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Pages 179 à 200

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RELATIONS INTERNATIONALES

Relations internationales, droit et mondialisation. Un monde à sens unique, Robert Charvin

2Dépassant le simple cadre du manuel de relations internationales classique à l’usage d’étudiants, les objectifs affichés par cet ouvrage semblent relativement ambitieux. En effet, il s’agit, ni plus ni moins, de rétablir quelques réalités, partiellement occultées en raison de l’imposition de certains paradigmes interprétatifs de l’ordre international dans la période de l’après-guerre froide. Contrairement à ce qui a pu être avancé, et largement diffusé dans le milieu universitaire, au milieu des années 90, l’idée selon laquelle nous vivrions dans « un monde privé de sens » ne se justifie pas. À l’opposé, nous serions, selon l’auteur, dans un monde à sens unique. Loin d’être cette communauté anarchique et déboussolée tant décriée, la société internationale serait régie par un certain nombre de règles inspirées des logiques propres au modèle sorti vainqueur de la confrontation idéologique de la guerre froide.

3Dans un savant mélange d’approches théorique et appliquée, l’auteur explore les réalités de la scène internationale telle qu’elle se présente, et en profite pour déconstruire une multitude d’idées reçues qui conduisaient jusque-là certains penseurs des relations internationales à tenter de justifier les réalités existantes, plutôt que d’essayer de les comprendre et de les expliquer.

4S’il est vain, tant les changements structurels ont été profonds, de concevoir l’ordre international actuel à l’aune des principes fondateurs traditionnels qui ont déterminé les relations internationales depuis la signature des traités de Westphalie en 1648 ; il est tout aussi inexact et trompeur de le penser tel qu’on voudrait qu’il soit, et non tel qu’il est réellement. Les nouveaux paradigmes à l’œuvre, aussi argumentés et scientifiquement défendus qu’ils soient, ont du mal à se départir des fondements de l’idéologie dominante dont, au final, ils se font l’écho. Ainsi, nous assistons, depuis une vingtaine d’années, notamment en provenance des États-Unis, sous couvert de scientificité et d’objectivité, à une tentative de justification du discours politique par l’imposition de problématiques considérées comme légitimes. Dans cet esprit, quelle réalité et quelle crédibilité conférer à des paradigmes (transnationalisme, interdépendance, globalisation, etc.), pourtant dominants et naturellement acceptés comme tels, fortement influencés par l’environnement social et politique des auteurs dont ils sont issus. Et l’on sait la place prééminente qu’occupent les États-Unis dans la production intellectuelle en matière de relations internationales... Finalement, ces « nouveaux concepts » agissent moins comme des éléments d’analyses politique et historique que comme de puissants opérateurs idéologiques.

5S’il est indéniable de constater l’interdépendance de plus en plus étroite dans laquelle se trouve réunis un nombre croissant d’acteurs. S’il est inconcevable de maintenir que le rôle de l’État est identique à ce qu’il était il y a encore cinquante ans sans prendre la mesure des changements qui se sont produits entre-temps. S’il importe d’évaluer à l’aune de réalités nouvelles la dimension à conférer au principe de souveraineté, présenté par Robert Charvin comme « la pierre angulaire de l’ordre juridique international » depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. En revanche, ces théories révèlent leur contradiction et leur limite scientifique, voire leur caractère « a-démocratique », quand elles proposent des analyses stigmatisant la redistribution du pouvoir sur la scène internationale sans dénoncer le pendant de cette affirmation, l’absence de légitimité démocratique des nouveaux centres de pouvoir, firmes multinationales en tête.

6Remis en cause dans sa légitimité et dans sa capacité à satisfaire aux exigences de sa population, l’État-nation, source, pourtant, des solidarités les plus affirmées et corps social le plus à même, jusqu’à présent, de faire respecter le principe d’une égalité citoyenne, ne serait plus adapté aux réalités économiques et sociales de la « mondialisation ». Les charges contre cette conception politique de la nation n’ont d’égal que la force intégratrice d’une idéologie fortement influencée par des pratiques fonctionnalistes désincarnées et par le recours... abusif à des techniques procédurales comme mode de résolution des divergences entre acteurs sociaux.

7Analysé à travers le prisme de ces nouveaux modes de pensée, ce nouvel ordre international peut se décliner en quelques formules révélatrices des transformations de la scène internationale et de l’idée que l’on se fait de la « modernité » au tournant du siècle. Ainsi, l’application de ce corpus idéologico-scientifique conduit au dévoiement de principes qui, s’ils doivent néanmoins évoluer, ont pourtant fait la preuve de leur noblesse. Aujourd’hui, le droit n’est plus que juridisme (et se substitue au politique) ; la souveraineté n’est plus qu’archa ïsme ; tout recul de l’État est « présenté comme un progrès des libertés » ; l’ingérence humanitaire et la défense des droits de l’homme dégénèrent en action punitive aux relents néocolonialistes, sous couvert d’ambitions moralisatrices.

8Dès lors, il est confondant de constater l’évolution de certains courants de recherche fondamentale en relations internationales. Ceux-ci, réfugiés derrière le paravent de la modernité, semblent davantage s’apparenter à une entreprise de justification et de légitimation du modèle libéral à l’œuvre actuellement. Une tentative de théorisation qui, en fin de compte, satisfait pleinement les nouvelles puissances dominantes, qu’elles soient étatiques (impériales...) comme les États-Unis ; ou économiques et financières comme les firmes multinationales.

9Robert CHAOUAD

10Paris, L’Harmattan, 2000, 350 p.

A better United Nations for the New Millennium, Michael Bartolo et Kamil Idris

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12Kamil Idris et Michael Bartolo, soutenus en préface par Nelson Mandela, s’engagent dans une critique de fond des Nations unies et du système international. Le postulat de départ repose sur l’idée que la crise que traverse l’ONU est avant tout interne, liée à des contradictions au sein même de la charte et au manque de pertinence de la division du travail au sein de l’organisation.

13L’objectif de départ est noble. Tout au long de ces 200 pages une critique constructive et organisée est menée suivant un triptyque classique : les institutions composant l’ONU à sa naissance, son mode de fonctionnement actuel et les moyens d’améliorer son action à l’avenir. Cette organisation débouche sur une proposition de refonte générale du système politico-juridique international. La piste dégagée par les auteurs s’articule autour de trois pôles principaux intimement liés entre eux : une volonté de démocratisation à travers la mise en place d’une Assemblée générale maîtresse des résolutions aux dépens d’un Conseil de sécurité qui se trouvera cantonné dans un rôle d’exécutif et sans droit de veto pour les membres permanents ; une plus grande efficacité des actions onusiennes par une intégration dans le système des instances économiques telles que l’OMC (Organisation mondiale du commerce) ou le FMI (Fonds monétaire international) afin de mettre en place un système réaliste d’aide au développement ; enfin, une réforme de fond du Comité administratif de coordination en un Policy and Coordination Board coordonnant les actions des différentes agences, ce qui permettrait d’éviter une duplication des travaux. Dès lors, le but recherché est la pertinence maximale, point d’orgue du système ici proposé.

14Cette proposition de réforme se base sur l’ouvrage précédent de Michael Bartolo, les auteurs s’y référant avec une insistance élogieuse. Autre plan, autre critique, l’organisation de l’ouvrage le conduit à la redondance. En effet, en raison de la présentation historique des différentes institutions, on en arrive à une redite à l’infini des mêmes solutions préconisées dans chacun des chapitres. Ainsi, à la page 26, on trouve à quinze reprises le titre du précédent ouvrage des auteurs.

15Paradoxalement, les critiques développées à l’égard de l’ONU dans ce livre sont tout aussi applicables aux auteurs : duplication superflue du travail et manque de pertinence. En effet, si l’approche proposée par les auteurs est louable, elle manque de réalisme. Les preneurs de décisions actuels (c’est-à-dire les États membres permanents du Conseil de sécurité) seront peu enclins à transférer leur pouvoir à une Assemblée générale où le pouvoir accordé à chaque pays est strictement le même.

16Le raisonnement de Michael Bartolo et Kamil Idris est ambitieux et courageux, la démocratisation du système étant une nécessité pour qu’il soit pertinent et efficace. Mais en raison d’un manque de rigueur, le principal échec de ce livre est de ne pas avoir su se montrer à la hauteur de ses prétentions.

17Antoine LAMBROSCHINI

18The Hague, Kluwer Law International, 2000.

L’honneur du guerrier. Guerre éthnique et conscience moderne, Michael Ignatieff

19La dernière décennie du XXe siècle s’est ouverte avec l’effondrement du mur de Berlin. Alors que l’on pouvait penser que les conflits idéologiques diminueraient, les guerres ethniques se sont, au contraire, multipliées avec une grande violence.

20À travers la présentation de conflits ayant marqué ces dernières années, constituant une remise en cause de l’universalisme prôné par l’Occident, Michael Ignatieff se propose d’en trouver les motifs profonds. « L’Honneur du guerrier est une tentative de donner un sens à l’ultime décennie du siècle, de saisir la contradiction qui habite nos principes, de comprendre la faiblesse de nos engagements, la division et le cynisme qui nous ont conduits à trahir la promesse de liberté entrevue en 1989. » La Somalie, l’ex-Yougoslavie, l’Afghanistan sont parmi les nombreux pays étudiés par l’auteur et qui sont l’illustration même de la position occidentale vis-à-vis des conflits : le devoir d’ingérence, la défense de droits considérés comme universels. L’auteur présente également l’organisation de la Croix-Rouge et son approche différente – par rapport aux autres organisations internationales – des conflits. Cette organisation n’a pas pour objet de mettre fin aux conflits armés mais de soigner les blessés et d’introduire un certain honneur chez les guerriers. En partant du postulat de l’inéluctabilité de la guerre, la Croix-Rouge soutient qu’une politique viable doit viser essentiellement à la réduction maximale des pertes humaines. L’objectif de l’auteur consiste ainsi à démontrer les limites de la morale dans ce domaine.

21Tout au long de cette décennie, l’Occident a essayé de mettre fin aux conflits par la constitution d’organisations internationales. L’Honneur du guerrier affirme alors le narcissisme occidental et son cynisme. Une solution à ces conflits est proposée par Michael Ignatieff. Il présente les conditions nécessaires à la réconciliation d’ennemis : l’individu doit accepter d’oublier le passé pour mettre fin au sentiment de vengeance qui l’anime.

22Cet ouvrage est un témoignage du sentiment de vengeance qui habite les guerriers et qui les pousse à tant de violence. Il montre, en parallèle, la vision de l’Occident par rapport à ces guerres et, par là, le décalage entre ces peuples en guerre et l’Occident pacifié.

23Claire MOTTE

24Plan

25Introduction ; I. N’y a-t-il rien de sacré ? L’éthique de la télévision ; II. Le narcissisme de la petite indifférence ; III. Ce dégoût moral qui séduit ; IV. L’honneur du guerrier ; V. Un obsédant cauchemar ; VI. Notes sur les sources.

26Paris, La Découverte, 2000, 214 p.

La possession du monde, poids et mesures de la colonisation, Bouda Etemad

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28C’est un véritable mode d’emploi de la colonisation, vue dans sa machinerie, que l’auteur nous livre. Une évaluation très intéressante du coût humain et des moyens mis en œuvre pour l’édification de l’Empire met en évidence la faible « avance » des pays d’Europe sur leurs futures conquêtes. En effet, la révolution industrielle, suivie de son cortège d’armes nouvelles et de moyens de communication stratégiquement décisifs en Afrique noire, ne sont quasiment pas sollicités en Asie et au Maghreb.

29Le grand secret de la survie des troupes « blanches » demeure dans le recrutement, à grande ampleur, d’une piétaille indigène moins vulnérable au paludisme. La découverte, ou plus exactement, la production industrielle de la quinine fut le deuxième atout des colonisateurs. Le paludisme faucha, en effet, incomparablement plus de victimes que les affrontements proprement dits, à quelques exceptions près. L’essai de quantification des pertes indigènes que livre Bouda Etemad est d’autant plus intéressant que ce volet est très souvent occulté au profit des pertes du camp des puissants. Ainsi, les 3 millions de Vietnamiens tombés lors du conflit avec les États-Unis marquèrent moins les esprits que les 58 000 « boys » perdus en huit ans. Ces pertes sont partout le signe d’une résistance qui, si elle a échoué dans bien des cas, a eu le mérite d’exister, avec ou sans l’aide de mercenaires européens. Il arrive même qu’une refonte des techniques militaires intervienne et qu’une industrie de défense voie le jour comme l’illustrent entre autres le Zoulou Shaka, Samori le Mandingue, Diponegoro de Java, l’Éthiopie de Ménélik ou l’épisode Jean Laborde à Madagascar. Les civils ne sont pas non plus oubliés dans le décompte des pertes indigènes.

30La deuxième partie de l’ouvrage donne l’occasion de suivre les débats précartiéristes quant à la rentabilité des expéditions coûteuses en hommes, en armes et en ressources politiques, mais aussi les évaluations, souvent tronquées, du « prix » d’une prise, terre et « têtes » rattachées à l’une ou l’autre couronne européenne. La nuance apportée par cette étude sur la notion d’empires « nouveaux » et « anciens » s’explique en quatre chiffres : 18 % des terres émergées et 3 % de la population mondiale sont colonisées au début de l’ère industrielle, pour passer respectivement à 42 % et 32 % en 1938. Un affinement des chiffres d’un continent à l’autre, d’une puissance coloniale à l’autre permet une vue globale du phénomène impérial du XVIIIe siècle au XXe siècle. Des annexes, précisant les diverses ventilations de 1760 à 1995, viennent parachever cette analyse de la pesée de la colonisation et de la décolonisation dont le principal intérêt est une véritable mise en perspective des processus coloniaux dans leur diversité.

31Irchad RAZAALY

32Plan

33Partie I. Outils d’empire et coût humain des conquêtes coloniales ; Partie II. Superficie et population coloniale ? Étude comparée des empires.

34Bruxelles, Éditions Complexe, février 2000, 351 p.

DROIT ET POLITIQUE

Au-delà des minorités. Une alternative à la prolifération des États, Joseph Yacoub

35Fragmentation, désintégration et constitution d’États forment aujourd’hui une donnée fondamentale de la vie politique et juridique internationale. Cette dynamique « planétaire » aux conséquences tragiques, Joseph Yacoub se propose, dans le présent essai, de la comprendre au travers du prisme des mouvements revendicatifs minoritaires. L’analyse ne constitue pas ici le terme de la réflexion, elle est la condition préalable et indispensable à la constitution d’une nouvelle pensée des formes d’organisation politique des communautés humaines à l’échelon mondial, régional et subrégional.

36L’instabilité produite par cette dynamique interroge la validité des concepts qui structurent nos représentations modernes des formes politico-juridiques de l’identité collective et individuelle. L’État-nation, les droits de l’homme et des minorités tels qu’ils sont définis dans les divers instruments juridiques internationaux sont-ils à même de fournir une réponse adaptée à cette nouvelle donne mondiale ? C’est à la démonstration de cette inadéquation qu’est consacrée la première partie de l’ouvrage, véritable essai critique utilisant les analyses d’ordre historique, philosophique et juridique. Au travers d’un exposé des diverses formes et modalités de reconnaissance juridique, politique et sociale des mouvements minoritaires dans le monde, la seconde partie de l’ouvrage, d’une documentation particulièrement riche, illustre l’urgence d’une pensée alternative.

37Si l’auteur adopte une démarche critique, il présente également le cadre théorique dans lequel devrait s’inscrire le travail de nécessaire re-conceptualisation de l’État-nation, des droits de l’homme et des minorités. La doctrine sociale de l’Église catholique en forme le soubassement théorique. Schématiquement, elle se structure autour de deux principes, la dignité inaliénable de la personne humaine et l’unité fondamentale du genre humain, dont l’articulation devrait permettre de trouver un équilibre − certes toujours délicat − entre le particulier et l’universel (p. 70). Le premier principe permet de fonder les notions d’identité individuelle et collective, tandis que le second pose le fondement éthique d’une « nouvelle gouvernance mondiale » (p. 15) ; il « suppose que toute l’humanité, dépassant ses divisions ethniques, nationales, culturelles, religieuses, forme une communauté sans discrimination entre les peuples, et qu’elle tende à la solidarité mutuelle » (p. 70). De l’association de ces deux principes émerge également une autre compréhension des droits de l’homme et des minorités. Poursuivant la réflexion menée dans Réécrire la Déclaration universelle des droits de l’homme, Joseph Yacoub montre que la DUDH (Déclaration universelle des droits de l’homme) pour prétendre à l’universalité doit adopter pour fondement la reconnaissance de la légitimité de toutes les cultures. L’adoption d’« un universalisme empirique et pluriel, et d’un rationalisme observant et expérimental, toujours enrichi des singularités » permettra d’éviter les écueils actuels d’un formalisme conduisant à l’instrumentalisation et à l’idéologisation du discours des droits de l’homme et des minorités. Par ailleurs, l’anachronisme et les effets pervers du concept d’État-nation en son sens ethno-national imposent sa révision. « Intégrer les minorités pour les dépasser » (p. 7) exige des structures fondées sur la « reconnaissance de la divisibilité du pouvoir d’État, l’autonomie en son sein (régional, provincial, communal) et la multiplicité de la nation » (p. 212), bref, la garantie juridique pour chaque individu de la possibilité d’appartenir à de multiples sphères institutionnelles.

38Le projet alternatif proposé manque néanmoins de force démonstrative en raison d’un défaut de conceptualisation suffisant des notions devant constituer le (ou les) nouveau cadre juridico-politique de régulation des rapports humains. Aussi, davantage qu’une construction théorique rigoureuse, il s’agit de l’exposé des pistes de recherche possibles pour l’élaboration de nouvelles formes d’organisation politique. En outre, l’État-nation est un concept plurivoque, en raison notamment de la polysémie du terme « nation », dont l’auteur ne scrute qu’un des sens possibles. À la conception romantique ou objective de la nation fondée sur l’appartenance ethnique, linguistique, religieuse, etc., aujourd’hui dominante à l’échelle mondiale (p. 24), la nation peut être également comprise comme un vouloir vivre collectif fondé sur une communauté de valeurs politiques et éthiques. Cette appartenance « civique », dans son articulation avec d’autres formes d’appartenance, l’auteur ne fait que l’effleurer. On regrettera dès lors l’absence de discussions avec les théories contemporaines, qui, face aux défis soulevés par les mouvements minoritaires, interrogent elles aussi la pertinence de l’État-nation comme modèle de structuration politique des groupes humains. Néanmoins, les lecteurs, que les ouvrages systématiques rebutent, trouveront dans le présent essai une information précise et rigoureuse de la part d’un spécialiste des minorités ethniques dans le monde et la nécessaire mise en question de nos conceptions juridiques, politiques et éthiques d’appréhension et de compréhension des mouvements minoritaires.

39Alexis MICHEL

40Plan

41Introduction ; I. Les instruments juridiques internationaux, quelle effectivité ? ; II. La réalité : écarts et contradictions ; Conclusion.

42Paris, Éditions de l’Atelier, septembre 2000, 240 p.

La nation, la fin d’une illusion ?, Armand Touati

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44Comme le titre de l’ouvrage le laisse deviner, le psychologue et philosophe Armand Touati livre dans son dernier essai une violente diatribe contre le concept de nation. « Inventée partout de la même façon et au même moment en Europe, [la nation] s’appuie sur la glorification d’un passé mythique parfois travesti pour magnifier la mémoire et lui donner un parfum d’éternité » (p. 12). Aujourd’hui désuet et comme hier dangereux, le concept doit laisser la place à une citoyenneté délivrée des appartenances exclusives.

45La lecture de ce court ouvrage ne manque pas de soulever certaines questions. Il ne s’agit pas d’un travail scientifique sur la nation mais bien d’un essai polémique sur le sujet. Le lecteur y trouvera son compte mais ne pourra certainement pas s’empêcher de tempérer la fougue de l’auteur sur plusieurs points.

46Ainsi, l’auteur, estimant que le nationalisme est une conséquence inéluctable du concept de nation, en vient à assimiler de façon très discutable les deux notions. Quoique généralement dissimulée, cette confusion devient flagrante quand, par exemple, l’auteur s’amuse à voir une contradiction entre la Fédération d’États-nations prônée par le Parti socialiste au sujet de l’Europe et la déclaration de François Mitterrand devant le Parlement européen : « Le nationalisme, c’est la guerre. »

47Il est vrai que, comme tout pamphlet, l’ouvrage ne vise pas l’objectivité. Au contraire, il rassemble toute une batterie d’arguments plus ou moins convaincants aux fins de mettre à bas l’« horreur nationale », au risque parfois de tomber dans un opportunisme mal à propos (voir l’utilisation douteuse de l’affaire Kelkal, p. 69-70).

48Somme toute, A. Touati est un prosélytiste de la mondialisation, en ce sens qu’elle pourrait sonner le glas de la nation : « Le drapeau d’une mondialisation citoyenne [...] mérite d’être brandi sans complexe afin de rétablir une part de vérité quant aux conséquences d’une domination sans partage de l’ "horreur nationale" » (p. 11). L’auteur, pour conclure, prône alors une citoyenneté non plus rattachée à la nation mais mondiale, reposant sur une communauté politique démocratique elle aussi mondiale.

49Franck LATTY

50Plan

51Introduction : la nation contre les libertés ; I. L’invention de la nation ; II. Vie et mort de la nation ; III. Nation ou « terre-patrie » ; IV. Des citoyens sans nation ?

52Paris, Desclée de Brouwer, 2000, 110 p.

Femmes et Islam Actes du colloque « Rôle et statut des femmes dans les sociétés contemporaines de tradition musulmane » du Centre des Hautes Études sur l’Afrique et l’Asie modernes (CHEAM)

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54Ce colloque, auquel ont participé des chercheurs, des enseignants, des journalistes et des dirigeants politiques, a cherché à étudier la place de la femme dans les sociétés musulmanes actuelles. Un des grands mérites de cet ouvrage est d’avoir pris en compte la quasi-intégralité des pays musulmans sans se limiter uniquement au monde arabe. Ce dernier ne comprend, en définitive, qu’une petite partie des musulmans de par le monde rapportée aux 250 millions d’habitants de la seule Indonésie, musulmans dans leur grande majorité.

55Au sein de ce très large ensemble qui, dans l’imaginaire musulman, constitue « La Umma Islamiyya », les intervenants s’accordent sur la très grande diversité de la situation des femmes selon les pays concernés. La place donnée aux femmes est radicalement opposée au Maghreb ou en Asie centrale. Même chose entre l’Asie du Sud (Pakistan et Bangladesh) et l’Arabie Saoudite.

56À l’analyse du statut des femmes par pays s’ajoute celle des causes d’un tel comportement sociologique et/ou religieux au sein de ces sociétés. Il s’agit en fait de déterminer quel rôle joue l’islam dans la configuration sociale de ces pays. Dans leurs tentatives de réponses, les intervenants bousculent ainsi les idées reçues sur cette confession en se concentrant sur la perception même de l’islam dans chacune des sociétés. Ils mettent ainsi en évidence l’importance des spécificités géographiques, historiques et traditionnelles dans le contexte local contemporain.

57Le sociologue Mohand Khelil parle de « stratégie de contournement ». Il explique la mise à l’écart des femmes de la place publique au nom de préceptes coraniques dans certaines sociétés (en Afghanistan ou en Asie centrale par exemple) par la réinterprétation de l’islam effectuée par la culture locale : le Coran n’est pas toujours lu et connu de tous. En prévoyant notamment l’égalité parfaite entre les croyants et les croyantes, le Livre sacré a contribué à améliorer considérablement la situation de la femme, du moins en comparaison avec la période antéislamique pendant laquelle la femme ne valait rien.

58En revanche, les femmes ont plus facilement accès au pouvoir politique au Pakistan et au Bangladesh où certaines ont même pu accéder au poste de Premier ministre. Au sein des États plus la ïcs, les femmes ont plus de droits en Tunisie et en Turquie qu’en Irak ou en Syrie. Dans cette catégorie, le statut des femmes dépend du degré de développement économique et social de l’ensemble de la société. Le facteur économique n’est en effet pas négligeable. À titre d’exemple, la recherche d’une autre source de revenus dans les foyers maghrébins a favorisé le travail des femmes, répondant ainsi au schéma de la coopération économique et complémentaire entre les deux sexes. Schéma qui dépasse donc le stade de l’interprétation des textes religieux sacrés.

59L’ouvrage va plus loin dans son analyse sociologique et aborde même le phénomène de la migration des femmes ainsi que le statut de celles qui ont émigrées vers l’Occident (en l’occurrence en France). La question de l’identité vient s’ajouter à la complexité des traditions de chacune et leur interprétation propre de l’islam. Ainsi, pour pouvoir faire une lecture individuelle du Coran, le problème de l’accès à l’éducation des filles se révèle être un indicateur fondamental dans les sociétés musulmanes. L’analphabétisme et, par conséquent, la méconnaissance des préceptes coraniques, continue de jouer en défaveur des femmes dans une majorité de pays : les hommes continuent d’oublier que la première femme du Prophète Mahomet, Khadija, était une femme d’influence au sein de la Mecque.

60Karim EL MUFTI

61Plan

62Introduction ; I. Le rapport au droit et le statut personnel ; II. Le rapport au pouvoir et à la vie publique ; III. Les femmes dans les espaces de sociabilité ; IV. Les femmes dans la migration ; Conclusion.

63Paris, CHEAM, La Documentation française, 2000, 218 p.

EUROPE

Les conflits yougoslaves de A à Z, Jean-Arnault Derens et Catherine Samary

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65Grâce à Jean-Arnault Derens et Catherine Samary, nous disposons enfin DU livre de référence sur les conflits yougoslaves. Ouvrage de référence, il l’est à plusieurs titres. Tout d’abord par son caractère quasi exhaustif. Présenté sous forme de dictionnaires comportant 100 entrées allant d’« Albanais de Yougoslavie » jusqu’à « zone de sécurité », il n’est pas un sujet actuel ou historique, stratégique ou culturel, politique ou biographique qui soit laissé de côté. Le tout est complété par une cartographie éclairante et par une chronologie très bien fournie.

66Ces 427 pages, relativement denses, fournissent à chacun l’ensemble des clés qui permettent d’ouvrir toutes les portes de la compréhension de ce qui aura été l’un des événements majeurs de la décennie 90.

67Mais l’érudition des auteurs ne peut suffire à rendre un livre incontournable. Il est d’autant plus indispensable qu’ils présentent toutes les facettes d’un problème, et que leur investissement personnel sur le sujet d’étude ne se transforme pas en parti pris. Le danger qui a tant marqué l’imposante production éditoriale sur les Balkans a été ici rigoureusement écarté. De trop nombreux ouvrages sur les conflits yougoslaves prennent parti, souvent de façon enflammée, en insistant, ce qui conforte leur thèse, et en écartant ce qui pourrait les gêner. Ici plus qu’ailleurs « à chacun sa vérité ». Le grand mérite des « Conflits yougoslaves de A à Z » est justement de mettre toutes les vérités sur la table et non pas d’en faire une sélection. L’histoire n’est pas décrite de façon sélective, les biographies sont toutes rigoureuses, aucune responsabilité, aucun crime n’est occulté pour les besoins de la démonstration. Celle-ci, du coup, est limpide et implacable. Par la même, cet excellent ouvrage rompt avec une approche déterministe trop souvent rencontrée : seule la dictature (monarchique ou communiste) pouvait faire vivre ensemble les Yougoslaves qui, autrement, ne peuvent que se déchirer et mettre en avant leur longue liste de martyrs respectifs. S’il y a une absence dans ce livre, c’est celle du fatalisme historique ou ethniciste, et on ne peut que s’en féliciter.

68Le lecteur peut lire le livre d’une traite. Il peut également le consulter en entrant librement dans telle ou telle définition. Il permettra à ceux qui s’intéresse à l’actualité internationale, et particulièrement aux étudiants, de disposer enfin d’un livre fiable et objectif sur un sujet passionnel. Les Balkans paraissent moins hermétiques après cette lecture. Il contribue à ce travail salutaire de réévaluation du passé proche ou lointain auquel les auteurs invitent les peuples de la région à se livrer.

69Pascal BONIFACE

70Les Éditions de l’Atelier, Paris, 2000, 427 pages.

La guerre alimentaire a commencé, Dominique Bodin-Rodier / L’Europe verte, les acteurs régionaux des politiques communautaires agricoles et rurales, Daniel Perraud

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72Docteur d’État ès sciences politiques, Dominique Bodin-Rodier livre à notre jugement un livre polémique qui ne manquera pas de susciter force débats. L’auteur brosse, en effet, un portrait au vitriol de l’Europe agricole en général et de la France rurale en particulier. Le lecteur en sort interpellé, voire interloqué.

73Usant de titres résolument accrocheurs (Une Europe dépecée avec complicité, Le piège diplomatique, etc.), l’auteur démontre la pusillanimité européenne face à l’arrogance étasunienne. Elle stigmatise, à juste titre, la capitulation de l’UE (Union européenne) lors des négociations de l’Uruguay Round, se traduisant par la signature, en 1993, de l’inique traité de Blair House où l’agriculture européenne se plia aux desiderata américains. On souscrira également à l’analyse, sans concession aucune, des contradictions internes propre à une UE écartelée entre des conflits d’intérêts. Le nouvel axe Londres-Berlin est clairement mis en exergue : la France se trouve plus ou moins seule dans sa volonté de défendre ungibus et rostro la PAC (Politique agricole commune). Incapable de présenter un front uni, l’Europe en est réduite à se plier au bon vouloir d’organisations mondiales, au premier rang desquelles figurent l’OMC (Organisation mondiale du commerce), qui la condamnent fréquemment (affaire de la viande aux hormones, conflit de la banane, etc.) en l’accusant de ressusciter des barrières douanières injustifiées. À bon escient, Dominique Bodin-Rodier décrypte l’asservissement de ces institutions (à noter que les accords de Marrakech datent de 1994 et non 1992, p. 66) aux injonctions des États-Unis, pays qui s’érige en parangon de l’ultra-libéralisme mais pourtant expert en tracasseries administratives et en mesures protectionnistes cachées.

74En filigrane, tout au long du livre, le propos central apparaît : l’avenir de l’humanité serait aux OGM (Organismes génétiquement modifiés). Thuriféraire des biotechnologies, du « biotech », ce néologisme revenant à qui mieux mieux, l’auteur affirme que l’Europe est en passe de rater le train de cette révolution agricole qui a déjà emporté les Américains. Elle n’a de cesse de vitupérer les préventions et la pusillanimité européennes manifestées contre la transgenèse. Sur ce point, une question ne laisse pas d’être posée (l’auteur la dédaignant superbement) : l’innocuité totale des OGM a-t-elle été scientifiquement démontrée ? Les dernières recherches prouvent que, par dissémination, les plantes adventices développent les mêmes phénomènes de résistance que certains sojas modifiés, que le ma ïs Bt serait responsable de la mort de colonies entières de papillons monarques... L’attitude timorée de l’Europe n’est-elle pas dictée par la prudence, à une époque où les grands groupes agro-chimiques cherchent à se débarrasser de leurs branches semencières en les transformant en filiales indépendantes, à un moment où les campagnes étasuniennes vont voir, novation évidente, la part des surfaces ensemencées en OGM diminuer ? Jamais la question du développement durable n’est abordée, thème curieusement ignoré et pourtant très à la mode. Mais, somme toute, une telle attitude est logique lorsque l’on fait sien, p. 158, l’aphorisme « marâtre nature » ! Quant à l’argument d’une extinction de la famine sur terre grâce aux OGM, on sait ce que l’on doit en penser grâce au Pr Marcel Mazoyer (Le Monde, 17 octobre 2000) : 50 % de la paysannerie mondiale n’est pas solvable. La solution à la faim dans le monde passe d’abord par une reconsidération et une amélioration des techniques de production des agricultures vivrières. Quant à nous, loin de vouloir juger, nous considérons que c’est à chacun, citoyen du monde, de se faire une opinion sur une question dépassant largement le cadre agricole pour confiner à l’éthique dans la mesure où elle interpelle chacun sur le rapport au vivant.

75Par contre, certains procédés, utilisés dans la démonstration, sont condamnables. Vouloir convaincre à tout prix est une chose, faire violence à la vérité pour y parvenir en est une autre. Affirmer, p. 37, que l’URSS était victime après 1950 de « famines chroniques » est fallacieux. Les Chinois n’ont pas attendu les OGM pour faire pousser du blé sur les plateaux de l’Himalaya, p. 21. Prétendre que la Bretagne, p. 46, était une région agricole « aux belles terres céréalières » est géographiquement erroné : ses terres acides, dérivées de sols cristallins, sont bien pauvres pour la culture du blé ; elles portaient donc du seigle. D’ailleurs, la Bretagne est un pays de bocage, dévolu à l’élevage. Seuls les « méjous » des bassins possédaient de vastes parcelles céréalières. Rappelons d’ailleurs que la Bretagne élève 6 millions de porcs et non 12 (p. 46). Est-il intellectuellement justifié d’affirmer, p. 100, que « leurs [ceux des firmes semencières] essais transgéniques en plein champ couvrent déjà l’Hexagone » cependant que la France a autorisé la culture de 4 000 ha de ma ïs transgénique (voir Le Monde, 8 juillet 2000) ? À moins qu’une telle exagération participe d’une volonté délibérée de verser dans le spectaculaire et le catastrophisme ?

76Là où le bât blesse le plus douloureusement, c’est sur la vision de l’Europe et de la France agricoles. La PAC méritait-elle des critiques aussi acerbes ? Il conviendrait de constamment marteler que, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’Europe était structurellement déficitaire en produits agricoles. Aujourd’hui, la France s’affirme comme la deuxième puissance agricole mondiale et l’Europe a taillé des croupières à l’omnipotence étasunienne. À trop affirmer que l’agriculture européenne est conçue, p. 79, comme « un secteur archa ïque en difficulté chronique », on risquerait de s’en convaincre ! Certes, la PAC est à réformer, mais prenons garde à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Tout n’est pas qu’OGM, grandes cultures, produits agricoles bruts. La qualité, le terroir, le goût du beau et du bon sont aussi commercialement porteurs : le Pr Jean-Robert Pitte, étudiant la viticulture de qualité, ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme que cette dernière est « un laboratoire de l’économie de demain » (p. 343, Annales de géographie, no 614-615).

77In fine, voici un ouvrage contestable, car il est, par essence même, partial et engagé mais qui ne laisse jamais indifférent. Aux politiques, aux syndicalistes de le lire et de le méditer de façon à prendre conscience que l’agriculture européenne mérite mieux qu’un assujettissement à quelque diktat américain.

78Il est de notoriété publique que la PAC est à réformer, en dépit des mesures prises en 1992 et en 1999-2000 dans le cadre de l’Agenda 2000. Jadis célébrée, elle est aujourd’hui vouée aux gémonies par des contempteurs aussi nombreux qu’injustes dans leur jugement. Le colloque, qui s’est tenu sous l’égide de l’INRA, consacré à la place des acteurs régionaux des politiques communautaires a l’immense mérite de révéler l’adaptabilité de la PAC (que l’on pourrait croire à tort ankylosée) à la nouvelle donne territoriale que représente le développement d’un mouvement de régionalisation chez plusieurs États membres  – décentralisation française initiée en 1982, montée des autonomies en Espagne et Italie, affirmation croissante du pouvoir des Länder, etc. – et la territorialisation accrue des politiques communautaires. Les travaux, d’une grande rigueur scientifique, portent sur des régions choisies pour leur diversité de richesse (de la Lombardie au Tras-Os-Montes) et privilégient une approche multiscalaire. Ils démontrent que la PAC, par le truchement de fonds débloqués dans le cadre des Objectifs 1, 5B et des programmes LEADER, est certes un soutien aux producteurs agricoles mais également un instrument d’équité spatiale s’efforçant de gommer les différences de richesse par trop criantes, de valoriser les atouts de chaque territoire en essayant d’annihiler les handicaps. À cet égard, que seraient devenus les Länder (voir la contribution de Guillaume Lacquement) de l’ex-RDA, assommés par l’immixtion déstabilisante de l’économie de marché, sans la PAC ? Nombreuses sont les régions agricoles, condamnées à coup sûr par une approche ultra-libérale des problèmes économiques, qui ont trouvé en la PAC leur planche de salut. Que les réformateurs, aiguillonnés par leur soif de restreindre les coûts de fonctionnement, lisent ce salutaire ouvrage et s’en souviennent !

79Stéphane DUBOIS

80Paris, Albin Michel, 2000, 255 p.

81Versailles, INRA Éditions, les colloques, 2000, 368 p.

Le démon est-il allemand ?, Michel Meyer

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83En 1990, la RFA (République fédérale d’Allemagne) a réussi à réaliser son unité dans la paix et en accord avec tous ses pays voisins. L’unification allemande ne cesse cependant de réveiller quelques vieilles angoisses françaises, et, depuis la restauration de Berlin comme capitale en 1999, on peut constater une recrudescence d’écrits ou de réflexions pseudo-géopolitiques projetant le spectre d’une Europe allemande. Michel Meyer a suivi, avec pertinence, l’actualité allemande pour la télévision et la radio françaises dans les années 70 et 80. Il nous livre cet essai sur l’Allemagne se situant malheureusement (on aurait espéré le contraire de sa part) dans la droite ligne de ces quelques auteurs (Yvonne Bollmann, Philippe Delmas ou encore Alain Griotteray) qui se basent sur de prétendues continuités historiques pour présenter une Allemagne sombre et inquiétante. L’Allemagne, en tant que telle, leur pose un problème existentiel.

84Le ton est donné d’emblée : se voulant mû par une longue expérience de la chose allemande, l’auteur prévient que les Allemands sont « bien moins pacifiques qu’il n’y paraît ». Ainsi, « l’autoflagellation et l’autodénigration, attitudes contritionnelles obligées depuis 1945, seront de moins en moins de mise », ce qui, pour l’auteur, signifie la « fin d’une longue période de constante référence aux valeurs occidentales » (p. 15). Ce procès d’intention gratuit découle de spéculations a-scientifiques. Certes, ce pays doit faire face à son histoire qui, en raison de l’horreur exceptionnelle qu’a engendrée le national-socialisme, oblige les Allemands à se pencher régulièrement sur leur passé. Les événements récents, concernant la violence de groupuscules néonazis, sont là pour le prouver. L’Allemagne des années 90, comme celle des années 50 aux années 80, se base cependant sur un édifice institutionnel qui intègre les valeurs de la démocratie et de l’État de droit ; les Allemands, dans leur immense majorité, n’ont pas l’intention de les remettre en cause.

85Meyer s’emploie à dresser un tableau préoccupant de cette Allemagne, puissance en devenir, prédestinée, en raison d’un lourd héritage historico-culturel (la référence à Nietzsche est un exercice obligatoire), à être une « force qui va » (p. 79), tel un être surnaturel que rien, ni personne, ne peut arrêter. Certains propos sont grotesques : puisque l’Allemagne a recouvré sa souveraineté, écrit-il, « Comment freiner ce char sans tourelle qui pourrait vouloir un jour fondre à nouveau sur tout ce qui bouge ? [...]. Les capitaines de l’industrie de l’Allemagne moderne se seraient-ils substitués aux capitaines des Panzers de jadis ? » (p. 31). L’auteur n’hésite pas non plus à faire des rapprochements douteux entre les responsables politiques allemands du début des années 30 avec ceux actuellement en charge de la destinée de la République de Berlin (p. 48). Pour l’auteur, c’est donc un inévitable retour de l’Histoire, d’autant plus que l’on pourrait difficilement faire confiance aux Allemands : s’appuyant sur « une longue fréquentation de plusieurs générations d’Allemands, à compter des années 70 », Meyer affirme qu’il peut ainsi « largement confirmer » les thèses de Daniel Goldhagen (auteur de l’ouvrage retentissant publié en 1997 : Les bourreaux volontaires de Hitler), selon lesquelles les Allemands dans leur ensemble ne pouvaient pas ne pas être au courant du génocide juif (p. 246). Se baser simplement sur une « longue fréquentation » des Allemands est une argumentation contestable. Plus loin l’auteur se prend de compassion pour les terroristes de la RAF (Fraction armée rouge), ces « enfants perdus du terrorisme », victimes de cet État répressif dirigé par les « tenants de la ligne dure, en bons anciens officiers de la Wehrmacht » qu’était, par exemple, comme il le rappelle, le chancelier Helmut Schmidt (p. 374).

86Meyer ne parvient vraiment pas à se défaire de représentations fantasmagoriques, au point que, évoquant des soi-disantes amertumes et frustrations accumulées par les élites allemandes pendant les décennies de la division de l’Allemagne, sa conclusion frise le ridicule : « La tâche indélébile d’Auschwitz en [les Allemands] faisait des psychopathes convalescents. Et ils finirent par intérioriser au fil du temps leur statut de malades de la honte. Dans des colloques de haut vol, ils écoutaient la rage au ventre, et rongeaient leur frein [sic], de doctes politologues venus de pays membres du Conseil de sécurité de l’ONU pérorer, tels des entomologistes ou autres tératologues, sur la division des Allemagnes. [...] Ils surent se plier, Realpolitik oblige, à ce rapport de forces dans l’indignité assumée. Mais gare lorsque leurs maîtres d’hier perdront la main ! Alors la soumission deviendra colère, soif de vengeance, révolte et réveil de la furor teutonicus. N’ayons crainte, nos amis allemands resteront bien élevés, coopératifs et même contritionnels tant qu’il le faudra. Avant d’exploser un jour dans la fureur [sic], sans signe avant-coureur, si l’hypocrisie présente devait persister » (p. 386). Si l’on suit le raisonnement de Meyer – aussi tonitruant qu’indigeste –, les Allemands ne devraient donc pas tarder à sortir d’une sorte de torpeur pour – instinct oblige – se lancer à l’assaut de leurs voisins, voire renouer avec une traditionnelle prédisposition à éliminer ce qui n’est pas germanique.

87La nouvelle Europe appelle une grille de lecture qui ne s’apprécie plus sur l’échelle de la géopolitique classique. Il n’y a pas de sphinx allemand. L’Allemagne est un pays aux structures politiques démocratiques solides. Certes, les intérêts d’un pays diminué ne se font pas entendre de la même manière que ceux d’un pays souverain : depuis 1990, il est logique que le pays les défende plus nettement, à l’image de ses partenaires. L’Allemagne, qui ne peut pas être un pays « normal » en raison de son passé très spécifique, se présente aujourd’hui comme décomplexée parce que la nouvelle génération au pouvoir est moins empreinte d’émotion, voire d’excessive autocompassion : en politique ce n’est pas un changement de contenu, mais de style. Il est vraiment surprenant que Meyer, qui se veut un fin connaisseur de l’Allemagne, ne réussisse pas à promouvoir l’éthique d’une discussion qui ne débouche pas sur des visions caricaturales du rôle futur de l’Allemagne en Europe.

88L’auteur use de tant de sophismes et de stéréotypes que son ouvrage en devient soporifique. Il donne une portée messianique aux comportements et discours politiques des dirigeants allemands du début du XXe siècle qui ne sont pas transposables à l’époque dans laquelle nous vivons aujourd’hui. À la lecture de l’ouvrage, on peut vérifier cette sorte de loi qui – à intervalles réguliers – consiste à pratiquer d’autant plus l’histoire qu’on a l’intention de s’en servir pour défendre une cause. À force de chercher à dessiner à tout prix les contours d’une Allemagne apocalyptique, Meyer en fait trop et n’est pas crédible.

89Stephan MARTENS

90Paris, Grasset, 2000, 416 p.

Weltpolitik im neuen Jahrhundert, Karl Kaiser, Hans-Peter Schwarz (dir.)

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92L’ouvrage La politique mondiale à l’entrée du nouveau siècle, dirigé par les politologues Karl Kaiser, directeur de l’Institut de recherche de la Deutsche Gesellschaft für Auswärtige Politik (Société allemande pour la politique étrangère), et Hans-Peter Schwarz, est une édition mise à jour de l’ouvrage Die neue Weltpolitik (La nouvelle politique mondiale) publié en 1995. Le premier intérêt de ce livre réside dans le fait qu’il réunit les contributions des meilleurs spécialistes allemands en relations internationales qu’ils soient politologues, historiens ou juristes (d’Ernst-Otto Czempiel, Christian Hacke, Helga Heftendorn ou Ludger Kühnhardt, en passant par Werner Link, Hanns W. Maull, Harald Müller ou Lothar Rühl, jusqu’à Gregor Schöllgen, Konrad Seitz, Dieter Senghaas ou Wolfgang Wessels). D’autre part, le recueil aborde 43 thématiques subdivisées en quatre grandes problématiques : les relations internationales au XXe siècle, et les leçons à en tirer ; les paramètres de la nouvelle politique mondiale (les tendances globales, l’économie mondiale, le facteur technologique dans la politique mondiale) ; les zones conflictuelles ; les acteurs et les institutions dans les relations internationales.

93Les auteurs, par leurs différents articles, mettent bien en évidence que les relations internationales se déclinent, aujourd’hui et à moyen terme, non pas selon un quelconque ordre mondial, mais bien selon un désordre global. Les États et les sociétés se trouvent confrontés à un monde troublé, voire désorienté, à la fois plus solidaire et plus fragmenté. Le monde est « solidaire » en raison de l’accélération de la mondialisation économique et financière, ainsi que de l’essor des technologies de l’information et de la communication, qui induit, de facto, l’avènement d’un « village-global ». En même temps, il est plus fragmenté du fait de la montée des revendications identitaires, au point d’entraîner des tensions croissantes et de nombreux conflits, ni totalement militaires ni strictement civils – et dans lesquels s’estompe la distinction classique entre les affrontements nationaux et internationaux, en raison, notamment, de phénomènes mondiaux (la prolifération nucléaire, la criminalité organisée, etc.).

94Il est difficile, dans le contexte d’un monde qui s’unifie et se disloque en même temps, et à des niveaux multiples, d’écrire à l’avance les perspectives pour demain. Le morcellement du Tiers-Monde, puis l’éclatement du bloc communiste, ont déstabilisé l’ensemble de la planète. L’instabilité va perdurer avec, en contrepoint, des regroupements régionaux de type associatif, générateurs de stabilité. Une recomposition est en cours, mais l’ère qui se présente est une période floue, ambiguë, où rien n’est certain mais où tout est possible. Chaque problème régional deviendra, en même temps, un problème international. Le XXIe siècle sera donc aussi celui du renforcement de structures de global governance, l’ONU en étant un pilier. L’interdépendance croissante induira une consultation internationale plus poussée, qui conduira non pas à accentuer l’hégémonie d’une seule « hyperpuissance » (c’est-à-dire les États-Unis, selon la définition d’Hubert Védrine), mais à la coopération de grands ensembles régionaux.

95Les articles, tous d’une grande richesse, invitent le lecteur à réfléchir sur une réalité plurielle. Dans l’urgence, comme dans la durée, le politique doit, aujourd’hui plus encore qu’hier, surmonter une contradiction permanente entre la théorie et la pratique, entre l’analyse des idées et l’obligation d’agir. C’est en affrontant, de manière pragmatique, la complexité des multiples facteurs qui façonnent les relations internationales, qu’il peut parvenir à jeter les bases d’une pax democratica.

96Une évolution positive de la politique mondiale, qui implique l’insertion de la Chine en tant que pays partenaire dans le jeu des relations internationales, pourrait se dessiner à partir de la consolidation d’organisations supranationales, et tout particulièrement de l’UE. Les auteurs sont cependant unanimes sur le fait que l’UE, pour parvenir à asseoir un statut de global player, doit enclencher une dynamique autre que celle qu’elle connaît aujourd’hui : le retour d’une grande Europe sur la scène internationale présuppose que les États membres de l’UE se donnent les moyens en matière de politique étrangère et de sécurité commune. Si la réalisation d’une Europe politiquement unie tient à l’effort de la société tout entière, et pas seulement à la volonté des gouvernements, c’est bien aux dirigeants de chaque État membre de faire preuve de pragmatisme pour dépasser enfin l’illusion de la viabilité d’une quelconque vision « nationale » des enjeux actuels dans le monde, surtout à l’heure de la mondialisation.

97Stephan MARTENS

98Baden-Baden, Nomos Verlagsgesellschaft, 2000, 653 p.

Handelsstaat Deutschland Deutsche Auޥnpolitik in einen neuen internationalen System, Michael Staack

99L’ouvrage de Michael Staack, professeur de sciences politiques à l’Université européenne de sciences humaines de Minsk, fait un bilan complet de la politique étrangère allemande du milieu des années 80 jusqu’au milieu des années 90. L’auteur accorde une place importante aux évolutions conceptuelles de la politique allemande avant même l’unification, par rapport à des événements majeurs, comme l’installation des Pershing américains sur le territoire fédéral en 1983, en passant par l’avènement de Mikha ïl Gorbatchev et la chute du mur de Berlin.

100L’ouvrage étant le fruit de sa thèse d’habilitation soutenue en 1998, le travail de Staack est de facture universitaire, et donne donc la priorité à une analyse scientifique. Il est toutefois regrettable que Staack n’intègre pas une seule fois dans son étude des réflexions sur l’évolution de cette politique depuis l’arrivée au pouvoir du chancelier Gerhard Schröder.

101L’auteur insiste sur quatre thèmes qui forment le corpus de l’ouvrage (la politique de détente et l’Ostpolitik des années 80 ; le bouleversement géopolitique en Europe et l’unification allemande ; l’Allemagne et le traité de Maastricht ; l’Allemagne et sa responsabilité internationale accrue en matière de politique de sécurité) pour démontrer la permanence de la politique allemande autour d’une matrice qui, selon lui, est à la base même de l’orientation structurelle de la RFA (République fédérale d’Allemagne) vers ce qui constitue un Handelsstaat (État marchand), d’où le titre du livre : L’Allemagne État marchand. La politique étrangère allemande dans un nouveau système international. Staack s’appuie sur la théorie de Richard Rosecrance dans son ouvrage, paru en 1987, The Rise of the Trading State. Commerce and Conquest in the Modern World. La politique allemande est caractérisée par le postulat de l’optimalisation de la prospérité économique et donne toujours, en matière de politique étrangère, la priorité à des stratégies et instruments civils sur les moyens militaires pour faire passer ses intérêts. Cette tendance de fond explique, en grande partie, que les événements des années 1989-1990 n’aient pas entraîné, pour la politique étrangère allemande, de césure fondamentale.

102Les dirigeants allemands ont dû, en revanche, adapter leur politique à un environnement qui, lui, a fondamentalement changé. Selon Staack, le « genschérisme », cette politique du « non seulement, mais aussi », recherche permanente du consensus – qui était l’essence de la politique du ministre des Affaires étrangères Hans-Dietrich Genscher dans les années 80 –, était condamnée. Sa démission en 1992 est une césure dans l’histoire de la politique étrangère de la RFA car, à partir de ce moment-là, se dessine une évolution nette vers l’adaptation des instruments diplomatique et militaire allemands aux nouveaux défis internationaux. Pour Staack, la décision du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe, en juillet 1994, qui a fixé le cadre constitutionnel de référence en ce qui concerne les missions de la Bundeswehr en dehors du territoire fédéral, est une étape essentielle dans l’acceptation – inéluctable à l’heure où l’Allemagne a recouvré sa souveraineté – de la prise de responsabilité internationale.

103L’auteur insiste cependant sur le fait que l’Allemagne n’a pas, pour autant, adopté une ligne diplomatique proche de celle de ses grands voisins, comme la France ou la Grande-Bretagne. La culture politique particulière – qui, en raison du passé, imprègne, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les dirigeants allemands – joue, bien évidemment, un rôle capital. L’auteur évite d’ailleurs d’analyser la politique étrangère allemande sous le signe d’une soi-disante « normalité », qu’elle soit mythique ou réelle. Ce qui explique que, si l’Allemagne, selon Staack, est obligée désormais d’effectuer des choix politiques, ceux-ci s’intègrent dans le cadre d’une politique de la « troisième voie », entre une politique du « bon exemple » (propre à la culture de la retenue) et une politique de « puissance » (sur le modèle français ou britannique). Finalement, cette troisième voie, dont l’auteur ne fait qu’esquisser la problématique, peut correspondre à la politique engagée par les nouveaux dirigeants au pouvoir depuis 1998, une politique, selon les termes de Schröder, de « défense éclairée des intérêts allemands ».

104L’Allemagne, après l’unification, est devenue un État-nation démocratique parmi d’autres, mais pas avec les mêmes caractéristiques. Car, à la différence des autres États-nations, elle ne cherche pas à défendre, de la même manière, les restes de souveraineté. Staack, à juste titre, insiste sur le fait qu’il existe, entre la politique européenne de l’Allemagne et l’intégration européenne, une relation étroite et traditionnelle d’interaction, qui, après l’unification, a même augmenté en intensité. D’une part, ce processus permet d’ôter les craintes des pays voisins vis-à-vis d’une Allemagne plus grande ; d’autre part, les dirigeants allemands (avec des accents différents selon leur couleur politique) sont convaincus que c’est uniquement une Europe politiquement unie qui pourra jouer un rôle décisif, et devenir un acteur majeur, sur le plan mondial. La politique allemande restera donc axée sur le multilatéralisme, tout en accordant une priorité aux relations avec les États-Unis et la France. Cela n’empêchera pas l’Allemagne d’affirmer plus nettement ses intérêts, en utilisant politiquement son potentiel économique ; mais l’auteur ne voit pas se dessiner en Europe une hégémonie allemande. Loin de chercher à dominer l’Europe, l’Allemagne suit et suivra une stratégie politique qui correspond à son intérêt premier : la poursuite d’une politique d’intégration qui peut créer les conditions d’une Europe pacifique et stable dans son ensemble. Pour les Allemands, il n’existe pas de meilleure recette. Il va de soi que le contenu même de la politique étrangère allemande dépendra aussi de la volonté des partenaires de l’UE à poursuivre dans la voie de l’intégration.

105Stephan MARTENS

106Paderborn, Schöningh, 2000, 560 p.

AMÉRIQUE DU NORD

Où vont les Américains ?, Nicole Bernheim

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108À l’heure des élections américaines, qui marquent la désignation d’un nouveau président, le renouvellement des représentants et d’un tiers des sénateurs, Nicole Bernheim dresse le bilan des huit années Clinton. Le jeune président démocrate s’enorgueillit de chiffres économiques positifs, avec la maîtrise de l’inflation, la baisse du chômage et des taux de croissance que ses prédécesseurs n’ont jamais pu atteindre. Jamais une nation n’a à ce point dominé l’économie mondiale.

109Cependant, les années Clinton ont également été celles des opérations extérieures hasardeuses en Somalie, Bosnie et Kosovo. Malgré les efforts de l’administration, la fracture sociale n’a pas été réduite et les tensions ethniques subsistent sans avoir été diminuées. L’Europe s’impose de plus en plus comme un adversaire économique et un allié réclamant un meilleur partage des res-ponsabilités. La crédibilité du chef de l’exécutif a été entachée de plusieurs affaires qui ont fait chanceler la Maison-Blanche. Enfin, l’Amérique de Clinton, pourtant désireuse de réduire les inégalités, est devenue la cible des opposants à la mondialisation et des exclus de la société en cette fin de siècle. En termes de fonctionnement interne, les années Clinton ont été marquées par la montée en puissance des autorités locales et du Congrès, dominé par les Républicains depuis 1994, et qui limite les initiatives de la Maison-Blanche, comme l’a prouvé la non-ratification du CTBT (Comprehensive Test Ban Treaty) par le Sénat en octobre 1999.

110Que ce soit en matière de politique étrangère, avec les débats sur la NMD (National Missile Defence), le choix de conserver une force de dissuasion nucléaire de type guerre froide ou de favoriser les forces de projection, et la redéfinition des systèmes d’alliances, mais également en ce qui concerne les enjeux de politique intérieure, le nouveau président devra rapidement se démarquer de son prédécesseur pour tenter de s’imposer là où celui-ci a échoué.

111On ne saurait reprocher à cette excellente synthèse que d’être parfois trop générique, certains points méritant de plus larges développements, qui pourraient faire l’objet d’autres études plus détaillées. Il s’agit néanmoins d’une bonne réflexion sur les défis auxquels le nouveau chef de l’exécutif devra faire face, et ainsi faire entrer les États-Unis dans l’après-Clinton.

112Barthélémy COURMONT

113Plan

114I. Un président à abattre ; II. Le rendez-vous social manqué ; III. La confortable réélection de Bill Clinton ; IV. La plus folle affaire d’État ; V. La guerre du Kosovo aura lieu ; VI. Les plus forts et les plus riches ; VII. L’Europe alliée ou rivale ?

115Paris, La Découverte, septembre 2000, 124 p.

L’Amérique contre de Gaulle : histoire secrète, 1961-1969, Vincent Jauvert

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117Un certain nombre d’ouvrages ont mis en relief les tensions existantes entre la France du général de Gaulle et les États-Unis. Parmi ceux-ci, l’excellent Deux stratégies pour l’Europe de Frédéric Bozo s’attardait sur la volonté française de proposer une alternative à l’OTAN (Organisation du traité de l’Atlantique Nord) telle qu’elle était organisée, tandis que d’autres proposaient une vision française, au travers de la présidence du général de Gaulle. Il manquait cependant un nécessaire compte rendu sur les initiatives américaines, certaines étant demeurées secrètes.

118L’étude des archives américaines a permis de mettre à jour la « guerre » qui a opposé les autorités françaises et américaines pendant les années 60 sur des dossiers aussi brulants que la bombe atomique, l’OTAN, le Québec, le Viêtnam et l’entrée de la Grande-Bretagne dans la Communauté européenne. C’est dans une perspective essentiellement américaine que Vincent Jaubert a étudié ces questions, en se référant aux documents des administrations Kennedy et Johnson, du département d’État, du Pentagone et de la CIA. Il en résulte une farouche hostilité américaine à l’égard de la France gaullienne, qui se traduisait par le refus de transmettre les secrets de l’arme nucléaire, la crainte de voir l’OTAN déstabilisée à la suite d’une alliance militaire franco-allemande, et les critiques des initiatives du général de Gaulle sur l’ensemble des dossiers. Dans les faits, l’Amérique a combattu de Gaulle en multipliant les informations négatives le concernant, soutenant les mouvements d’opposition pour espérer son départ, et refusant toute concession sur la volonté de créer une force triangulaire incluant les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France. Autant de révélations qui soulèvent la question des espions américains en France, et de la politique de déstabilisation à l’égard d’un allié. Ce n’est qu’avec Nixon que les relations redeviendront normales, mais entre-temps la France aura quitté le commandement militaire intégré de l’OTAN, mis au point « sa » bombe atomique et multiplié les contacts avec d’autres régimes, y compris la Chine de Mao. Huit années de suspicion, de pratiques souterraines coercitives, de critiques et de mépris, telle aura été l’attitude des Américains envers la France dans les années 60.

119Des relations houleuses avec Kennedy, exécrables avec Johnson et tendues avec les représentants de la diplomatie et de la politique étrangère des États-Unis, il en résulte une étonnante suspicion à l’égard de la France qui, sous plusieurs aspects, s’est maintenue de nos jours. Certaines questions, comme l’avenir de l’OTAN, n’ont toujours pas été réglées, et raniment de vieilles rancunes entre les deux alliés, la plupart datant de cette période.

120Barthélémy COURMONT

121Paris, Éditions du Seuil, octobre 2000, 280 p.

Avec l’aide de Dieu, George W. Bush

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123L’ouvrage de George W. Bush, paru aux États-Unis en 1999 sous le titre A Charge to Keep, n’est ni une autobiographie classique ni un programme de campagne électoral. Il s’agit plus précisément d’une présentation des idées du candidat, au travers de ses expériences du passé, et des conditions dans lesquelles il a eu à faire face à de grandes décisions. Certains chapitres restent anecdotiques, et ne peuvent qu’alimenter les critiques sur les compétences jugées limitées de Bush, qui semble se soucier davantage des compétitions de base-ball que des grands enjeux du monde contemporain.

124Cependant, il convient de noter quelques excellentes remarques qui nous apportent de précieux renseignements sur la personnalité du gouverneur du Texas, si souvent, trop peut-être, présenté comme un incapable, voire un « idiot ». L’éducation revient comme un thème récurrent dans tous les chapitres, et apparaît comme le credo des réformes annoncées, en tenant compte de ce qui a été fait au Texas depuis 1994. On y découvre également un George W. Bush se positionnant comme un conservateur modéré, qui envisage même le compromis avec les démocrates, comme il l’a fait au Texas, et considère les alliances avec l’autre camp comme un critère essentiel d’un bon gouvernement. Homme de communication plus que d’idées, le gouverneur du Texas a toujours été à l’écoute des différents points de vue des personnalités qu’il a rencontrées, et a su s’entourer des meilleurs conseillers pour prendre des mesures audacieuses qui se sont avérées positives. Enfin, un excellent chapitre (sans doute le meilleur de l’ouvrage) sur la peine de mort pose la question de la responsabilité politique dans le cas de mesures impopulaires. Sans se faire l’avocat de la peine capitale, George W. Bush s’explique avec franchise sur les raisons qui l’ont poussé à rejeter les demandes de grâce de Karla Faye Tucker, malgré les vagues de protestation et les importantes campagnes médiatiques d’hostilité.

125Cet ouvrage pose les bases de ce que sera la politique américaine dans les années futures, en répondant aux attentes de l’électorat : un gouvernement plus proche des citoyens, plus proche aussi des objectifs dictés par les Pères fondateurs et la Constitution. La dernière remarque est en ce sens significative : « Ensemble, nous avons une mission à accomplir. » Nation-idée, les États-Unis ont une mission, et Bush considère que tous les Américains doivent se sentir concernés.

126George Bush père a rédigé en 1998 en compagnie de Brent Scowcroft l’excellent « À la Maison-Blanche » qui analyse la présidence et les tournants des relations internationales au début des années 90. Au bilan volumineux du père s’oppose le programme du fils, encore novice en politique. Alors, à quand les premiers enseignements d’une deuxième présidence Bush en moins de dix ans ?

127Barthélémy COURMONT

128Paris, Odile Jacob, septembre 2000, 315 p.

L’Amérique et nous, Jacques Andréani

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130Depuis les années 60, les États-Unis ont traversé trois grandes révolutions qui ont considérablement modifié l’environnement politique, économique et social. À la révolution contestataire, qui réclamait une plus grande égalité des droits des citoyens, a fait suite un contre-courant conservateur marqué par le retour de valeurs morales et religieuses, puis, plus récemment, une transformation profonde de l’économie. Il résulte de ces trois grandes phases une « exception » américaine, marquée par un succès sans précédent de l’économie de marché, une domination sans partage dans la recherche et les nouvelles technologies et une puissance militaire incontestée. Dans le même temps, et bien qu’il ne faille pas voir ici un problème récurrent aux seuls Américains, la fracture sociale demeure un problème au cœur de la société. Les inégalités raciales, certes réduites, sont encore parfois ressenties comme très profondes, et la classe politique se trouve de plus en plus souvent paralysée par des luttes partisanes et le gouvernement des juges.

131La particularité des États-Unis se nourrit de ces forces et de ces faiblesses, celles-ci devant être comprises dans leur contexte, et non pas analysées, comme c’est souvent le cas, avec un regard « trop » français ou européen. Ainsi, la recomposition ethnique de la population ne doit pas être vécue comme un danger, mais, au contraire, comme un fait naturel qui pourrait à terme enrichir la société américaine. Les minorités hispaniques doivent garder à l’esprit qu’en leur temps les Irlandais ont été également montrés du doigt, mais sont finalement parvenus à s’intégrer en enrichissant le melting pot américain. À l’inverse, la volonté de plus en plus exprimée par la population de refuser un trop grand engagement en matière de politique étrangère ne doit pas être assimilée en bloc à un retour de l’isolationnisme, mais plutôt à un discours universaliste dont toute contestation est perçue comme un frein. « Nation idée », les États-Unis sont en perpétuelle évolution, et à ce titre ne sauraient être comparés aux autres démocraties.

132L’ambassadeur Jacques Andréani craignait, en rédigeant cet ouvrage, d’être « attendu au tournant » pour son absence de préjugés hostiles à l’égard des États-Unis, s’opposant ainsi à une certaine tradition française. Sans doute a-t-il souhaité, tout au long de ces pages, justifier ses positions et modérer ses jugements en argumentant scrupuleusement les différentes affirmations. Il en résulte un travail complet de réflexion sur les caractéristiques américaines, comblant ainsi un vide qui expliquait les préjugés et les nombreuses incompréhensions entre Français et Américains.

133Barthélémy COURMONT

134Plan

135I. L’exception américaine ; II. Les fractures américaines, ou l’Amérique paie-t-elle un prix trop élevé pour ses succès ? ; III. Le triomphe américain ; IV. L’avenir : les nouveaux mythes américains.

136Paris, Odile Jacob, octobre 2000, 305 p.

AFRIQUE

Éthiopie-Érythrée frères ennemis de la corne de l’Afrique, Fabienne Le Houérou

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138Très intéressante mise en perspective du conflit opposant l’Érythrée à l’Éthiopie qui perdure depuis les années 60, la présente étude, mettant en parallèle des représentations de la place des ascaris, supplétifs érythréens de l’armée coloniale italienne, face à l’héro ïsme éthiopien puisé dans la résistance à l’occupant européen, permet de mieux appréhender les motivations les plus intimes des soubresauts multiples qui agitent ces deux voisins. Le réveil extrêmement meurtrier du conflit en mai 1998, délaissé par les médias, retrouve ici une grille de lecture particulièrement accessible, à travers une série d’enquêtes menées auprès des acteurs de la crise, complétée en annexe par des entretiens avec les décideurs politiques des deux camps.

139À la faveur d’un rappel historique synthétique, le lecteur comprend l’importance que revêt la question foncière et le rôle des femmes dans les deux camps. Que ce soit à travers la protection du patrimoine éthiopien ou leur participation à hauteur du tiers des effectifs dans le Front pour la libération de l’Érythrée, les femmes sont véritablement parties prenantes aux conflits. Fabienne Le Houérou arrive en outre à la conclusion selon laquelle l’idéologie marxiste n’aurait pas été structurante dans la logique d’affrontement, mais que le problème de la terre serait le réel point d’ancrage des crispations diverses. Le partage des terres se faisant à parts égales entre hommes et femmes, l’un des principaux ressorts de la résistance éthiopienne aurait été la défense de la propriété privée impliquant ainsi l’ensemble de la famille. En face, après une rupture de près de trente ans avec la société traditionnelle, l’échec de la démobilisation se traduit par la difficile réinsertion des combattantes érythréennes. Le « Front » ayant gommé toute individualité jusqu’à la différence entre les sexes et rétablit un ordre « normal » où la femme est réduite au silence (pour celles qui n’ont pas embrassé la lutte politique). Le choix méthodologique d’avoir filmé les entretiens avec les femmes érythréennes rend mieux les divers sentiments de fierté, de peur rétrospective et d’appréhension de la vie en société actuelle.

140Plus qu’un récit factuel, l’étude nous livre une véritable psychogenèse du conflit qui tranche avec les habituelles analyses purement géopolitiques. L’union sacrée issue de la lutte contre Mengistu menée par les Tigréens et les Érythréens jusqu’en 1991 n’aura pas duré. Les crispations éthiopiennes, du fait de l’arrogance érythréenne, se mélangent aux symboles rattachés à la lutte contre la colonisation italienne ou contre la domination du Grand Amhara, et croisent la place de la terre qui bien qu’aride et inculte porte en elle l’intégrité du territoire des « frères ennemis de la corne de l’Afrique ».

141Irchad RAZAALY

142Plan

143I. L’Italie et les deux frères ; II. Les étapes historiques de la formation de la nation érythréenne ; III. Femmes érythréennes dans la guerre d’indépendance ; IV. Une guerre d’honneur ?

144Paris, Éditions L’Harmattan, juin 2000, 159 p.

Qui a tué à Benthala ? Algérie : chronique d’un massacre annoncé, Nesroulah Yous avec la collaboration de Salima Mellah

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146Témoignage de Nesroulah Yous, entrepreneur dans le bâtiment et membre du Front des forces socialistes, cet ouvrage tente de comprendre la montée de la violence en Algérie jusqu’à son paroxysme avec les massacres de 1997. L’auteur a personnellement vécu le massacre à Benthala, située dans la banlieue algéroise. Il avance nettement l’hypothèse d’une implication – directe ou non – de certains secteurs de l’armée dans ces massacres et leur planification par au moins une partie du commandement militaire. Est ainsi dépeint une situation où s’entrecroisent étrangement les GIA, l’État et les forces de sécurité, les intérêts des hauts militaires et ceux du clan présidentiel. Situation qui est beaucoup plus complexe que celle présentée par le régime algérien, dont la thèse officielle a été largement relayée par la presse nationale et par les pays occidentaux, en premier lieu la France, depuis le début de la seconde guerre d’Algérie. L’auteur montre une population prise en étau entre la nébuleuse islamique, très éloignée de la religion, et la politique d’éradication du régime qui évite à tout prix d’attaquer directement les groupes armés. Si l’ouvrage peut pécher par l’absence de sources supplémentaires face à de telles accusations, il n’en est pas moins une première pierre à l’édifice et un témoignage bouleversant, cri d’une population algérienne délaissée.

147Élise GINIOUX

148Plan

149Introduction ; I. La sale guerre au quotidien ; II. Le massacre ; Postface par François Gèze et Salima Mellah.

150Paris, La Découverte, septembre 2000, 311 p.

ASIE

Japon, Chine, Corée... Cette Asie qui dérange, Henri Lelièvre

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152En décembre 1999, en la ville du Mans, d’éminents experts du monde asiatique se réunissaient dans le cadre d’un Carrefour tenu sous la houlette de Henri Lelièvre et d’Alain Gresh. Le présent ouvrage est le fruit de cette rencontre féconde.

153De prime abord, une question centrale structure les interventions initiales : existent-ils des valeurs asiatiques stricto sensu, à cet égard discernables ? A priori, des idées forces apparaissent liées aux apports du confucianisme : primat du groupe et de la famille sur l’individu, piété familiale, sens du compromis... Cependant, une américanisation de la culture sourd de toutes parts, d’autant plus que la crise de 1997 a ébranlé non seulement les économies mais aussi les sociétés asiatiques, les obligeant à porter un regard introspectif sur elles-mêmes. Les déclarations des participants (venus de tous horizons, de l’écrivain François Cheng à la journaliste Dora Tauzin) font véritablement le tour de la question. Sont ainsi révélés, en filigrane, les rapports ambigus des gouvernants asiatiques avec l’héritage confucéen. Hésitant entre rejet et appropriation de ses valeurs, ils optèrent le plus souvent (y compris la Chine communiste) pour cette dernière attitude – s’inscrivant de la sorte dans ce que Anne Cheng a par ailleurs appelé un revival confucéen – de façon à offrir à leurs sociétés, plus ou moins ébaubies par l’ouverture économique et le libéralisme, des valeurs garantes de stabilité, de discipline et d’ordre. In fine, cet ouvrage met en exergue de nombreux points de convergence et de similitude entre les valeurs asiatiques et européennes, en dépit des, ou grâce à nos représentations (que le géographe Michel Grésillon explicite avec talent). Ces concordances sont également abordées (par François Hermelin) sous l’angle du succès que remportent en Occident les mangas, pur produit culturel japonais s’il en est. En outre, les investissements croisés asiatiques et européens sont un facteur de rapprochement des cultures. Les cas de la fusion Renault-Nissan (Georges Douin) et de l’implantation de ntn à Allones (Masashi Sanami) participent de cette dynamique de synergie.

154Un tel collectif ne pouvait pas ne pas insister sur le poids économique de l’Asie au sein du système-monde. Le(s) modèle(s) asiatique(s) est finement décrypté en s’appuyant sur la problématique du rôle de l’interventionnisme d’État dans le déclenchement de la crise de 1997. Pour Philip Golub, le catalyseur du phénomène serait non pas les pesanteurs étatiques mais les manquements de certains États n’ayant pas assumé leurs responsabilités. Sei-Chull Oh abonde dans ce sens en décrivant les lourdeurs du système conglomératique coréen, construit par ces colosses aux pieds d’argile que sont les chaebols. Toutefois, les vicissitudes de l’économie japonaise (en stagnation, 1 % de croissance à peine) n’illustrent-elles pas la griffe d’un État qui en est à son dixième plan de relance en huit ans, a creusé une dette atteignant 130 % du pib, porte à bout de bras des banques percluses de créances douteuses et a investi des sommes colossales dans des secteurs à la rentabilité peu assurée (plus de 100 000 milliards de yens ont ainsi été insufflés dans le btp) ? Cette politique a mené, en partie, au gonflement inconsidéré et à l’éclatement d’une bulle spéculative dont le Japon tarde à se remettre. Par surcroît, n’eût-il pas fallu creuser davantage l’influence des autres acteurs du jeu industrialo-économique et des relations tissées entre eux. Ainsi, c’est le géographe Philippe Pelletier qui, au Japon, a décrypté le rapport de force s’établissant entre un « triangle d’or » – liant l’industrie aux banques et aux maisons de commerce, les sogo-sosha – et « losange d’airain » unissant le pld (Parti libéral-démocrate), le Keidanren (mouvement du patronat), le miti (ministère de l’Industrie et de la Recherche) et les yakusas (mafia). De fait, n’est-il pas un peu facile de taxer la dépression de 1997 d’exogène car induite par une stricte application d’un dogme économique ultra-libéral dont le fmi se fait le chantre. Certes, Sei-Chull Oh révèle, à juste titre, la contradiction flagrante de l’attitude des Occidentaux qui, jadis, portaient au pinacle le modèle coréen en particulier et asiatique en général et qui, aujourd’hui, le voue aux gémonies. Cette contradiction ne laisse pas d’étonner mais, cependant, ne procède-t-elle pas du constat d’un certain dévoiement du modèle asiatique ?

155La question géopolitique se voulait le point d’orgue du colloque. Si l’Asie inquiète, c’est bien sur le plan politique et militaire. L’imbroglio mortifère cachemiri est étudié par Jyotsna Saksena à partir du sévère accrochage de Kargill qui, incident ponctuel, est replacé dans la perspective du temps long d’un conflit qui dure depuis la naissance de l’Inde et du Pakistan en 1947. Parmi les foisonnantes interventions, il conviendrait malgré tout de retenir en priorité deux articles insignes par leur qualité et leur plus-value cognitive. Ainsi François Godement redéfinit le concept de conflit à l’aune des valeurs asiatiques pour conclure qu’il « existe [...] une perception extrême orientale qui [...] tend à relativiser la notion de conflit » (p. 95). Le dénouement au Timor d’une crise tragique débouchant sur un vote d’autodétermination le prouve. Et l’auteur de conclure sur l’inanité de certaines visions géopolitiques de l’Asie à travers la déformante lorgnette occidentale. L’intervention de Françoise Cayrac-Blanchard sur l’état actuel de l’Indonésie fera date. Loin de se cantonner à une simple collecte de faits, elle met en corrélation les migrations géographiques des populations, les nouveaux rapports de force religieux qui en résultent, l’attitude délétère des militaires face à un pouvoir politique en proie à de sévères convulsions depuis la fin de règne de Suharto. Par conséquent, face à des États-Unis dont « l’ombre portée » est de plus en plus prégnante (Bruce Cunings), les Asiatiques désirent grandement, avec les Européens d’ailleurs – comme en témoigne le plaidoyer de Hervé de Charette – un monde multipolaire où l’hyperpuissance étasunienne ne se ferait pas omnipotente. À cette aune, on ne peut que s’offusquer, ou à tout le moins s’étonner, de la virulente diatribe assénée à l’ue par Shen Dali.

156Pour conclure, nous voici face à un recueil d’articles d’une unité certaine, à la cohérence assurée (ce qui fait parfois cruellement défaut à des publications de cet acabit). La sincérité de ton, la confrontation d’opinions divergentes emportent l’adhésion d’un lecteur qui fera son miel de l’abondance d’exemples judicieusement choisis pour justifier des généralisations jamais abusives. Au chapitre des regrets, quelques vétilles : un style parfois un tantinet trop oral, de rares mais évidentes coquilles (ainsi landers, p. 176) et surtout des formules à l’emporte-pièce qui, certes, n’engagent que leur auteur mais s’avèrent, à notre avis, fort peu judicieuses (est-il bienséant de taxer José Bové de « Tintin national », p. 213 ? Est-il historiquement pertinent de considérer, même avec des yeux sinisés, « le bombardement de l’ambassade de Chine en Yougoslavie [comme] un événement beaucoup plus grave que l’assassinat à Sarajevo de l’archiduc François-Ferdinand » ?).

157Stéphane DUBOIS

158Plan

159Introduction ; I. Le pour et le contre : peut-on parler de valeurs asiatiques ? ; II. Le modèle économique après la crise ; III. Affrontements géopolitiques, tensions ethniques ; IV. Mangas et jeux vidéo : imagination, plaisir, violence, fascination ; V. Coopérations ou rivalités ; VI. États-Unis, Europe, Asie : vers un monde multipolaire ? ; VII. La parole à Shen Dali.

160Bruxelles, Éditions Complexe, octobre 2000, 255 p.


Date de mise en ligne : 01/03/2008.

https://doi.org/10.3917/ris.041.0179

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