Notes
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[1]
Se reporter au document 1.
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[2]
Valerij Chalidzé, Le crime en Union soviétique, Paris, Olivier Orban, 1976.
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[3]
Rompre tous liens avec sa famille, ne jamais travailler pour un patron, ne jamais avoir de contacts avec les autorités, ne jamais mentir à la société des voleurs, ne jamais se mettre au service de l’État.
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[4]
« Désignés par les autres en raison de leur intelligence supérieure et de leur courage, ils élaboraient la stratégie de toutes les activités [...], représentaient les clans lors de toutes les réunions nationales, géraient la caisse commune destinée au financement des opérations, à la corruption des fonctionnaires, ainsi qu’à l’aide aux familles des détenus, arbitraient les conflits internes et veillaient au respect du Code » (in Claire Sterling, Pax Mafiosa, Paris, Robert Laffont, 1994).
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[5]
Marie-Laurence Guy, La criminalité organisée tous azimuts : l’exemple de la Russie.
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[6]
Jacques Sapir, Comprendre l’économie souterraine et le développement de la criminalité économique dans les économies en transition, Paris, 1999.
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[7]
Anne Le Huérou, Russie : les paradoxes de la violence ; hhhhttp:// wwwww. conflits. org.
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[8]
Hannah Arendt, Du mensonge à la violence : essai de politique contemporaine, Paris, Calmann-Lévy, 1969.
1On observe en Occident une tendance très générale à évaluer de façon emblématique le phénomène mafieux russe. L’actuelle déréglementation de l’économie ne signifie pas pour autant que le crime soit partout impliqué, presque institutionnalisé. Cette emphase médiatique a dans une certaine mesure contribué à freiner les aides en direction de la Russie. Les organes spécialisés, quant à eux, ne considèrent pas que le pays soit totalement gangrené par la corruption et la criminalité. Sans vouloir minimiser un phénomène reconnu, il convient de nuancer les propos le concernant et de le replacer dans son contexte bien particulier de transition. En effet, jamais dans l’Histoire un pays n’a changé de modèle de société sans phase transitoire de criminalisation de l’économie et du pouvoir, et la Russie ne déroge pas à la règle. Cette instrumentalisation médiatique du phénomène mafieux est révélatrice d’un manque de clairvoyance, comme si les médias n’avaient pas ou ne voulaient présenter la Russie comme un pays « normal ». On constate finalement que la perception occidentale de ce pays n’a pas beaucoup évolué depuis la guerre froide : la Russie demeure pour une bonne partie des Occidentaux un pays mystérieux envers lequel on ne peut nourrir que de la suspicion. À la crainte d’une déferlante communiste succède la crainte d’une invasion mafieuse. Un mythe s’effondre, un autre émerge.
2La définition, très large, de la criminalité organisée donnée par Interpol en 1988, entendue comme « toute entreprise (ou groupe de personnes) engagée dans une activité illégale permanente ne tenant pas compte des frontières nationales, et dont l’objectif premier est le profit », correspond à la réalité de la plupart des organisations mafieuses, russes comprises. L’expression « mafia russe », aujourd’hui largement utilisée pour désigner l’ensemble des réseaux criminels issus de l’ex-URSS, apparaît quelque peu trompeuse. Le qualificatif de « russe » donne un caractère ethnique à cette organisation dont l’une des spécificités est justement de ne pas être ethniquement homogène. Dans notre propos, nous tenterons d’exposer les particularités propres à une partie de cette mafia telle que nous venons de la définir. L’appellation « mafia russe » doit donc être comprise ici comme l’étude du phénomène limité au territoire de la Russie. Comme la majorité des structures mafieuses, elle est organisée de façon pyramidale [1] et ses activités concernent tout à la fois les sphères de la criminalité et de l’illégalité. Il convient toutefois de préciser deux choses : d’une part, si une activité criminelle est par essence illégale, l’inverse ne se vérifie pas toujours, et ce, d’autant plus dans une situation de vide juridique ; d’autre part, le phénomène mafieux n’est pas l’apanage des seuls petits malfrats mais aussi, et surtout en Russie, de ceux qu’on appelle communément les « cols blancs ». Notons encore que leur objectif est exclusivement le profit. La pénétration du pouvoir, notamment par la corruption, offre l’assurance d’une certaine impunité permettant à cet égard le développement des activités et l’optimisation du profit.
3La mafia russe se distingue des autres mafias (italiennes, chinoises, sud-américaines, etc.) à plusieurs titres. Elle relève davantage d’une gestion atypique du réseau relationnel que de la mise en place méthodique d’une organisation. Il ne s’agit pas d’une société secrète, mais de méthodes d’action et de relations complexes avec le pouvoir. Plus qu’ailleurs, le fondement de ce phénomène mafieux est la corruption, véritable « colonne vertébrale » du crime organisé. Cette mafia apparaît intellectuellement « plus évoluée » que les autres : c’est une mafia de réseaux, de pouvoir, de « cols blancs ». Cela est perceptible de par l’étendue de ses activités et l’efficacité de ses méthodes. À la globalisation de l’économie mondiale a répondu une mondialisation des activités mafieuses où vont s’exporter un nombre croissant de diplômés ou surdiplômés venus d’ex-URSS : ces dix ou quinze dernières années, la criminalité bancaire et électronique a révélé des niveaux d’éducation inconnus dans la pègre mondiale. La singularité de la mafia russe tient encore au mythe qu’elle génère, dont les composantes sont issues de l’histoire, de l’immensité du pays et des particularismes de la société russe.
4Il s’agit ici d’exposer les mécanismes constitutifs de cette mafia, de clarifier les rôles joués par le pouvoir et, dans une certaine mesure, par la société dans la formation et la prolifération des activités mafieuses. Par une approche à la fois historique et sociologique nous essaierons de porter un autre regard sur un phénomène connu mais dont les singularités, bien souvent, nous échappent.
5Dans un premier temps, nous procéderons à l’étude historique de la mafia russe, pour en développer les éléments constitutifs et les mutations. Dans un deuxième temps, nous prendrons en considération les « autres » facteurs ayant permis son essor. Moins perceptibles parce que touchant à l’inconscient collectif, leur importance est cependant significative. Il s’agit d’essayer de prendre la mesure non seulement des bouleversements occasionnés par la fin de l’URSS mais aussi de l’importance de l’héritage politique et social laissé par soixante-dix années de communisme.
6En définitive, nous verrons que les organisations mafieuses ont puisé dans la constitution de l’État soviétique les raisons de leur formation, et dans sa déliquescence, mais aussi dans une société marquée par des années de collectivisme et d’égalitarisme, les moyens de leur expansion.
CRIMINALITÉ ET MAFIA DANS LA RUSSIE D’HIER ET D’AUJOURD’HUI : LES ÉLÉMENTS CONSTITUTIFS, LES MUTATIONS
De l’artisanat à l’entreprise nationale
7Les réalités « criminologiques » de la Russie d’aujourd’hui résultent de l’union entre la « caste » des voleurs et le système de parti unique. En effet, la criminalité organisée russe, telle que nous la connaissons aujourd’hui, n’aurait pu prendre une telle ampleur sans la volonté des dirigeants soviétiques. Si les phénomènes de criminalité et d’illégalité sont présents dans la Russie tsariste, la période soviétique leur donne un nouvel essor. Ainsi, alors que le « milieu » russe échappait au contrôle du régime tsariste, il passe sous le contrôle du totalitarisme soviétique. L’instrumentalisation du phénomène mafieux par le pouvoir soviétique le fait passer de la marginalité, quasiment de l’artisanat, à une entreprise d’envergure nationale. Aujourd’hui, on peut se demander dans quelle mesure le mécanisme ne s’est pas inversé.
81. Une société dans la société : les vory v zakone
9Dans son mode de fonctionnement et d’organisation, le « milieu » russe d’avant la révolution de 1917 comporte, comme le souligne le sociologue Valérij Chalidzé [2], beaucoup de caractéristiques des corporations de métiers. La « société des voleurs » revendique une totale séparation du reste de la société [3], et ce culte de la marginalité sociale opère tel un vecteur de distinction entre les « vrais voleurs » et les « amateurs ». Cette marginalité implique que la société des voleurs soit régie par ses propres règles (le Code) qui, transgressées, sont sanctionnées par le tribunal des voleurs. Enfin, comme pour « Robin des Bois », voler est un mode de vie, une philosophie, avant d’être un moyen de s’enrichir. On acquiert ses quartiers de noblesse et sa respectabilité – la société des voleurs se définissant elle-même comme une aristocratie – par l’ingéniosité et l’habileté d’un vol plus que par la violence qu’il aura engendré ou sa valeur pécuniaire. À la tête de cette « société dans la société », issue dans une certaine mesure de la « cour des miracles », règnent les vory v zakone, littéralement les « voleurs dans le code » ou « voleurs respectant la loi » [4].
102. La collusion entre activités politiques et activités criminelles traditionnelles
11Les bolcheviks voient dans ces voleurs des alliés, objectifs par leur marginalité, efficaces par leur savoir-faire. Avant la révolution, Lénine avait eu recours à leurs services pour lancer des attaques contre les richesses du tsar, pour déstabiliser le régime et financer l’insurrection. On ne parle pas alors de vols mais d’ « expropriations ». La distinction est importante à plusieurs titres : d’une part, elle implique une notion de moralité, de légalité de l’action criminelle, dans le sens où ce qui sert la cause est forcément moral ; d’autre part, elle donne pour la première fois une dimension politique à l’activité criminelle « traditionnelle » dans le sens où elle associe dessein révolutionnaire, dessein politique et criminalité. Mais, il n’est pas certain que la société des voleurs de l’époque ait pris toute la mesure de ce dessein politique. Elle n’en a peut-être perçu que sa dimension la plus séduisante d’égalité sociale et surtout de partage des richesses.
12À leur arrivée au pouvoir en 1917, les bolcheviks font marche arrière dans leurs alliances avec la société des voleurs. Utiles à la révolution, les voleurs n’en restent pas moins des marginaux, réfractaires à toute autre forme d’autorité que celle de leurs chefs, et finissent par devenir gênants par leur propension à constituer une forme de contre-pouvoir. L’échec du recrutement de certains d’entre eux, conduit en effet les bolcheviks à les considérer comme une menace. La révolution de 1917 et surtout la période stalinienne vont accentuer la marginalisation des logiques traditionnelles de la société des voleurs en éliminant dans les camps la plupart des vory v zakone qui, au nom de la tradition, mais sans doute surtout pour préserver le support de leur légitimité, refusaient toujours de collaborer avec un pouvoir politique qui les avait pourtant déclaré « socialement proches ».
133. L’apparition d’une nouvelle criminalité : les avtoritety
14À l’aube de la Seconde Guerre mondiale, le recrutement militaire bat son plein et l’incorporation dans l’armée soviétique de certains « voleurs », menacés du peloton d’exécution, est perçue par les vory v zakone comme un renoncement au Code. Une première fracture se dessine. Les franges partisanes de l’incorporation et celles traditionnelles de la société des voleurs vont s’affronter, de 1947 à 1953, dans une guerre meurtrière telle, que les autorités y voient l’éradication du « milieu ». Mais cette guerre n’aura pas pour effet de faire disparaître la société traditionnelle des voleurs. Elle va en revanche contribuer à un assouplissement du Code des vory v zakone. Elle favorise l’émergence d’un nouveau type de criminalité, celle des avtoritety, qui considèrent le Code des anciens comme obsolète.
15À l’inverse de leurs pairs, les avtoritety n’hésitent pas à se rapprocher des fonctionnaires du Parti. Ils tirent de cette collaboration des fortunes. La fracture avec la société traditionnelle des voleurs est consommée : la seule recherche du profit devient le moteur de cette nouvelle criminalité. Le pouvoir des avtoritety s’accroît rapidement. Toutefois, bien que fortement renouvelé, le « nouveau milieu » russe va vouer un véritable culte aux « traditions » des « vrais » voleurs. Il puise en fait dans leur histoire, très largement mythifiée, les éléments de sa légitimation. Cette instrumentalisation du passé « glorieux » répond à de multiples fonctions sociales. Cette mythification cache toutefois les vrais rapports de force : si l’enjeu d’un affrontement entre bandes rivales peut être la reconnaissance du titre valorisé et valorisant de « vrais voleurs », dans la pratique, le prestige d’un gang reposera davantage sur un rapport de violence.
16Le mariage entre cette nouvelle criminalité et le pouvoir politique se poursuit sur fond de corruption, de pillage de l’économie centralisée et de recours à la violence plus systématique. C’est dans les années 60 que la criminalité russe prend un véritable essor, c’est à cette période que les intérêts existant entre les structures mafieuses et les autorités administratives, qui perçoivent leur « tribut » à chaque opération, fusionnent pleinement. Les « pots-de-vin », courtoisement appelés « cadeaux » ou « souvenirs », deviennent monnaie courante et permettent d’acheter un poste clé sans lequel la liberté d’action est impossible : « apparatchik » devient synonyme de « corrompus », de « mafieux ».
174. L’entreprise nationale prend forme
18À l’ère Brejnev, les mesures prises pour organiser des activités commerciales à l’intérieur et à l’extérieur du pays participent de la création d’une économie parallèle pour financer le Parti, couvrir les activités des services secrets, ou pallier les insuffisances d’une économie de pénurie. Le KGB se sert alors de l’entreprise pour pénétrer le monde occidental : d’anciens criminels, des agents, sont envoyés à l’ouest au motif qu’ils sont juifs, et se lancent dans les affaires pour financer les opérations du KGB à l’extérieur. C’est grâce à ce mécanisme que de nombreux criminels russes s’implantent à l’étranger, notamment aux États-Unis, et mettent en place leur propre mafia. En définitive, la société soviétique, avec la collaboration active du pouvoir, sécrète un système de type mafieux fondé sur l’institutionnalisation du marché noir et de la corruption [5]. Dans le même temps, la dimension « criminelle » de cette mafia est minimisée dans le sens où, dans la société, le mot même de « mafia » est associé à celui de « capitaliste ».
De l’entreprise nationale à la dimension internationale
19Si la criminalité existait déjà à grande échelle pendant la période soviétique, notamment dans ses aspects économiques, mais aussi dans le « hooliganisme » ou la violence domestique, la démocratisation et l’ouverture de la société d’une part, le développement des relations de marchés et notamment tout ce qui a eu trait à la privatisation et au contrôle des ressources d’autre part, ont à la fois révélé et amplifié le phénomène mafieux.
201. S’adapter pour ne pas perdre ses acquis
21La Perestroïka a littéralement fait éclater le monopole de la mafia du Parti en une multitude de structures organisées. Les apparatchiks en place, craignant de perdre leurs privilèges face à la nouvelle concurrence, se mettent à dénoncer les activités des nouvelles mafias issues de la transition économique. C’est aussi et surtout le moyen de détourner l’attention d’eux-mêmes et de s’attirer, espèrent-ils, les bonnes grâces de la population. En revanche, la corruption généralisée de l’appareil politique et administratif, sur lequel se fonde le développement des activités mafieuses, est délibérément occultée.
22Vont alors s’affronter une mafia « réactionnaire » d’origine communiste, qui refuse de perdre ses acquis, et de nouvelles structures organisées prêtes à exploiter les opportunités de l’économie de transition. La nomenklatura, véritable mafia, se voit de plus en plus contrainte de collaborer avec ces nouvelles structures qui lui font concurrence ou l’assujettissent. Deux cas de figure se profilent : soit les apparatchiks, occupant toujours les postes clés, s’adaptent à ces nouvelles règles en utilisant leur réseau de relations et se lancent à leur tour dans les affaires ; soit, déboussolés par ces changements, ils usent de leur influence et de leur réseau pour freiner les réformes structurelles, le temps de découvrir les meilleurs moyens de s’adapter.
23La structure mafieuse russe n’échappe donc pas aux bouleversements de la chute de l’URSS. Elle est marquée à la fin des années 80 par un double phénomène : d’une part, un glissement de plus en plus prononcé des vory v zakone vers la recherche du profit, qui implique un nouvel assouplissement du Code et, d’autre part, une distinction de plus en plus floue entre groupes ethniques dans le sens où vory v zakone et avtoritety collaborent plus étroitement.
242. Le monde interlope change de visage : l’internationalisation
25Au moment de la Perestroïka, les premiers à bénéficier de la relâche des contrôles économiques et sociaux par l’État pour accroître leur influence jusque-là cantonnée à une région sont principalement les mafias du Caucase, mais aussi celles d’Asie centrale et de Crimée. Tous ces groupes installent des têtes de pont à Moscou. Au début des années 90, le monde interlope a changé de visage. À côté des traditionnels vory v zakone et avtoritety, les groupes ethniques et géographiques surveillent également les opportunités. Le KGB occupera une place à part, dans le sens où nombre de ses agents ont de solides connaissances commerciales, ce qui constitue un atout majeur dans un monde qui va se libéraliser. La chute de l’URSS en 1991 opère tel un formidable appel d’air pour ces mafias. Celles-ci étant les seules détentrices de capitaux, et étant fortes d’un réseau relationnel très important et influent, organisent le pillage des richesses nationales. L’ouverture des frontières facilite ensuite la mise à l’abri des gains illicites. L’État n’assurant plus ses fonctions régaliennes, les structures mafieuses peuvent agir en toute impunité. Les mutations du « milieu » russe ont donc modifié insidieusement les rapports entre État et criminalité : instrumentalisé au départ par le pouvoir dans un dessein politique, on se demande aujourd’hui si les rôles ne se sont pas inversés.
26Toutefois, en dépit des critiques, force est de constater que les structures de l’économie parallèle jouent un rôle de régulation dans le système de pénurie, un rôle pionnier dans l’économie en transition. Les mafias ne s’infiltrent pas dans les rouages d’une économie de marché existant mais participent au contraire, dans une certaine mesure, à sa naissance et à son développement.
27En définitive, Lénine et Staline ont créé les conditions du mariage entre la criminalité et le pouvoir : de l’artisanat, elle est passée à une entreprise nationale. Sous Brejnev, la corruption envahit toutes les strates du pouvoir : l’entreprise du profit se structure. La Perestroïka de Gorbatchev achève de transformer les chefs mafieux en véritables chefs d’entreprise, légitimés par les privatisations qui les préparent au passage à l’économie mondiale. Depuis 1991, l’ouverture des frontières a consommé l’internationalisation des structures mafieuses russes.
L’EXTENSION DU PHÉNOMÈNE MAFIEUX : LA DÉLIQUESCENCE D’UN ÉTAT, L’INDIFFÉRENCE D’UNE SOCIÉTÉ
28Dans les économies en transition, la corruption est liée à la déliquescence de l’État. En Russie, la corruption n’est pas apparue avec la fin du système soviétique : elle en a toujours fait partie. Ceci implique que les notions du « légal », de l’« illégal » et même du « criminel » ne revêtent pas dans ce pays les mêmes réalités qu’ailleurs. Aussi, les difficultés à les repenser – et plus généralement à repenser l’activité mafieuse – dans un contexte nouveau sont d’autant plus grandes. La dérégulation de l’économie alliée à celle des institutions – notamment en charge de la répression – participent largement au développement des activités et des structures mafieuses.
29En l’absence de lois, ou en rendant la loi ou les réglementations plus complexes sans adaptation simultanée du système juridique, la perte de légitimité des administrations et de l’État et l’affaiblissement, voire l’absence, de systèmes répressifs entraînent immanquablement la multiplication des possibilités de passer dans l’illégalité. Cet aspect normatif prend en Russie une connotation toute particulière dans le sens où les activités mafieuses sont davantage illégales par défaut de normes que par transgression de normes. La société, non régulée, bascule dans une forme d’« anarchie » où la criminalité peut prospérer en toute impunité. C’est sans compter avec les intérêts économiques que celle-ci peut représenter.
30Dans le même temps, traumatisée tout à la fois par l’expérience communiste et sa disparition, la société porte, à sa façon, sa part de responsabilité. Les valeurs véhiculées par les régimes précédents, au premier rang desquelles la violence et la corruption, ont « conditionné » les esprits, de sorte que la société rencontre également des difficultés à les repenser dans un contexte nouveau participant, dans une certaine mesure, au développement des comportements et des mécanismes mafieux.
31Certaines situations ou comportements de la société russe peuvent ainsi s’expliquer par ce rapport si singulier qu’elle entretient avec la violence. D’une part, usée, fataliste, la société observe avec une certaine indifférence la gangrène mafieuse d’un système pour lequel, de toute façon, elle ne compte pas. Mais cette indifférence s’explique aussi par un problème de « mentalité », d’approche, de conception. Pour la société russe, profondément marquée par une culture égalitariste et collectiviste, la propriété collective constitue une sorte de trésor anonyme destiné à être pillé par tous. D’autre part, ce rapport à la violence a pour conséquence d’établir dans l’inconscient collectif une sorte de hiérarchisation de la criminalité : la société distingue l’activité criminelle, donc violente et condamnable, de l’activité illégale qu’elle pratique plus couramment tant l’art du « contournement » confine en Russie presque à l’art de vivre.
Criminalisation d’une économie de transition : le cas de la Russie
321. Un pays profondément bouleversé
33Tous les ingrédients permettant la prolifération des activités illégales et/ou criminelles sont présents aujourd’hui en Russie. Le profond bouleversement provoqué par la disparition de l’URSS, la précarité des conditions de vie, l’absence de l’État et le passage d’une économie planifiée à une économie libérale, où l’on idolâtre le profit, sont autant de facteurs qui expliquent que la criminalité organisée ait pu prendre une telle ampleur.
34Une partie de la richesse économique produite au sein du domaine légal est absorbée par le domaine illégal ou criminel, entraînant une baisse du niveau de l’économie officielle. La population se paupérise, vivant souvent en dessous du seuil de pauvreté. La protection sociale laissant à désirer, on comprend que dans ce contexte l’accumulation des revenus d’origine illicite ne soit pas forcément affaire de choix personnel mais simplement de subsistance.
352. Des institutions décrédibilisées
36La corruption des administrations n’incite pas non plus au civisme. Le simple fait que des administrations proposent des services illicites détruit leur légitimité. Le simple fait que des entrepreneurs privés proposent des services relevant habituellement des fonctions régaliennes de l’État détruit également sa légitimité. À cet égard, la crise profonde de la police qui conduit à la « privatisation » de la sécurité est l’illustration de la perte de confiance de la société envers ses institutions, envers l’État. Le racket, qui concerne peu ou prou toute activité privée légale ou non, consiste dans le paiement d’une protection, arrachée de force au départ, et ensuite consentie car souvent plus efficace qu’un recours aux forces de l’ordre public. La longue histoire de l’exercice du pouvoir par une minorité et l’absence de responsabilité politique – et pas seulement juridique – empêchent le développement d’une culture du droit et peuvent même la détruire là où elle existe déjà [6]. Preuve en est que le racket finit par être assimilé à un impôt d’un genre, certes particulier, mais en définitive pas plus contestable qu’un autre dans la mesure où il est assorti de contreparties [7].
373. Des moyens de lutte inadaptés
38Devant l’urgence de la situation, le président Boris Eltsine déclare, dès 1994, que la criminalité organisée est devenue une menace pour la sécurité nationale : à ce titre, elle doit être combattue. Cette lutte mobilise alors l’ensemble des structures de sécurité du pays : le ministère de l’Intérieur (MVD), le service fédéral de contre-espionnage (FSB), la police fiscale, le comité d’État des douanes, le service de sécurité présidentiel. Seulement, aucun document officiel déterminant le rôle imparti à chacun n’est édité, entraînant une rivalité entre ces différentes structures. Il eut fallu, peut-être, dans un premier temps, renforcer la base législative de la lutte contre la criminalité pour rendre celle-ci non pas efficace mais déjà possible.
39Il conviendrait également d’établir des distinctions précises entre les différentes formes de criminalité. Les privatisations ont été lancées préalablement à la mise en place de toute norme juridique, technique et financière. L’illégalité qui résulte de la corruption est le résultat des privatisations ; la criminalité, quant à elle, est le produit d’activités délictueuses, criminelles, pénalement caractérisées. En l’absence de définition, de notion juridique de la criminalité organisée et/ou de l’illégalité, la sanction qui s’applique est totalement arbitraire. Sans bases définies, la plupart des tribunaux se déclarent généralement incompétents pour statuer sur ce genre d’affaires. S’ajoute à cela le manque de moyens financiers et le sous-équipement des personnels en charge de la lutte contre la criminalité – le service des douanes est particulièrement touché, leur équipement relevant souvent du « système D ».
40La Douma est intervenue dans plusieurs domaines de la vie publique et des affaires, mais l’application des nouvelles normes n’est pas systématique. On est encore loin de la « dictature de la loi » annoncée par Vladimir Poutine. Aujourd’hui, la lutte contre la criminalité en Russie semble se limiter à la partie émergée de l’iceberg, c’est-à-dire à la petite délinquance.
Mafia et société
41Dans l’histoire de la constitution de la mafia russe, les valeurs positives et négatives véhiculées par la période tsariste ou le système soviétique ont, dans une certaine mesure, également contribué au développement de la criminalité organisée russe. Elles ont façonné durablement les mentalités.
42Les criminels, terroristes et voleurs d’avant la Révolution de 1917 ont une conception fondamentalement morale de leurs activités. Après eux, viendra le temps d’une conception plus politique, moins morale, du changement et des moyens d’y parvenir. La violence devient une méthode politique privilégiée. Le pouvoir va chercher à inculquer à la société, tout au long des années 20, les fondements idéologiques du nouveau système. Les grands procès de cette époque sont tout à la fois pédagogiques et nécessaires à la légalisation du meurtre idéologique, c’est-à-dire à la suppression, par la liquidation de personnes physiques, d’alternatives idéologiques. L’adaptation des institutions et du droit sont la toile de fond de la légalisation de la violence. Mais par définition, l’État ne détient-il pas toujours le monopole légitime de la violence ?
43La Russie est souvent appréhendée comme une exception, que lui confèrent l’immensité de son territoire, son histoire et son expérience du communisme. La violence ayant tenu une place singulière dans son passé, notamment lors de la période soviétique, la difficulté à la penser dans un contexte nouveau est d’autant plus grande. Le rapport à la violence de cette société, dans sa globalité, qu’elle soit physique ou morale, est particulier. L’histoire russe porte en elle cette violence. Aussi les capacités de résistance et d’adaptation de la société à ce fait sont-elles également transcendées : cause ou conséquence, sa meilleure carapace contre la violence, qu’elle soit étatique ou mafieuse, est son fatalisme. Lorsque Hannah Arendt [8] analyse le rapport entre pouvoir et violence, elle ne les confond pas, estimant que la seconde n’est jamais légitime, ce qui revient à dire que le totalitarisme ne peut pas fonctionner comme système stable : la violence est une condition de l’exercice du pouvoir qu’elle menace à son tour en se développant de façon autonome. En ce sens, malgré et à cause de la violence, le totalitarisme était voué à disparaître. La sortie du système soviétique en 1991 s’est faite sans cataclysme, sans violence majeure. C’est de cette non-violence que le président Boris Eltsine tirera sa légitimité populaire, démontrant avec éclat l’épuisement et l’illégitimité d’un système qui ne peut et ne veut plus recourir à la violence pour se maintenir.
CONCLUSION
44En portant un autre regard sur la mafia russe, plus historique et sociologique, nous avons essayé de dégager de nouvelles clés pour mieux comprendre ce phénomène, mais de nombreuses questions restent en suspens. L’internationalisation des activités mafieuses peut être perçue comme une forme d’émancipation de la mafia par rapport au pouvoir central. Instrumentalisée dès le départ par les autorités soucieuses d’asseoir leur pouvoir, la mafia russe semble s’être développée davantage de façon autonome ces dix dernières années : l’élève aurait-il dépassé le maître ? La difficulté à repenser le phénomène mafieux dans un contexte nouveau tient peut-être en partie à cette inversion des rôles, mais peut-être également au fait que le pouvoir joue toujours, mais d’une façon différente, de l’ambiguïté des relations entre le politique et le criminel. L’instrumentalisation du phénomène mafieux par le pouvoir aurait-il aujourd’hui pour vocation de freiner l’émancipation de groupes d’influence dont on craint qu’ils ne deviennent un véritable contre-pouvoir ? À cet égard, que penser du combat qui a opposé les autorités russes à Vladimir Goussinski, président du groupe de presse indépendant Média-most, accusé de malversations financières pudiquement qualifiées de douteuses, pour ne pas dire mafieuses ?
Notes
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[1]
Se reporter au document 1.
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[2]
Valerij Chalidzé, Le crime en Union soviétique, Paris, Olivier Orban, 1976.
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[3]
Rompre tous liens avec sa famille, ne jamais travailler pour un patron, ne jamais avoir de contacts avec les autorités, ne jamais mentir à la société des voleurs, ne jamais se mettre au service de l’État.
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[4]
« Désignés par les autres en raison de leur intelligence supérieure et de leur courage, ils élaboraient la stratégie de toutes les activités [...], représentaient les clans lors de toutes les réunions nationales, géraient la caisse commune destinée au financement des opérations, à la corruption des fonctionnaires, ainsi qu’à l’aide aux familles des détenus, arbitraient les conflits internes et veillaient au respect du Code » (in Claire Sterling, Pax Mafiosa, Paris, Robert Laffont, 1994).
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[5]
Marie-Laurence Guy, La criminalité organisée tous azimuts : l’exemple de la Russie.
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[6]
Jacques Sapir, Comprendre l’économie souterraine et le développement de la criminalité économique dans les économies en transition, Paris, 1999.
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[7]
Anne Le Huérou, Russie : les paradoxes de la violence ; hhhhttp:// wwwww. conflits. org.
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[8]
Hannah Arendt, Du mensonge à la violence : essai de politique contemporaine, Paris, Calmann-Lévy, 1969.