Notes
-
[1]
Voir Marie-Claire Lavabre, Le fil rouge. Sociologie de la mémoire communiste, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1994, p. 31.
-
[2]
Voir saint Augustin, Les confessions, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 269.
-
[3]
Charles de Gaulle, Vers l’armée de métier, Paris, Presses Pocket, 1944, p. 22-23.
-
[4]
Notes et études documentaires, 21 décembre 1962, no 2947, p. 15-16.
-
[5]
Voir Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Le Seuil, 2000, p. 496.
-
[6]
Voir Marie-Claire Lavabre, op. cit., p. 35-36.
-
[7]
Voir Valérie Rosoux, « Le temps et les relations internationales », Studia diplomatica, LII, 1999, p. 143-160.
-
[8]
Voir Robert Jervis, Perceptions and Misperceptions in International Politics, Princeton, Princeton University Press, 1976, p. 217-218.
-
[9]
Voir Pierre Vidal-Naquet, « L’engagement de l’historien », in Écrire l’histoire du temps présent, Paris, CNRS Éditions, 1993, p. 387.
-
[10]
Voir Benjamin Stora, Imaginaires de guerre, Paris, La Découverte, 1997, p. 97.
-
[11]
Voir Danièle Kriegel, « La visite de Helmut Kohl en Israël à travers la presse israélienne », Documents, 1985, no 3, p. 70.
-
[12]
Süddeutsche Zeitung, 11 septembre 1999.
-
[13]
Voir Tzvetan Todorov, Les abus de la mémoire, Paris, Arléa, 1995, p. 26.
-
[14]
Voir Paul Garde, « Ex-Yougoslavie : une fausse guerre de religion », Politique internationale, no 58-59, hiver 1992-1993, p. 52. Précisons qu’une telle position n’a jamais fait l’unanimité en Serbie. De nombreuses voix se sont élevées pour dénoncer les dérives de ce type d’appels à l’histoire (voir Mirko Grmek, Mark Gijdara et Neven Simac, Le nettoyage ethnique. Documents historiques sur une idéologie serbe, Paris, Fayard, 1993, p. 56).
-
[15]
Voir Nicolas Miletitch, « L’Église orthodoxe serbe », Politique étrangère, janvier 1996, p. 191-192.
-
[16]
Voir Sheldon Harris, Factories of Death, Londres - New York, Routledge, 1994.
-
[17]
Heinrich Luebke, le 4 septembre 1962, Notes et études documentaires, 21 décembre 1962, no 2947, p. 5-6.
-
[18]
Discours prononcé lors du colloque « Mémoire et identité » des 24 et 25 septembre 1999 à Genshagen.
-
[19]
Notes et études documentaires, 21 décembre 1962, no 2947, p. 7.
-
[20]
Voir par exemple François Mitterrand, Réflexions sur la politique extérieure de la France, Paris, Fayard, 1986, p. 173.
-
[21]
Richard von Weizsäcker et Vaclav Havel, « Échange pragois sur la culpabilité », Esprit, no 162, juin 1990, p. 5-8.
-
[22]
Déclaration du 25 septembre 1999.
-
[23]
Sur les limites d’un tel processus, voir Valérie Rosoux, « National identity in France and Germany : From mutual exclusion to negotiation », International Negotiation, 2001, vol. 6, no 2, p. 175-198.
-
[24]
Voir Ana Uzelac, « Apprendre aux petits Bosniaques que leur voisin est un ennemi », Gazeta Wyborcza, in Courrier international, no 325, 23-29 janvier 1997, p. 32.
1L’appel à la résolution des conflits est omniprésent. Alors que les combats qui ravagent le Proche-Orient et l’Afrique des Grands Lacs s’enlisent, l’impératif de rapprochement force à s’interroger : comment gérer les conséquences de ce qui est advenu ? Comment imaginer que les anciens belligérants puissent un jour devenir des partenaires ? La question de la transformation à long terme des rapports entre anciens belligérants est vaste. De nombreux auteurs se sont penchés sur la possibilité de reconstruire des liens violemment rompus par la guerre, que ce soit par le biais de la politique, de l’économie ou de la culture. Cette étude se propose de traiter la question sous un angle différent. Il ne s’agit pas d’étudier les projets qui sont susceptibles de favoriser la coopération à venir, mais de s’interroger sur l’évolution du regard que les protagonistes portent sur leur passé commun. En effet, la question qui se pose au lendemain des combats n’est pas seulement « que s’est-il passé ? », mais aussi – et surtout – « que faire avec le passé ? ».
2L’objectif de cet article est de dégager les principaux mécanismes liés à la gestion officielle du passé et de cerner leur impact respectif sur la scène internationale. L’enjeu est de taille. On peut effectivement poser l’hypothèse que la résolution durable des conflits implique la transformation progressive de la représentation du passé conflictuel. Elle suppose sinon l’harmonisation des lectures divergentes et parfois contradictoires du passé, du moins l’acceptation et la reconnaissance de ces lectures par l’ensemble des protagonistes.
LA MÉMOIRE : INSTRUMENT OU CONTRAINTE ?
3Pour cerner la portée de l’utilisation du passé sur la scène internationale, il convient de mettre d’emblée l’accent sur la tension qui s’établit entre, d’une part, le choix du passé, et, d’autre part, le poids du passé [1]. La première perspective montre que toute politique étrangère détermine une certaine interprétation de l’histoire. On peut parler, à cet égard, de reconstruction du passé. La seconde rappelle que toute politique étrangère est à son tour façonnée par l’histoire. Il ne s’agit plus de la reconstruction du passé, mais de ses empreintes.
4Choix du passé
5À la différence des mémoires artificielles, la mémoire humaine ne se réfère pas au passé de manière neutre et objective. Ce ne sont pas les choses elles-mêmes qui entrent dans la mémoire, mais leurs représentations. La mémoire ne peut être le reflet exact et parfait du passé. Elle n’en est que la trace. C’est en ce sens que saint Augustin définit la mémoire comme le « présent du passé » [2]. Force est de constater que les souvenirs ne sont pas littéralement conservés, mais plutôt reconstruits, remaniés en fonction des circonstances. L’attitude du général de Gaulle à l’égard du passé franco-allemand le montre à l’envi. Loin d’être constante, elle varie d’une période à l’autre. Entre la Première et la Seconde Guerre mondiale, Charles de Gaulle décrit à maintes reprises l’hostilité naturelle, l’incompatibilité ontologique et la méfiance quasi viscérale qui existent entre Français et Allemands [3]. Quelques années plus tard, le même Charles de Gaulle souligne la complémentarité tout aussi naturelle des deux peuples et les affinités profondes qui les ont toujours attirés [4]. N’est-ce pas parce que le rapprochement avec l’Allemagne apparaît comme une nécessité pour la France que les évocations du passé se modifient radicalement ?
6Ce type de réinterprétation du passé n’est concevable que si l’on remet en question le préjugé tenace selon lequel seul le futur serait ouvert et indéterminé, le passé étant fermé et déterminé. Le passé n’est en réalité jamais pleinement révolu. Bien sûr, les faits passés sont ineffaçables. Nul ne peut défaire ce qui a été fait ou faire que ce qui est advenu ne se soit pas produit. Mais le sens de ce qui est arrivé n’est jamais fixé une fois pour toutes [5]. Le caractère sélectif et fluctuant de la mémoire n’est pas un attribut négatif, mais fonctionnel – ou inhérent – de tout recours au passé [6]. Il résulte du fait que la mémoire ne se réduit pas à une répétition ou à une conservation pure et simple du passé, mais qu’elle s’emploie constamment à réorganiser le passé. La mémoire officielle repose tout entière sur ce mécanisme d’ajustement du passé au présent. Inspirée par un intérêt actuel, elle tend à une fin actuelle. Elle n’est par conséquent ni positive, ni négative en soi : elle est fonction de sa finalité.
Poids du passé
7Ces considérations mettent en exergue le caractère ambivalent et téléologique de la mémoire officielle. Le passé ne se réduit pourtant pas à un réservoir d’instruments que l’on sélectionnerait au gré des intérêts et des objectifs. Il constitue également une contrainte à laquelle peu d’acteurs politiques échappent [7]. L’influence du passé sur la politique étrangère peut se traduire par trois cas de figure.
8Elle apparaît tout d’abord quand des événements s’avèrent si prégnants qu’ils en viennent à façonner la perception de la réalité. Ce faisant, ils participent à la mise en place d’un prisme à travers lequel toute nouvelle situation est interprétée [8]. Considérons par exemple l’impact d’un événement comme la chute de Diên Biên Phû. En novembre 1954, la fermeté des représentants français lors de l’insurrection algérienne s’explique en partie par l’expérience qu’ils viennent de connaître en Indochine. Le 7 mai 1954, le camp retranché français de Diên Biên Phû tombe sous les coups du Viêt-minh. Il n’est guère surprenant que cet événement (3 000 tués, 4 500 blessés, 9 500 prisonniers) hante encore les esprits quelques mois plus tard. Nombre d’officiers français désignent les fellaghas comme des « Viets » [9]. Le 5 mai 1954, François Mitterrand écrit dans Libération que ce qui se passe en Algérie rappelle « cruellement le processus indochinois ». En mars 1960, le général de Gaulle assure, quant à lui, qu’« il n’y aura pas de Diên Biên Phû » en Algérie [10]. Bref, la chute de Diên Biên Phû s’impose comme un précédent qu’il importe à tout prix d’éviter.
9Le poids du passé se manifeste également lorsque ce n’est plus seulement le souvenir d’un événement mais l’héritage du passé national en tant que tel qui pèse sur la conduite de la politique étrangère. L’un des cas les plus significatifs à cet égard concerne les rapports israélo-allemands. Commentant la forte réaction des Israéliens suite à une transaction d’armes entre l’Allemagne et l’Arabie Saoudite – alors qu’ils se taisaient au sujet des fournitures d’armes françaises et américaines –, Reouven Yaron explique : « L’Allemagne diffère à nos yeux de nations comme l’Amérique ou la France. Vous devez savoir que les conséquences de l’holocauste continueront à se faire sentir pendant des décennies [...]. Les relations entre Israël et l’Allemagne ne peuvent être “normales” au sens littéral du terme. Ce qui peut être acceptable de la part d’un autre pays ne le sera jamais ipso facto pour ce qui est de l’Allemagne. » [11] En septembre 1999, Helmut Kohl revient sur ce point quand il rappelle à son successeur, Gerhard Schröder, qu’étant donné la réalité du passé le ton qui convient à l’Allemagne est celui de la modestie : « Que cela nous plaise ou non, chaque mot de notre part est perçu avec plus de sensibilité que lorsque d’autres prennent la parole. » [12] Comme ces déclarations le suggèrent, les acteurs de la politique étrangère d’un État comme l’Allemagne ne peuvent à aucun moment faire fi du passé national.
10Le poids du passé est enfin perceptible quand des décisions de politique étrangère s’expliquent par le passé personnel des acteurs. De fait, la politique étrangère n’est jamais désincarnée. Elle est toujours plus ou moins perméable aux souvenirs liés aux êtres qui en ont la charge. Comment envisager que les six années passées par le premier chef du gouvernement algérien, Ahmed Ben Bella, dans les geôles françaises n’aient pas coloré sa vision de l’ancienne métropole, une fois l’indépendance acquise ? Comment minimiser les traces que le passé officiel de François Mitterrand pendant les premières années de la guerre d’Algérie ont pu laisser sur les dirigeants algériens amenés à dialoguer avec lui trente ans plus tard ? Comment ne pas être attentif à l’engagement de Lionel Jospin contre la guerre d’Algérie ou à la participation de Jacques Chirac à cette même guerre, quand il s’agit d’analyser l’attitude de ceux-ci vis-à-vis du passé colonial français ? Comment expliquer la réaction – pour le moins tiède – de la plupart des États arabes lors de l’élection d’Ariel Sharon au poste de Premier ministre en Israël, sans se référer au rôle de ce dernier concernant les massacres des camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila, il y a près de vingt ans ?
11Bref, qu’il s’agisse de l’impact d’un événement, du passé national pris comme un tout ou encore de souvenirs personnels, le passé est un élément véritablement constitutif de la politique étrangère. Ce constat permet de récuser, ou au moins de compléter, la position selon laquelle, dans le domaine des relations internationales, les événements du passé sont seulement « utilisés » pour conforter des préférences ou des préjugés. L’histoire peut certes être instrumentalisée, mais elle ne peut l’être que dans une certaine mesure : l’utilisation politique du passé est inévitablement limitée par le poids de l’expérience vécue.
ESSAI DE CLASSIFICATION
12Ces mécanismes étant clarifiés, il importe de réfléchir aux différentes représentations du passé qui peuvent être choisies par d’anciens belligérants. Au lendemain d’un conflit, nul ne peut oublier les heurts vu la profondeur des séquelles qu’ils ont engendrées. Les blessures sont à vif, les victimes à peine enterrées, le pays souvent dévasté. Mais si les protagonistes ne peuvent oublier, ils peuvent adopter trois types d’attitudes à l’égard du passé. Ils peuvent tout d’abord accentuer, voire survaloriser le souvenir de l’affrontement. Ils peuvent, inversement, avoir tendance à dissimuler ou minimiser l’événement. Ils peuvent enfin s’engager dans un « travail de mémoire » qui ne relève ni de la survalorisation, ni de l’oblitération.
Survalorisation du passé
13Les conflits qui viennent d’embraser les Balkans illustrent le premier processus. L’une des justifications données par certains responsables serbes à leur agression contre les autres peuples de l’ex-Yougoslavie provient en effet de l’histoire : les souffrances qu’ils infligent aujourd’hui ne sont qu’une revanche sur celles qu’ils ont subies dans le passé [13]. La logique mémorielle mise en place est double. Primo, il faut se souvenir des injustices dont le peuple serbe fut victime, qu’il s’agisse des crimes commis par les Oustachis durant la Seconde Guerre mondiale ou de la bataille des Champs des Merles en 1389. Secundo, il faut réparer ces injustices. Certains propos sont éloquents. En 1991, un jeune théologien de Belgrade affirme que « la guerre en cours nous est imposée par les plus grands criminels de tous les temps, les Oustachis, les mêmes qui nous ont massacrés de 1941 à 1945 » [14]. En 1982, l’Appel des 21 prêtres et moines de l’Église orthodoxe serbe explique déjà que « le peuple serbe mène sa bataille du Kosovo depuis 1389. Le Kosovo est notre mémoire, notre foyer, la flamme de notre être » [15]. La suite est connue de tous.
14Que s’est-il passé en Yougoslavie ? Tant qu’un pouvoir central fort a existé, les hostilités mutuelles ont été maîtrisées. Les blessures de la Seconde Guerre mondiale ont été pansées. La conscience d’appartenir à des identités nationales différentes s’est atténuée. Peu après la disparition du pouvoir unificateur, les souvenirs des persécutions et des souffrances antérieures n’ont pas tardé à recouvrir la période de coexistence pacifique. Noms de rue, hymnes et drapeaux ont été modifiés, manuels scolaires et mythes historiques ont été revus. L’interpellation sous-jacente à cette reconstruction du passé tient en quelques mots : « Pourquoi devrions-nous être gouvernés par eux ? “Eux” et “nous” ont été définis de manière manichéenne, et les haines, dites ancestrales, ont été réactivées. » Comme le montre cet exemple, la survalorisation des épisodes les plus conflictuels du passé contribue à relancer le cycle de la violence. Ses effets peuvent être qualifiés de belligènes. Mais faut-il pour autant faire l’apologie de l’oubli ?
Oblitération du passé
15Plutôt que de mettre en exergue le passé conflictuel, les représentants officiels peuvent choisir de le passer sous silence. L’attitude des autorités japonaises à l’égard des pages les plus sombres du passé national est significative à cet égard. Le Japon impérial n’a jamais mené de crimes d’extermination méthodique de groupes humains comme l’Allemagne hitlérienne. Il est néanmoins accusé de trois crimes majeurs : le sac de Nankin en 1937, au cours duquel furent massacrés plusieurs centaines de milliers de Chinois ; l’affaire des « femmes de réconfort » contraintes de se prostituer pour l’armée impériale ; et, enfin, les crimes de l’unité 731. Cette dernière affaire remonte à 1936. Cette année-là, une équipe de scientifiques japonais commence à pratiquer des expérimentations biologiques sur plusieurs milliers d’êtres humains afin de doter l’Archipel d’armes bactériologiques [16]. Le Japon continue cependant de nier ces expérimentations, alléguant le manque de preuves.
16Nombre de responsables japonais restent effectivement cramponnés à une vision de l’histoire exonérant l’Archipel de toute responsabilité historique. L’objectif immédiat de cette lecture du passé est strictement interne : resserrer les rangs autour du passé glorieux de l’État. Mais ses effets débordent du cadre national. Le gommage systématique des crimes commis à l’étranger ne fait qu’envenimer les relations que le Japon entretient avec ses voisins. Dès le début des années 1980, des manifestations anti-japonaises éclatent à Pékin, Taiwan, Hong Kong, Hanoi et Séoul, pour dénoncer l’arrogance de l’ancien agresseur. En mai 1998, c’est en Grande-Bretagne que la question surgit à nouveau. Lors de la visite officielle de l’empereur Akihito à Londres, plusieurs centaines d’anciens prisonniers de guerre britanniques manifestent au passage de l’empereur pour protester contre l’absence d’excuses officielles japonaises.
17Cette succession de polémiques montre à quel point la politique officielle de l’oubli nuit à l’image du Japon. Désireux de jouer un rôle plus actif sur la scène asiatique et mondiale, les dirigeants japonais ont progressivement modifié leur représentation du passé. En 1992, les autorités reconnaissent les guerres d’agression menées par le Japon. L’année suivante, la « diplomatie des excuses » se met en place. Les autorités de l’Archipel n’hésitent cependant pas à « récidiver ». En août 2001, le ministre Koizumi frise la crise diplomatique avec la Chine et la Corée en se rendant au sanctuaire de Yasukuni, où sont entre autres honorées les âmes de criminels de guerre. « Tirer un trait sur le passé » demeure ainsi un leitmotiv de la classe politique japonaise. Cette attitude se révèle cependant peu probante sur le plan des relations internationales. Le refus de reconnaître la violence jadis infligée à l’autre maintient des malentendus qui empêchent tout rapprochement.
Travail de mémoire
18Alors que la survalorisation tend à imposer une et une seule interprétation du passé, que l’oblitération tâche d’éviter la moindre de ses interprétations, le travail de mémoire cherche à prendre en compte le conflit d’interprétations qui résulte immanquablement d’un événement tel qu’une guerre. Son objectif est précisément de reconnaître la pluralité des interprétations du passé. Il ne s’agit plus de mettre en avant une vision martyrologique ou édulcorée du passé, mais de prendre en charge le passé dans sa complexité et ses contradictions.
19La prise en considération de plusieurs points de vue ne signifie pas que toutes les perspectives soient pour autant équivalentes. Reconnaître la pluralité des représentations du passé ne remet pas en cause l’existence d’une réalité en deçà de ces représentations. La démarche ne se fonde pas sur le relativisme, mais sur l’idée qu’un passé commun au niveau factuel se révèle divergent quant à ses expériences. Le but n’est pas tant d’établir la vérité avec un grand « V » que de relire le passé à l’aune de la coopération recherchée.
20Le cas franco-allemand est révélateur d’une telle perspective. Pendant près d’un siècle et demi, le rappel incessant des souvenirs d’affrontements aboutit à créer de chaque côté du Rhin des mémoires nationales rigoureusement antithétiques et finalement incompatibles. Pourtant, dès 1958, Charles de Gaulle et Konrad Adenauer décident de mettre fin à l’hostilité d’autrefois. Et bien que leur dialogue ne soit pas exempt d’ambiguïtés et de désaccords, tous les représentants français et allemands fondent depuis lors leur rapprochement sur la reconnaissance concertée d’un passé commun qui « remplit de fierté, mais aussi de regrets douloureux » [17]. Les autorités des deux États mettent systématiquement l’accent sur les interprétations communes du passé. Le Premier ministre français Lionel Jospin résume bien la logique enclenchée lorsqu’il explique qu’à cet égard la mémoire n’est pas « une façon de réveiller les anciennes souffrances, mais, sans les oublier, une manière de faire la paix avec le passé » [18].
DÉCLOISONNEMENT DES MÉMOIRES
21Une telle démarche implique la reconnaissance de l’expérience d’autrui et l’examen critique de son propre vécu. L’ensemble des dirigeants allemands insistent sur l’obligation d’assumer les épisodes les plus sombres de leur passé. De l’autre côté du Rhin, Charles de Gaulle montre à plusieurs reprises qu’il se refuse à toute lecture manichéenne du passé. Il décrit l’Allemagne comme un « grand peuple », rappelle aux Français qu’ils ont eux aussi, « dans certaines circonstances », fait du mal à la population allemande, et s’arrête à Munich devant le Feldherrnhalle érigé à la mémoire des victimes de 1870 et de 1914-1918 [19]. Depuis lors, aucun responsable français n’a manqué de rendre hommage aux « morts allemands » tombés au combat [20].
22Le cas franco-allemand n’est pas unique. Le président de la République fédérale d’Allemagne, Richard von Weizsäcker, et le président de l’ex-Tchécoslovaquie, Vaclav Havel, se sont eux aussi livrés à un examen critique de leur passé national. Le 15 mars 1990, les deux chefs d’État ont témoigné de leur responsabilité historique respective. Le président allemand a insisté sur les « six années d’occupation et d’oppression » imposées par son pays, les « cicatrices douloureuses » et le « profond sentiment de méfiance » qui en découlent jusqu’à aujourd’hui. Vaclav Havel s’est, quant à lui, retourné sur « les fautes et les péchés de [ses] pères », évoquant ainsi les torts commis par les Tchécoslovaques envers les Allemands des Sudètes expulsés en 1945-1946 [21].
23L’objectif d’une telle démarche est de décloisonner les récits nationaux et d’éviter le développement de mémoires agressives, crispées et exclusives les unes des autres. Il ne s’agit à aucun moment de gommer les événements du passé mais d’agir sur le ressentiment et la haine qui y sont liés. Le travail de mémoire tente, en d’autres termes, de remémorer le passé en oubliant son sens initial (l’inéluctable confrontation entre ennemis héréditaires) et en intégrant un sens nouveau (tel que la déchirure entre peuples frères, par exemple).
24La transformation du souvenir de Verdun est sans doute l’exemple le plus remarquable à ce sujet. Le nombre de victimes et la nature impitoyable du combat marquèrent profondément les consciences de part et d’autre du Rhin. Dès 1916, une représentation nationaliste des combats s’élabore en France et en Allemagne. Vingt ans plus tard, le contexte du rapprochement franco-allemand ouvre la voie à une nouvelle interprétation du passé : la mémoire de Verdun devient le témoignage de tous les combattants, français et allemands. Il n’est plus question de condamnations et d’appels à la revanche, mais d’une seule narration réconciliatrice. Les soldats des deux camps sont englobés dans un même hommage. Les groupes en présence ne sont plus considérés comme des masses identitaires hétérogènes, indépendantes l’une de l’autre, mais comme des peuples frères réciproquement blessés.
25Cet effort d’intégration ne signifie en aucun cas l’uniformisation parfaite des représentations du passé. Il n’empêche en rien la pluralité des points de vue : il sous-entend, au contraire, l’acceptation de désaccords raisonnables concernant la réalité du passé. À cet égard, le travail de mémoire reste toujours le travail des mémoires. Même dans l’exemple franco-allemand qui peut être considéré comme un cas d’école, la représentation commune du passé conflictuel ne permet pas d’effacer les différences d’approche entre les deux côtés du Rhin. Comme l’indiquent Gerhard Schröder et Lionel Jospin, des décalages et des « malentendus de mémoire » subsisteront « tant que nous resterons les Allemands et les Français, tant que nos identités seront différentes » [22]. Ainsi, la narration du passé qui favorise la transformation durable des conflits se définit moins comme un récit linéaire et lisse que comme un récit « mosaïque ». Ce passage est concevable dès lors qu’on ne perçoit plus le discours officiel comme une vérité une et définitive, mais comme une tension dynamique entre différentes représentations en perpétuelle évolution [23].
CONCLUSION
26À l’issue de cette réflexion, force est de constater que l’actualité illustre des processus peu susceptibles de contribuer à désamorcer les crises liées au passé. Au Proche-Orient, le conflit ne sépare pas seulement des visées rivales. Il confronte également des récits formés à partir de points de vue radicalement différents. Le retour d’un imaginaire de guerre creuse le fossé entre perceptions blessées, en miroir l’une de l’autre. Des références hétérogènes se côtoient, des mémoires incompatibles s’opposent. Les victimes que l’on valorise se trouvent d’un seul côté – son propre camp. Loin de reconnaître les zones grises de son passé national, l’objectif est de stigmatiser les erreurs de l’autre.
27Dans les Balkans, l’histoire officielle se transforme en recueil de propagande. Bien que l’accord de Dayton prévoit le maintien d’un État bosniaque, les trois entités – serbe, croate et musulmane – vivent aujourd’hui de manière tout à fait séparée. Dans les écoles des trois communautés, les cours d’histoire apprennent aux élèves que l’autre fut l’agresseur, qu’il demeure l’ennemi [24]. Les Serbes cherchent à oublier les événements que les Croates et les Musulmans de Bosnie se remémorent, et réciproquement. Si, par hasard, deux parties se rappellent le même événement, c’est un crime pour l’une, un fait héroïque pour l’autre. Au-delà des divergences, un seul but paraît commun : effacer tout souvenir positif de la Yougoslavie et rejeter toute histoire commune.
28Dans les deux cas, chaque groupe en présence ressasse les violences subies par les siens et ignore celles qu’il a perpétrées. Ce faisant, il nourrit les malentendus, incompréhensions et autres oublis qui entravent toute possibilité de rapprochement. L’examen critique des actes commis au nom de la nation ne va certes pas de soi. Le travail de mémoire ne constitue ni un modèle normatif, ni une solution toute faite que l’on pourrait appliquer à tout conflit international. Son opportunité dépend de conditions politiques et socio-économiques précises : seul le travail de mémoire qui est perçu comme avantageux par l’ensemble des protagonistes a des chances d’être mené à bien. De fait, l’attitude des responsables politiques n’est pas dictée par le seul souci de rendre justice. Elle dépend directement du contexte et des objectifs poursuivis. Mais le caractère pragmatique du travail de mémoire ne modifie en rien son intérêt. Il demeure l’une des seules possibilités de dégager des compromis et, in fine, de créer des liens entre les hommes.
Notes
-
[1]
Voir Marie-Claire Lavabre, Le fil rouge. Sociologie de la mémoire communiste, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1994, p. 31.
-
[2]
Voir saint Augustin, Les confessions, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 269.
-
[3]
Charles de Gaulle, Vers l’armée de métier, Paris, Presses Pocket, 1944, p. 22-23.
-
[4]
Notes et études documentaires, 21 décembre 1962, no 2947, p. 15-16.
-
[5]
Voir Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Le Seuil, 2000, p. 496.
-
[6]
Voir Marie-Claire Lavabre, op. cit., p. 35-36.
-
[7]
Voir Valérie Rosoux, « Le temps et les relations internationales », Studia diplomatica, LII, 1999, p. 143-160.
-
[8]
Voir Robert Jervis, Perceptions and Misperceptions in International Politics, Princeton, Princeton University Press, 1976, p. 217-218.
-
[9]
Voir Pierre Vidal-Naquet, « L’engagement de l’historien », in Écrire l’histoire du temps présent, Paris, CNRS Éditions, 1993, p. 387.
-
[10]
Voir Benjamin Stora, Imaginaires de guerre, Paris, La Découverte, 1997, p. 97.
-
[11]
Voir Danièle Kriegel, « La visite de Helmut Kohl en Israël à travers la presse israélienne », Documents, 1985, no 3, p. 70.
-
[12]
Süddeutsche Zeitung, 11 septembre 1999.
-
[13]
Voir Tzvetan Todorov, Les abus de la mémoire, Paris, Arléa, 1995, p. 26.
-
[14]
Voir Paul Garde, « Ex-Yougoslavie : une fausse guerre de religion », Politique internationale, no 58-59, hiver 1992-1993, p. 52. Précisons qu’une telle position n’a jamais fait l’unanimité en Serbie. De nombreuses voix se sont élevées pour dénoncer les dérives de ce type d’appels à l’histoire (voir Mirko Grmek, Mark Gijdara et Neven Simac, Le nettoyage ethnique. Documents historiques sur une idéologie serbe, Paris, Fayard, 1993, p. 56).
-
[15]
Voir Nicolas Miletitch, « L’Église orthodoxe serbe », Politique étrangère, janvier 1996, p. 191-192.
-
[16]
Voir Sheldon Harris, Factories of Death, Londres - New York, Routledge, 1994.
-
[17]
Heinrich Luebke, le 4 septembre 1962, Notes et études documentaires, 21 décembre 1962, no 2947, p. 5-6.
-
[18]
Discours prononcé lors du colloque « Mémoire et identité » des 24 et 25 septembre 1999 à Genshagen.
-
[19]
Notes et études documentaires, 21 décembre 1962, no 2947, p. 7.
-
[20]
Voir par exemple François Mitterrand, Réflexions sur la politique extérieure de la France, Paris, Fayard, 1986, p. 173.
-
[21]
Richard von Weizsäcker et Vaclav Havel, « Échange pragois sur la culpabilité », Esprit, no 162, juin 1990, p. 5-8.
-
[22]
Déclaration du 25 septembre 1999.
-
[23]
Sur les limites d’un tel processus, voir Valérie Rosoux, « National identity in France and Germany : From mutual exclusion to negotiation », International Negotiation, 2001, vol. 6, no 2, p. 175-198.
-
[24]
Voir Ana Uzelac, « Apprendre aux petits Bosniaques que leur voisin est un ennemi », Gazeta Wyborcza, in Courrier international, no 325, 23-29 janvier 1997, p. 32.