Couverture de RISS_189

Article de revue

Les politiques de développement social : un nouveau défi pour les sciences sociales

Pages 427 à 438

1Le Forum international sur les interfaces entre politiques et sciences sociales (ifsp) a pour but de rappeler l’importance de la contribution des sciences sociales à la résolution de certains grands problèmes de l’heure, et notamment ceux qui concernent les pays en développement. Les chercheurs en sciences sociales sont constamment invités à travailler en phase avec les sociétés où ils vivent. On les adjure de refuser l’assujettissement des sciences sociales aux impératifs des instruments et méthodes analytiques. Les décideurs n’ont pas tout à fait tort quand ils déplorent la dérive des sciences sociales vers ce qu’ils considèrent comme des abstractions coupées de la réalité. Trop souvent la recherche, réduite au maniement d’outils méthodologiques, a conduit à maîtriser de nouvelles techniques plutôt qu’à identifier – et à plus forte raison résoudre – des questions pourtant d’une actualité brûlante. Comme vous allez sûrement en entendre parler dans les prochains jours, je m’abstiendrai de vous infliger dès maintenant un exposé sur le sujet. Mais la récurrence de ce thème est un signe manifeste qu’on n’a toujours pas trouvé de réponse satisfaisante.

2Trois points retiendront mon attention. En premier lieu, j’examinerai les forces qui sont à l’origine du regain d’intérêt que l’on constate pour la recherche sur le développement, et la manière dont la conjonction de ces forces contribue à orienter la recherche. J’évoquerai ensuite les aléas de l’interface entre les chercheurs et les décideurs. Enfin, j’essaierai de montrer quels sont les défis auxquels sont actuellement confrontées selon moi les sciences sociales. À partir de là, je proposerai une nouvelle synthèse de théories et techniques issues de plusieurs disciplines et champs d’investigation des sciences sociales, synthèse capable de produire des connaissances dont la structure soit adaptée aux grands problèmes sociaux de notre époque : je pense en particulier aux problèmes de la pauvreté et du sous-développement, de la transition démo- cratique et de la consolidation de la démocratie, et de la protection et l’inclusion sociales.

3L’action du Forum international découle d’un triple constat : (a) les problèmes du développement justifient que les sciences sociales s’y intéressent de façon attentive et critique ; (b) les sciences sociales peuvent concourir au traitement de bon nombre des problèmes concernant le développement ; (c) de nombreux partenaires sociaux sont désireux d’entendre ce que les chercheurs en sciences sociales ont à dire et prêts à mettre à profit les connaissances et éclairages découlant de leurs investigations. Il y a seulement 30 ans, aucune de ces propositions n’aurait suscité la moindre objection. Les études sur le développement étaient alors en plein essor, et les plus éminents chercheurs en sciences sociales, en tout cas ceux du monde en développement, se passionnaient pour les problèmes du développement et tenaient pour acquis qu’un travail sérieux de réflexion et de recherche contribuerait à les résoudre. En outre, on partait du principe que les décideurs étaient résolus à maximiser l’action sociale au profit de la société tout entière. Pendant un temps, les chercheurs en sciences sociales spécialistes des pays en développement ont ainsi pu croire qu’ils participaient à un projet émancipateur de modernisation, de développement et de construction nationale. On acceptait généralement la proposition de Marx affirmant (dans sa 11e thèse sur Feuerbach) que le rôle de la philosophie n’est pas simplement de gloser sur les problèmes de la société à l’abri d’une tour d’ivoire universitaire, mais de transformer la société pour la rendre meilleure.

4Aujourd’hui, on est beaucoup moins certain du bien-fondé de ces propositions. Et les gens ont aussi une vision beaucoup moins optimiste des motivations des décideurs. Dans certains cercles universitaires, le discours sur le développement était devenu un objet de dérision, surtout chez les tenants du post-modernisme qui éprouvaient la plus grande méfiance pour un « développement » où ils voyaient un avatar du projet vicié des « Lumières ». Dans certains cercles universitaires, la crise du projet émancipateur de construction nationale s’appuyant sur le développement suscitait des réactions où l’abattement le disputait au cynisme.

5Plusieurs raisons expliquent ce désenchantement et la désaffection pour les objectifs ambitieux du projet de construction nationale fondé sur le développement. On s’est aperçu en premier lieu que ce projet de développement était loin de profiter à tous les segments de la société, et ensuite qu’il favorisait des dérives autoritaires et dirigistes. En troisième lieu, la problématique du développement, s’inscrivant dans le contexte d’un ordre international extrêmement asymétrique en termes de pouvoir et d’accès aux ressources, n’échappait pas aux tentatives de manipulations sur l’échiquier géopolitique. Toutes ces objections se trouvèrent renforcées par la « crise du développement » des années 1980 et les « décennies perdues » qui suivirent, notamment en Amérique latine et en Afrique. En outre, les mouvements sociaux nés de la crise se méfiaient souvent des méta-projets tels que le « développement », qu’ils considéraient comme « antipolitiques » et d’inspiration élitiste et eurocentrique. Ils préféraient concentrer leurs efforts sur des microprojets privilégiant la « participation locale ». D’autre part, l’émergence d’idéologies où la cupidité jouait un rôle central allait remettre en question bien des « utopies » fondées sur différentes formes de solidarité collective.

6Ces divers facteurs amenèrent à s’interroger sur la capacité des chercheurs à éclairer l’action des pouvoirs publics et sur leur droit moral à le faire, mais aussi sur la volonté des décideurs eux-mêmes de tenir compte des recommandations rationnelles s’appuyant sur les résultats de la recherche. Dès lors qu’on estimait que les responsables politiques étaient mus par des intérêts matériels sordides ou des pulsions rétrogrades, il devenait difficile de voir en eux des destinataires valables de la recherche. Au mieux, la recherche ne pouvait être utile qu’aux équipes de « technocrates du changement » bien à l’abri dans leur bulle et aux donneurs d’aide.

7Pendant un temps, on a vu ainsi se multiplier les articles proclamant la mort ou la fin prochaine des disciplines ayant vocation à traiter des problèmes du sous-développement. Auprès des donneurs d’aide, les théories du développement associées à un projet « développementaliste » déconsidéré n’avaient plus la cote. La réflexion stratégique sur le développement était accusée de favoriser un interventionnisme responsable de l’hypertrophie de l’État et des distorsions du marché. De toute façon, compte tenu du triomphe de ce que Hirschman a appelé la « mono-économie » (Hirschman 1981) et de sa tendance à vampiriser les autres disciplines, la nécessité de la discipline spécialisée dénommée « études sur le développement » n’apparaissait plus. Au sein des nouveaux mouvements militants farouchement opposés à toute forme de développement imposée d’en haut, on prônait comme solution une recherche « participative » directement liée à l’action. Dans les cas les plus extrêmes de volontarisme, on semblait accepter l’idée qu’il était possible de transformer le monde sans vraiment le connaître ou le comprendre. Même si cette période a été heureusement très brève, elle n’en aura pas moins été très dommageable en raison du retard qui en est résulté dans l’accumulation de données d’expérience sur les politiques dans les pays du Sud. Comme dit le proverbe, on avait jeté le bébé avec l’eau du bain.

Les moteurs de la recherche

8Heureusement, alors même que certains milieux universitaires et décisionnaires et certains mouvements sociaux la jugeaient dépassée, il s’est trouvé, au sein des gouvernements et d’autres institutions, des responsables politiques pour maintenir les problèmes du développement à l’ordre du jour. En fait, on peut dire qu’un regain d’intérêt pour les questions de développement est devenu perceptible dès la fin des années 1990. Les donneurs d’aide insistaient à nouveau sur l’importance de mener des recherches qui soient utiles aux pays en développement. Les chercheurs eux-mêmes s’interrogeaient sur la pertinence de leurs travaux au regard des grands problèmes de notre temps. De nombreux mouvements associatifs étaient demandeurs de connaissances sur les processus du développement. Il est important de bien comprendre les forces à l’origine de ces sentiments et de ces attentes, car ce sont elles qui orientent et animent la recherche et déterminent son champ d’investigation, ses acteurs et ses instigateurs.

9L’une de ces forces tient évidemment à la gravité et à la persistance préoccupante de problèmes sociaux criants, et à la conviction que les sciences sociales peuvent en fait contribuer à la solution de certains d’entre eux. Le silence des pauvres est assourdissant.

10Une autre force déterminante réside dans les exigences exprimées au niveau national par divers acteurs sociaux, dont beaucoup n’ont pu faire entendre leur voix que récemment, grâce au processus mondial de démocratisation. Scandalisés par la persistance de la pauvreté, de nombreux mouvements sociaux et politiques des pays développés s’intéressent à nouveau à la problématique du développement et exigent des alternatives aux programmes qui privilégient la stabilité et le service de la dette au détriment du développement. Ils réclament des « solutions alternatives » et des « changements de paradigmes », invitant les chercheurs à « trouver des idées nouvelles ». La résurgence de l’intérêt porté au développement par les représentants du « troisième secteur » crée aussi une nouvelle demande, celle d’une recherche de nature à nourrir leur argumentaire et à améliorer leurs prestations.

11Un troisième facteur déterminant est l’émergence d’un nouvel agenda planétaire sous la pression du système international, c’est-à-dire des Nations Unies et de la société civile transnationale. De nombreuses conférences internationales ont mis en exergue l’éradication de la pauvreté, la justice sociale et les droits de l’homme. Les grandes conférences des Nations Unies des années 1990 ont inscrit ces questions à l’agenda du développement, au même titre que la démocratisation, la protection sociale et l’égalité. Plusieurs déclarations relatives aux Objectifs universels de bien-être social ont été adoptées, la plus emblématique concernant les Objectifs du Millénaire pour le développement (omd). Ce nouvel agenda international a donné une nouvelle impulsion aux efforts de recherche, et a déjà suscité d’innombrables travaux en vue de savoir comment tels ou tels pays parviendront à atteindre ces objectifs ou s’ils resteront à la traîne.

12Une quatrième force a été la conviction qu’il convenait d’opter pour des politiques fondées sur des données objectives (sur des « preuves » – evidence-based policies), conviction procédant en partie du sentiment qu’il existait un consensus sur la plupart des thèmes associés aux politiques de développement. La fin de la guerre froide et le triomphe autoproclamé de l’« Occident » ont incité certains optimistes à annoncer la « fin de l’Histoire », du fait de la disparition des grands clivages idéologiques. Si les œillères de l’engagement idéologique avaient empêché jusque-là les responsables de prendre des décisions rationnelles fondées sur des données d’observation, il n’était pas interdit de penser que la fin des querelles idéologiques, tant à l’échelle planétaire qu’au sein des différents États-nations, facilitait un large « consensus » sur les questions essentielles. Pour aplanir les divergences d’opinion, il suffirait de produire davantage de preuves empiriques. Cette nouvelle ère devait ainsi ouvrir la porte à une « politique de la preuve », dans la mesure où l’on n’aurait plus désormais à tenir compte de controverses épistémologiques. On fera remarquer cependant que la science pénètre l’action politique par des voies plus détournées – faites de dialogue, de conflits, de compromis – que ne le suggère cette conception positiviste d’une politique de la preuve.

13Dernier élément d’explication, qui est loin d’être négligeable : les besoins de la communauté des donneurs d’aide, qui s’est aperçue que certaines idées sur lesquelles elle était arrivée à un consensus étaient inopérantes. C’est alors qu’on a commencé à parler de réformes de « seconde génération » et de « post-Consensus de Washington ». Si la phase de libéralisation des marchés était relativement simple, puisqu’il suffisait d’une poignée de technocrates de la banque centrale et du ministère des Finances, s’appuyant sur un exécutif « fort », pour faire passer dévaluations monétaires et mesures fiscales, le nouvel agenda nécessitait un dispositif institutionnel beaucoup plus complexe que lorsqu’il s’agissait d’appliquer la formule magique du « juste prix ». Les donneurs eux-mêmes ont fini par admettre que pour être efficaces, leurs interventions devaient être des interventions « à l’échelle sectorielle », « exhaustives », « fondées sur les preuves », « novatrices », « conformes aux meilleures pratiques », « axées vers les résultats », « émancipatrices », « responsables », « transparentes », « participatives », etc. Ce nouvel agenda conférait une plus-value aux connaissances portant sur la « gouvernance », le « capital social », les « institutions », etc.

14Mais de ces nouvelles perspectives découlent deux propositions contradictoires. D’une part, on souhaite que les pays en développement se « réapproprient » les politiques après des décennies de gestion à distance sans entraves de leur économie par les institutions financières internationales. En même temps, on voudrait que l’aide fasse l’objet de contrôles renforcés. L’approche pragmatique adoptée et la volonté de mieux contrôler le fonctionnement des politiques dans ce qui demeure pour l’essentiel une terra incognita se traduisent par un « besoin d’information » accru, ce qui valorise considérablement les compétences utilisables existant sous la forme de services de consultants. Les donneurs d’aide se sont trouvés face à d’énormes manques, entre la masse de connaissances requises par l’ampleur de leur nouvel agenda et les procédures de contrôle et d’évaluation qu’ils s’imposaient en vertu de cette approche décisionnelle plus pragmatique. Ils étaient tout simplement incapables de produire, gérer et utiliser les informations requises. Cette nouvelle donne les a obligés à faire appel à des sociologues, des anthropologues ou encore des spécialistes de la géographie humaine et des sciences politiques. Loin d’être rebutés pour autant, beaucoup de donneurs d’aide se considèrent désormais comme des « institutions du savoir », sans s’être vraiment demandé ce qu’ils devraient faire pour pouvoir prétendre à ce statut ni en quoi cela contribuera à rendre ce savoir plus accessible dans les pays en développement eux-mêmes.

Interfaces entre la recherche et la prise de décision

15Le fait que les forces à l’origine du nouvel intérêt porté à la recherche pour le développement n’aillent pas toutes dans le même sens ne facilite pas la vie des chercheurs. Bien souvent, l’attente de l’opinion publique en ce qui concerne la recherche en sciences sociales est dictée par la vieille idée que c’est celui qui paie qui décide, ou par une sorte d’impératif moral, le sentiment que les problèmes de l’heure sont trop graves pour qu’on puisse s’offrir le luxe d’une recherche dont les orientations soient déterminées par le seul caprice des universitaires. Les pressions sont encore plus fortes quand il s’agit d’institutions censées « informer les décideurs ». Parfois, ces exigences sont formulées en se référant à la logique du « marché », qui voudrait que la recherche soit « tirée par la demande ». Dans certaines variantes populistes du même argument, on insiste pour que la recherche soit programmée à partir de la base, et organisée et diffusée de façon à favoriser « l’émancipation des masses populaires ». Poussées à l’extrême, l’une et l’autre position risquent d’être contre-productives et de condamner les sciences sociales à l’impuissance en niant leur vocation créatrice et critique. Si la recherche se contente de répondre aux commandes, elle risque de voir son horizon limité par les vues de ceux qui la paient et, dans le pire des cas, de ne plus servir que des intérêts étroits. Nous pouvons observer les conséquences d’une telle attitude dans l’émergence d’une sorte d’empirisme aux pieds nus censé répondre à l’attente des ong, qui réclament des connaissances immédiatement utilisables, et dans la fabrication au kilomètre d’épais rapports de consultants commandés par l’industrie de l’aide au développement. Tout cela a pour effet de saper la recherche en la réduisant à la seule production de paperasse.

Le problème des « a priori »

16Les responsables des politiques s’inquiètent souvent de l’écart entre leurs besoins et les connaissances produites par les instituts de recherche. Je pense que c’est là une préoccupation légitime, mais je crois aussi qu’on exagère souvent le hiatus entre la recherche et l’appareil décisionnaire. En effet, les décideurs sont influencés par le climat intellectuel ambiant, pour ne pas dire par les modes de leur époque. Cela vient en partie de ce qu’ils sont eux-mêmes à bien des égards des produits du système de recherche et d’enseignement de leur pays, et ont un aperçu de la réflexion universitaire, acquis par le biais de divers rapports de consultants et de certains médias de moyen niveau. On trouve dans la boîte à outils des décideurs bien des concepts bricolés à partir de résultats de recherche qui ont filtré jusqu’à eux par diverses voies.

17Les décideurs partagent plus ou moins la même vision du monde, et leur pensée s’inscrit souvent dans le même paradigme. En l’absence d’alternative, un paradigme peut demeurer dominant s’il continue à répondre de façon satisfaisante aux questions posées dans le cadre de celui-ci. Mais tous les paradigmes ont leur point aveugle, ce qui veut dire qu’une partie au moins des faits qui les contredisent ne sont pas perçus. C’est cela, et non le manque d’informations, qui explique la persistance de politiques en contradiction avec l’expérience vécue et les connaissances disponibles. En l’occurrence, le problème n’est pas celui de l’opposition entre savoir et ignorance, mais celui des connaissances qui, à un moment donné, sont « autorisées » par le paradigme ambiant et ont été assimilées par les décideurs. Comme disait Mark Twain, le mal ne tient pas à ce que nous ignorons, mais à ce que nous savons et qui n’est pas vrai. Dans le contexte du développement, ce qui pose problème, c’est que l’on a affaire à des donneurs d’aide non pas qui ignorent tout du pays bénéficiaire, mais qui sont dotés d’un bagage de connaissances fait souvent de notions éminemment simplistes et préconçues.

18J’ai relevé plus haut que « la fin de l’Histoire » proclamée par certains nourrissait la conviction qu’il est désormais possible d’élaborer des politiques par la preuve. Elle incite aussi à privilégier la recherche du consensus. Une partie de ce nouveau consensus, censément fondé sur des preuves, reflète les déclarations unilatérales faites par ceux qui ont le plus d’influence et concernant ce qui est « universel » ou « vrai ». Mais il comporte une bonne dose d’artificialité, souvent habillée de « formules à la mode », qui donne faussement l’impression que tout le monde est d’accord. Cela pose un double problème aux chercheurs. Premièrement, on constate une tendance générale à écourter au maximum la durée des enquêtes et des débats sur les politiques proposées, et à privilégier les solutions toutes faites. Ensuite, les chercheurs se voient pressés de couler leurs travaux dans le moule de ce consensus. La quête de connaissances des fournisseurs de l’aide est ainsi parasitée par le souci des chercheurs de ne pas heurter les convictions et les a priori des décideurs, qui ne préparent pas toujours ceux-ci à admettre que les résultats de la recherche puissent ne pas correspondre à leur attente. La recherche peut apparaître gratifiante quand elle vient conforter les préjugés du moment et qu’elle prétend fournir des solutions « clés en main » permettant de respecter les délais que se sont fixés les hommes et les femmes d’action, mais socialement parlant, elle devient alors une activité beaucoup moins féconde.

19Je crois que les donneurs seraient bien inspirés d’adopter le point de vue exprimé à cet égard par le chef du Département pour le développement international (dfid) du Royaume-Uni, qui, après avoir noté que le dfid aime à se considérer comme une administration privilégiant les politiques « fondées sur la preuve » et soutenant activement la recherche et le renforcement des capacités, déclarait :

20

« Ce qui nous inquiète, c’est que comme toutes les grandes administrations nous jugeons probablement plus commode d’encourager la recherche officielle qui ne propose que des changements marginaux au sein du paradigme qui nous est familier, et d’étouffer dans l’œuf toute démarche qui risquerait de bousculer ce paradigme.
Je félicite les membres de la Development Studies Association d’assumer le rôle de pourfendeurs du statu quo et de champions du changement. Les travaux des chercheurs indépendants qui ne sont pas obnubilés par les impératifs politiques de l’heure ont plus de chance de faire bouger les lignes en révolutionnant nos méthodes de fonctionnement : voilà pourquoi il est essentiel de préserver un espace de recherche indépendante et autonome, notamment au sein des universités et des organisations de la société civile ».
(Ahmed (2004)

21Les décideurs se plaignent fréquemment aussi du fait que les résultats de la recherche leur parviennent avec retard. Ce reproche est fondé, et l’on constate parfois de trop longs délais entre la production et l’utilisation des connaissances. Mais cela est en partie inévitable. De toute façon, même si l’on pouvait raccourcir ces délais, on ne pourrait jamais les supprimer entièrement, compte tenu de la nature de la recherche et de ses protocoles de validation, aussi compliqués qu’indispensables. Toute avancée de la connaissance doit être soumise à des processus complexes de validation universitaire et scientifique pour devenir opérationnelle. En dépit de tout ce qu’on peut raconter à ce sujet, les recherches en sciences sociales sont plutôt financées au titre de la « recherche au service de la connaissance » que de la « recherche-action ». Cela dit, il appartient aux chercheurs d’assumer leur responsabilité sociale, en examinant sans indulgence leur propre comportement afin de décider si leur travail est vraiment utile et s’ils font tout pour le rendre pertinent et accessible, sans compromettre pour autant l’intégrité du processus de la recherche.

L’appropriation du savoir

22Le caractère disparate des diverses forces à l’œuvre dans la recherche sur le développement et les asymétries qu’elles présentent en termes de pouvoir et d’influence soulèvent de sérieuses questions en ce qui concerne l’expropriation des connaissances. Le développement est un processus d’auto-apprentissage à base de tâtonnements empiriques et d’emprunts sélectifs adaptés au contexte et aux spécificités de chaque pays. Il en découle que les résultats de la recherche sur le développement devraient servir à informer en priorité les citoyens des pays pauvres eux-mêmes plutôt que les donneurs de l’aide. Mais comme je l’ai indiqué plus haut, l’impératif d’un contrôle plus étroit et l’extension prise par l’agenda de développement ont accru la demande d’information de la communauté des donneurs. Cela entraîne, entre autres conséquences, une appropriation croissante par ces derniers des connaissances relatives aux pays en développement. Que ce soit par dessein ou par défaut, la diffusion des résultats les plus significatifs de la recherche se fait auprès des donneurs, même lorsque la recherche est conduite par des ressortissants du pays bénéficiaire. La marchandisation de la recherche sur le développement liée à l’omniprésente industrie de la consultance vient encore aggraver les choses. Dans certains pays pauvres, les gouvernements se trouvent carrément exclus du marché des connaissances par les prix trop élevés et leur seul moyen d’accès à une capacité nationale de recherche réside dans les services de consultants financés de l’extérieur. Or, les connaissances produites à la demande de bailleurs de fonds extérieurs peuvent s’avérer être des connaissances utiles sur, mais pas nécessairement pour, les pays en développement.

Les défis actuels

23J’en viens à la troisième partie de mon propos – celle qui concerne les défis contemporains auxquels sont confrontées les sciences sociales. Depuis leur renaissance à l’époque moderne, les sciences sociales et humaines ont eu à traiter au moins quatre aspects du changement. Le premier, fondamental, a trait au processus de la reproduction, à la fois biologique et sociale. Le deuxième concerne ce qu’Adam Smith appelle « la richesse des nations ». Le troisième porte sur la répartition de cette richesse, avec tout ce que cela implique en termes de chances de vie pour les individus et les différentes catégories sociales. Le quatrième aspect tient à l’ambivalence du progrès, qui a toujours eu le double visage d’un marché faustien : la « destruction créatrice » qui caractérise ce processus a mis en évidence à la fois les aspects positifs et les aspects négatifs liés aux ruptures qu’il entraîne en termes de sécurité des moyens d’existence de la population et des relations sociales et institutions sociales, incitant les sociétés à rechercher les moyens de protéger individus et communautés des ravages du changement et de garantir un minimum de justice sociale. Toutes les politiques qui se sont révélées efficaces se sont attaquées à l’ensemble de ces tâches, même si l’importance accordée à chacune d’elles a pu différer selon les pays et, dans chaque pays, selon l’époque.

24Aujourd’hui encore, la politique sociale doit se préoccuper des effets redistributifs de la politique économique, en protégeant les gens des aléas du marché et des changements de situation liés à l’âge, en développant les potentialités productives des membres de la société et en permettant la conciliation du fardeau de la reproduction avec celui des autres tâches sociales, ainsi que le partage de ce fardeau. Choisir de se consacrer à un seul de ces objectifs à l’exclusion des autres risque de créer des problèmes susceptibles de compromettre à terme la réalisation de l’objectif choisi. Par exemple, la position consistant à se concentrer sur la seule fonction distributive de la politique sociale ne serait pas viable dans la durée face aux réalités de la démographie et de la stagnation économique. Privée de toute base morale ou politique de légitimité, elle ne pourrait déboucher que sur l’implosion politique. Un État purement distributiviste courrait à l’échec, car il n’aurait ni les moyens matériels de sa politique, ni le soutien politique des classes moyennes. C’est le sort qu’ont connu tous les régimes « populistes », dont la politique exclusivement distributive a le plus souvent débouché sur l’inflation et la stagnation, laissant les pauvres encore plus pauvres qu’avant. Quant à un régime purement « protectiviste », il échouerait sur les deux plans et serait condamné par la dynamique démographique.

La problématique de l’agence

25Une autre préoccupation ancienne des sciences sociales porte sur la relation entre structure et agence. En fait, les théories du changement social se distinguent notamment par le poids relatif qu’elles attachent à l’un et l’autre aspect, et par l’interprétation qu’elles proposent de l’interaction dialectique entre les deux, c’est-à-dire entre l’intention et le processus.

26Cette problématique de l’agence s’applique aussi désormais à notre approche de la pauvreté. Comme l’a souligné Amartya Sen, les concepts de développement humain et de droits de l’homme ont en commun une vision universaliste de l’être humain en tant qu’agent. Cette conception amène à se demander quelles sont les conditions de base qui permettent normalement à un individu de fonctionner comme agent. Aspect essentiel du développement, le problème de l’articulation entre agence et intention amène à poser la question « Qui développe qui ? ». Autrement dit, qui est chargé par qui d’accomplir la tâche du développement, et avec quel degré d’autonomie et d’obligation redditionnelle ? Jusqu’à très récemment, dans une bonne partie du monde, les puissances coloniales assumaient la tutelle du développement, parlant à ce propos du « fardeau de l’homme blanc », de la « mission civilisatrice » de la France ou du « destin manifeste » de l’Amérique. Les luttes anti-coloniales et les guerres de libération ont remis en cause ces prémisses, en revendiquant l’appropriation nationale du processus de développement. Mais l’accession à l’indépendance n’a pas totalement supprimé les attaches coloniales et, dans le cadre du nouvel ordre impérial, il est clair que cette question de la tutelle n’est toujours pas résolue.

27À un certain moment, on a cru que la meilleure solution était encore de confier les commandes aux élites locales, qui agiraient sans s’embarrasser des revendications sociales de gratification immédiate. La voie d’accès au développement, disait-on à l’époque, est une vallée de larmes, faite d’inégalité, d’épargne forcée et de discipline et où le meilleur des guides ne peut être qu’un gouvernement « fort », ce qui signifiait le plus souvent un régime autoritaire. L’État « développementaliste » est ainsi apparu, à travers ses plans comme le détenteur de la feuille de route de l’avenir, comme l’arbitre des conflits sociaux, le garant de l’État-nation et, plus généralement, le bienfaiteur de la société. Mais même dans cette optique de « modernisation », la démocratisation n’a jamais été complètement perdue de vue. À en croire les chantres de la modernisation, le changement social (éducation, urbanisation, syndicalisation, professionnalisation, etc.) associé à l’industrialisation devait entraîner une réaction en chaîne débouchant à terme sur des politiques plus ouvertes, de caractère participatif. À condition bien entendu qu’on laisse ce processus linéaire se dérouler jusqu’à son terme.

28Aujourd’hui, la question de la démocratie figure de nouveau à l’agenda du développement, en partie parce que d’importantes fractions de la société revendiquent l’exercice des droits de l’homme, et en partie à cause de l’importance désormais attachée à l’« appropriation » des politiques par les intéressés eux-mêmes. Tout le monde admet aujourd’hui que la démocratie est indissociable de la « bonne gouvernance », même si la participation demeure encore circonscrite aux espaces déterminés par les pouvoirs en place.

Pauvreté et développement

29Nous savons aujourd’hui que la pauvreté est un syndrome multidimentionnel dont l’éradication, à cause des liaisons entre ses diverses composantes, suppose une politique de grande ampleur qui touche en fait à tous les aspects du développement. Au niveau international comme au niveau national, le nouvel agenda de lutte contre la pauvreté, avec notamment les omd, reflète en partie la prise de conscience de cette multidimentionnalité. Il n’y a pas toutefois de liaison exclusive entre tel ou tel omd relatif à un secteur particulier et des politiques qui concerneraient uniquement ce secteur. La réussite dans un secteur donné dépend pour beaucoup de facteurs extérieurs à ce secteur. Ce sont les effets conjugués de différentes interventions et politiques, articulées au sein d’une politique sociale, qui ont le plus de chances de donner des résultats satisfaisants. Une recherche pluridisciplinaire s’impose pour éviter le danger bien réel de voir les agences internationales spécialisées et leurs contreparties ministérielles au niveau national se concentrer les unes comme les autres sur tel ou tel objectif censé relever de leur mandat, en oubliant que les différents objectifs sont interconnectés. Mais le plus grave est que l’ambitieux programme de développement qu’appelle la multidimentionnalité de la pauvreté risque de se voir compromis par certaines des stratégies actuelles de réduction de la pauvreté.

Le défi des inégalités sociales

30Une tendance lourde des années 1980 et 1990 aura été l’aggravation des inégalités sociales dans pratiquement tous les pays, et la persistance de ce que la Banque mondiale appelle d’« énormes disparités ». De nos jours, l’intérêt croissant porté aux questions de l’équité et de la pauvreté fait que la fameuse « question sociale », qui n’a cessé de préoccuper les théoriciens des politiques sociales depuis les débuts de la révolution industrielle, se trouve au premier plan des politiques de développement.

Pour une nouvelle synthèse

31Dans le passé, il était largement admis que les moyens seraient différents des fins, en ce sens que les pays en développement devaient commencer par traverser la vallée de larmes et surmonter les épreuves de l’autoritarisme, de l’inégalité et de l’exclusion sociale. Il me semble au contraire que le défi à relever, pour une politique sociale, consiste à promouvoir les fins que sont la démocratie, l’équité et l’inclusion sociale par les moyens de la démocratie, de l’équité et de l’inclusion sociale. Si l’on accepte ce nouveau postulat, on s’aperçoit immédiatement que la recherche sur le développement n’est nullement structurée de manière à aborder ces questions, dont on se contente souvent de reconnaître du bout des lèvres qu’elles sont étroitement liées entre elles. Il subsiste encore une disjonction frappante entre divers domaines et champs d’investigation de la recherche, qui tous prétendent concerner la problématique de l’égalité et de l’agence humaines. C’est ce que je vais essayer de montrer en juxtaposant quelques-uns de ces champs d’investigation.

Démocratie et développement

32La théorisation de l’« État développemental » n’évoque que marginalement le problème de la démocratisation et commence seulement à envisager la possibilité d’un « développementalisme démocratique ». Les multiples travaux consacrés aux « États développementaux » ne parlent guère de démocratisation, sauf peut-être pour souligner la singularité des « États développementaux démocratiques ». Dans bien des pays, le développement est allé de pair avec un régime autoritaire. Nous connaissons tous les arguments théoriques avancés pour justifier la nécessité d’un tel ordre autoritaire : les arbitrages à faire entre croissance économique (efficacité) et droits sociaux et politiques, la nécessité d’un « État dur » pour parvenir à gravir la « pente escarpée » du développement, etc. Cela revient à dire que la démocratie et l’équité constituent des fins du processus de développement et ne sauraient en être des éléments. Pourtant, aucune preuve empirique n’a jamais été produite pour justifier cette « loi d’airain » qui, même suggérée par l’expérience du passé, n’a jamais représenté le dernier mot quant à la manière dont les sociétés étaient appelées à progresser. Aujourd’hui, de nombreux acteurs politiques récusent cette prétendue fatalité et recherchent les moyens de bâtir une société qui progresse tout à la fois dans la voie du développement et dans celle de la démocratie et de l’inclusion sociale.

33En dehors des travaux sur l’Amérique latine, qui ont problématisé l’« État développemental » en mettant en évidence le caractère bureaucratique et autoritaire de ces États dans la région ainsi que l’exclusion sociale liée à leurs politiques, la littérature publiée dans ce domaine aborde rarement les problèmes de démocratisation et de droits de l’homme. Les travaux portant sur l’Asie ont tendance à voir dans le caractère autoritaire des États développementaux de la région un aspect de « l’autonomie de l’État », rendu en quelque sorte tolérable par l’« enracinement » et les succès spectaculaires de ces régimes en matière de développement. Quant aux travaux consacrés à l’Afrique, ils se concentrent sur les moyens de rendre les régimes autoritaires plus forts et plus « développementaux ». Les bons résultats obtenus par ces régimes autoritaires en termes de croissance économique ont même servi d’argument pour défendre l’idée que la suspension des droits de l’homme serait le prix à payer pour accéder au développement. C’est ce qu’on a appelé la thèse du « ventre plein » (« la démocratie ne remplit pas l’estomac »), en évoquant la vallée de larmes qu’il fallait impérativement traverser pour atteindre la terre promise du bien-être économique. Les gouvernements eux-mêmes ont souvent prétendu qu’il existait une hiérarchie des droits humains, où le « droit au développement » avait la préséance.

34De même, les travaux consacrés aux processus de transition et de consolidation démocratiques, sans nier l’importance des conditions matérielles, ne parlent guère de l’impact positif que peuvent avoir sur le développement les pratiques et les capacités de la démocratie. Nous commençons seulement à entrevoir en quoi les propriétés intrinsèques de la démocratie peuvent être un atout à cet égard. Dans certains milieux, on pense que la démocratie est une bonne chose pour le développement parce qu’elle implique l’obligation de rendre des comptes et garantit les droits attachés à la propriété. Pour certains, la démocratie est souhaitable parce qu’elle place l’agence humaine au cœur du processus de développement. D’autres estiment qu’établir une relation entre démocratie et développement revient à oublier que la démocratie est une fin en soi et à sacrifier au discours substantiviste/instrumentaliste qui relie la démocratie au bien-être matériel et confère au « droit au développement » le statut de droit de l’homme. Pourtant, je demeure persuadé que les démocraties doivent se préoccuper des conditions matérielles de leur reproduction et de leur consolidation. Même au sein des pays développés, la « qualité de la démocratie » fait débat, ce qui tendrait à prouver que l’intérêt pour le contenu développemental de la démocratie n’est pas simplement le fruit de préconceptions développementalistes.

Égalité et développement

35On a longtemps cru à la nécessité d’un arbitrage entre égalité et croissance. Les données empiriques récentes semblent indiquer que cette relation négative ne résiste pas à l’examen et qu’en fait l’égalité peut être un important stimulus de la croissance, par diverses voies : la formation de capital humain, la stabilité politique, l’élargissement du marché, la politique macroéconomique d’ensemble, etc. Dans la littérature sur l’« État développemental », l’égalité était posée comme étant simplement une des « conditions initiales » habilitantes bien souvent imposées par quelque force exogène. On se préoccupait beaucoup moins d’étudier l’inégalité croissante régnant dans les États développementaux. Il s’agit donc d’identifier les chemins du développement qui peuvent conduire au double cycle vertueux d’une progression de l’égalité et de la croissance. Mais le problème qui se pose une fois ces chemins identifiés est qu’on n’a pas toujours une compréhension exacte des coûts de la transition entre le mauvais et le bon chemin. Les théoriciens de l’« État développemental » ne sont pas avares d’arguments pour expliquer que les initiatives destinées à améliorer le bien-être social ont largement contribué à consolider le pouvoir des régimes autoritaires. En revanche, on n’a guère examiné comment les politiques sociales pourraient jouer un rôle semblable dans un cadre de transition et de consolidation démocratiques, et ce sans compromettre l’effort de développement des nouvelles démocraties.

Bien-être social et démocratie

36Ce souci d’associer développement humain et démocratie a pour prémisse la notion d’agence, qui s’appuie elle-même sur les capacités de l’agent, d’où l’importance des politiques sociales et de la mobilisation sociale pour valoriser ces capacités. La démocratisation a mis au premier plan la question de l’inclusion sociale, à la fois comme revendication des classes sociales émergentes et comme élément constitutif de la « qualité de la démocratie ». Pourtant, il est rare que les études sur le développement s’inspirent de la connaissance théorique et pratique approfondie des processus politico-économiques qui sous-tend les politiques de protection sociale.

37Même si dans bien des cas les politiques sociales se bornent à atténuer l’impact des ajustements économiques, elles n’en obéissent pas moins à une finalité plus ou moins explicite qui a d’importantes conséquences pour la qualité de la démocratie. En effet, ce problème de « qualité » ne concerne pas seulement l’aspect institutionnel de la question, mais aussi le contenu de la politique qui en découle et ses résultats. Les travaux sur la « qualité » de la démocratie et l’analyse critique de cette dernière au regard de l’égalité des sexes offrent un cadre utile pour l’établissement des liens entre démocratisation et politique sociale.

38De son côté, le discours sur la démocratisation ne met pas suffisamment les problèmes distributifs au cœur de ses préoccupations et n’éclaire pas le débat sur les prérequis institutionnels du développement ou des politiques sociales de redistribution. Il existe au sujet des systèmes d’État social et de leurs trajectoires historiques une abondante littérature offrant quelques aperçus et suggestions utiles. Mais une bonne part de cette littérature est restée extérieure aux études sur le développement, en raison de l’idée, souvent implicite, que la situation actuelle des pays développés n’offre guère d’enseignements utiles aux pays en développement. Cette vision statique de l’État-providence a pu faire croire, à tort, que les aperçus théoriques des travaux sur l’État social sont difficilement applicables aux pays en développement. Pourtant, si l’on admet que l’institutionnalisation de l’État-providence a été l’aboutissement d’un processus historique parfois très long, on mesure immédiatement la pertinence de cette littérature appliquée à la problématique du développement, comme l’ont fait valoir avec force des auteurs comme Evelyn Huber.

39Si l’on entend la notion de gouvernance démocratique dans un sens suffisamment large, englobant à la fois l’équité et la croissance, il faut se demander s’il est politiquement raisonnable, dans ce contexte, de vouloir confiner l’État dans le statut de « veilleur de nuit » que lui assignait Adam Smith. La démocratie ne saurait admettre qu’on vide l’État de son contenu. La demande d’une meilleure protection sociale, avec les exigences matérielles qu’elle implique, dépasse largement de simples compétences de régulation, réclamant de l’État qu’il joue un rôle plus actif dans le développement. Jusqu’à la fin des années 1980, il paraissait aller de soi que seuls des régimes autoritaires ou des technocrates à l’abri de tout contrôle démocratique étaient en mesure d’appliquer de « bonnes » politiques. Partant du postulat que la crise économique était le résultat des revendications excessives imposées à l’État par des groupes d’intérêts organisés, bon nombre de théoriciens politiques penchaient pour la mise en place de garde-fous institutionnels visant à limiter l’emprise des institutions démocratiques. Certains allaient même jusqu’à attribuer l’émergence de régimes autoritaires d’inspiration néo-libérale au « caractère ingouvernable de la société civile et des mouvements sociaux », sous-entendant par là que les mouvements sociaux devaient revoir leurs exigences à la baisse pour ne pas gripper la machine politique. On ne s’étonnera pas que les nouvelles démocraties se donnent beaucoup de mal pour prouver qu’elles aussi peuvent « imposer » une discipline et sont tout aussi capables, sinon plus, d’appliquer des politiques orthodoxes. Mais le point auquel on n’a pas assez réfléchi est celui de savoir si le fait de circonscrire ainsi la gouvernance démocratique est une bonne chose pour la démocratie. Des choix politiques qui vident les politiques démocratiques de leur contenu risquent de finir par saper les fondements mêmes de la démocratie.

Pourquoi un tel cloisonnement ?

40J’espère m’être montré convaincant sur la nature du rapprochement à opérer entre les travaux publiés sur les sujets de la démocratisation, du développement et de l’État social. Cela amène à se demander à quoi tient leur cloisonnement actuel. Il s’explique par plusieurs raisons, à commencer par la façon particulière dont ces travaux sont répartis entre les disciplines universitaires. Les études sur le développement sont nées de la conviction qu’il fallait considérer les pays en développement dans leur perspective propre. L’idée de départ était que, si le modèle économique néoclassique était sans doute valable pour les pays développés, les économies en développement présentaient avec les économies avancées des différences structurelles trop nombreuses pour qu’on puisse leur appliquer la même grille d’analyse, d’où la nécessité de créer une nouvelle discipline spécialisée : l’économie du développement. Mais on a cru pouvoir pousser le raisonnement jusqu’à estimer que la nouvelle discipline devait obéir exclusivement à cette logique, ce qui me paraît pour le moins excessif, car l’on sait pertinemment que les pays en développement ont beaucoup de traits communs avec les pays développés. Le problème de l’économie néoclassique, ce n’est pas qu’elle soit d’une certaine façon adaptée aux pays développés, et non aux pays en développement ; c’est que son modèle n’est qu’une abstraction qui ne correspond à aucune économie connue.

41Au début, les études sur le développement ont attiré des figures éminentes de toutes les disciplines des sciences sociales. Par la suite, dans bien des universités, l’étude du développement a été reléguée dans des instituts spécialisés de développement ou dans le domaine des « Études régionales » (area studies). Peut-être est-ce parce qu’on a reconnu la spécificité des problèmes du développement ou de certaines zones géographiques ; il n’en reste pas moins que les études sur le développement ont quelque peu perdu leurs repères intellectuels en devenant l’apanage des seuls spécialistes. Cela a notamment pour conséquence que les leçons précieuses tirées de l’expérience des pays développés trouvent peu d’écho dans les pays en développement, et inversement. L’opposition à une théorie linéaire du développement a conduit à négliger l’étude de l’histoire des pays développés. Ainsi, les travaux sur l’État social sont rarement évoqués en relation avec l’État démocratique et l’« État développemental », considérés dans le contexte du processus de développement, sans doute au motif que les outils d’analyse utilisés n’ont de pertinence que pour les pays développés. Il existe pourtant de nombreux domaines où l’étude de ces sociétés différentes peut être mutuellement profitable. Bien des problèmes qui semblaient ne concerner que le monde en développement se posent désormais également aux pays développés. Par exemple, la mondialisation et l’exigence de compétitivité ont suscité un intérêt pour les aspects « productivistes » du « système de développement social productiviste », comme le montre l’appel à s’orienter vers un « État-providence d’investissement social ». Dans les pays en développement, l’intérêt se porte de plus en plus vers l’« État social-développemental » et certains États dévelop- pementaux autoritaires ont été amenés à repenser leur politique de protection sociale à la lumière du processus de démocratisation qui tend à les pousser vers le « modèle européen ».

42Les chercheurs qui travaillent sur la démocratisation des pays en développement se placent souvent dans la perspective du développement politique, sujet ancré jusqu’à une époque toute récente dans le camp retranché des « études régionales ». Quant aux spécialistes de « l’anthropologie du développement », ils se préoccupent généralement de questions de « participation » au micro-niveau, en laissant de côté les problèmes de démocratisation au macro-niveau, sans guère s’intéresser par conséquent, aux acteurs, actions et rapports de force en jeu dans les projets développementaux, si ce n’est dans la mesure où ils affectent les protagonistes au micro-niveau. Une telle fragmentation selon la géographie ou le niveau ne favorise guère une compréhension authentiquement pluridisciplinaire des processus du développement et du changement social. La connaissance qu’elle produit évoque plutôt celle des aveugles de la fable, incapables d’arriver à une description d’ensemble de l’éléphant.

43Nombreuses sont les sociétés qui ont à gérer cette double transition – de l’autoritarisme à la démocratie, et de l’État développemental à l’État régulateur. Les interrogations pratiques concernant ce double processus et la nécessité de mieux le connaître sont des raisons suffisamment fortes de vouloir faire la synthèse entre les travaux disparates relatifs au développement, au bien-être social et à la démocratie.

44L’oms a noté qu’environ 90 % du financement de la recherche médicale étaient consacré à des maladies ne concernant que 10 % de la population mondiale. De même qu’on s’en remet à des « instituts de médecine tropicale » au maigre budget pour étudier les maladies des pauvres, c’est à des instituts d’études sur le développement, tout aussi dépourvus de moyens, qu’on demande de réfléchir aux maux de la pauvreté. Il ne s’agit pas de mettre les études sur le développement au centre de la recherche en sciences sociales, mais d’instaurer un dialogue actif entre elles et les autres disciplines pour inciter ces dernières à prendre au sérieux les problèmes de la pauvreté dans le monde.

45Bien sûr, ce ne sont pas les seuls défis auxquels sont confrontées les sciences sociales, loin de là. Les problèmes que j’ai choisi d’aborder sont ceux qui pouvaient être extraits des nombreuses déclarations des années 1990 dont j’ai parlé plus haut. Ce sont aussi, me semble-t-il, ceux qui préoccupent le plus l’opinion publique et les acteurs politiques. Pour en brosser le tableau, il m’a fallu une vaste toile.

46La nouvelle synthèse nous obligera à réexaminer la justification du mur dressé entre les « études sur le développement » et les autres domaines de la recherche en sciences sociales. Pour finir sur une note positive, je tiens à dire qu’il existe certains sites de recherche où l’on travaille déjà à cette synthèse. En témoignent les études publiées sur l’« État développemental démocratique », l’« État social développemental », et les variétés de capitalisme, pour ne citer que quelques exemples.

Références

  • Ahmed, M. 2004. Bridging Research and Policy, communication faite à la Conférence annuelle de la Development Studies Association le 6 novembre 2004.
  • Hirschman, A.O. 1981. « The rise and decline of development Economics », dans Essay in Trespassing: Economics to Politics and Beyond, Cambridge, Cambridge University Press.

Date de mise en ligne : 24/02/2009

https://doi.org/10.3917/riss.189.0427

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.170

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions