatement dans un déluge de feu et de fer à la moindre incartade quant à son respect scrupuleux et tatillon. À ce sujet, il est peut-être judicieux de rappeler que d’autres résolutions bien antérieures – elles ont des numéros à trois chiffres – dorment dans les tiroirs de l’Organisation internationale depuis des décennies. Le cynisme y est total, quand bien même on ratiocinerait sur la nature desdites résolutions, sont-elles une émanation du Conseil de sécurité ou sont-elles scélérates, selon l’épithète longtemps consacrée, puisqu’elles auraient été le produit d’un vote en Assemblée générale, laquelle était à chaque fois composée d’États membres mus surtout par des raisons haineuses et animés par des considérations d’antisémitisme...

4Toujours est-il que l’ensemble de la communauté internationale s’est conformé à cette résolution 1441, y compris le premier concerné : le régime irakien. Il est vrai que l’acceptation des clauses de la résolution est venue frôler la limite supérieure de l’ultimatum décrété, mais S. Hussein était coutumier du fait. Combien de fois a-t-il chanté la palinodie ? Ses gesticulations martiales théâtrales et ses imprécations lancées en gerbes de voix ardentes et acrimonieuses n’impressionnaient personne. À usage interne, elles cadraient plutôt mal avec une propagande éculée et de mauvais aloi. N’ayant aucune capacité à s’opposer à la résolution ni la possibilité d’entraver sa mise en application, S. Hussein n’avait qu’à désarmer et il a commencé par le faire effectivement. On découvrira que les redoutables missiles de longue portée n’étaient que ce qu’il y a de plus conventionnel et bien dépassés, et qu’ils ne pouvaient couvrir au mieux qu’une distance de 180 km ! Mais, comme ils étaient extrêmement dangereux, il fallait d’urgence réduire leur portée du sixième, sinon les détruire. D’ailleurs, dans un cas comme dans l’autre, les objurgations d’un Paul Wolfowitz spécifiaient qu’on allait, de toute façon, attaquer afin de se prémunir de toute éventualité fâcheuse. À cet égard, pour atteindre New York, il eût fallu que leur rampe de lancement fût emmenée sur une frégate à moins de 150 km de la baie de Manhattan. C’est à se demander pourquoi alors S. Hussein procéderait-il à la destruction de ses missiles, aussi piteux soient-ils, si quelque soit sa « coopération » il subirait la pluie des Tomahawks. En réalité, les séquelles d’un précédent traumatisant sont encore vivaces chez l’ami et le protégé de la région. L’histoire des Scuds et des Patriots est connue de tous.

5Au fur et à mesure que les tensions s’exacerbaient, la voix de la France est restée ferme, monocorde et déterminée. Déterminée à ne pas fléchir et déterminée à ne pas transiger avec le dictateur. Cette position imperturbable et courageuse a suscité l’adhésion du monde arabe ou plutôt de sa « rue », tant et si bien que les dirigeants étaient frileux et pusillanimes. Certains, pleutres, étaient aux ordres sous l’« œil » de Washington. La seule appréhension des Arabes résidait dans la possibilité d’un changement in fine de la position française au gré d’une Realpolitik privilégiant la solidarité entre alliés naturels plutôt que le principe de l’émergence d’un ordre nouveau tant attendu, dans lequel les relations internationales seront régies par le droit. Mais la France a tenu bon et le remarquable discours de Dominique de Villepin, chef de la diplomatie française, est une pièce d’anthologie. Ainsi, les prénoms Chirac ont-ils fait leur apparition dans les registres des actes de naissance dans les mairies des villes arabes et même non arabes des pays du Tiers Monde. Nombreux sont les bébés affublés de ce nouveau prénom désormais très sympathique.

6Le seul argument qui eût valu était de soutenir que tant que les inspecteurs de l’ONU n’auraient rien trouvé et tant qu’ils n’éprouvaient aucune difficulté à la poursuite de leur mission, le temps n’était pas au roulement de tambours ni aux cliquetis d’armes. Si l’inspecteur en chef Hans Blix demandait du temps pour mener à terme sa mission, les bruits de bottes à côté au Koweït auraient pu avoir simplement un effet de garantie de la collaboration des dignitaires du régime irakien et non pas préparer l’investissement du territoire. La réticence face à la guerre n’est pas due à un principe pacifiste mièvre mais est assujettie à la réalité des menaces qui pèse(raie)nt sur le monde. Ce fut d’autant plus étonnant ou peut-être hilarant qu’au même moment un autre dictateur, dirigeant d’une main de fer un pays de l’« axe du Mal », revendiquait son droit à la fabrication d’armes nucléaires. Il annonçait à qui voulait bien l’entendre qu’il n’accepterait aucun inspecteur de quelque organisation que ce soit. Pire encore, la surenchère verbale atteignit le point de menacer directement ses voisins, à commencer par le Japon, si l’Administration américaine persistait à l’enquiquiner. Que ces déclarations fussent fondées ou que leur motivation fût un réajustement dans les rapports de force régionaux, ce fut secondaire par rapport à leur concomitance avec l’affaire irakienne. Dans un cas, on déployait une capacité de frappe inouïe et on s’apprêtait à la déclencher en dépit de l’absence de preuves tout en n’en ayant cure et, dans l’autre, même avec la revendication de possession réelle ou non d’armes illégales, on ne parlait que de crise en voie de résolution... Il est vrai aussi que les réserves pétrolières constituent toujours un critérium bien discriminant quant aux urgences de l’heure.

7Aucun argument avancé par George W. Bush n’est recevable. Et surtout pas celui d’instaurer la démocratie. Pour le moment, c’est le chaos qui règne et les forces de la coalition élargie sont une force d’occupation, elles ne sont rien d’autre. Il eût été préférable et plus simple pour le président américain de dire : détenteur de l’ordre et de la force dans ce monde, j’en use à ma guise et malheur aux vaincus. Cela n’aura pas changé depuis les guerres puniques.

8Cette guerre est injuste et injustifiée. La position de la France marquera l’histoire à long terme. C’est une position de principe et sur cette question, elle est honorable et respectable. L’infortune de S. Hussein montre bien que l’armement prohibé n’est qu’une fiction, même si son arrestation est réjouissante à plus d’un titre. Il aura à répondre de ses crimes abominables devant la justice des hommes en attendant de comparaître devant le tribunal du Ciel.


Date de mise en ligne : 01/03/2008

https://doi.org/10.3917/ris.053.0035

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