PERSPECTIVES CRITIQUES
Que s’est-il passé ? L’Islam, l’Occident et la modernité, Bernard Lewis
1Par-delà son apparente neutralité, le sous-titre du dernier ouvrage de Bernard Lewis, adroitement traduit par Jacqueline Carnaud, « L’Islam, l’Occident et la modernité » ( « Western Impact and Middle Eastern Response » ), est porteur d’une ambivalence qui ne manquera pas de retenir l’attention. Dans cette succession – mais s’agit-il précisément d’une série de termes dont la qualité serait équivalente ? –, où placer la modernité ? Du côté de l’Occident, de l’Islam ou sur un tout autre registre auquel l’Islam et l’Occident, en tant que civilisations, peuvent également accéder ? C’est tout l’intérêt de ce livre de B. Lewis, qui s’applique à retracer l’histoire du rapport de l’Islam à la modernité, concept ô combien trompeur, qui semble se confondre avec les civilisations pour leur faire croire, un temps, à son immanence, et s’incarner plus loin, là où on ne l’attend pas. Or, pour l’Islam au XIXe siècle, l’histoire de la modernité rappelle moins les heures de gloire du prestigieux califat abbasside qu’une absence révélée de Constantinople à Bagdad par l’Occident. Le petit livre de B. Lewis ne saurait toutefois fournir de réponse définitive au prétendu « retard » de la civilisation islamique. Tout au plus cherche-t-il à redonner du sens à des questions qui se posent encore en terre d’Islam, en commençant par les situer dans le temps et dans l’histoire des mentalités qu’elles interpellent. Il s’agit là d’une tâche immense – trop souvent négligée au profit d’explications plus savoureuses –, qui n’est pas sans rappeler l’ascèse prônée par l’historien Alphonse Dupront afin d’accéder aux différentes représentations du passé en s’efforçant « de lier sans mécaniser, d’organiser sans reconstruire, d’approfondir ou enraciner sans violenter ni transplanter » (cité par Dominique Julia, « L’historien et le pouvoir des clés », Le Débat, no 99, mars-avril 1998, p. 37).
2À une époque où l’Islam allait redécouvrir l’Europe, l’histoire de l’Empire ottoman sert de support à une réflexion sur le processus d’évolution des mentalités. En évoquant différents aspects de cette rencontre – militaire, mais aussi sociale et culturelle –, B. Lewis se place délibérément du côté de l’Islam pour apprécier d’abord la surprise d’une civilisation face à un Occident « moderne », industrialisé et victorieux, puis ses doutes – et la manière dont elle les exprima – quant à sa capacité de rayonner un jour à nouveau. À travers une modification profonde de son rapport à l’Autre et à la modernité, c’est l’histoire des surprises et des doutes de l’Islam que B. Lewis, après son livre Comment l’Islam a découvert l’Europe (Paris, La Découverte, 1984), continue d’explorer. Au XIXe siècle, l’apparition de l’Autre, joué pour l’Islam par l’Occident, fut absolument cruciale dans le réveil d’une civilisation ignorante de ses difficultés. Mais s’il est vrai que seul le « détour par l’altérité permet de mieux cerner sa propre culture » (François Dosse, Michel de Certeau. Le marcheur blessé, Paris, La Découverte, 2002, p. 129), encore fallait-il que l’Islam considérât ce qui se présentait à lui. N’en déplaise à Edward Saïd, dont on peut lire la critique systématique du livre de B. Lewis dans un article du Harper’s Magazine de juillet 2002 ( « Impossible Histories » ), la thèse du repli de l’Islam sur lui-même doit être considérée, ne serait-ce que pour mieux fustiger la démarche de ceux qui, face à la « maladie de l’Islam » (Adbelwahab Meddeb), se sont lancés dans la recherche de coupables. Les Turcs, les Mongols, les « impérialistes », les Juifs, les Américains ont été désignés à tour de rôle, et parfois même simultanément, comme boucs émissaires. Et pourquoi pas – dans un curieux renversement des responsabilités –, à l’intérieur même de l’Islam, la religion, ses penseurs, ses doctrines et ses sectateurs ? On passe alors de la question « Qui nous a fait ça ? » (p. 35), encore vivace au Proche- et au Moyen-Orient, à « Qu’est-ce que les musulmans ont fait de l’islam ? » (p. 217). L’auteur s’attache ainsi à comprendre le sens des questions qui ont traversé les Ottomans depuis leurs premières défaites contre la Chrétienté, et la manière dont celles-ci ont pu modifier leur perception du monde.
3B. Lewis décèle deux phases dans l’évolution du rapport de l’Islam à l’Occident et à la modernité. Dans un premier temps, le monde islamique, à la pointe de la culture et du progrès, s’est détourné d’un Occident encore perçu comme barbare et infidèle. C’est ainsi que l’Islam, replié sur lui-même, n’a pas participé aux grandes découvertes, ni à l’essor des sciences, des techniques et de la pensée qui se faisaient jour en Europe. Il fallut attendre le XVIIIe siècle et ses guerres successives contre la Chrétienté pour que les « leçons du champ de bataille » (p. 29) obligent le monde islamique à considérer, dans la défaite, les forces de son « adversaire ». On est alors passé de l’ignorance à l’emprunt, les Ottomans adoptant les inventions européennes qui présentaient une utilité pratique incontestable (canon, mousquet, longue-vue, etc.) « sans pour autant modifier leur vision des barbares infidèles à qui ils les achetaient » (p. 21). Pendant longtemps, l’idée selon laquelle il y avait quelque chose à apprendre de l’Occident – autrefois si méprisé – était parfaitement choquante. Par la suite, s’il est vrai que les oulémas ont toléré la présence d’instructeurs européens chargés de réorganiser l’armée, l’administration et le commerce de l’Empire, c’est en adoptant les manifestations de la modernité occidentale – sans en éprouver par ailleurs le besoin – que l’Islam, en proie à une dangereuse introspection, espérait purger ou mieux comprendre ses difficultés. Or, comment ne pas identifier dans cette démarche la croyance illusoire en une apparence de la modernité qui, à elle seule, suffirait à faire renaître une civilisation ? Dès lors, pour l’Islam, la véritable rupture avec le monde moderne passe moins par un retard matériel que par sa manière propre de questionner : « En quoi nous sommes-nous trompés ? » (p. 221). En l’occurrence, plutôt que d’en revenir éternellement à soi, la modernité aurait peut-être consisté à ne pas vivre ces doutes trop fortement de l’intérieur.
4Cette présentation rapide de l’histoire de la modernité en Islam mérite cependant d’être complétée par d’autres lectures. Comme toujours en histoire, le lieu d’où s’exprime l’auteur exerce une influence déterminante sur sa réécriture du passé. De ce point de vue, trois remarques doivent préciser l’analyse de B. Lewis. Il ne faudrait pas, tout d’abord, confondre « société » et « civilisation ». Inutile de revenir ici sur les travaux de Fernand Braudel, qui s’efforce justement de distinguer ce qui ressortit à l’histoire des sociétés, d’une part, et des « mouvements séculaires ou pluri-séculaires » des civilisations, d’autre part (Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, Paris, Flammarion, 1987, p. 67). La civilisation islamique dépasse largement le cadre de l’Empire ottoman, dont l’histoire ne saurait résumer à elle seule le rapport de l’Islam à la modernité. Par ailleurs, B. Lewis a souhaité mettre l’accent sur la surprise et les doutes de l’Islam, sans toujours présenter les aspects de l’œuvre réformatrice qui ne se sont pas contentés de plaquer les réalisations de l’Occident sur une société, il est vrai, peu préparée à les recevoir. L’histoire du repli de l’Islam en cette fin de XIXe siècle ne doit pas occulter les efforts déployés par les musulmans pour retrouver (sans conquérir parfois) leur splendeur d’antan. Enfin, comment ne pas rappeler la participation catastrophique de l’Occident, et particulièrement de l’Europe, à la perpétuation d’une représentation conflictuelle de l’Autre par l’Islam ? De ce point de vue, l’« homme malade de l’Europe » a été confié à « des médecins plus attachés à bien le faire mourir qu’à lui redonner vigueur et prospérité » (Robert Mantran, Histoire de l’Empire ottoman, Paris, Fayard, 1989, p. 457).
5François LANTZ
6Paris, Gallimard, coll. « Le débat », 2002, 238 p.
La censure des biens-pensants. Liberté d’expression : l’exception française, Emmanuelle Duverger, Robert Ménard
7Les auteurs, qui sont respectivement responsable de la justice internationale à la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme et président et fondateur de Reporters sans frontières, recensent dans cet ouvrage les obstacles qui, fût-ce sous couvert de bonnes intentions, sont mis à la liberté d’expression en France. À cet égard, ils déplorent un développement de réglementations et d’interdictions. Ils s’inquiètent de ce que des associations dont l’objectif est de défendre les libertés et les droits de l’homme hésitent de moins en moins à poursuivre devant les tribunaux ceux avec qui elles ne sont pas d’accord ou à plaider pour de nouvelles réglementations.
8Pour Robert Ménard et Emmanuelle Duverger, rien ne doit être interdit, sauf l’incitation à la violence. Pour le reste, ils plaident pour une liberté d’expression totale, partant du fait que le public est assez mûr pour juger de lui-même les thèses les plus extrêmes. Ne pas leur donner un espace d’expression peut conduire à en faire des victimes. Ils vont donc jusqu’à condamner la loi Gayssot qui sanctionne les propos négationnistes car ils estiment que l’on peut défendre la mémoire de la Shoah autrement qu’à coups d’interdiction. Selon eux, « la seule limite acceptable à imposer à la liberté d’expression est sûrement l’appel explicite à la violence ». Ils jugent également regrettable que le général Aussaresses ait été condamné, non pas pour ce qu’il a fait, mais pour ce qu’il a écrit. Ils s’interrogent : « Qu’est-ce qui est choquant ? Commettre des crimes ou l’avouer publiquement ? » Ils dénoncent donc un fast-food des idées comme il faut, où tout ce qui est iconoclaste est systématiquement rejeté aux oubliettes. Ils concluent : « Toutes les opinions, fussent-elles monstrueuses, doivent pouvoir se faire entendre. »
9Pascal BONIFACE
10Paris, Albin Michel, 2003, 165 p.
Les guerres balkaniques, 1912-1913, Léon Trotsky
11Les violences qui ont eu lieu dans les républiques de l’ex-Yougoslavie entre 1991 et 2001 ont permis un nouveau regard sur les guerres balkaniques de 1912-1913. La Fondation Carnegie avait enquêté sur les violences de 1912-1913 et, rééditant son rapport de l’époque, a fait une nouvelle enquête en 1995-1996, sous la présidence de Simone Veil. Léon Trotsky, journaliste accrédité par divers journaux russes au sens impérial du mot (notamment la Kisvkaya mysl ou « Pensée de Kiev »), a parcouru la région pendant ces conflits. Il intitule les chapitres « La Serbie en guerre », « La Bulgarie en guerre » (deux chapitres), et deux d’entre eux sont consacrés à la Roumanie dont un sur la « social-démocratie roumaine ». Un chapitre surnuméraire traite du « libéralisme slavophile russe et les Balkans ».
12L. Trotsky est à la fois fasciné par les mécanismes de la violence guerrière et par les potentialités, qu’à l’évidence il estime révolutionnaires, des sociaux-démocrates dans le sens que le mot avait avant 1914, c’est-à-dire le mouvement socialiste, en principe dominé par les marxistes, où l’aile révolutionnaire des « étroits » en Bulgarie ou bolcheviks en Russie s’opposait aux diverses variantes des disciples de Kautsky.
13L’auteur décrit le mécanisme des massacres (p. 89) par l’armée serbe victorieuse : « Le meurtre des prisonniers pourrait être une vengeance suite à des espoirs déçus, mais je crois que c’est surtout le résultat d’un calcul simple : un ennemi en moins équivaut à un danger en moins », et le soldat serbe qui parle à L. Trotsky soutient que les Bulgares ont fait bien pire « et les Grecs ne sont pas en reste. Ils ont pris d’assaut Sokovic, une petite ville. Aujourd’hui, c’est comme si elle n’avait jamais existé. À vrai dire, les Grecs soutiennent que ce sont les Turcs qui l’ont brûlée. Mais ce ne sont pas seulement les maisons qui ont été détruites, mais aussi les mosquées, édifices sacrés pour les Turcs : cela semble donc très clair ». La comparaison avec la guerre de Trente ans (p. 283) apparaît très éclairante. L. Trotsky a fort bien compris que ces guerres, pour la première fois depuis 1648, si l’on excepte la parenthèse révolutionnaire et l’épisode napoléonien, annonçaient un âge postwestphalien, signifiant la fin du « concert des nations » du XIXe siècle et se rattachaient plus au « temps des troubles » de la guerre de Trente ans, guerre idéologique et fort meurtrière (un tiers des Allemands ont été tués). Les guerres balkaniques furent les premières du « temps des troubles » que fut l’histoire du XXe siècle, celui des « guerres en chaîne » suivant le titre d’un livre de Raymond Aron pour caractériser la période 1914-1945 et qui, après la guerre froide, s’est terminé par les guerres de décomposition de l’espace yougoslave (1991-2001).
14Le mécanisme de la balkanisation est analysé (p. 285) dans le retournement en 1913 des ex-alliés contre la Bulgarie trop avide d’espace et militairement épuisée. L. Trotsky fondait de grands espoirs sur les sociaux-démocrates bulgares. Il se livre à de savantes analyses de l’économie, de la société et du système politique bulgares, qu’il définit comme « une combinaison de démocratie et d’absolutisme éclairé » (p. 273). Les ressentiments des Bulgares, privés de la Macédoine, en butte à l’hostilité de leurs voisins (p. 293, 295-296), comme les détours de la politique des puissances extérieures à l’égard de la Roumanie et des minorités, dont les droits ont été garantis depuis le Traité de Paris en 1856 ou de Berlin en 1878, sont liés, selon L. Trotsky, aux pressions des impérialismes de grandes puissances soucieuses d’ouvrir cet espace à leurs capitalismes. À cet égard, il est très éclairant de comparer l’analyse que fait L. Trotsky du destin des Juifs roumains (p. 349-353) avec le fameux passage où Hannah Arendt, dans Les origines du totalitarisme, constate que la renaissance des droits de l’homme n’a en rien protégé les mêmes Juifs roumains d’un sort peu enviable dans les années 1930.
15La problématique de l’économisme marxiste s’oppose certes à la problématique politique de la philosophe germano-américaine, mais si l’évocation de « tout le passé des juifs roumains, un passé d’absence de droits, d’humiliations » (p. 353) ou « même dans les hôpitaux, les juifs sont traités comme des patients de second ordre » (p. 352) raisonne étrangement comme une préfiguration « arendtienne » d’un journaliste et intellectuel surtout connu pour avoir fondé, avec Lénine et Staline, la Russie bolchevique, totalitaire suivant la terminologie de H. Arendt.
16L. Trotsky excelle dans le portrait. Celui de Nikola Pasic, Premier ministre radical de la Serbie (p. 118-120), constitue un morceau d’anthologie. Le caractère rusé, voire madré, d’un homme qui ne veut pas sortir de l’ambiguïté, sachant que cela serait à son détriment, qui se sort de tous les pièges et condamnations du fait des coups d’État et des violences, qui arrive au pouvoir à un âge avancé (il naît en 1845) et qui sera le Premier ministre de la crise de juillet 1914 et mourra en 1925, toujours actif, est très bien suggéré.
17A contrario, le portrait de L. Trotsky pourrait être déduit de celui de N. Pasic : « Entièrement privé d’initiative, de créativité et de tempérament de lutteur, il a laissé et laissera dans l’histoire de la Serbie une trace identique à celle du temporisateur tenace, de l’opiniâtre tenace, de l’opiniâtre Cunctator. » Le Trotsky journaliste, sensible à la complexité des situations humaines et des évolutions complexes, nous oblige à élargir le spectre d’analyse que nous pouvons avoir du fondateur de l’Armée rouge et de la IVe Internationale. La publication de ce recueil de textes s’avère à cet égard, comme pour le tableau comparatif des violences balkaniques, d’une utilité certaine.
18Joseph KRULIC
historien
Université de Marne-la-Vallée
19Paris, Sciences marxistes, 2002, 529 p.
Sociologie des relations internationales africaines, Luc Sindjoun
20De façon claire et pédagogique, le politiste camerounais Luc Sindjoun, président de l’Association africaine de science politique, pose ici les premiers jalons d’une réflexion sur les relations internationales (RI) africaines en tant que champ d’interrogation théorique. Cet ouvrage richement documenté (tableaux, cartes, bibliographies à chaque fin de chapitre) permettra, on le souhaite, d’initier des débats dans ce domaine, en ce qu’il vient combler un terrain encore peu défriché et dominé par l’analyse en termes de chaos, marginalisation du continent, désordre politique, ethnicité et prédation économique. Pour ce faire, l’auteur a choisi de faire appel aux grands concepts théoriques ayant marqué la discipline dans les pays occidentaux (réalisme et transnationalisme en particulier), pour les confronter successivement aux réalités africaines. L’aspect « catalogue » que cette démarche revêt inévitablement est pourtant compensé par la validité et la pertinence des analyses développées à cette occasion.
21Deux grandes parties permettent ensuite de comprendre l’extraordinaire relativité de la théorie face aux réalités africaines, et peut-être la faiblesse des analyses sur ce type de problématique, en Afrique tout comme en Europe. La première partie de l’ouvrage, consacrée à « la configuration des relations internationales africaines entre État et transnation », montre par exemple le caractère fondamentalement interétatique des relations internationales africaines, malgré la remise en cause de l’approche réaliste exclusive d’explication des phénomènes internationaux. La création de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), en 1963, en est une illustration par le choix qu’elle entérine et la victoire d’un mode d’association et d’une société intrinsèquement interétatique face à la proposition unitaire panafricaniste. La souveraineté étatique y apparaît comme un paramètre incontournable, liée aux indépendances en série (prolifération étatique) qu’ont connues une multitude de nouveaux acteurs, désormais brutalement confrontés à la nécessité de se comporter convenablement les uns vis-à-vis des autres. Pourtant, la remise en cause de l’État par la concurrence d’une foule d’acteurs transnationaux, producteurs de flux dépassant les frontières étatiques souvent illusoires, y trouve de nombreuses expressions, rendant opératoire et pertinent en Afrique le paradigme de la transnationalité. Les flux migratoires (au premier rang desquels les flux de réfugiés), les solidarités linguistiques et ethniques, les flux générés par l’économie informelle, l’économie criminelle ou de contrebande, par leur ampleur, leur permanence et leur dissémination géographique, créditent en effet l’analyse transnationale des relations internationales africaines. Ainsi, pour dépasser la contradiction entre le domaine de la souveraineté et celui de la transnationalité, l’auteur propose le modèle de la « configuration » (p. 124) pour penser les « interrelations » africaines. On regrette cependant que ce concept ne soit pas plus développé en tant que tel.
22Dans la deuxième partie, l’auteur interroge le concept de puissance sur le continent africain. Après avoir montré la prudence avec laquelle il convient de se référer à cette approche, dans ses déclinaisons classiques (territoire, démographie, richesses naturelles, atouts économiques et technologiques), l’auteur entrevoit des champs d’analyse féconds pour la puissance dans les relations internationales africaines. « Le facteur organisationnel de la puissance » (p. 204) permet de comprendre la quête de sens des États africains activement diplomates – en particulier les États auréolés par leur expérience démocratique comme le Mali et le Bénin, bénéficiant d’une nouvelle capacité d’attraction –, le leadership régional – revendiqué en outre par le Nigeria avec la création de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et le rôle recherché au sein de cette organisation –, la notion de puissance symbolique et la volonté de donner du sens – la « renaissance africaine » du président sud-africain Thabo Mbeki – et, plus récemment, l’expression d’une volonté de parler au nom de l’Afrique – les différentes propositions de plan de développement continental ayant abouti à l’adoption du Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD).
23Fanny CHABROL
24Paris, Karthala, 2002, 247 p.
Histoire d’un adjectif, Michèle Manceaux
25Le 31 août 2001, Michèle Manceaux publiait un article dans Le Monde répondant à un point de vue de Robert Badinter selon lequel le souvenir de la Shoah et l’angoisse des Israéliens doivent être pris en compte lorsque l’on parle du conflit du Proche-Orient. M. Manceaux estimait qu’Israël ne doit plus chercher dans la Shoah une raison à sa peur pour infliger à un « autre peuple les exactions ignobles qu’ils ont eux-mêmes subies ». Elle précisait : « J’ai été une jeune juive angoissée, cela ne m’a donné aucun droit. » Suite à cet article, l’Association des étudiants juifs de France et Avocats sans frontières allaient porter plainte contre elle pour incitation à la haine raciale.
26Dans un très beau texte, M. Manceaux raconte son parcours personnel, la découverte de sa judaïté et son cheminement intellectuel qui lui a fait prendre parti contre l’actuelle politique israélienne. Elle fait suivre ce texte de témoignages de dix personnalités d’horizons divers à qui elle a demandé : « Que signifie pour vous être juif ? »
27À cet égard, il est pour le moins curieux que M. Manceaux ait été attaquée à ce point car tout son livre et les témoignages publiés sont certainement la meilleure réponse à apporter aux antisémites qui veulent voir dans la communauté juive un bloc monolithique. La très grande diversité des témoignages ainsi que la générosité des propos constituent la meilleure réponse à ce type d’accusations. Ils montrent que la judéité ne peut se confondre avec le soutien inconditionnel au gouvernement de Ariel Sharon.
28Pascal BONIFACE
29Paris, Stock, 2003, 297 p.
Les nouvelles menaces. Les relations Nord-Sud des années 1980 à nos jours, Philippe Marchesin
30Prenant résolument le contre-pied de nombreuses publications pour lesquelles le clivage Nord/Sud aurait perdu aujourd’hui tout sens, Philippe Marchesin – maître de conférences en science politique à l’Université de Paris I - Panthéon-Sorbonne – entend aborder ici ce thème sous l’angle des « nouvelles menaces ». D’emblée, on perçoit la difficulté de la démarche dans la mesure où une extrême confusion règne autour de ces termes aussi océaniques que volontiers idéologiques et polémiques. C’est donc à une réflexion critique portant sur les enjeux du développement et de la coopération que l’auteur nous convie.
31Pour ce faire, il dresse dans une première partie le bilan des vingt dernières années qui ont succédé à l’échec du Nouvel ordre économique international (NOEI) : cette synthèse, qui a le mérite d’être claire, a pour ambition de souligner de quelle façon le Sud a été construit comme une menace (drogue, immigration, sida, prolifération nucléaire) par le Nord. Autrement dit, il s’agit là, pour P. Marchesin, de déconstruire la représentation que le Nord s’est faite du Sud et d’en pointer l’instrumentalisation politique.
32Il traite ensuite, dans la deuxième partie, des réponses élaborées par le Sud face aux défis émanant des pays occidentaux. Pour analyser la transnationalité des nouvelles menaces (la criminalisation des économies de guerre ou le narcotrafic, par exemple), il s’appuie surtout sur les recherches de Didier Bigo et la revue Cultures et conflits ainsi que sur les travaux d’africanistes tels que Jean-François Bayart, Béatrice Hibou et Daniel Bourmaud, ou encore sur ceux du sinologue Jean-Luc Domenach. À cet égard, il reprend le questionnement qui préoccupe et partage tant les politistes : assiste-t-on actuellement à un retrait ou à un redéploiement de l’État ? En l’occurrence, il consacre de longs développements à la criminalisation du politique associée, dans les pays du Sud, à une économie de pillage, et est conduit, de ce fait, à discuter les thèses relatives à la structuration de l’État du Sud (l’« État importé » de Bertrand Badie, l’« État kleptocrate » de J.-F. Bayart, le collapsed state de William Zartman, ou le quasi-state de Robert Jackson). À ce titre, il revient sur la confusion public/privé (straddling), qui offre aux acteurs l’opportunité de convertir une appropriation privée des richesses économiques en contrôle politique.
33Enfin, dans la troisième partie, l’analyse s’efforce d’identifier « la face cachée des nouvelles menaces » en montrant que le « retour du Nord/Sud » s’accompagne à présent d’un renforcement des inégalités et de nouveaux types d’alliances Sud/Sud. L’auteur esquisse alors quelques considérations trop rapidement menées sur la nécessité de « gouverner la mondialisation sans gouvernement mondial », pour reprendre la célèbre expression de Laurence Tubiana. De même, après s’être fait l’écho des critiques drastiques formulées à propos de l’aide au développement dispensée ces dernières décennies, P. Marchesin se fonde sur les travaux de Jean-Jacques Gabas ou de Jean-Marc Severino pour conclure que l’on devrait dorénavant abandonner cette notion afin de pouvoir « refonder » plus équitablement les politiques de coopération. Enfin, au terme de l’ouvrage, il aborde dans un même mouvement la question des biens publics mondiaux (santé, éducation, environnement, etc.) et celle des maux publics mondiaux, caractérisés par leurs externalités négatives (pollutions), pour mieux mettre en relief l’émergence d’une diplomatie en réseau et les ressources politiques dont dispose la société civile (voir la « force des liens faibles » de Mark Granovetter, Le marché autrement, Paris, Desclée de Brouwer, 2000, ou les travaux de Robert Cox), devenue désormais – comme l’a bien montré Marie-Claude Smouts – partenaire à part entière de l’action diplomatique des États.
34L’ensemble de l’ouvrage est étayé par une très bonne connaissance de la littérature spécialisée, notamment anglo-saxonne. Aussi, compte tenu du sérieux et de l’intérêt de l’ouvrage, on se prend d’autant plus à regretter le style tout à fait déplacé des intitulés de chapitres (« Petite histoire d’un arroseur arrosé », « La réponse du berger à la bergère », « Je t’aime moi non plus », « Maux d’amour », « Regain », etc.) qui relève d’un registre relâché et d’un parti pris consternant : un tel ton, un tel dérapage verbal – que l’on retrouve malheureusement souvent dans le corps même de l’étude –, n’a pas sa place dans ce type d’ouvrage : il le déconsidère. En effet, si le lecteur ne comprend pas ce qu’il peut bien ajouter au propos de l’auteur, il devine en revanche trop bien la crédibilité qu’il lui ôte.
35Josepha LAROCHE
36Professeur de science politique
Université de Paris I - Panthéon-Sorbonne
37Paris, Karthala, 2001, 257 p.
Espaces et enjeux. Méthodes d’une géopolitique critique, Frédéric Lasserre, Emmanuel Gonon
38Salutaire ouvrage que celui-ci ! Enfin, deux chercheurs replacent la géopolitique dans sa filiation géographique – « “géopolitique” n’étant qu’une commode contraction de “géographie politique” » (p. 107) – et lui redonnent sa dimension purement scientifique, par trop mise sous le boisseau par tous ceux qui usent du vocable tel « un raccourci commode pour masquer l’ignorance » (p. 12). De fait, à l’instar de la géographie dont elle procède, la géopolitique s’avère être un « savoir scientifique en ce sens qu’elle combine les acquis de plusieurs disciplines tout en s’efforçant de maintenir une démarche la plus rigoureuse possible en confrontant la théorie aux éléments de terrain, en posant des hypothèses qui devront être validées » (p. 36). Les auteurs définissent donc la géopolitique, en payant leur dette aux géographes Yves Lacoste et Michel Foucher, comme, lato sensu, « l’étude des différents types de rivalités de pouvoir sur des territoires » (p. 93) et, stricto sensu, une « méthode globale d’analyse géographique de situations sociopolitiques concrètes envisagées en tant qu’elles sont localisées, et des représentations habituelles qui les décrivent. [...] Cette méthode peut être utilisée à des fins d’analyse, mais aussi de prévision et d’action » (p. 96).
39Frédéric Lasserre présente tout d’abord les postulats, pour le moins contestables, de l’école géopolitique matérialiste dont la finalité est de « démontrer le lien direct, ontologique, entre une configuration spatiale et la puissance d’un État » (p. 19) que la pensée sentencieuse de Napoléon Ier avait résumé lapidairement selon l’axiome : « La politique des États est dans leur géographie » (p. 26). Les théories datées de Friedrich Ratzel, Rudolf Kjellén, Alfred Mahan, Halford Mackinder, Nicholas Spykman et du général Haushofer sont révélées avec clarté et précision. Dénonçant les excès et les travers de la conception matérialiste, l’auteur insiste sur les résurgences actuelles de cette école dans les réflexions de Zbigniew Brzezinski ou de Pierre-Marie Gallois.
40L’école étatiste (ou géoréaliste) place l’État au centre de sa démarche intellectuelle. Elle s’efforce de mettre en exergue les facteurs de puissance des États, ces derniers étant présentés comme « l’acteur unique des relations internationales » (p. 63). La géopolitique se cantonnerait donc à la seule échelle d’analyse des territoires des États dans la mesure où elle aurait, en effet, pour objectif d’« étudier la relation entre le pouvoir politique international et les caractéristiques du cadre géographique » (p. 63). De fait, la géopolitique réaliste tend à entretenir avec la géostratégie des relations de congruence : l’une est souvent employée pour l’autre, même si la première est une discipline à part entière et la seconde une méthode visant à mettre les savoirs géographiques au service de la conduite de la guerre.
41Les auteurs abondent résolument dans le sens des schèmes d’analyse de l’école géographique où l’approche multiscalaire (et non plus la seule échelle d’étude des territoires étatiques) et la prise en compte des représentations et des perceptions des acteurs en présence sont perçues comme éminemment nécessaires à l’intelligibilité des problématiques géopolitiques. Ainsi, le géopoliticien ne se cantonne pas à l’analyse des seuls conflits interétatiques, mais s’intéresse aussi bien aux restreints « territoires du quotidien » (à l’échelle du quartier, p. 429) qu’aux vastes territoires âprement disputés (telle la mer de Chine méridionale, p. 251). En outre, approche novatrice, le géopoliticien géographe s’appesantit sur les représentations. Elles consistent, selon M. Foucher, en une « combinaison sélective d’images empruntées à diverses catégories du champ sociohistorique propre au groupe qui la produit, et qui sont recomposées de manière à former un ensemble spatial dont la dénomination est à la fois le symbole et le slogan d’un projet de nature géopolitique, et en principe cartographiable. Il a valeur d’icône et exprime un grand dessein », représentations trop souvent dénigrées car jugées a-scientifiques, alors qu’il s’agit d’appliquer une méthode objective d’analyse et de décryptage de discours subjectifs, certes, mais éclairant les attitudes et prises de position des acteurs en présence.
42Ancrant judicieusement la géopolitique à la géographie, F. Lasserre et Emmanuel Gonon ne pouvaient faire l’économie de l’historique épistémologique d’une discipline née en France à la fin du XIXe siècle et ayant connu force mutations quant à ses objets d’étude et leurs modes d’analyse. Alors que l’école matérialiste s’appuyait sur une conception uniquement déterministe de la géographie qui faisait la part trop belle à la géographie physique, les géographes ont tôt fait de disqualifier une géopolitique qui sentait le fagot – les nazis s’étaient sinistrement approprié les théories ratzeliennes, arguant la nécessaire conquête par l’Allemagne d’un Lebensraum – et dont ils jugeaient l’objet d’étude comme dénué de fondement scientifique. Or, depuis les années 1950, la géographie a profondément évolué. Naguère « statique » (p. 72) car science des lieux faisant la part belle à l’approche régionale et refusant le domaine politique dans la sphère de ses compétences scientifiques, la géographie a cessé de « se concevoir comme la description du cadre dans lequel s’inscrit l’histoire » et est devenue dynamique et quantitative. Sous l’impulsion de Y. Lacoste, la géographie a retrouvé la géopolitique cependant que d’aucuns manifestent toujours de patentes préventions à l’encontre de cette dernière. Or la géopolitique a démontré à l’évidence « l’échec de plus en plus patent des modèles théoriques en sciences sociales à rendre compte de façon satisfaisante des cas particuliers et réels » (p. 116) ; les thuriféraires d’une géographie systémique et modélisatrice ne sauraient donc s’en accommoder.
43In fine, voici un ouvrage précieux, un intéressant et précis mémento d’épistémologie géopolitique, même si l’on regrettera de rares mais évidentes coquilles (ainsi, l’orthographe de Jean Gottmann p. 90, 457 et 467) de même que, nous semble-t-il, le décalage par trop important entre la date de rédaction de certains paragraphes et la date d’édition de l’ouvrage. Ce point, dommageable pour les études de cas, n’oblitère en rien les qualités scientifiques du livre. Puissent en conséquence les « néo-stratèges du café du Commerce » (p. 12) – parfois hélas de renom, qui courent la scène médiatique, de plateaux de radios-TV en tribunes journalistiques, et dont les « discours n’ont souvent de géopolitique que le nom » (p. 109) – lire le présent ouvrage. Qu’ils en fassent leur miel, retrouvent humilité et modestie, abandonnent définitivement leurs analyses spécieuses et arrogantes, et, ce faisant, redonnent à la géopolitique la légitimité et le lustre épistémologique qu’elle n’aurait jamais dû perdre.
44Stéphane DUBOIS
Agrégé de géographie
Lycée Jules-Ferry, Coulommiers
45Paris, L’Harmattan, 2002, 470 p.
Épître à nos nouveaux maîtres, Alain Minc
46Alain Minc part en guerre contre le « politiquement correct » qui sévit, selon lui, en France. Les revendications de communautés minoritaires ont été satisfaites et débouchent de fait sur un nouveau conformisme qui a remplacé l’ancien conformisme bourgeois. Féministes, homosexuels, communautaristes ethniques, antimondialistes et autres populistes sont en fait les nouvelles classes dirigeantes devant lesquelles les anciennes ont capitulé en rase campagne. L’ancienne élite, libérale d’esprit et pro-européenne, mais également la classe moyenne ont perdu la bataille idéologique et ont été réduites au silence. Dans un chapitre consacré aux névrosés de l’antiaméricanisme, A. Minc estime que cette opinion est devenue irrésistible et constitue désormais la nouvelle lingua franca.
47Si l’auteur reconnaît que la présence au pouvoir de l’aile dure du camp républicain leur donne des arguments, il reproche aux anti-Américains de ne pas faire la différence entre les Administrations Bush et Clinton, qui est, selon lui, beaucoup plus forte que celle existant entre la gauche et la droite européennes. Bien que cela soit exact, il faut cependant tenir compte du fait que l’unilatéralisme américain existait déjà sous le deuxième mandat de William J. Clinton. Ainsi, pour la première Administration, l’hyperpuissance crée des droits vis-à-vis du monde entier ; pour la seconde, des devoirs. D’autre part, A. Minc souligne que les pro-Américains ne se sont jamais compromis avec des ennemis de la démocratie. Mais il relativise lui-même ce propos en évoquant le Chili, les coups d’État fomentés par la CIA et les connivences passées avec des dictatures inpitoyables.
48On pourrait lui opposer que, mis à part pour une frange très minoritaire, il ne s’agit pas réellement d’antiaméricanisme, mais d’une opposition à la politique de George W. Bush répandue largement au-delà des frontières françaises.
49Pascal BONIFACE
50Paris, Grasset, 2003, 267 p.
GÉOPOLITIQUE RÉGIONALE
Asie du Sud-Est : enjeu régional ou enjeu mondial ?, Hugues Tertrais / L’Asie menacée, Gérard Hervouet
51Après deux décennies de littérature consacrant l’Asie comme « nouveau centre » du monde, voici venu le temps du pessimisme. Après avoir constaté la crise et les responsabilités des acteurs politico-économiques régionaux (voir Emmanuelle Boulestreau, Chronique d’une catastrophe annoncée, Paris, First, 1998 ; Philippe Richer (sous la dir.), Crises en Asie du Sud-Est, Paris, Presses de Sciences Po, 1999), les observateurs se sont interrogés sur l’avenir de l’Asie et son modèle économique miraculeux, censé pourvoir à l’atonie de la croissance des pays occidentaux (par exemple François Godement, Dragon de feu, dragon de papier : l’Asie a-t-elle un avenir ?, Paris, Flammarion, 1998 ; Gerald Tan, Tracing Asia’s Economic Transformation, Singapour, Times Academic Press, 1999). Peu à peu, l’analyse a traduit des inquiétudes plus profondes. Non seulement, pour reprendre les termes de Jean-Luc Domenach, l’Asie serait en danger (L’Asie en danger, Paris, Fayard, 1998), mais nous ne pourrions pas nous sentir à l’abri de celle-ci (Philippe Riès, Cette crise qui vient d’Asie, Paris, Grasset, 1998). Une demi-décennie plus tard, il semble que ces préoccupations perdurent.
52Donnant suite à sa fresque historique des années 1980 et 1990 (Asie du Sud-Est : le décollage, Paris, Le Monde Éditions / Marabout, 1996), Hugues Tertrais consacre son regard sur les échos « aseaniens » de nos préoccupations : comment structurer l’espace régional ? Comment retrouver au plus vite un modèle de croissance pérenne ? Qu’en est-il de l’autorité de l’État face à un espace citoyen qui s’organise ? Comment canaliser les nouvelles puissances militaires ? Pour mieux apprécier l’ampleur de ces enjeux, l’enseignant de l’Université de Paris I rappelle la jeunesse de la région, de ses institutions, voire de ses régimes politiques, indépendants depuis à peine un demi-siècle. De l’anatomie de la crise monétaire et financière de 1997 à la tourmente politique, la description se fait minutieuse et méthodique. Index, bibliographie détaillée, chronologie de 1945 à 2002, cartes et encadrés thématiques font de ce manuscrit une excellente analyse de la situation présente. Si proche de la réalité géopolitique fluctuante et sans même s’en rendre compte, l’auteur élargit le concept géographique de l’Asie du Sud-Est au-delà de son espace « aseanien » pour prendre dès aujourd’hui en considération le sous-ensemble géopolitique qui s’organise autour de l’Association des nations du Sud-Est asiatique (ASEAN) + 3 et que le Dr Mohamad Mahathir appelait de ses vœux voilà plus d’une décennie sous le nom de « EAEC » (Regroupement économique de l’Asie de l’Est). Reste à démontrer pourquoi les « Aseaniens » ou, tout au moins, certains d’entre eux, se trouvent à l’étroit dans « leur » espace stratégique circonscrit de l’est de l’Inde au sud de la Chine. Son analyse n’accorde ainsi pas de place à la multiplication récente des projets de coopération transrégionaux – Asia Cooperation Dialogue, Asian-African Sub-regional Organizations Conference, Forum for East Asia-Latin America Cooperation, etc. – ou périphériques – ASEAN-Mekong Basin Development Cooperation, BIMST-EC (Coopération économique Bangladesh - Birmanie -Inde - Sri Lanka - Thaïlande), East West Economic Corridor, GMS (sous-région du Grand Mékong), IOR-ARC (Association pour la coopération régionale des États riverains de l’océan Indien), MGC (Coopération Gange-Mékong), etc. Certes, nombre de ces « institutions » sont encore des coquilles vides, des effets d’annonce de puissance. Il n’en demeure pas moins qu’elles traduisent des ambitions et un discours sur soi-même auxquels nous devrions porter plus d’attention.
53Paradoxalement, l’universitaire québécois Gérard Hervouet n’accorde pas plus de place à ces échanges cardinaux, même si ses réflexions embrassent tout le champ stratégique de l’Asie-Pacifique. Le professeur du département de science politique de l’Université Laval délivre pourtant une réflexion d’une profonde actualité, mais se consacre avant tout aux jeux d’expression de la puissance militaire. Son style est vif, direct, parfois polémique. Ses constats sont sévères sur l’empressement des États-Unis à intervenir aux Philippines, leur incapacité à énoncer une véritable stratégie envers la Chine continentale, l’inertie de l’ASEAN, l’illusion de la régionalisation économique, les effets paralysants de la doctrine de non-ingérence, etc. Ces commentaires d’un « Asiate » non béat nous donnent une expression lucide de la puissance américaine dans la région et nous rappellent combien l’Asie orientale n’a pas encore pris conscience de tous les effets de la mondialisation, notamment ceux qui érodent définitivement la souveraineté des États. Une analyse qui décortique également fort à propos l’ampleur d’un mouvement stratégique qui outrepasse les seuls objectifs de la lutte antiterroriste.
54Christian LECHERVY
55Paris, Gallimard, 2002, 280 p. ; Paris, Presses de Sciences Po, 2002, 160 p.
Deutsche Nahostpolitik. Interessen und Optionen, Sous la direction de Volker Perthes
56L’ouvrage La politique allemande au Proche-Orient. Intérêts et options, publié à l’été 2001, rassemble les conclusions du groupe de travail dirigé par Volker Perthes, directeur de recherche à la Stiftung Wissenschaft und Politik de Berlin, composé de parlementaires – Verts, chrétiens-démocrates et sociaux-démocrates –, ainsi que de hauts fonctionnaires du ministère fédéral des Affaires étrangères, tous spécialistes des questions du Proche- et Moyen-Orient. D’emblée, les auteurs constatent qu’il n’y a pas de politique allemande déclarée vis-à-vis du Proche-Orient, des pays du Golfe et de l’Afrique du Nord. De même, la marge de manœuvre pour une politique allemande autonome est étroite, étant donné la coordination croissante des politiques étrangères nationales au sein de l’Union européenne (UE) et le rôle – inévitable, mais indispensable – des États-Unis dans ces régions. Mais de nouveaux accents dans la politique allemande sont visibles. En raison de la division du pays et de la guerre froide, la politique allemande était marquée par l’abstentionnisme. Depuis la réunification et la fin de l’affrontement Est/Ouest, la République fédérale d’Allemagne (RFA) a pris acte des nouveaux enjeux géostratégiques au sud de la Méditerranée. Certes, toute politique allemande au Proche-Orient est d’abord déterminée par les relations germano-israéliennes, imprégnées de « facteurs émotionnels ». Si ces relations – « normales au caractère particulier », selon la définition donnée en 1973 par Willy Brandt, premier chancelier à se rendre en visite officielle en Israël – sont particulièrement denses et complexes à la fois, l’Allemagne souveraine et décrispée entend néanmoins s’impliquer davantage dans la recherche d’une solution pacifique dans le conflit israélo-palestinien, selon la maxime qu’entre « amis » la critique doit être tolérée si elle est justifiée. La solidarité sans réserve avec l’État d’Israël ne signifie donc plus un soutien inconditionnel.
57Procédant à un balayage politico-stratégique de l’espace proche- et moyen-oriental, les auteurs pointent les facteurs qui peuvent directement menacer l’Allemagne : les répercussions politico-économiques des conflits dans l’UE, le risque de migrations massives, le danger de la prolifération. Ainsi, la diffusion de la stabilité au sud du pourtour européen fait partie des nouvelles priorités de la politique étrangère de la RFA. Il est à noter qu’aucun auteur ne préconise l’élargissement de l’UE en direction de ces régions, alors que l’exportation de la stabilité à l’Est devait, dès le départ, conduire les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) à intégrer l’UE. Le silence sur la Turquie, qui, sous l’impulsion du gouvernement fédéral, bénéficie depuis 1999 du statut de candidat à l’adhésion, est étonnant : est-ce parce que les auteurs considèrent que l’adhésion est un fait accompli ? L’Allemagne, puissance commerciale et dépendante de ses exportations, entend s’ouvrir des marchés potentiels et s’assurer les voies d’approvisionnement en matières premières. La défense de ces intérêts passe par la promotion de la démocratie et des droits de l’homme – érigée en objectif prioritaire –, mais qui ne règle en rien le dilemme entre morale et intérêt lorsqu’il s’agit d’exporter du matériel militaire, massivement et souvent gracieusement, notamment en direction d’Israël. Elle passe aussi par l’affirmation plus nette de la présence allemande dans ces régions. L’Allemagne ne peut plus se contenter de mener une politique bilatérale exclusivement commandée par les intérêts économiques. Ainsi, n’ayant pas de passé colonial, la RFA doit être un intermédiaire des intérêts des pays du Golfe au sein de l’UE et jouer le rôle de « l’honnête courtier ». De même, la RFA ne doit plus seulement soutenir les efforts de rapprochement entre Israël et les pays arabes, mais s’investir politiquement dans les initiatives de regroupement régional au Maghreb ou dans le Golfe. Les auteurs insistent d’ailleurs sur la nécessité de nommer un coordinateur pour la coopération Allemagne-Pays arabes au sein du ministère fédéral des Affaires étrangères, à l’image de ce qui existe déjà pour la France et les États-Unis. Malgré une position très « onusienne » concernant la question irakienne – en 2001, la guerre préventive envisagée par les Américains n’était pas encore à l’ordre du jour –, les auteurs brisent le tabou sur les interventions de la Bundeswehr dans cette partie du monde, à condition qu’elles aient lieu dans le cadre des alliances traditionnelles. Les auteurs plaident en faveur d’une RFA qui ne s’interdirait plus, en raison de son passé, d’avoir une politique arabe et qui s’affirmerait en tant que partenaire crédible dans le dialogue euro-arabe. Insistant sur le souci traditionnel de la RFA de se positionner sur la scène internationale – en l’occurrence, proche-orientale –, dans une gangue multilatéraliste, ils perçoivent cependant à l’avenir la politique allemande encore prudente, mais moins timorée. Le projet de plan de paix pour le conflit israélo-palestinien avancé par Joschka Fischer en avril 2002 semble confirmer cette thèse.
58Stephan MARTENS
59Schwalbach, Wochenschau Verlag, 2001, 190 p.
Civil Society in the Grip of Nationalism. Studies on Political Culture in Contemporary Turkey, Sous la direction de Stéphane Yerasimos, Gunther Seufert et Karin Vorhoff
60Ce livre, recueil de contributions émanant de différents chercheurs et spécialistes de la Turquie, a été publié à l’initiative commune de l’Institut français d’études anatoliennes et de l’Orient-Institute allemand, deux organismes basés à Istanbul et spécialisés dans l’étude des questions historiques, politiques et sociales relatives à la Turquie. La société turque contemporaine se voit ainsi analysée sous le prisme d’éléments historiques comme économiques et politiques, et ce sous la plume de douze contributeurs.
61La densité de l’ouvrage est à l’image de son abondance thématique : de la société civile aux partis politiques, en passant par les organisations non gouvernementales locales, les syndicats et chambres professionnelles, le poids politique des hommes d’affaires, le récent combat mené par la communauté alévie dans le but de se voir reconnaître une identité nationale spécifique, les modalités de commémoration de la fondation de l’Empire ottoman ou la naissance de la République turque, le football, etc. Tout élément jugé partie intégrante du processus de formation de la société civile turque contemporaine est passé au crible, avec un recours fréquent aux événements historiques, de manière à ce que puissent être déclinés les faits avérés susceptibles de nous éclairer quant à ce qui constitue l’objet même de ce recueil : la place centrale que le nationalisme a été et est amené à occuper dans l’histoire de la Turquie.
62Cette variété de contenus rend évidemment impossible l’esquisse de l’intégralité de cet ouvrage en quelques lignes. Nous nous contenterons ainsi de rappeler quelques éléments clés soulignés par les auteurs de façon récurrente, car essentielle à leurs yeux.
63Il faudra ainsi, tout d’abord, entendre par « nationalisme », dans le cadre de cet ouvrage, le fait, pour chaque citoyen de la Turquie, de se revendiquer comme Turc bien avant que de se vouloir – ou de se déclarer – Istanbouliote ou musulman, par exemple. En effet, dans le contexte spécifique du pays, force est de constater que la mort de Mustafa Kemal, dit « Atatürk », en 1938, a laissé très rapidement place à l’instauration d’un climat politique extrêmement tendu, du fait de l’absence avérée d’un élément fédérateur fort tel que celui qu’a pu incarner – avec efficacité – le « père des Turcs ». Une situation qui va, dès lors, rapidement provoquer des crises politiques aiguës, comme le prouveront les coups d’État que le pays connaîtra en 1960, 1971 et 1980. Ce dernier aura certes pour effet de faciliter la création de la « synthèse turco-islamique », forme d’idéologie ayant pour leitmotiv la « réconciliation de la sensibilité musulmane conservatrice avec un nationalisme turc fortement marqué d’un point de vue ethnique ». D’autant plus que la voie sera alors ouverte pour aboutir rapidement au « processus du 28 février 1997 », date à laquelle une liste de mesures sera adoptée par le Conseil de sécurité national turc afin de confiner le « réactionnarisme religieux » et de couper court à toute tentative ou probabilité d’introduction de préceptes religieux – i.e. musulmans – au sein de la société turque. Un coup d’œil rétrospectif fait néanmoins apparaître que ce fait trouve largement ses racines dans le début des années 1950, période à partir de laquelle le conservatisme s’est affirmé au sein de la vie politique turque. C’est en effet à partir de cette date que se manifesteront et s’affirmeront les partis de centre-droit, faisant notamment des vertus de la libre-entreprise et de la croissance économique un programme politique au même titre qu’un slogan électoral, ce qui sera également annonciateur d’un tournant économique dans la politique nationale turque.
64Au final, cet ouvrage a ainsi le grand mérite de mettre en perspective la société civile turque à travers son histoire, en insistant grandement sur la période postérieure aux années 1950, mais en n’omettant pas pour autant de souligner l’importance du kémalisme dans l’instauration d’une forme de laïcité en Turquie, d’une part, et le poids non négligeable de l’histoire dans l’imaginaire turc, d’autre part.
65Nous déplorerons cependant que, dans leur effort d’esquisse de l’ensemble des éléments susceptibles d’expliquer les raisons de l’apparition du nationalisme en Turquie, les coordinateurs de l’ouvrage n’aient pas jugé utile d’accorder une section spécifique – ou, du moins, une place plus importante – à la question kurde, qui se retrouve ainsi rapidement suggérée au détour de divers textes aux thèmes aussi variés que les syndicats professionnels ou les droits de l’homme. Reste néanmoins la richesse de cet écrit, qui tombe d’autant plus à pic que les tensions politiques récurrentes qui continuent à se manifester en Turquie sur fond de laïcité, de crainte manifeste de la politique d’un gouvernement qualifié d’« islamiste modéré » et de nécessité d’intégration de l’Union européenne, rendent nécessaire la compréhension d’une constante qui, à notre sens, se pérennise dans la société turque contemporaine selon la combinaison suivante : fierté du passé historique, anticipation craintive de l’avenir... et incertitude du présent.
66Barah MIKAÏL
67Istanbul, Institut français d’études anatoliennes / Orient-Institute, 2001, 573 p.
L’Europe postcommuniste, Sous la direction de Dominique Colas
68L’objectif de cet ouvrage est d’analyser les changements des pays de l’Europe postcommuniste. Ainsi, l’une de ses forces réside dans l’étude des problèmes communs de ces pays plutôt qu’une étude pays par pays. En effet, le communisme cherchait à influencer ou à diriger la totalité de la société et chaque individu à travers un ensemble de dispositifs et de pratiques. Il a provoqué de tels désastres que la fin du régime politique de parti unique, l’abandon de l’idéologie officielle et la volonté de transformation radicale de l’économie ne suffisent pas à effacer son influence. Cela justifie alors l’étude d’une aire politique autonome : même si les pays ont connu des trajectoires très différentes au sortir du communisme, cette diversité n’est compréhensible que sur le fond de ce passé commun.
69Dominique Colas présente tout d’abord la transformation des sociétés communistes à travers les trois concepts clés de société civile, d’État et de nation. Les problèmes identifiés sont la place de la mobilisation de la société civile dans la fin du communisme et la difficile élaboration d’un État de droit. Le nationalisme, souvent présenté comme une renaissance lors des dernières années du communisme, n’est pas la cause finale de la chute du système.
70La partie suivante concerne le bouleversement des institutions et de la vie politique. Le passage des institutions politiques socialistes à un État de droit est un processus vaste et complexe, encore inachevé. Anne Gazier sépare deux groupes : l’espace postsoviétique, qui se caractérise par la confusion des pouvoirs, l’importance des liens de subordination, le mépris du droit ; et l’Europe centrale, orientale et balte, qui doit construire un État de droit afin d’entrer dans l’Union européenne.
71L’économie de la transition a donné des interprétations très divergentes au regard de résultats contrastés. La transformation du système d’allocations de ressources d’une économie planifiée à une économie de marché implique un changement radical des systèmes de références. Gérard Wild offre ainsi une grille de lecture afin de laisser son lecteur juge, à travers l’étude de trois logiques à l’œuvre : les politiques économiques, les privatisations et l’ouverture extérieure.
72L’étude des populations effectuée par le démographe Anatoli Vichnevski montre que les tendances perçues sous le communisme perdurent. L’auteur expose l’idée d’une « modernisation de rattrapage » de l’Est sur l’Ouest dans le domaine des questions ethniques, de l’urbanisation, des migrations et de la fécondité. La seconde partie de l’étude concerne l’espérance de vie, où l’on constate le retard de l’Est par rapport à l’Ouest. Enfin, l’auteur analyse rapidement la reproduction et la croissance de la population.
73La cinquième partie porte sur la société postcommuniste et cherche à établir les effets de la transformation politique et économique sur les acteurs sociaux. Elle amène à s’interroger sur la stratification sociale et les concepts de « classe sociale », de « mobilité sociale » et de formation des élites. Georges Mink y déplore le fait qu’il n’y ait pas aujourd’hui de paradigme postcommuniste pour comprendre la situation : de fait, les sociétés postcommunistes sont encore en mouvement, ce qui rend leur étude passionnante et stimulante.
74Enfin, Jean-Christophe Romer entend montrer de quelle manière le système des relations internationales a été remodelé avec la fin de la guerre froide. Ainsi, on constate la relativisation de la puissance de la Russie sur la scène internationale, malgré l’héritage de l’Union soviétique, ainsi que l’attraction de l’Union européenne et de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) pour certains pays de l’ancien bloc soviétique. La fin de l’URSS amène à une réflexion nécessaire autour de la redéfinition de la sécurité européenne, ainsi que sur la défense, la stratégie et le désarmement.
75Ainsi, ce livre utilise avec réussite l’interdisciplinarité en montrant des transformations qui vont au-delà des transformations économiques et politiques. Le lecteur trouvera un large panorama de cette aire politique mal connue, malgré l’imminence de l’élargissement et un certain retour de la Russie sur la scène internationale. L’ouvrage comble un vide réel de par son ambition et son ampleur (près de 700 pages) et devient un livre de référence dans lequel, outre la bibliographie, le guide de recherche sur Internet offre une aide fort appréciable à tous ceux qui s’intéressent à cette région.
76Florent PARMENTIER
77Paris, PUF, 2002, 693 p.
Deutschland-Trendbuch. Fakten und Orientierungen, Sous la direction de Karl-Rudolf Korte et Werner Weidenfeld / Deutschland in den neunziger Jahren. Politik und Gesellschaft zwischen Wiedervereinigung und Globalisierung, Sous la direction de Werner Sü
78Le recueil Allemagne-Tendances. Faits et orientations, dirigé notamment par Werner Weidenfeld, directeur du réputé think tank Centrum für angewandte Politikforschung près de l’Université de Munich, auquel ont collaboré 24 auteurs allemands, est un véritable lexique prospectif proposant des analyses poussées dans les domaines de l’histoire, de la société, de l’économie, de la culture et de la politique de l’Allemagne contemporaine. Chaque contribution expose un bilan, présente une tendance lourde et trace des perspectives. L’accent est mis sur l’adaptation douloureuse de la société allemande aux défis de l’unification intérieure (sur les plans mental, social et financier) et à la mondialisation. Ces processus sont complexifiés par les conséquences sociales du passage d’une société industrielle homogène à une société de services hétérogène et par l’acceptation nuancée, de la part de l’opinion publique, de la transformation inéluctable des structures économiques et sociales (fonctionnant sur le modèle du capitalisme rhénan et du consensus). Selon certains auteurs, l’Allemagne, afin de gérer notamment le défi inédit du parachèvement de l’unification intérieure, sera logiquement tentée de se concentrer davantage sur ses propres problèmes. En raison de l’absence de débat public approfondi sur la finalité de l’Europe, Wagner Peter, haut fonctionnaire à la Commission européenne, constate que, s’il existe au sein de l’élite politique et de la population allemandes un consensus durable en faveur de l’intégration européenne, la capacité typique des Allemands au compromis s’effrite dans une Europe en pleine transformation. Les Allemands passent de l’enthousiasme à l’acceptation sans passion de l’Europe, du statut de l’élève-modèle à celui d’un partenaire comme les autres. Le politologue Hanns W. Maull, qui, au début des années 1990, avait conceptualisé l’idée de l’Allemagne « puissance civile », soutient in fine que l’on ne peut pas parler d’une « normalisation » de la politique étrangère allemande. Pour lui, la politique de la République de Berlin se situe nettement dans la continuité de celle de l’ancienne République fédérale d’Allemagne (RFA). Les « forces persistantes » de la culture politique de l’ancienne RFA cloisonnent les marges de manœuvre en politique étrangère, à l’exception de « subtils changements » dans les relations avec ses partenaires, la France et les États-Unis notamment. On peut s’étonner de ces réflexions, car depuis le milieu des années 1990, l’Allemagne a procédé à de très nets correctifs de sa traditionnelle culture de la retenue. Il admet cependant que le défi majeur pour l’Allemagne est le développement d’une vraie culture en politique extérieure.
79L’ouvrage L’Allemagne dans les années 1990, dirigé par le politologue berlinois Werner Sü, a justement pour sous-titre le défi auquel est durablement confronté le pays : La politique et la société entre réunification et mondialisation. La RFA doit gérer en parallèle cet événement et cette évolution majeurs qui conditionnent, dans un cadre européen lui-même en pleine mutation, les choix politiques, sociétaux et économiques de ses dirigeants. Vingt-quatre auteurs allemands, dont l’ancien conseiller de Helmut Kohl, Horst Teltschik, et l’historien Heinrich August Winkler, proposent une analyse solide et détaillée du processus d’unification et de ses conséquences, du système politique allemand, du concept de la « société du consensus » et de son érosion probable dans les années à venir, de l’évolution inéluctable du fédéralisme coopératif à une forme de fédéralisme plus concurrentiel et, enfin, de la modernisation forcée du capitalisme rhénan face à l’accélération du phénomène de la mondialisation. Les réformes des structures économiques sont idéologiquement cruciales, dans la mesure où persistent deux évolutions économiques distinctes à l’est et à l’ouest du pays, doublées de la montée du chômage et d’une structure démographique défavorable. La « splendeur de l’ancien » modèle de l’Allemagne « pâlit » et les « charmes du consensus » ne font plus d’effet. Ces conclusions prosaïques rejoignent celles exposées dans la dernière partie consacrée à la position internationale de la RFA. Si les contributions en la matière soulignent la conviction européenne durable de l’Allemagne unifiée, le politologue Christian Hacke insiste néanmoins sur le difficile retour de l’idée d’identité nationale et d’État-nation, vécu comme un anachronisme jusqu’à la fin des années 1980, en particulier par la génération aujourd’hui au pouvoir. Il met l’accent sur l’effort avec lequel les dirigeants actuels ont réussi à gérer le dilemme entre les convictions passées et les réalités d’un contexte international instable, la RFA acceptant d’intervenir militairement en dehors même de la zone couverte par l’OTAN. Si, au cours des années 1990, la RFA a effectué un retour sur la scène européenne et internationale en s’affirmant de manière nette, il manque encore une réelle identification des Allemands à leur État et à leur politique extérieure.
80L’Allemagne se révèle être le seul pays confronté à la fois aux problèmes d’adaptation des pays occidentaux à la mondialisation et à la transition politico-économique d’un pays de l’ancien bloc soviétique. Ainsi, les deux ouvrages mettent en lumière des débats et des questionnements fondamentaux souvent largement sous-estimés à l’extérieur, notamment en France.
81Stephan MARTENS
82Opladen, Leske-Budrich, 2001, 750 p. ; Opladen, Leske-Budrich, 2002, 372 p.
Les territoires de l’opium. Conflits et trafics du Triangle d’or et du Croissant d’or, Pierre-Arnaud Chouvy / The Shore beyond Good and Evil. A Report From Inside Burma’s Opium Kingdom, Hideyuki Takano Yaa Baa. / Production, trafic et consommation de méthamphétamine en Asie du Sud-Est continentale, Pierre-Arnaud Chouvy et Joël Meissonnier (sous la direction de Stéphane Dovert) / La pierre du Ciel. L’histoire du jade, Adrian Levy, Cathy Scott-Clark
83Depuis plusieurs mois, la Birmanie cherche à convaincre la communauté internationale de son implication dans la lutte contre le trafic de stupéfiants et l’importance des résultats obtenus dans ce domaine. Le Programme des Nations unies pour le contrôle international des drogues (PNUCID) ne vient-il pas de confirmer que la production d’opium a diminué de moitié depuis 1996 ? Pour atténuer plus encore les critiques, voire leurs propres responsabilités, les responsables de la junte au pouvoir répètent comme un leitmotiv que le problème de l’opium est un fait extérieur qui leur a été imposé. Historiquement, les importations ont été prescrites par le colonisateur britannique ; commercialement, le marché est tenu par les Chinois. La thèse de doctorat de Pierre-Arnaud Chouvy, chargé de recherche au CNRS, Les territoires de l’opium, permet de mieux comprendre les conflits et trafics qui traversent depuis des décennies le « Triangle d’or » : le mouvement des espaces de production, l’évolution des routes du trafic, les responsabilités des acteurs étatiques (Birmanie, Laos, Thaïlande) et non étatiques, ou encore le rôle de la guerre en Asie du Sud-Est comme dans la région du « Croissant d’or » (Afghanistan, Iran, Pakistan). Les travaux universitaires comme ceux du jeune géographe français se nourrissent des enquêtes de terrain comme celle que nous livre au même moment le journaliste japonais Hideyuki Takano dans The Shore beyond Good and Evil.
84Après de brillantes études de lettres à l’Université de Waseda, H. Takano joue les aventuriers d’Afrique (voir le récit de son expédition congolaise In Search of the Mbembe) en Asie. Ses sept mois passés clandestinement auprès de la résistance wa – une première depuis le voyage du journaliste suédois Bertil Lintner au milieu des années 1980 (voir Land of Jade : A Journey through Insurgent Burma, Edinburgh, Kiscadale, 1990) – nous font découvrir la terra incognita créatrice de la part essentielle de la production mondiale d’héroïne. Aux côtés de la résistance, on parcourt les zones qu’elle contrôle, du Kokang à la frontière de la République populaire de Chine, à celles du Mong Yang contrôlé par Lin Minxiang (alias U Sai Lin) le long de la frontière laotienne, en passant par celles qui furent longtemps sous la férule du Parti communiste birman. Les spécialistes apprécieront les informations précieuses qu’il ramène sur la United Wa State Army, ses subdivisions, ses leaders qu’il a rencontrés (tels Ta Pang, alias Nyi Pang) ou encore sur la Eastern Shan State Army. Cette intrusion permet également de mieux connaître l’intimité qui s’est créée entre les mouvements dissidents (par exemple, la Myanmar National Democratic Alliance Army) et l’armée au pouvoir à Rangoon.
85Pour le plus grand public, ce voyage permet de découvrir le cœur du pays wa, ses légendes, sa langue, son organisation sociale ou encore son histoire. Région productrice d’opium depuis le milieu du XIXe siècle, on émerge sur un territoire vierge de toute présence occidentale mais qui n’en est pas moins pris en étau entre Kunming (Chine) et Chiangmai (Thaïlande). À tout égard, l’influence chinoise apparaît la plus prégnante. À Pang San, les services postaux ou la monnaie sont chinois, tout comme les noms de ses habitants ou l’influence durable du maoïsme. Un récit de voyage érudit, plein d’émotion et d’information et qui nous rappelle que la production d’opium et d’héroïne dans le « Triangle d’or » ne se résume pas à un seul homme de légende, Chang Chifu (alias Khun Sa). Reste à savoir si le monde que nous décrit H. Takano n’est pas en voie d’extinction. Son désenclavement progressif, l’impérialisme han et birman le fragilisant, il est même condamné à s’adapter à la nouvelle demande de stupéfiants.
86Aujourd’hui, la production de drogues de synthèse fait aussi son apparition au cœur du « Triangle d’or » et se révèle particulièrement rémunératrice. L’enquête de P.-A. Chouvy et Joël Meissonnier sur le « yaa baa » – le « médicament qui rend fou », comme l’appellent les Thaïlandais – est révélatrice des nouvelles tendances. Pour comprendre l’engouement des consommateurs asiatiques pour les méthamphétamines, ce livre est la meilleure des introductions. Au-delà de la géopolitique d’une drogue pour le travail comme les loisirs, les informations rassemblées permettent de mieux saisir le degré de dépendance des consommateurs réguliers, les modalités de traitement qui s’imposeront à eux et les modes de production de ce « nouveau » produit. À lire, à l’heure où le gouvernement thaïlandais de Thaksin Shinawatra proclame, urbi et orbi, qu’il entend en trois mois réduire de manière significative la consommation et le commerce d’un produit qui pose au royaume un sérieux problème de santé publique. Cette analyse fouillée sur l’une des nouvelles formes du narcotrafic, à mi-chemin entre journalisme et investigations académiques, traduit la qualité et l’opportunité des programmes de recherche conduits depuis deux ans par l’Institut de recherche sur l’Asie du Sud-Est contemporaine (IRASEC), installé à Bangkok et financé par le ministère français des Affaires étrangères. Cette démarche intellectuelle associant le goût de l’enquête à la rigueur permet de découvrir les aspects les plus sombres des sociétés asiatiques. C’est selon cette même démarche que deux journalistes britanniques, Adrian Levy et Cathy Scott-Clark, avec La pierre du Ciel, nous offrent une étude historique très complète sur le commerce du jade, la pierre qui brille comme une flamme. Des folies de l’empereur chinois Qianlong aux horreurs des shooting galleries des mines d’extraction de l’État de Kachin (Birmanie), la « pierre du Ciel » nous ramène aux confins du « Triangle d’or » qui sont autant ceux du trafic des stupéfiants que ceux des pierres précieuses (voir les rubis de Mogok).
87François GUILBERT
Enseignant à l’Université de Paris I
88Genève, Olizane, 2002, 539 p. ;
Tokyo, Kotan Publishing, 2002,
277 p. ; Paris/Bangkok,
L’Harmattan/IRASEC, 2002, 310 p. ; Paris, J.-C. Lattès, 2002, 429 p.
Les illusions perdues en Palestine. La Société des Nations et la genèse du conflit judéo-arabe (1922-1939), Pascal Quéré
89Démêler l’écheveau israélo-palestinien nécessite une solide connaissance de sa dimension historique et des circonstances qui ont abouti à une situation en apparence inextricable. C’est la tâche à laquelle s’attelle Pascal Quéré, en adoptant pour angle d’approche l’analyse du « contrôle » exercé par la Commission permanente des mandats (CPM) de la Société des Nations (SDN) sur la puissance mandataire britannique de 1922 à 1939. Cet ouvrage, issu d’un travail de recherche universitaire fort bien documenté, s’attache à décrypter, à travers les comptes rendus des sessions de la CPM qui restituent les échanges entre ses membres et les représentants accrédités de la puissance mandataire, la logique qui prévalait au sein de celle-ci dans le dossier palestinien, ainsi que la compréhension (ou, plutôt, le peu de compréhension) qu’en avaient les représentants d’une « communauté internationale » à l’évidence plus occidentale que véritablement internationale.
90Pour ce faire, l’auteur commence par définir « les termes de la tragédie », en plantant le décor d’une Palestine mandataire dont la délimitation géographique reste floue et à laquelle s’applique une déclaration Balfour qui cristallise les tensions. Il décrit d’autre part le mode de fonctionnement de la CPM, ainsi que les acteurs en présence, à savoir les communautés juive, musulmane et chrétienne qui, bien que « plurielles », sont perçues par la CPM comme des entités monolithiques.
91P. Quéré fait ensuite la « chronique d’un échec » en décrivant chronologiquement l’escalade de la violence, dont les temps forts correspondent aux émeutes issues des « événements du Mur des Lamentations » de 1929 et, bien sûr, à la révolte née de la « grande grève » de 1936. Dans cette même partie est également menée une étude thématique approfondie, abordant les questions cruciales de l’immigration juive, de l’achat de terres et de l’établissement d’institutions politiques, mais aussi celles, tout autant déterminantes, du statut des lieux saints, de la politique ségrégationniste en matière de partage du travail, ainsi que les questions liées à la scolarisation. À l’occasion de cette analyse thématique, l’auteur explique comment le découpage par la CPM de l’objet de son étude en multiples « rubriques » indépendantes les unes des autres, loin de contribuer à une meilleure compréhension de la question, l’a au contraire empêchée d’adopter une vision transversale qui lui aurait pourtant permis de prendre davantage la mesure de ce qui se jouait dans la région.
92La dernière partie, intitulée « Le regard de l’autre », s’attarde sur l’appréciation par la CPM de la politique britannique. Jusqu’alors étonnamment bien- veillante – voire complaisante –, la CPM, lors des toutes dernières années de son existence, finit par durcir légèrement le ton, reprochant au gouvernement britannique une trop faible prise en considération du cadre régional, ainsi qu’une politique dont la mise en œuvre a abouti à une « triangulation du conflit » lorsque, de puissance mandataire et arbitre, le Royaume-Uni est progressivement devenu puissance coloniale et partie au conflit. Enfin, l’incapacité de la CPM à comprendre les structures sociopolitiques des différentes communautés, sa propension à concevoir les tensions en termes de conflit de civilisations plutôt que de conflit entre nationalismes émergents, les limites dues à son mode de fonctionnement et à sa vision européo-centrée sont autant d’éléments mis en avant pour expliquer qu’elle ait pu être « l’objet d’une manipulation » de la part du gouvernement britannique : les représentants accrédités de celui-ci purent ainsi fournir aux questions de la CPM des réponses résolument optimistes en contradiction flagrante avec la réalité des faits – faisant notamment état de perpétuels progrès dans les relations entre les communautés – sans jamais être sérieusement inquiétés par une SDN qui ne remplit jamais vraiment son rôle.
93P. Quéré nous propose ici une étude détaillée et rigoureuse d’un élément fondamental dans la naissance du conflit judéo-arabe en Palestine : le rôle du Royaume-Uni en tant que puissance mandataire et, surtout, celui de la SDN en tant qu’instance chargée de la surveillance de la bonne exécution par l’administration britannique de son mandat en Palestine. Le parti pris, louable de prime abord, d’une présentation sobre et sérieuse pourra décourager certains lecteurs confrontés à un ouvrage parfois austère, voire rébarbatif (on pourrait retourner à l’auteur le reproche qu’il adresse à la CPM d’un découpage excessif en multiples « rubriques », qui l’amène à répéter certaines idées ainsi que certaines citations). Mais l’analyse lucide développée au fil des pages en fait néanmoins un ouvrage utile à tous ceux qui souhaitent mieux comprendre les racines historiques d’un conflit qui, aujourd’hui encore, est bien loin de ne concerner que les acteurs locaux et régionaux.
94Clément BÉCACHE
95Paris, L’Harmattan, 2002, 203 p.