Couverture de RISS_188

Article de revue

Silence et réparations

Pages 259 à 262

1La traite et l’esclavage tissant le passé de trois continents commencent à sortir de l’ombre, et, comme le montrent la richesse des interventions de ce colloque, suscitent des débats qui cimentent la construction d’une histoire exceptionnellement fructueuse. Or cette histoire, loin d’être innocente, remue tous les ingrédients d’un drame où des millions d’hommes et de femmes cherchent leurs racines et leur identité. Victimes d’un passé que l’on commence à peine à dévoiler, ils demandent justice.

2Il n’est pas question de reprendre l’histoire du silence qui a enveloppé l’historiographie de l’esclavage et de la traite négrière à l’époque moderne, véritable scandale entretenu par l’ensemble de la communauté des historiens, mais bien de nous interroger sur les causes de ce silence. On ne parle qu’avec gêne de l’esclavage comme si ce concept laissait flotter une nébuleuse de culpabilisation. Celle des descendants des acteurs, mais aussi et, ce qui est plus étonnant encore, celle des descendants des victimes. À l’exception des Haïtiens dont l’histoire est axée sur la libération de l’esclavage, les Antillais comme les autres afro-américains n’évoquent ce passé qu’avec réticence. Nous n’en donnerons pour preuve que la pauvreté de l’iconographie ou de la statuaire commémoratives, dont les œuvres majeures remontent à un passé très récent.

3Il est bien évident que l’Europe n’a pas à se glorifier d’un tel crime contre l’humanité et qu’effacer cette page arrangerait une mémoire collective trop encline à se justifier par la preuve de la réussite matérielle. En fait, l’amnésie remonte aux grandes découvertes, événement majeur de l’histoire mondiale, que l’on expose la plupart du temps comme le facteur essentiel du décollage économique et des progrès de civilisation qui s’ensuivirent. C’est bien le concept de progrès qui est en cause, et pour le comprendre pleinement, il nous faut considérer l’axe majeur de la philosophie occidentale qui repose précisément sur ce concept de progrès. Mais avant de l’appro- fondir, replaçons-le dans son contexte des colonisations.

4À la fin du xve siècle l’Occident s’empare du monde et ne le lâche plus jusqu’au xxie siècle commençant. Plutôt que « s’empare », il vaudrait mieux dire « asservit » le monde, car c’est bien d’une exploitation continue dont il s’agit. Si nous survolons les siècles, il est évident que les limites de l’Occident, circonscrites à celles de l’Europe jusqu’au xviiie siècle, s’étendent dès le xixe siècle aux États-Unis d’Amérique, et à la Russie qui, elle aussi adhère efficacement au club des dominants en colonisant la région du Caucase et l’immense Sibérie. Les colonisations successives et le néocolonialisme contemporain, ne visent à rien moins que puiser dans les réserves naturelles, économiques et humaines de l’univers afin de les mettre à la disposition du confort de la minorité occidentale. Dès le xviiie siècle l’Encyclopédie de d’Alembert et Diderot affirmait que les colonies n’avaient d’utilité que par l’enrichissement qu’elles procuraient à la métropole. Comment a-t-il pu se faire que l’ensemble de cette politique, fondée sur la force d’armées conquérantes, investisse l’espace planétaire en lui imposant une domination politique et économique, sans demander l’avis des intéressés ? Cette immense question, qui est la clef de l’histoire du monde moderne reste encore sans réponse, et l’on a même l’impression que les historiens l’esquivent comme si elle dérangeait un certain confort intellectuel. Alors chacun focalise sur l’histoire de sa nation ou de sa province et montre que la trajectoire suivie est bien conforme au concept de progrès. Croissance économique, bonheur des consommateurs, avancées successives de la démocratie, rien ne manque à cette vision inconditionnellement optimiste, et, depuis Voltaire, chacun s’accorde à penser que s’il ne vit pas l’Eldorado paradisiaque de la perfection, « ce siècle de fer » lui convient et, qu’à condition de bien « cultiver son jardin », il vit dans « le meilleur des mondes possibles ». Les historiens de l’école des Annales, en introduisant l’analyse sur le long terme, renforcent cette certitude. Toutes les courbes, quelle que soit leur teneur, s’étirent vers le haut, en dépit de quelques accrocs vite comblés, et montrent effectivement le succès de l’entreprise. Ainsi, la pensée dominante s’efforce de prouver que l’Histoire va bien dans le bon sens et que nous avons raison d’espérer. Certains y ont vu l’intervention divine à commencer par Bossuet qui voyait Dieu conduire l’humanité vers une parousie qui lui rendrait le paradis perdu, sans oublier les sectaires de Cromwell affirmant que le peuple anglais succédait au peuple hébreu dans le cœur de Dieu qui désormais était anglais ! Au xviiiie siècle la philosophie des Lumières reprit la même antienne en substituant à Dieu la notion de progrès, et, depuis, plus personne n’ose mettre en doute ce postulat que semblent justifier les réussites technologiques, mais nous y reviendrons. Vision qu’Auguste Comte ou les saint-simoniens transformèrent en espérance religieuse d’une science capable d’apporter le bonheur de l’humanité. Si la mystique s’en est effacée, la croyance à un bonheur indéfini fondé sur le progrès persiste dans la vision arrogante d’intellectuels qui considèrent avec condescendance tous les concepts qui n’entrent pas dans leur schéma.

5D’autre part, les prétentions de l’Occident à détenir la vérité s’appuient avant tout sur le concept d’universalité. De là découle la déclaration des Droits de l’Homme de 1789, qui prétend s’appliquer à « tous les hommes », et non pas aux seuls citoyens français. En réalité, on sait ce qu’il en fut. Elle ne concerna jamais les colonies où le principe de l’esclavage perdura jusqu’en 1794. Voilà qui pose l’un des plus douloureux problèmes de conscience aux défenseurs de la pensée occidentale. L’universel souffre-t-il des entorses alors que par nature il écarte toute exception et que la moindre dérive le ruine entièrement ? Il suffit d’accepter un seul cas d’exception et l’on passe de l’universel au coutumier, voire au communautarisme, dût-il envelopper une aire géographique aussi vaste que le continent européen. Aucun intellectuel ne peut accepter une telle contradiction. Certains intellectuels tiers-mondistes la relèvent, du reste, avec vigueur, en dénonçant une mauvaise foi qui camouflerait l’intérêt bien compris des dominants derrière une phraséologie démagogue. Alors mieux valait se réfugier dans le silence.

6Cette conception de l’histoire préside à la rédaction de l’ensemble des manuels scolaires et universitaires qui multiplient les chapitres d’analyse sur l’Occident et laissent le reste du monde à peu près vierge de toute étude. Si depuis une décennie on commence à parler de l’Afrique, de l’Amérique précolombienne, de l’Asie ou du Monde musulman, c’est avec une économie qui frise l’indécence. À lire ces pages, il semble que l’immense majorité des hommes de la planète n’aient pas d’histoire, ou qu’elle ne présente aucun intérêt. Effectivement pour l’immensité de ces espaces, les courbes démographiques, économiques, ou d’évaluation politique plongent en sens inverse de celles de l’Occident. Dans le meilleur des cas, elles stagnent sur le long terme, comme si ces peuples étaient incapables d’opérer le rétablissement qui les alignerait sur l’Occident surdéveloppé. Partout la misère, l’absence de démocratie, voire la violence, sont le fonds commun des présentations académiques. Jusqu’aux années 1970 qui marquent la décolonisation, il était de bon ton d’affirmer que ces peuples n’avaient pas d’histoire. D’un trait de plume on supprimait celle des grands empires africains pour réduire le continent à un tribalisme qualifié de sauvage que symbolisaient les plus vulgaires caricatures des expositions coloniales où l’on n’hésitait pas à exhiber des « naturels » africains ou océaniens. Dans le meilleur des cas on parlait des « roitelets noirs », induisant par là une incapacité rédhibitoire des Africains à s’élever jusqu’à la conception abstraite de l’État. Qui dans les lycées classiques ou techniques a entendu parler de l’Inde au xviie siècle ou des empires africains du Niger ? Quel jeune européen ou américain peut, en fin de cursus secondaire, exposer clairement les principes les plus élémentaires de l’islam ? Il est aussi significatif de considérer l’état de la recherche ou des publications en sciences humaines. En France les africanistes se comptent sur les doigts de la main. L’Océanie et l’Amérique, précolombienne ou coloniale, ne font guère plus recette. Depuis le décollage économique de l’Extrême-Orient le nombre de chercheurs axés sur cette région augmente certes, comme si la mode scientifique suivait la marche en avant des capitaux. Et nous tenons peut-être bien là la clef du problème. Pendant toute la période coloniale la raison politique imposa un silence que l’on crut propice au maintien de l’ordre. Les colonisateurs avaient compris qu’en approfondissant l’histoire, l’anthropologie ou l’ethnologie des peuples asservis, ils risquaient de structurer une identité qui encouragerait la contestation et augmenterait la soif d’indépendance. On n’en parla donc pas ou si peu que progressivement s’installa dans l’opinion l’idée que ces hommes n’avaient pas d’histoire. À en juger par la condescendance que beaucoup d’universitaires affectent lorsqu’on leur parle de tradition orale ou d’ethnohistoire, il semble que l’idée n’ait pas encore disparu de tous les esprits. Certes les choses évoluent et c’est tant mieux. Toute une génération de jeunes chercheurs se lève consciente que la mondialisation n’est pas seulement économique, mais aussi culturelle et que l’on ne peut plus faire l’impasse sur les cinq sixièmes des hommes de la planète. Il faudra attendre encore quelques décennies pour que l’évolution produise de tangibles résultats, mais on peut avoir bon espoir. En Afrique, par exemple, les compétences ne manquent pas et l’on rencontre quantité de jeunes universitaires qui ne demandent qu’à travailler dans ce sens. S’ils sont encore souvent bloqués, la faute en est à la politique de développement. Il est certain que dans les années qui ont suivi la décolonisation, tous ces jeunes États avaient d’autres priorités que de développer la recherche en sciences humaines. D’autre part, un certain temps devait encore s’écouler avant que s’estompe la tentation de transformer l’historien en avocat général inculpant l’Occident devant le tribunal de l’opinion. Il fallait donc trouver le temps de couper les ressorts purement affectifs d’une fausse science fondée sur l’émotionnel plus que sur la rigueur intellectuelle. Ceux qui, dans les années 1960, se sont lancés dans l’aventure se sont vite trouvés acculés dans l’impasse. Aujourd’hui les données changent. La nouvelle génération ne s’encombre plus des rancœurs d’un passé qu’elle n’a pas connu et cherche objectivement à comprendre, plus qu’à juger. Cependant les moyens manquent à ces scientifiques. La grande misère du continent se répercute de manière dramatique. Les livres manquent, les missions de recherche dans les centres d’archives sont écourtées ou refusées faute d’argent, ne parlons pas des colloques et autres rencontres sur d’autres continents impensables sans financement extérieur. Les maisons d’éditions ne manquent pas seulement de moyens techniques, mais ne voient pas comment boucler les budgets énormes des publications alors que la clientèle n’a pas l’argent nécessaire à l’achat de ces productions. Ainsi se répercutent les conséquences de salaires incompatibles avec l’ensemble de ces dépenses et les subventions arrivent au compte-gouttes tandis que les budgets des États s’engloutissent dans le remboursement de la dette, sans compter d’autres priorités beaucoup plus urgentes comme la santé publique ou la réduction de famines localisées survenues après telle sécheresse ou telle invasion de criquets. Tout commentaire est évidemment superflu lorsqu’il s’agit de pays ravagés par une guerre civile ou une guerre étrangère. Cela est évidemment dramatique car qui, sinon des occidentaux, parle désormais de ce continent ? Mais nous savons que s’ils ne manquent pas de moyens, ces derniers continuent à fonctionner dans une logique de pensée cartésienne, alors que les logiques de fonctionnement de ces peuples n’empruntent pas forcément cette voie. En particulier l’ensemble du versant religieux et les logiques des rapports interethniques échappent à peu près complètement aux chercheurs de nos universités. Alors que l’historien devrait entrer en sympathie avec les hommes qu’il étudie, il se trouve, dans ce cas, en présence de vécus mystiques ou coutumiers dont les clefs lui échappent. Non pas qu’il soit souhaitable de laisser ces domaines de recherche exclusivement aux citoyens de ces nations, ce qui reviendrait à les enfermer dans un ghetto, mais le regard croisé reste indispensable. Comme du reste, l’analyse sociologique des intellectuels du VIe arrondissement de Paris gagnerait à être passée au crible de regards africains.

7Quant aux Américains (au sens continental du terme) descendants d’esclaves, pendant longtemps, ils enfouirent ce passé comme s’ils avaient voulu le rayer de leur mémoire. Il y a une dizaine d’années, je m’entendis répondre par des enseignants guadeloupéens qu’il ne servait à rien de remuer un tel passé. La raison profonde en est, comme le dirait Philip Roth, la tâche indélébile qu’imprime dans les esprits la référence à une ascendance servile. Les descendants ne pouvant assumer le vécu des ancêtres, ce rejet de la mémoire camouflait en partie le drame identitaire vécu par les Noirs américains. L’ethnopsychologie risque à cet égard de débloquer tout un secteur de la recherche jusque là insoupçonné, et de fournir des champs d’investigation entièrement novateurs.

8L’unesco, au sein du comité scientifique « la Route de l’Esclave » et du réseau des Écoles associées, a depuis une dizaine d’années déployé d’immenses efforts pour briser ce silence. Pari en grande partie réussi, puisque dans ces deux organismes se rencontrent des chercheurs et enseignants du monde entier. Ils organisent chaque année des colloques, des stages de formation d’enseignants, publient de nombreux ouvrages et encouragent les initiatives culturelles. La communauté internationale en revanche reste plus discrète, comme en témoigne le peu d’écho recueilli par la décision de l’unesco de faire de 2004 l’année commémorative de la lutte contre l’esclavage et de son abolition. Notons également que la loi française a déclaré l’esclavage et la traite crimes contre l’humanité et imposé leur enseignement dans les programmes scolaires. Mais du texte à la réalisation, le chemin semble long, si l’on en juge par l’absence d’efforts consentis pour le rendre effectif. Cependant, il faut considérer ces avancées avec un certain optimisme, quelle que soit leur lenteur, car, nous le savons tous, en matière de sciences humaines les idées ne pénètrent que très lentement dans les esprits, puisque d’aucuns estiment qu’il leur faut l’espace d’une génération pour y parvenir. Encore faudra-t-il exercer une vigilance de tous les instants si l’on veut éviter que l’histoire ne se transforme en tribunal entretenant les rancœurs, car au bout du compte l’objectif reste une avancée de la politique de paix que l’unesco s’efforce de propager.


Date de mise en ligne : 05/01/2009

https://doi.org/10.3917/riss.188.0259

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