Notes
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[1]
Le terme « Pacifique » désigne à la fois les États-nations de l’océan Pacifique et l’immense variété de cultures, de langues, d’histoires et de milieux physiques qui forme le Pacifique.
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[2]
Cette déclaration de l’unesco a été vigoureusement approuvée par la Conférence générale de l’unesco en octobre 2005, à Paris. Le texte a été reproduit dans son intégralité et commenté dans le numéro 186 de la riss. Il est également disponible en ligne.
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[3]
De nombreux Maoris se considèrent comme un peuple du Pacifique dont les ancêtres auraient traversé l’océan jusqu’à Aotearoa et perçoivent des liens importants entre leurs propres ontologies et épistémologies et celles des habitants des îles du Pacifique. C’est pourquoi les organisateurs de l’Atelier régional dans le Pacifique sur l’éthique de la production de connaissances ont décidé d’inclure un exposé par un groupe de chercheurs maoris. Deux membres de ce groupe ont apporté leur contribution à ce recueil d’articles.
Introduction
1Des personnes originaires de l’ensemble du Pacifique [1] se sont rendues à Apia du 13 au 15 novembre 2007 à l’occasion de l’Atelier régional pour le Pacifique sur l’éthique de la production de connaissances, pour y débattre des principes éthiques relatifs à la préservation, la production, l’échange et l’utilisation des connaissances. Cette rencontre était la troisième d’une série de réunions organisées par l’unesco entre 2005 et 2007, pour faciliter le débat, à l’échelle du Pacifique, sur la Déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de l’homme (dubdh) (2005 [2]) et sur les questions éthiques en général. Les articles publiés dans ce numéro de la riss sur les savoirs mondiaux, dans une section consacrée au Pacifique, reflètent les idées avancées lors de cet atelier et les positions débattues. Ils illustrent ce qui rassemble et distingue les populations du Pacifique concernant les questions d’éthique scientifique – y compris les interrogations fondamentales sur ce qui est considéré comme du savoir, la façon dont le savoir est produit et partagé et qui en bénéficie. Ils montrent également comment les populations du Pacifique s’investissent dans l’évaluation de la pertinence de la dubdh dans le Pacifique, la formulation de principes éthiques autochtones, la définition de thématiques de recherche prioritaires et l’élaboration de stratégies de soutien à l’adoption de méthodes de recherche éthiques.
2Ces réunions de l’unesco ont permis d’amplifier le débat public sur les questions éthiques dans le Pacifique, de diffuser des travaux de recherche pertinents et d’élargir l’éventail des parties prenantes, organisations non gouvernementales, analystes politiques et chercheurs, notamment, venus de nombreux pays du Pacifique, pour participer au débat. Cependant, le fait le plus marquant a été la formulation par les populations du Pacifique de problématiques éthiques propres à la région et de réponses possibles. Le débat, limité dans un premier temps à quelques foyers isolés, principalement dans les milieux universitaires, inclut désormais des échanges sur l’éthique de la recherche en sciences naturelles et sociales entre les populations d’un grand nombre d’États du Pacifique, ainsi que de communautés diverses. Il en résulte un échange accru de connaissances et une meilleure compréhension des dilemmes éthiques suscités par l’accélération des progrès technologiques.
3Quatre participants du Pacifique ont assisté au Forum sur l’éthique de la région Asie-Pacifique, à Bangkok (11-15 septembre 2005). Ils représentaient la République des Îles Marshall, les Fidji et le Samoa et comptaient parmi eux des enseignants du supérieur, des chercheurs communautaires et des responsables politiques. Lors de ce Forum, ils ont partagé leurs points de vue ancrés dans la culture du Pacifique avec des participants asiatiques et ont noté certaines similitudes, notamment touchant à la spiritualité. L’équipe du Pacifique a aussi appelé l’attention sur la possibilité de tensions entre ce qui a été décrit comme l’approche générique ou universelle de la dubdh et l’éthique du Pacifique. Elle s’est demandé comment une déclaration universelle pouvait refléter les réalités, les aspirations et les croyances du Pacifique. Elle a porté un regard critique sur la place prédominante accordée aux droits individuels dans le cadre de la dubdh et noté son incompatibilité avec l’idéal de droits collectifs du Pacifique. Ces diverses questions ont inspiré l’organisation du volet Pacifique de la Conférence sur l’éthique de la production de connaissances, organisée par la Commission nationale néo-zélandaise pour l’unesco à l’Université d’Otago, à Dunedin (12-14 février 2006).
4Les six délégués originaires d’États du Pacifique présents à cette réunion étaient des responsables politiques, des représentants d’organisations non gouvernementales, des universitaires et des chercheurs. Parmi eux figuraient la chaire unesco de l’Université du Pacifique Sud à Suva, le Président du Conseil international pour l’étude des îles du Pacifique situé à l’Université nationale de Samoa (nus), un représentant de l’ong régionale piango (Association des organisations non gouvernementales des îles du Pacifique) et des organismes communautaires. Des universitaires et des chercheurs communautaires du Pacifique travaillant en Nouvelle-Zélande y ont également participé et ont présenté avec des chercheurs maoris leur parcours de recherche et les problématiques éthiques. Des organisations telles que le Conseil néo-zélandais de recherche en santé et le Toi te Taiao, le Conseil de bioéthique – qui donnent des avis aux autorités publiques sur les aspects culturels, éthiques et spirituels des biotechnologies – ont participé à cette rencontre, aux côtés des représentants néo-zélandais du Comité international de bioéthique et de la Commission mondiale d’éthique des connaissances scientifiques et des technologies.
5Le juge Michael Kirby, qui avait présidé le groupe d’experts sur la dubdh, a prononcé l’allocution d’ouverture de la Conférence de Dunedin à l’occasion de laquelle des délégués maoris et du Pacifique se sont interrogés sur la priorité accordée aux droits individuels et la relative indifférence à l’égard des droits communautaires ou collectifs [3]. Les questions abordées se sont révélées très proches des préoccupations exprimées par les délégués du Pacifique à la Conférence de Bangkok de 2005. Les délégués du Pacifique ont convenus qu’un mécanisme normatif était nécessaire pour favoriser le recours à des méthodes de recherche éthiques dans le Pacifique, mais qu’un tel mécanisme devrait tenir compte des valeurs, des croyances et des pratiques propres à la région. Les participants ont décidé qu’une réunion de suivi, mettant particulièrement l’accent sur l’éthique du Pacifique, serait nécessaire. Le financement de la représentation du Pacifique à cette rencontre a été pris en charge par la Commission nationale néozélandaise pour l’unesco et le Bureau de l’unesco à Apia au titre du Programme de participation de l’unesco. Un comité d’organisation pan-Pacifique a coordonné la tenue en novembre 2007 de l’Atelier régional pour le Pacifique sur l’éthique de la production de connaissances. Cette réunion a été ouverte par Mme Silvia Cartwright, ancienne gouverneure générale de Nouvelle-Zélande et Présidente de la Commission nationale néo-zélandaise pour l’unesco, qui a présenté le principal orateur, M. Tui Atua Tupua Tamasese Ta’isi Efi, Chef de l’État indépendant du Samoa (Mila-Schaaf, 2008).
Éthique du Pacifique – thèmes principaux
6Il est ressorti de ces débats un certain nombre de thèmes transversaux et interdépendants, dont témoigne ce recueil d’articles qui serviront de base à la poursuite du débat sur l’éthique des sciences, les protocoles de recherche en sciences sociales et la bioéthique dans le Pacifique. Les systèmes et processus éthiques ont toujours été et demeurent au centre de l’existence des communautés autochtones du Pacifique. Bien que peu de données soient disponibles à leur égard et qu’ils aient longtemps été ignorés en raison de l’hégémonie de la pensée occidentale concernant les pratiques éthiques durant la période « post-rencontre », les processus éthiques du Pacifique combinent des dimensions épistémologiques, pédagogiques et méthodologiques. Pour les populations de la région, comme l’illustrent ces articles, le moindre événement de la vie quotidienne est vu à travers le prisme des valeurs, des mœurs et des codes de conduite éthiques constitués au fil du temps, tout en s’adaptant à l’époque. Les systèmes de connaissances autochtones du Pacifique allient la compréhension technique et l’observation détaillée de phénomènes naturels, sociaux et spirituels, qui servent ensuite à valider ce qui est important dans la vie – ce qui fait vivre les gens, ce qui les lie à des lieux ou des espaces particuliers et constitue l’essence de leur identité. La spiritualité, ou le sacré, est fondamentale – les personnes sont les passeurs de l’âme des futures générations et assument des responsabilités complexes envers leur environnement physique et les autres êtres vivants. Dans les communautés du Pacifique, le savoir est élaboré, validé, partagé et utilisé de manière collective afin d’assurer une vie agréable à tous les membres – quelle qu’en soit la définition.
7La réflexion sur les systèmes de savoirs du Pacifique a fait prendre conscience que l’érosion de ce savoir tient en partie, mais pas uniquement, à la mort des anciens de la communauté. L’unanimité autour du besoin urgent de mener des recherches et de rassembler des données sur ces connaissances avant qu’elles ne disparaissent a fait naître d’autres questions, telles que celle du choix des connaissances à transmettre, du destinataire et des conditions de transmission. Traditionnellement, le savoir était transmis des anciens aux plus jeunes au cours d’activités quotidiennes comme la pêche, le tissage, les entreprises collectives ou les rassemblements familiaux. La communauté toute entière participait à l’élaboration des connaissances et à la définition des objectifs. Rien de tout cela n’était enseigné dans les programmes scolaires formels, pas plus que les principes d’un comportement juste n’étaient inscrits dans la loi officielle. D’autres questions (et craintes) plus actuelles, comme les éventuels avantages ou inconvénients en aval du recensement et de la diffusion de ce type de connaissances, ont également fait l’objet de débats dans le cadre de l’Atelier régional dans le Pacifique sur l’éthique de la production des connaissances.
8Rassembler des données sur les caractéristiques des systèmes de connaissances autochtones est apparu comme une tâche ardue, chaque nation possédant ses propres langues, culture et expérience des contacts avec les populations extérieures. L’influence du christianisme a été examinée et les intervenants ont analysé comment, dans certains cas, les systèmes de croyances chrétiens semblaient se fondre en douceur avec les habitudes locales, alors qu’en d’autres lieux ou époques, ils s’opposaient radicalement aux pratiques autochtones. Tout en reconnaissant les similitudes d’expérience et les avantages des initiatives conjointes, les participants ont souligné que les programmes relatifs à l’éthique devaient être conçus et contrôlés à l’échelle de la communauté et de la nation et pouvoir évoluer dans un esprit propre au Pacifique, comme par le passé. En outre, ils se sont déclarés convaincus que la recherche universitaire pouvait servir de cadre à un dialogue à l’échelle communautaire, de même que les expériences des Maoris en Nouvelle-Zélande/Aotearoa et les innovations de groupes tels que le Centre culturel de Vanuatu qui, en collaboration avec les membres de la communauté, a élaboré et met en œuvre une politique nationale de recherche visant à garantir l’application de protocoles éthiques aux recherches menées par des organismes aussi bien nationaux qu’extérieurs.
9Les délégués présents à l’atelier ont reconnu l’urgence de négocier un cadre éthique pour le Pacifique, ainsi que le mécanisme de sa mise en œuvre (aux niveaux régional, national et communautaire), compte tenu de la vulnérabilité flagrante de la région face aux méthodes de recherche non éthiques, y compris les actes de biopiraterie, causée par l’absence d’un tel mécanisme. Ce dispositif doit en outre s’inscrire dans la philosophie du Pacifique, s’ancrer dans le contexte local et tenir compte de la réalité propre au Pacifique, notamment de la diversité des contextes sociaux, économiques et physiques, spirituels et culturels des petits États insulaires en développement du Pacifique (peid). Comme l’a déclaré Peggy Fairbairn-Dunlop (2006) : « Le Pacifique doit relever le défi d’élaborer un discours éthique postcolonial, s’inscrivant dans la philosophie du Pacifique et ancré dans le contexte local. » Un ensemble de principes et de normes éthiques propres au Pacifique serait précieux vu l’essor rapide des biotechnologies. La définition de normes éthiques servirait à rappeler aux populations du Pacifique leurs propres principes directeurs. Elle stimulerait également le débat sur l’éthique de la science et de la technologie, contribuerait au renouvellement de l’apprentissage au sein des communautés et à l’orientation vers un choix éclairé, encouragerait l’examen et la documentation des processus/paradigmes éthiques du Pacifique, participerait à l’effort de la communauté mondiale des chercheurs et protégerait les peid du Pacifique des pratiques non éthiques d’organismes aussi bien nationaux qu’extérieurs.
La « voie intermédiaire », un « espace de compromis » et des relations « syncrétiques »
10Dans les articles qui suivent, les auteurs défendent la place légitime qui revient aux systèmes de connaissances autochtones reposant sur la population dans la réserve mondiale des connaissances humaines. Rejetant la plupart du temps le raisonnement binaire qui oppose « tradition » et « modernité », « religion » et « science », pensée et pratiques « autochtones » et « occidentales », ces articles étudient ce qui est décrit comme « voie intermédiaire », « espace de compromis » ou rapport « syncrétique » entre la pensée autochtone et la science occidentale. Ce faisant, ils définissent, d’une part, les difficultés qu’éprouvent les populations du Pacifique face à la science positiviste et, d’autre part, les problèmes que posent les principes et pratiques éthiques du Pacifique pour les populations extérieures.
11Tui Atua Tupua Tamasese Ta’isi Efi souligne l’importance des concepts samoans de tapu (le sacré) et de tofa sa’ili (la quête de sagesse) s’agissant de définir des pratiques éthiques dans le domaine de la recherche en bioéthique, et de manière plus générale, une méthode de recherche éthique dans ce cadre. S’appuyant sur les travaux de Hans Kung (2007), il affirme qu’il est possible de trouver une « voie intermédiaire » entre les idées et les pratiques issues du religieux, du spirituel et du sacré, d’une part, et de la science, d’autre part. Après avoir analysé les différentes facettes du concept samoan de tapu, qui désigne le caractère sacré de l’origine de toutes choses, ainsi que l’affinité entre la population, le cosmos et les phénomènes terrestres animés ou inanimés, Tui Atua Tupua Tamasese Ta’isi Efi imagine une bioéthique du Pacifique qui incluerait la poursuite de Dieu ou de la sagesse. Cette quête de la connaissance reposerait sur l’idée qu’un lien existe entre toutes choses, ainsi que sur la conscience qu’ont les individus de leurs responsabilités en tant que « protecteurs de la terre », l’attention portée à « l’essence sacrée » de toute chose et le désir de mieux comprendre sans jamais prétendre « connaître » Dieu.
12Selon Tui Atua Tupua Tamasese Ta’isi Efi, les principes éthiques qui sous-tendent cette recherche du savoir supposent une prise de décision collective, car la pensée samoane se fonde toujours sur les relations. Elle se caractérise par la reconnaissance de la vulnérabilité de l’être humain, de son humilité et fait une large place à « l’équation et l’affinité entre toutes choses, l’animé et l’inanimé, le vivant et le mort ». Tui Atua Tupua Tamasese Ta’isi Efi avance que la connaissance de l’origine de toutes choses est hors d’atteinte, du point de vue de la religion comme de la science, mais que l’une comme l’autre sont entièrement dévouées à cette quête passionnée de vérité et de sens. L’approche samoane de l’une et de l’autre exige que l’on prenne en compte le tapu, ou dimension sacrée de l’interdépendance.
13Les problèmes que soulève la recherche d’un compromis entre les systèmes de connaissances autochtones et occidentaux sont également analysés par Maui Hudson, dans sa réflexion sur les difficultés que pose aux Maoris l’exercice de leurs droits collectifs dans l’évaluation éthique des travaux de recherche. Il affirme que le consentement collectif n’induit pas la fin des processus de consentement individuel, mais permet d’évaluer les incidences de la recherche sur une communauté. Comme de nombreux chercheurs du Pacifique, M. Hudson porte un regard critique sur les codes d’éthique internationaux qui ne tiennent pas compte des conceptions sociales locales et en particulier de la nécessité de faire participer la communauté à l’évaluation du caractère éthique des projets de recherche. Il se penche essentiellement sur « l’éthicité » – « le discours en contexte, spécifique et expérimental des citoyens sur l’éthique ». Cette éthicité, ou application de principes éthiques, n’est pas définie par la tradition dans les communautés autochtones, mais elle est propre au contexte et à l’époque et évolue pour répondre aux questions et controverses nouvelles, tout en s’appuyant sur des concepts essentiels tels que celui de tapu. Selon lui, l’établissement de méthodes de recherche éthiques pourrait impliquer la mise en place d’un « espace de compromis » – espace qui permette de discuter de ce qui sera considéré ou non comme du savoir, en s’inspirant de plusieurs systèmes de connaissances, y compris la science et le savoir autochtone. Tout en reconnaissant que des cultures différentes (y compris celles du Pacifique) partagent souvent de nombreux principes éthiques, il plaide en faveur de la prise en compte des particularités de l’application locale de ces principes et rejette à cet égard l’universalisme de la Déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de l’homme de l’unesco.
14Karlo Mila-Schaaf contribue au débat sur le concept d’espace de compromis en s’intéressant à l’élaboration des Principes directeurs relatifs à la recherche en santé dans le Pacifique du Conseil néo-zélandais de recherche en santé (2005). L’article de K. Mila-Schaaf s’articule autour du concept propre au Pacifique de va – « l’espace qui met en contact au lieu de séparer ». Ce n’est qu’en nourrissant le va que peuvent se maintenir les liens des individus entre eux, ainsi qu’avec le reste du monde. K. Mila-Schaaf étudie la manière dont le groupe d’experts du Pacifique, à l’origine des Principes directeurs de la recherche en santé dans le Pacifique, a travaillé pour définir un « point de vue représentatif du Pacifique », tout en rejetant ou adoptant certains aspects des courants de pensée humanistes occidentaux. Selon Karlo Mila-Schaaf, ces experts ont entrepris à cet égard un « projet postcolonial » qui se situe dans « l’espace de compromis » entre différents systèmes de connaissances.
15L’article de Mere Roberts porte essentiellement sur la difficulté pour les populations autochtones de déterminer à quel moment il est préférable de recourir aux processus collectifs de consentement et d’évaluation de l’éthique et à quel moment il est possible d’aborder la science et la technologie en tant qu’individu. Elle décrit la manière dont les Maoris ont dû se doter de systèmes de consultation communautaires concernant la réglementation sur les organismes génétiquement modifiés et soutient qu’il faut prendre en compte aussi bien les droits collectifs que les droits individuels pour décider de l’utilisation de technologies sanitaires inédites. Elle considère que les tensions entre les systèmes de connaissances autochtones et la science occidentale ont été exacerbées par le développement de nouvelles biotechnologies, en particulier la modification génétique. Les organismes de régulation, les scientifiques et les institutions scientifiques doivent comprendre les difficultés auxquelles se heurtent les populations autochtones pour accepter ces technologies, y compris pour déterminer qui peut parler au nom des Maoris et dans quel contexte ou bien à quel moment la consultation et le consentement doivent être collectifs et à quel moment la possibilité d’exercer ses droits individuels doit être privilégiée.
16Steven Ratuva nous rappelle que les systèmes de connaissances ne cessent de changer, évoluant et s’adaptant à d’autres formes de savoir et à des contextes différents. Si la colonisation et la mondialisation économique ont facilité l’accès à divers systèmes de connaissances, elles ont aussi suscité un nouveau problème, lié à la multiplicité des ontologies. Selon l’auteur, loin d’être opposés et distincts, les systèmes de connaissances traditionnels du Pacifique et la science positiviste occidentale sont engagés dans un processus de contradiction et de conciliation constant. Cette relation devient problématique lorsque la science occidentale combine savoir traditionnel du Pacifique et progrès de la génétique pour déposer des brevets sur la faune et la flore que les populations du Pacifique estiment sous leur tutelle et leur contrôle. La revendication de droits commerciaux par les entreprises va à l’encontre des conceptions des populations du Pacifique, selon lesquelles les ressources naturelles – qui possèdent à la fois une dimension spirituelle et une valeur pratique dans le traitement de certaines maladies – sont précieuses et appartiennent à la collectivité.
17Cet article fait profondément écho aux thèmes abordés dans le premier article par Tui Atua Tupua Tamasese Ta’isi Efi, qui présentait les significations samoanes du tapu, ainsi qu’à la réflexion de K. Mila-Schaaf sur le va comme concept spatial et relationnel. S. Ratuva affirme que les questions soulevées par le dépôt de brevets ne sont pas uniquement des questions commerciales, touchant à la propriété de certaines ressources ou de connaissances concernant leur mode d’utilisation et leurs effets. Il ne s’agit pas uniquement des effets biochimiques du kava, boisson traditionnelle du Pacifique qui produit une sensation de bien-être, mais de son importance comme élément tapu lors d’événements rituels. Ratuva analyse comment les États du Pacifique élaborent des stratégies pour protéger le savoir autochtone, parmi lesquelles une loi type relative à la protection des connaissances, des innovations et des pratiques écologiques traditionnelles dans le Pacifique. Il montre également la manière dont des institutions de la société civile s’emparent de ces questions et se livrent à une sorte de « cartographie culturelle », visant à documenter les savoirs autochtones traditionnels, à les protéger et à éviter leur « assimilation » dans la science occidentale.
Conclusion
18Si ces articles sont extrêmement sensibles aux situations locales et aux particularités, tous abordent des questions d’envergure régionale et internationale. Comment peut-on intégrer des connaissances découlant de différentes épistémologies dans la science occidentale en évitant toute forme d’appropriation injustifiée ? Comment les savoirs de type traditionnel et les droits coutumiers sur certains éléments de la faune et de la flore peuvent-ils être reconnus dans le cadre des systèmes mondiaux de production, de commercialisation et d’échange de connaissances ? Qui peut décider si certains domaines de la science peuvent être explorés et dans quelles conditions ? Comment les retombées culturelles de certaines ruptures de la continuité génétique peuvent-elles être évaluées et qui doit être impliqué dans les décisions en la matière ? Quel rapport peut-on établir entre la quête passionnée du savoir qui caractérise les scientifiques et le concept samoan de tofa sa’ili, ou quête de la sagesse ? Existe-t-il des scientifiques à la recherche de ce que Tui Atua Tupua Tamasese Ta’isi Efi appelle faautago loloto – « vue en profondeur » de l’ici et maintenant – et d’autres qui tendent vers le tofa mamao, ou « vue à long terme » ? Enfin, quels sont les avantages et les dangers d’une éventuelle prise de décision collective par les populations autochtones sur des questions liées à l’approbation de tests de terrain impliquant la modification génétique, ainsi que l’analyse et le stockage d’informations génétiques humaines ?
19Ces articles, compilés au titre de la contribution du Pacifique à la réflexion sur les savoirs mondiaux, expriment différentes positions, attribuent différents degrés d’importance au sacré et au profane et apportent différentes réponses aux enjeux soulevés par la conciliation de la propriété et de la prise de décision collectives, d’une part, et de l’attention accordée aux droits individuels dans les systèmes politiques, économiques et éthiques occidentaux, d’autre part. Ils s’appuient sur l’expérience vécue par les auteurs qui connaissent aussi bien la culture et les sciences naturelles et sociales occidentales que les systèmes de connaissances traditionnels des cultures samoane, tongane, fidjienne ou maorie. Ces articles sont l’œuvre de ceux qui, dans leur vie et leurs activités quotidiennes, négocient des espaces où les principes et les pratiques éthiques du Pacifique puissent être formulés, débattus, modifiés et diffusés. Notre objectif, en tant qu’éditeurs de cet ensemble d’articles, est de faire circuler ces idées non seulement dans le contexte propre au Pacifique mais, plus largement, en tant que contribution aux savoirs mondiaux sur l’éthique de la production des connaissances.
20Traduit de l’anglais
Bibliographie
Références
- Fairnbairn-Dunlop, P. 2006. Discours à la Conférence de l’unesco sur l’éthique de la production de connaissances, Université d’Otago, 12-14 février 2006. Voir Mila-Schaaf K. (2006), Key, Pacific Themes : Discussion Document. Conférence du Pacifique sur l’Éthique de la production des connaissances 2006, Université d’Otago, Dunedin. [http://www.unesco.org.nz/download/4_Discussion_Document_Key_Pacific_Themes-_Karlo_MilaSchaaf.doc. Consulté le 12.5.08.]
- Health Research Council of New Zealand [Conseil néozélandais de recherche en santé] 2005. Guidelines on Pacific Health Research [Principes directeurs relatifs à la recherche en santé dans le Pacifique]. Auckland, Health Research Council. http://www.hrc.govt.nz/assets/pdfs/publications/Pacific%20Fact%20Sheet.small.pdf.
- Kung, H. 2008. Petit traité du commencement de toutes choses (traduit de l’allemand par Jean-Louis Schlegel), Paris, Le Seuil.
- Mila-Schaaf, K., 2008. Report of the Regional Pacific Ethics of Knowledge Production Workshop [Rapport sur l’Atelier régional dans le Pacifique sur l’éthique de la production de connaissances], Apia, 12-14 novembre 2007.
- Unesco, 2005. Déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de l’homme, unesco, Paris.
Notes
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[1]
Le terme « Pacifique » désigne à la fois les États-nations de l’océan Pacifique et l’immense variété de cultures, de langues, d’histoires et de milieux physiques qui forme le Pacifique.
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[2]
Cette déclaration de l’unesco a été vigoureusement approuvée par la Conférence générale de l’unesco en octobre 2005, à Paris. Le texte a été reproduit dans son intégralité et commenté dans le numéro 186 de la riss. Il est également disponible en ligne.
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[3]
De nombreux Maoris se considèrent comme un peuple du Pacifique dont les ancêtres auraient traversé l’océan jusqu’à Aotearoa et perçoivent des liens importants entre leurs propres ontologies et épistémologies et celles des habitants des îles du Pacifique. C’est pourquoi les organisateurs de l’Atelier régional dans le Pacifique sur l’éthique de la production de connaissances ont décidé d’inclure un exposé par un groupe de chercheurs maoris. Deux membres de ce groupe ont apporté leur contribution à ce recueil d’articles.