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Article de revue

Réflexions sur une carte du monde mitée

Pages 127 à 134

Notes

  • [1]
    Toutes ces caractéristiques se retrouvent dans la crise de l’ex-Yougoslavie qui héritait à sa création, à la fin de la Première Guerre mondiale, des résidus des deux Empires, celui des Habsbourg et celui des Ottomans. Tant que l’idéologie « stalinienne » et Tito régnaient, la politique du régime faisait comme si les clivages de classes étaient plus importants que les aspirations nationalitaires. L’éclatement n’en a été que plus brutal.
  • [2]
    Jean-François Bayart, L’État en Afrique, la politique du ventre, Paris, Fayard, 1989 ; Olivier Roy, La nouvelle Asie centrale ou la fabrication des nations, Paris, Le Seuil, 1997.
  • [3]
    Notons que tout se passe du point de vue de la stratégie américaine comme si l’objectif n’était plus l’endiguement de la Russie et de sa périphérie mais le refoulement (roll back), qui utilise d’autres méthodes. L’Ukraine est le 3e récipiendaire de l’aide américaine après Israël et l’Égypte ; la Turquie aide les combattants tchétchènes ; les pétroliers américains sont actifs en Caspienne comme en Asie centrale.
English version

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2Depuis une décennie, la carte du globe s’est progressivement couverte de zones dites « grises », coloration indifférenciée aujourd’hui généralement utilisée pour traduire une évolution géopolitique qu’on ne sait pas encore analyser tant le débat sur l’après-URSS est occupé par des concepts comme la « globalisation » et la « mondialisation », la « fin de l’Histoire » et le « choc des civilisations ». Les crises qui se déroulent dans ces zones en demi-teinte paraissent de plus en plus durables parce qu’elles semblent sans solution politique ou militaire apparente et se déroulent dans le désintérêt le plus total de la communauté internationale qui ne sait comment traiter des situations de mort quasi clinique d’États. Le gris est une couleur certainement appelée à durer sur la carte du globe et cette persistance en fait une caractéristique significative de l’époque postguerre froide, au moins aussi forte que l’organisation « unipolaire » du monde.

UNE CARTE DU GLOBE MITÉE

3Les crises traitées ici sont rarement analysées conjointement. Dressons une première carte du monde en gris pour montrer l’étendue du problème.

4— Le Moyen-Orient, l’Afghanistan, le Tadjikistan et la North-West Province du nord du Pakistan en y incluant le Baloutchistan, notamment dans sa partie iranienne (la frontière de la République islamique ayant été, à l’origine, semble-t-il tracée beaucoup plus vers l’intérieur du pays). La crise officiellement commencée avec l’intervention soviétique de 1979 en Afghanistan est en fait très ancienne et le Pakistan est, aujourd’hui, de plus en plus gangrené par cette crise et par ses propres contradictions internes.

5— L’ensemble des régions du Nord et Sud-Caucase, allant jusqu’à la mer Noire (Arménie soviétique, Géorgie, etc.). Colonisée par la Russie tsariste au XVIIIe siècle, cette région a retrouvé toutes ses caractéristiques traditionnelles bien au-delà du seul conflit tchétchène.

6— La plus grande partie de l’Afrique subsaharienne, à l’exception de l’Afrique australe, est atteinte et les événements récents en Côte-d’Ivoire montrent que même les pays considérés comme les plus stables et solides sont fragiles.

7— Le Kurdistan irakien qui, depuis le mandat international, reste une zone dont le pouvoir de police est assuré par la Turquie.

8— Les zones de narcotrafic d’Amérique latine andine ou d’Asie (Triangle d’Or).

9— L’Indonésie, espace archipélagique de 13 000 îles, en voie d’éclatement, Timor n’étant que la première des contestations identitaires dans l’ancienne colonie hollandaise.

10— Dans une certaine mesure, une partie des Balkans (Macédoine, Albanie, etc.).

11De 300 millions à 350 millions de personnes sont concernées par ces situations de crise durable. Ceci devrait suffire à montrer l’étendue du problème et son importance.

DES TRAITS COMMUNS

12Un certain nombre de ces conflits sont caractéristiques des fins d’Empire. Ce terme couvre tout à la fois l’Empire russe, et son extension soviétique au bloc d’Europe de l’Est, ou l’Empire éthiopien mais aussi les survivances qu’ont laissées derrière eux les Empires ottoman et austro-hongrois morts au début du siècle. La paix bâclée du traité de Versailles puis les conquêtes staliniennes ont gelé les problèmes, l’effondrement de l’URSS en 1991 les a réveillés.

13Plusieurs aspects sont particulièrement caractéristiques [1]. Les marches d’Empire sont des zones de confins, au sens géopolitique du terme, s’apparentant à des mosa ïques de populations et de religions ayant trouvé refuge, le plus souvent dans des régions de montagne (Caucase, Liban, hauts plateaux indochinois, massifs karstiques de Yougoslavie, etc.). L’ordre impérial y a été maintenu par la coercition et la division. Le pouvoir dominant gouverne en s’appuyant sur les élites issues des minorités qu’il forme à son image. Ces élites recueillent parfois le pouvoir indépendant (songeons aux exemples de l’Érythrée et du Tigré en Éthiopie, ou des cadres communistes au pouvoir en Asie centrale). Les frontières intérieures à l’Empire, destinées à gérer les cultures nationales, ont été tracées pour diviser et mieux régner, façonnant de la sorte des enclaves à l’intérieur de zones ethniques (Crimée ukrainienne, Haut-Karabagh et région de Meghri en Azerba ïdjan-Arménie, etc.), voire à créer des identités nouvelles (musulmans en Yougoslavie titiste). Staline a « réglé » la question des nationalités par la méthode la plus perfectionnée en la matière. Les nouvelles nationalités indépendantes, qui délimitent leurs frontières sur les anciens découpages administratifs internes de l’Empire, se retrouvent dans des limites frontalières conflictuelles (Bosnie, Croatie, Moldavie et Transdniestrie, Macédoine ex-yougoslave, anciens territoires coloniaux divisés en États en Afrique, etc.). La « zone hautement inflammable » du Caucase en est minée.

14Les habitants de l’Empire sont des « sujets ». L’éclatement du pouvoir central et l’affirmation des nationalismes en font des « citoyens » rivaux en droit, en particulier quand s’affirment des thèmes identitaires.

15Les fins d’Empire sont parfois accélérées par des revendications identitaires actives contre lesquelles la réponse des autorités mourantes est la force et l’expulsion (expulsion des Juifs et des Maronites, ou des Arméniens, à la fin de l’Empire ottoman, des Juifs d’URSS...). Elles peuvent aussi être provoquées par l’effondrement du centre (cas de l’URSS ou de la colonisation française et anglaise en Afrique), plutôt que par la poussée des nationalités. Alors apparaissent des États sans consistance politique, aux populations hétéroclites (États d’Asie centrale ex-soviétique, États africains émancipés par le colonisateur). La survie de ces entités peut durer un temps variable mais l’issue est presque certaine.

La crise des États jamais colonisés ou semi-colonisés

16Cette situation concerne des États comme la Birmanie, le Yémen, le Liberia, la Sierra Leone, l’Afghanistan, le Soudan, l’Éthiopie, la Somalie... L’identité culturelle du pays est forte, presque nationalitaire. La résistance à la colonisation y a été particulièrement tenace et a consolidé un contrat social archa ïque qui a survécu. Le sentiment identitaire est une sorte de fierté guerrière séculaire à base ethnique ou tribale qu’on a pris pour un sentiment nationaliste. Mais il n’est pas constitutif d’une volonté politique unie pouvant servir de base à un État. On le voit en Somalie où l’identité somalie, religieusement homogène, est reconnue par tous mais ne se traduit pas en un projet d’organisation politique. Bien au contraire, les clans se battent pour empêcher qu’un État, qui monopoliserait le pouvoir d’un clan au détriment des autres, ne se mette en place. La colonisation a souvent apporté la « modernité » que ces régions du monde n’ont jamais connue. L’archa ïsme des luttes politiques au Yémen, en Somalie ou au Soudan en est une preuve. En Afghanistan, l’islamisme politique militant, à forte base ethnique, fait la force et la faiblesse de la résistance, impossible à réduire mais incapable de construire un projet collectif.

Les crises africaines sont de deux sortes

17Crises de fin d’Empire car le retrait des Européens a laissé en place des organisations étatiques qui vivent leurs dernières heures. Mais la rivalité Est-Ouest faisait qu’aucune zone du monde ne devait être négligée. Ainsi, la France, pendant quarante ans, a-t-elle « réglé la crise tchadienne, verrou stratégique essentiel ». Aujourd’hui, l’enjeu a changé, et le Tchad peut dériver sans provoquer d’inquiétudes dans les chancelleries.

18En même temps, la colonisation a cessé de peser de tout son poids du fait de la rapidité de renouvellement des populations, et alors réapparaissent les rivalités pré-coloniales. Ainsi, les conflits, qui prennent en écharpe toute la zone sahélienne (Mali, Niger, Tchad, Soudan), opposent des peuples anciens trafiquants d’esclaves (Toubous, Touaregs, etc.) ruinés par la colonisation à des populations réservoirs d’esclaves à qui la métropole a laissé le pouvoir (Saras). Tous les États de la zone sont à présent en crise.

Des crises promises à durer mais pas à s’étendre

19Une partie des crises analysées ici dureront parce qu’elles n’ont pas de logique de sortie politique, mais de ce seul fait, ne s’étendront pas. Les conflits qui s’y déroulent restent d’intensité militaire variable et prennent appui sur les réserves d’armes accumulées à l’époque de l’affrontement Est-Ouest (Yougoslavie, Somalie, Caucase, Éthiopie, etc.). L’expulsion massive de populations entières est une façon de rétablir l’homogénéité ethnique (1 million de réfugiés au Rwanda ; 800 000 en ex-Yougoslavie ; en Sierra Leone : 75 000 morts, 2 millions de réfugiés ; dans le Haut-Karabagh : 30 000 morts mais aussi près de 1,2 million de réfugiés).

20Ces crises ont une sociologie qui en garantit la pérennité. Le sort d’un homme armé y est meilleur que celui d’un homme désarmé parce que les autorités publiques n’existent pas ou n’ont jamais désarmé la population (Afghanistan, Colombie). La vendetta, mode de règlement normal et souvent raffiné des vengeances, entretient le conflit (clans somalis). Des générations entières ne savent rien faire d’autre que la guerre. La rééducation y est lourde et explique la gravité du problème des enfants soldats de certains conflits africains ou cambodgiens. Enfin, la reddition n’apporte rien de mieux et souvent ne garantit pas la sauvegarde des anciens combattants (ainsi le M 19 en Colombie dont les combattants qui se sont rendus ont été peu à peu assassinés).

21L’existence d’un sanctuaire est utile pour durer (la Turquie pour le Caucase par exemple) mais, souvent, l’aide des diasporas émigrées dans les pays riches est plus importante (Arméniens du Haut-Karabagh, Croates d’Allemagne, Albanais du monde entier, Érythréens d’Italie, Tamouls des pays occidentaux, Tchétchènes de Jordanie, etc.). Sinon il est toujours possible de trouver des ressources locales (trafic de diamants, de grumes, de drogue, détournement de l’aide humanitaire ou prise d’otages comme au Yémen et à Jolo). L’Afghanistan est devenue, en une décennie, le principal producteur d’opiacés du monde.

22Le risque de diffusion reste limité. Les caractéristiques ethniques de la crise prévalent et ne s’exportent pas. Il n’y a pas plus d’« effet de domino » ici qu’ailleurs. Les microsociétés caucasiennes, très jalouses de leur spécificité, ne jouent que de solidarités de circonstances. Les conflits tchétchène et afghan n’ont pas eu de conséquences sur l’environnement régional autre que les flots de réfugiés.

LE RETOUR DU TEMPS LONG : L’HISTOIRE PRÉCOLONIALE ?

23Dans une certaine mesure, l’histoire est en train de soulever le couvercle qu’avait posé sur elle la rivalité Est-Ouest. La « dévalorisation stratégique », dont sont frappées certaines régions du monde, redonnent aux crises leurs caractéristiques traditionnelles. Jonas Savimbi, « combattant de la Liberté » contre le régime communiste de Luanda, est redevenu ce qu’il a toujours été, un chef ethnique. Les pays qui ont été superficiellement, ou pas, colonisés retrouvent les caractéristiques des situations traditionnelles internes et régionales. Dans ce cas, faut-il appeler « crise » ce qui est un état normal ? Question sémantique qui n’est pas dépourvue de sens.

Caractères traditionnels de la situation interne

24Il faut noter les différences entre la colonisation française, qui éliminait les élites traditionnelles et s’appuyait sur de nouvelles qu’elle suscitait (Saras en République centrafricaine ou au Tchad, Serere au Sénégal, catholiques vietnamiens) et la colonisation britannique qui s’appuyait sur les élites traditionnelles auxquelles elle a laissé le pouvoir. La colonisation russe, pour sa part, s’est faite par continuité territoriale avec intégration des élites locales dans l’administration impériale. C’est probablement ce qui explique la difficulté à lire la crise des marches de l’Empire en termes de « décolonisation ».

25La crise des formes étatiques, héritées de la colonisation, redonne vie à des organisations politiques et sociales plus traditionnelles, comme par exemple au Cameroun, étudié par Jean-François Bayart, au Sénégal avec la puissante confrérie des Mourides, ou en Asie centrale avec les confréries étudiées par Olivier Roy [2]. Dans les pays d’Afrique subsaharienne et d’Asie centrale, les manifestations les plus apparentes de la crise sont d’abord la décomposition des États, la réminiscence des identités ethniques, et la guerre pour la terre (Casamance, Rwanda, Burundi). Les anciennes élites, en perdition, n’hésitent pas à lancer un « appel d’Empire » – selon la belle formule de Ghassan Salamé – à l’ancienne puissance coloniale (Afrique francophone, Asie centrale ex-soviétique).

Reprise des poussées géopolitiques traditionnelles

26C’est comme cela qu’il fallait interpréter l’intervention vietnamienne au Cambodge et la volonté de punition des Chinois à l’encontre des envahisseurs, du moins en partie. Véritable retour de la vieille politique de grignotage du Vietnamien que le colonialisme français avait forcé à interrompre. Plus près de nous, la Turquie, depuis l’effondrement de l’URSS, retrouve au Caucase ses vieux intérêts (Azerba ïdjan et Caucase du Nord) puisque, jusqu’au XVIIIe siècle, la mer Noire était un lac ottoman. Le président Ozal, en 1991, revint publiquement sur l’attribution par la SDN (Société des Nations), en 1925, du Willayet de Mossoul à l’Irak, alors sous influence britannique.

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ZONES DE DÉSINTÉRÊT

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29Paradoxalement, la globalisation a des effets plus limités en termes géopolitiques que la bonne vieille rivalité Est-Ouest qui voulait qu’aucune région ne puisse être négligée, sauf à risquer d’être investie par la puissance rivale. Toute crise recouvrait un « enjeu stratégique majeur ». On a ainsi vu la guerre froide lancer des métastases en Angola, en Afghanistan, en Grenade, etc. Aujourd’hui, les zones de crise sont regardées par les puissants avec plus de cynisme. Ce n’est plus l’intérêt stratégique potentiel d’une zone mais sa richesse intrinsèque qui détermine l’intervention des pays riches [3]. Le calcul déterminant l’intervention n’est plus seulement celui de l’intérêt – « la France a des intérêts en Afrique » –, mais aussi et surtout celui du risque. Une partie du savoir-faire militaire occidental, déployé en Bosnie et au Kosovo, est sans effet dans ces zones. La supériorité de l’arme aérienne y est acquise mais inutile et l’intervention au sol trop risquée. De plus, la réduction généralisée de l’effort de défense ne se prête pas à des interventions onéreuses et sans enjeu. Dorénavant, la question préalable devient : « Nos troupes risquent-elles quelque chose ? » C’est assurément la grande leçon de l’intervention américaine en Somalie, partie la fleur au fusil et caméra à l’épaule, dans le sillage de la guerre du Golfe, avec la bonne conscience de la supériorité technologique, pour une cause parfaitement légitime puisqu’elle visait à faire parvenir l’aide alimentaire à ceux à qui elle était destinée. La mort de 27 militaires américains a mis fin à ce type de démarche motivée par la responsabilité mondiale des États-Unis. Peu de choses valent la mort d’un soldat américain, en tout cas pas le génocide rwandais comme l’ont avoué, dans un grand consensus, les deux candidats à la Maison-Blanche.

30Il y a donc, dorénavant, des zones de désintérêt international parce que la paix du monde n’y est pas menacée de façon significative. Le risque, pour les Occidentaux, est indirect puisqu’y naissent des activités illégales dont les débouchés sont les marchés des pays riches. Mais les responsables sont bien en peine pour traiter ces questions : est-ce une fonction de police intérieure ou de police internationale ? Faut-il le faire soi-même ou respecter le principe de souveraineté des États ? C’est toute l’incertitude de la politique américaine en Colombie.

31On ne peut pas, cependant, considérer que les puissants n’interviendront nulle part. Mais les motivations de leur intervention sont à lire en creux. De façon classique, les ressources locales sont la première justification. C’est le cas du Golfe pour les États-Unis par exemple. La localisation de la zone de crise est aussi importante. L’ex-Yougoslavie intéresse plus l’Europe que le Caucase. Saddam Hussein a voulu remettre en cause, dans le Golfe, un statu quo favorable aux Anglo-Saxons depuis 1920 et à leur allié israélien depuis bientôt un demi-siècle. Ce perturbateur n’a pas été toléré. Les stratégies de puissance des uns ou des autres peuvent provoquer l’intervention. La France de François Mitterrand n’a pas toléré que les Américains interviennent seuls en Somalie. Une fois ceux-ci repartis, les troupes françaises ont pris le chemin du retour, ce qui prouve bien que l’avenir des Somaliens importait peu. L’intérêt des puissances se porte sur les régions où la paix globale court un risque (Inde, Pakistan ou Corée).

32L’intensification des activités illégales ou terroristes (Soudan, Birmanie, ou ex-URSS) suscite l’intérêt mais pas encore l’intervention sauf dans le cas de la Colombie. Les États-Unis ont découvert avec Oussama Ben Laden que l’islam militant, naguère encouragé, pouvait se retourner contre eux. Si elles ne remettent en cause ni des intérêts vitaux, ni des intérêts essentiels, des crises peuvent se dérouler dans des régions déshéritées dans la plus totale indifférence (Sud-Soudan, Nord-Ouganda, crise touareg, etc.).

MÉTHODES ET ACTEURS DES ZONES GRISES

33Les acteurs des crises sont autonomes et prêts à des alliances de circonstance aussi volatiles qu’inattendues. Point d’issue politique et l’usage des urnes y est souvent inutile (les élections en Angola n’ont, par exemple, pas arrêté la guerre). L’intervention des grandes puissances est de plus en plus incertaine et le plus souvent indirecte.

34— Soit elles cherchent à laisser l’ONU (Organisation des Nations unies) gérer la crise. Cette dernière retrouve alors une compétence résiduelle. C’est le cas avec l’ECOMOG, force composée de troupes exclusivement africaines, au Liberia et aujourd’hui en Sierra Leone. Ballottées et prises en otages, elles ont déconsidéré l’action de l’ONU. Les grandes puissances, lorsqu’elles agissent directement, peuvent aussi chercher l’aval de l’ONU, ce qu’a fait la France au moment du Rwanda. Démarche intéressante pour se différencier des méthodes des mêmes autorités qui soutenaient Habyarimana. C’est ce qu’a fait également la Grande-Bretagne en Sierra Leone pour envoyer des troupes dans une zone où se trouvaient déjà des mercenaires britanniques.

35— Soit les grandes puissances se désintéressent purement et simplement. Les acteurs sont alors les chefs de guerre, les mercenaires et les entreprises, légales ou illégales, de taille mondiale qui ont des enjeux dans la région (De Beers pour les diamants, compagnies pétrolières, etc.). Certaines de ces firmes prennent en charge la sécurité et parfois des fonctions d’État (comme la paye des fonctionnaires pour Elf au Congo). Les mafias internationales aussi jouent un rôle de cette nature (prise en charge sociale, écoles, services sociaux) en Colombie par exemple. Ce n’est pas non plus un hasard si le « nouveau mercenariat » – terme usité par les journalistes – et des compagnies militaires privées, telles Executives OutComes jusqu’en 1998 ou SandLine International, ont opéré dans ces pays. Le monde des mercenaires est d’ailleurs un monde très cosmopolite (Cubains, Sud-Africains, etc.).

36Les États occidentaux laissent faire plutôt qu’ils n’interviennent, dans une stratégie visant des objectifs économiques et non politiques. Ainsi, la capitale du Liberia, voie d’évacuation normale des diamants de Sierra Leone, n’est plus desservie que par des compagnies aériennes de pays dont les activités diamantaires sont importantes. L’assistance internationale prend des formes de présence diplomatique, d’aide internationale, de facilitation (entrée dans l’Union européenne ou dans l’Organisation mondiale du commerce...).

UN FUTUR RADIEUX POUR LES ZONES GRISES ?

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38La problématique posée ici laisse penser que d’autres zones pourraient rejoindre la liste des espaces grisés établie précédemment. Les zones de confins d’Empire sont les plus fragiles puisque l’air du temps est à la crise des grands États multi-ethniques. Le principal Empire est aujourd’hui chinois. Ses difficultés au Tibet montrent que l’apparition d’une résistance armée est toujours possible, en particulier dans les marches d’Asie centrale (Xinjiang).

39Ce pourrait être aussi la zone refuge du nord de la Tha ïlande, du nord de la Birmanie, du nord du Cambodge et du sud de la Chine, refuge traditionnel de populations qui ne sont ni vietnamiennes, ni chinoises, ni cambodgiennes, ni tha ïs...

40L’Asie centrale ex-soviétique, peuplée d’ethnies hétéroclites, est aussi une zone de confins des mondes russe, persan et chinois (128 nationalités pour le seul Ouzbékistan). Bénéficiaires d’une indépendance non sollicitée, ces pays sont les sujets d’une histoire qui se passe en dehors d’eux : départ des Russes et autres Slaves, désenclavement en cours avec ouverture de frontières jusque-là fermées, etc.

41Enfin, les marches de l’Empire russe comme la Moldavie, la Transdniestrie, la Roumanie, où le problème est plus gelé que réglé, ou certaines régions d’Extrême-Orient sibérien sont à garder en mémoire.

42Le Kurdistan, à la fois irakien, turc et syrien, est une zone dont l’avenir dépend de la solidité des États environnants. On peut raisonnablement s’interroger sur l’avenir de l’Irak peuplé majoritairement de Kurdes et d’Arabes chiites et gouverné par une minorité sunnite. L’exemple de la Syrie est également symptomatique avec une minorité alaouite au pouvoir.

43On ne peut pas prédire quel est le degré d’occurrence de crises qui peuvent éclater brutalement bien que connues depuis longtemps (Yougoslavie) ou prendre la forme de multiples petits conflits locaux sporadiques (Caucase).

CONCLUSION

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45On est en droit de se demander si l’action des grandes puissances n’est pas plus motivée par le maintien du statu quo que par la recherche de la paix universelle. N’est regardé comme dangereux que ce qui perturbe vraiment le statu quo, ainsi en est-il du regard distancié porté sur toutes les crises listées ci-dessus. Le reste, en fait, serait censé servir une prétendue morale.

46On peut regarder la guerre du Kosovo comme une relégitimation de la guerre en tant que mode de traitement des crises puisque, dans un consensus assez général, certains membres fondateurs de la Charte de l’ONU ont violé les principes de règlement pacifique des conflits et de souveraineté des États. Dans ce cas, la guerre est apparue comme la seule issue possible. Cette fonction de police internationale n’est pas extensible à l’infini. Mais les crises évoquées ici, montrent que certaines règles diplomatiques usuelles ont atteint leurs limites et certaines destructions seraient susceptibles d’être évitées par l’adoption de méthodes nouvelles : déplacements de population gérés plutôt que subis, échanges de territoires, etc. La proposition américaine, d’origine sénatoriale, souhaitant un échange de territoires entre le Haut-Karabagh et la région de Meghri, a été repoussée avec horreur. La guerre peut donc reprendre !

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Date de mise en ligne : 01/03/2008

https://doi.org/10.3917/ris.041.0127

Notes

  • [1]
    Toutes ces caractéristiques se retrouvent dans la crise de l’ex-Yougoslavie qui héritait à sa création, à la fin de la Première Guerre mondiale, des résidus des deux Empires, celui des Habsbourg et celui des Ottomans. Tant que l’idéologie « stalinienne » et Tito régnaient, la politique du régime faisait comme si les clivages de classes étaient plus importants que les aspirations nationalitaires. L’éclatement n’en a été que plus brutal.
  • [2]
    Jean-François Bayart, L’État en Afrique, la politique du ventre, Paris, Fayard, 1989 ; Olivier Roy, La nouvelle Asie centrale ou la fabrication des nations, Paris, Le Seuil, 1997.
  • [3]
    Notons que tout se passe du point de vue de la stratégie américaine comme si l’objectif n’était plus l’endiguement de la Russie et de sa périphérie mais le refoulement (roll back), qui utilise d’autres méthodes. L’Ukraine est le 3e récipiendaire de l’aide américaine après Israël et l’Égypte ; la Turquie aide les combattants tchétchènes ; les pétroliers américains sont actifs en Caspienne comme en Asie centrale.

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