1Quiconque intervient de l’extérieur pour préserver un paysage géré par ceux qui l’ont façonné doit tout d’abord être conscient de la valeur patrimoniale de ce paysage pour ses habitants actuels, et agir en conséquence. Sinon, les mesures de protection prescrites risquent de susciter le mécontentement de la population, de provoquer des différends vouant à l’échec toute coopération, et même de causer à l’avenir des dysfonctions dans la gestion du paysage protégé.
2Pour pouvoir évaluer les interventions que nécessite le paysage protégé, il importe également de connaître les contraintes physiques, socio-économiques, environnemen- tales et politiques auxquelles la population doit faire face, l’historique des interventions passées sur les pratiques locales, et enfin, la vision actuelle du monde qui est celle des habitants, laquelle a pu être influencée par les interventions passées. Il est tout aussi important de faire honnêtement le point de la situation du moment, et donc d’admettre que la population locale renonce dans la pratique à certaines traditions locales qui ne sont plus viables ni efficaces, sans quoi les mesures de protection proposées limiteraient les chances d’assurer la viabilité future de l’environnement et voueraient à un état d’improductivité et de confusion le paysage actuel, dans lequel les autochtones se trouveraient pour ainsi dire confinés. Si, en revanche, on s’emploie en priorité à les aider à gérer comme ils le souhaitent l’évolution de leur paysage, la conservation de celui-ci peut devenir une réalité. Ce sont là quelques-uns des enseignements tirés des tentatives faites, aux Philippines, pour gérer le paysage des rizières en terrasses, premier site inscrit au patrimoine mondial dans la catégorie des paysages évolutifs.
3On trouvera dans les sections qui suivent une description générale des rizières en terrasses et du rôle capital qu’elles jouent dans l’ensemble du paysage Ifugao, une évaluation de l’état actuel de ce paysage, l’attitude et les notions actuelles relatives à sa conservation et les interventions qui ont eu lieu compte tenu de tous ces facteurs. Le terme de « paysage » utilisé ici désigne le bassin versant Ifugao, qui comprend notamment les rizières en terrasses.
Informations générales
4Les rizières en terrasses des Philippines se trouvent dans la province d’Ifugao, l’une des six provinces de la Région administrative de la Cordillera (car) située dans une zone sensible du bassin versant du nord de Luzon. Cette région comprend le massif montagneux le plus élevé et le plus vaste de tout l’archipel philippin. La province est bordée au nord-ouest par une chaîne de montagnes comprenant plusieurs microbassins versants dont les eaux se déversent, à sa limite sud-est, dans la rivière Magat qui alimente la plus grande centrale hydroélectrique du pays. Le terrain est accidenté et montagneux, 81,77 % de la superficie ayant une pente de plus de 18° et étant considéré comme inaliénable et impropre à l’agriculture et à des installations humaines selon le Code forestier révisé des Philippines. Dans cette province se trouve également un parc national comprenant treize autres zones forestières devant faire l’objet, dans le cadre du Système national d’aires protégées intégrées (nipas), de mesures de préservation de la biodiversité. Dans l’esprit de la population locale elle-même et en vertu des dispositions de la loi relative aux droits des populations autochtones de 1997, les rizières en terrasses et les forêts font partie du domaine ancestral des Ifugao. La province d’Ifugao, d’une superficie totale d’environ 271 778 hectares, compte un peu plus de 160 000 habitants. Les rizières en terrasses en question sont gérées par deux des principaux groupes ethnolinguistiques Ifugao.
5Ces rizières, qui rendent le paysage Ifugao si imposant, ont été qualifiées de paysages culturels d’une beauté et d’une valeur exceptionnelles. En 1973, le décret présidentiel 260 a fait des rizières en terrasses de la municipalité de Banaue un site classé, ce qui a suscité un essor du tourisme local. En 1995, cinq ensembles de terrasses situés dans les municipalités de Mayoyao, Hungduan, Kiangan et Banaue ont été inscrits au patrimoine mondial en tant que paysages culturels vivants montrant comment des ressources en terres limitées peuvent être gérées de façon viable. En 1996, l’American Society of Civil Engineers (asce) a jugé que les rizières en terrasses constituaient l’un des meilleurs exemples mondiaux de technique de conservation des sols et des eaux. En 2001, les rizières en terrasses ont été inscrites sur la liste des sites « en péril » à la demande des autorités philippines « en raison des menaces que les activités humaines font peser sur le site, et de la nécessité de concentrer les énergies nationales et internationales sur la prise de mesures correctives et de protection à court et long terme ». Cela a incité le Comité du patrimoine mondial à apporter son concours au titre d’une coopération technique d’urgence entre l’unesco et les autorités de la province d’Ifugao en 2003, qui ont examiné les plans de gestion antérieurs et recommandé instamment d’avoir recours à des méthodes de conservation autochtones. Depuis lors aussi, les Ifugao s’emploient activement à protéger la propriété de leurs ressources naturelles et culturelles, notamment leur patrimoine intellectuel.
Le système de conservation du paysage Ifugao
6Les Ifugao ont élaboré un système de conservation dont témoigne la configuration actuelle du paysage du bassin versant. Ce système émane du milieu naturel et s’est concrétisé par des coutumes qui ont façonné l’utilisation des ressources, le paysage et le principe des migrations.
7Tout le paysage Ifugao est constitué de microbassins versants caractérisés par des zones de protection (naturelle) et de production (humaine) consistant en forêts de production ou en lopins de terre privés appelés muyong dans le dialecte local. La zone de protection, c’est-à-dire la forêt communale, constitue la partie supérieure du microbassin versant la plus prisée, celle bordée par les muyong situés en contrebas. Les parties inférieures du bassin versant sont les zones de production et d’habitation. Principale source de bois de feu, de matériaux de construction, de nourriture et de remèdes, le muyong réduit de ce fait l’activité dans la forêt communale. Situé dans la partie supérieure de la zone de production, il fournit également de l’eau et constitue la principale zone de recharge qui détermine la qualité globale des conditions de culture des terrasses et l’état de l’ensemble du micro-bassin versant (Ngidlo et Butic, 2002). Comme zone tampon avec la forêt communale et source d’eau pour les rizières en terrasses, il conditionne dans une large mesure la bonne gestion du paysage. Le muyong est entretenu par régénération assistée et récolte sélective. Selon la règle de primogéniture, ces terres, qui comprennent d’excellentes parcelles de rizières en terrasses, sont transmises à l’aîné des enfants (fille ou garçon) qui est tenu, en raison du privilège qui lui est conféré, d’en prendre soin et de veiller au bien-être de ses cadets. Ces terres restent donc aux mains d’un petit nombre de propriétaires. Les autres parcelles vont aux benjamins dont les descendants finissent un jour par sombrer dans la pauvreté et travaillent comme ouvriers agricoles ou émigrent vers des lieux où les perspectives d’emploi sont meilleures. Ce mode d’utilisation des ressources a contribué à gérer la démographie dans la zone du bassin versant. Cette coutume n’est pas contestée aujourd’hui mais elle est menacée par l’évolution des valeurs comme on le verra dans la section suivante.
Une vision morcelée de la conservation
8Depuis des temps immémoriaux, les Ifugao, appliquant leur système de conservation, traitent l’ensemble du paysage comme un tout intégré composé de parties plus ou moins prioritairement protégées en fonction du rôle qu’elles jouent comme source d’eau et facteur de stabilité pour les autres parties du paysage. Mais lorsque la « valeur universelle exceptionnelle » des rizières en terrasses a été reconnue, celle des autres parties importantes du paysage en a été amoindrie. La conservation est ainsi devenue une idée non seulement étrangère à la coutume, mais également morcelée.
9La protection d’un paysage pour sa valeur universelle exceptionnelle sur le plan esthétique, anthropologique, historique et ethnologique est une notion nouvelle pour les gardiens de ce paysage. De plus, l’idée de se concentrer sur la protection d’une partie seulement du bassin versant va à l’encontre des pratiques locales et des priorités des habitants en matière de protection. Enfin, les restrictions auxquelles est soumise, au nom de l’esthétique et de l’authenticité, cette partie du paysage qui est utilisée de façon extensive pour la production alimentaire, a désorienté la population locale, voire suscité chez elle du mécontentement et une franche hostilité à tout ce qui est imposé de l’extérieur.
10La reconnaissance internationale de la façon dont les Ifugao sont parvenus à discipliner un paysage rude et à en tirer leur subsistance a paradoxalement eu pour effet de les soumettre à des restrictions. Bien que considérées en vertu de la politique autochtone comme des zones de production, les rizières en terrasses ont maintenant acquis le nouveau statut de sites protégés dont la gestion doit être conforme aux normes universelles. Cela signifie qu’en dehors des zones forestières déjà soumises à restrictions par les politiques tant nationales qu’autochtones, les parties principales du paysage que les Ifugao ont judicieusement cultivées doivent être gérées conformément à certaines prescriptions pour conserver leur valeur patrimoniale.
11Certains défenseurs de l’environnement sont à l’origine de l’idée fort répandue selon laquelle la conservation des rizières en terrasses consiste à les traiter comme un monument qui doit être jugé pour sa valeur esthétique et son degré d’authenticité. Dans l’esprit des populations locales, toute campagne de conservation des rizières en terrasses paraît être une mesure destinée à figer le paysage et à lui rendre sa valeur touristique. Ce sentiment, alimenté par le tourisme de masse et les médias, a également porté la plupart des Ifugao à penser que l’idée de conservation telle que la conçoivent des autorités extérieures n’a aucun rapport avec le mode de gestion traditionnel des rizières en terrasses.
12Plusieurs questions restent également sans réponse au sujet de la politique de conservation des rizières en terrasses en tant que site du patrimoine mondial. À quelles normes la gestion des rizières en terrasses devrait-elle être soumise ? Si celle-ci est régie par la politique autochtone, qui accorde la plus grande importance au couvert forestier, la valeur de patrimoine mondial des rizières en terrasses s’en trouve-t-elle réduite ? On peut citer en particulier le cas des terrasses de Kiangan, dont environ 40 % ont été laissés à l’abandon du fait de l’exode rural. Ces zones sont redevenues des forêts de production, ce qui donne une valeur accrue aux ressources naturelles, mais réduit la valeur culturelle du paysage. L’intégrité du paysage s’en trouve-t-elle amoindrie ?
13En ce qui concerne le maintien des rizières en terrasses, est-il juste de charger la population locale de protéger le bien si les traditions positives du passé qui sont à l’origine de la reconnaissance de leur valeur patrimoniale s’interrompent du fait des transformations de l’écosystème et de pressions socioéconomiques sur lesquelles ils n’ont aucune prise ? Si les agriculteurs qui ont la haute main sur la gestion du bien décident d’adopter des pratiques nouvelles mais viables pour faire face aux changements qui leur sont imposés, cela justifie-t-il que l’authenticité de ce paysage vivant s’en trouve amoindrie ? Doit-on reprocher aux agriculteurs de s’attaquer franchement à leurs problèmes ? Jusqu’à quand faut-il remonter dans le temps pour qualifier de rigoureusement authentique la culture en terrasses ?
14L’attention accordée aux rizières en terrasses a dans une certaine mesure conduit à négliger la menace réelle et grave qui pèse sur le muyong, où l’on pense aujourd’hui qu’il vaudrait mieux construire les routes et autres infrastructures si l’on veut sauver le panorama des rizières en terrasses. Certaines parties du muyong sont déjà en train d’être sacrifiées.
Situation actuelle
15Bien que les problèmes et les sujets de préoccupation aient fait l’objet de débats approfondis lors des précédents ateliers auxquels ont participé les parties prenantes, il est manifestement nécessaire, dans l’état actuel des choses, de parvenir à un terrain d’entente entre la population locale et le monde extérieur. Pour les Ifugao, le critère fondamental de coopération est la mesure dans laquelle le monde extérieur est disposé à accepter les conditions et les changements qu’ils doivent eux-mêmes mettre en œuvre pour pouvoir aller de l’avant. Cette confiance dans la sagesse locale doit s’appuyer sur des éléments concrets.
16Un des malentendus actuels tient à l’attitude d’autres défenseurs de l’environnement qui refusent de voir en face la réalité actuelle du paysage, et qui, en général, tiennent absolument à faire revivre les traditions d’antan. Cela n’a fait que soulever d’autres questions : que faut-il préserver, comment, et pour qui ? L’insistance sur les politiques internationales de conservation, qui portent certes exclusivement sur la culture, conduit la plupart des intéressés à considérer que la conservation fait obstacle au progrès et qu’elle constitue un lourd fardeau pour les populations des terrasses, qui se trouvent être parmi les plus marginalisées du pays. Cela ne signifie pas pour autant qu’elles ne fassent rien pour sauver leur patrimoine. Les meilleures intentions, exprimées notamment dans certaines enquêtes, se sont parfois heurtées à la réaction des personnes officiellement chargées de gérer les sites qui, dans l’exercice de leurs fonctions, sont également prisonnières des organes de décision qu’elles représentent. Par ailleurs, les déclarations d’élus locaux exprimant les sentiments de la population sont souvent considérées à tort comme défavorables aux mesures de conservation. Le dialogue est ainsi grandement entravé par le mécontentement et les malentendus.
17Cependant, la population locale est maintenant pleinement consciente du fait que ce patrimoine mondial est en sa possession et qu’il devrait donc être géré selon sa volonté. Cette prise de conscience a été encore renforcée lorsque les rizières en terrasses ont été inscrites sur une autre liste en 2001. Cette forte implication est également attribuable à une solide structure socioculturelle qui s’exprime matériellement dans ce même paysage ainsi qu’à une tradition d’opposition aux tentatives antérieures d’intégration des Ifugao dans la culture dominante. L’inscription d’un paysage sur la liste des sites « en péril » n’a pas la même signification au niveau international et aux yeux de l’Ifugao moyen, à savoir une menace de retrait de quelque liste prestigieuse. C’est sur ce point que le monde doit donner des éclaircissements, ce que demandent d’ailleurs avec insistance les communautés des terrasses à l’heure actuelle. Une telle menace est en effet peu préoccupante pour ceux qui pensent qu’on ferait mieux de les laisser tranquilles. Les efforts de conservation déployés actuellement au niveau local constituent toutefois une réaction à cette menace et reposent sur une aversion générale pour tout ce que des étrangers cherchent à imposer, et sur un objectif partagé qui est de protéger les sites de nouvelles marques d’intérêt aux conséquences fâcheuses. Bien qu’elle n’apparaisse pas de façon évidente à l’observateur extérieur, c’est là une attitude propre à la population locale et un facteur important à ne pas négliger, en particulier si l’on introduit le concept de coopération et de cogestion avec des gens de l’extérieur.
18Pour pouvoir s’entendre, il faut également tenir compte de la signification qu’a le paysage pour les gens qui le gèrent aujourd’hui, et examiner les facteurs biophysiques et socioéconomiques qui minent la culture locale. Parmi eux figurent les effets de mesures qui datent d’avant l’inscription sur la liste du patrimoine mondial en 1995.
19Les éléments cités ici proviennent d’observations sur place et d’entretiens formels et informels avec des Ifugao vivant sur place.
La population
20À l’heure actuelle, on estime que plus de la moitié de la population Ifugao vit en dehors de la province, dans des zones urbaines du pays ou à l’étranger. À en croire ceux qui ont été chercher du travail ailleurs, l’émigration est le fait de personnes instruites qui peuvent de ce fait espérer mieux qu’une vie de dur labeur sur les collines, et échapper à un système de primogéniture qui dépossède presque totalement les cadets. L’enseignement scolaire est depuis toujours très apprécié, et les enfants vont faire leurs études en ville, au prix de la mise en hypothèque de terres de qualité que la famille n’aurait absolument pas pu racheter en cas de retour des jeunes dans leur famille après leurs études. L’intérêt général pour l’éducation date des années 1920, époque où le nombre d’écoles a été accru dans la province pour que le programme assimilationniste du Gouvernement des États-Unis puisse avancer. Pratiquement tous les premiers dirigeants de la province ont fait leurs études au principal centre d’enseignement secondaire des Cordilleras (l’actuelle Mountain Province), loin de la province d’Ifugao. Il est à noter que même si cette école s’appelait La Trinidad Agricultural School, aucun des premiers diplômés Ifugao ne s’est ensuite occupé d’agriculture. Ils ont préféré devenir infirmiers, enseignants, avocats, politiciens ou fonctionnaires. Il y a eu, au cours des 40 à 50 dernières années, un exode d’Ifugao dont les savoir-faire et les compétences professionnelles étaient recherchés dans les villes et à l’étranger. Aujourd’hui, ceux qui cultivent les terrasses sont soit des membres de chaque lignage qui ont un emploi dans la province, soit ceux qui n’ont pas d’autre source de subsistance.
21Les migrations ont elles aussi contribué à donner des sens différents au paysage. Actuellement les Ifugao peuvent être classés en fonction de leur éloignement de leur province dans le temps et dans l’espace. Parmi les Ifugao contemporains figurent ceux qui ont grandi sur place avant de s’installer en ville ou à l’étranger, ceux qui ont passé la plus grande partie de leur vie en dehors de la province, ceux qui n’en sont jamais sortis, et ceux qui y ont grandi et en sont partis pour y revenir finalement. Les Ifugao qui se sont éloignés le plus de leur province natale ont un souvenir très vif de son paysage, et peuvent en décrire avec mille détails les sensations, les sons et les odeurs, et même le goût de la vie dans les rizières en terrasses. Leurs enfants forment une génération dont le rapport aux rizières en terrasses va d’une certaine indifférence à un sentiment de fierté passionnée. Pour la plupart d’entre eux, les rizières en terrasses sont devenues un symbole d’identité ethnique. Pour le paysan Ifugao qui ne s’est jamais aventuré très loin de sa province, les terrasses sont encore une source d’approvisionnement alimentaire que l’on entretient en protégeant l’alimentation en eau et en améliorant les canaux. Si insuffisante qu’elle soit pour satisfaire d’autres besoins, notamment l’éducation d’autres membres de la famille, la terre reste indispensable pour assurer la subsistance des Ifugao.
22Ce sont ceux qui se sont aventurés à l’extérieur et qui s’investissent régulièrement dans les affaires locales qui dénoncent maintenant l’état dans lequel se trouve le paysage des rizières par rapport à celui d’autres zones. Conscients de sa valeur patrimoniale incomparable face aux menaces et aux difficultés de l’époque, ils se mobilisent pour trouver les ressources qui permettraient d’assurer le développement durable de l’ensemble de la province. Parmi eux figurent un certain nombre de fonctionnaires, de membres des professions libérales, d’universitaires et d’autres personnes qui contribuent à titre personnel à la protection de leur patrimoine. Ils ne conçoivent pas tous le développement de la même façon, mais l’existence de plans directeurs vient aplanir leurs divergences. Les plus dynamiques songent au potentiel touristique des terrasses et veulent promouvoir la commerciali- sation de la variété de riz locale qui est vendue à un bon prix comme produit biologique. D’autres développent le réseau de sympathisants en établissant des liens avec des particuliers et d’autres organisations. D’autres encore font appel aux Ifugao vivant en dehors de la province et à l’étranger pour mettre en place de petites entreprises de documentation. Au niveau local, ils s’emploient également à renforcer les capacités des populations des terrasses et les mettre davantage au service d’une gestion durable du paysage. La notion de patrimoine signifie pour eux la volonté affirmée d’exister en tant que peuple.
Questions biophysiques
23Les rizières en terrasses subissent maintenant les graves effets des dommages causés à l’écosystème. Au début des années 1980, dans le cadre des programmes agricoles de l’administration centrale, on a introduit dans la région, comme complément des ressources alimentaires, des escargots exotiques qui se nourrissaient malheureusement des coquillages et végétaux locaux dans les rizières. De même, les algues rouges introduites récemment ont non seulement remplacé les algues autochtones dans les rizières, mais encore entravé la croissance des tiges de riz. Ces phénomènes ont causé d’énormes changements dans la riziculture et la plantation du riz. Aujourd’hui, les pratiques culturales et les rites qui les accompagnent ont été éliminés du fait de la disparition des espèces endémiques qui faisaient partie intégrante du cycle cultural. La prolifération d’espèces exotiques a également amené les paysans Ifugao à acquérir des mécanismes de survie tels que l’usage de pesticides et d’herbicides et la culture d’autres variétés de riz à croissance rapide, ce qui a entraîné l’élimination des plantations saisonnières synchronisées. On estime que ces changements ont favorisé la reproduction accélérée de vers de terre géants qui entraînent une érosion continue des murets des terrasses.
24Dans la partie supérieure du paysage, les propriétaires de muyong recourent à des variétés à croissance rapide pour remplacer des cultures épuisées et profiter des périodes de rotation rapide. Certains propriétaires sont parfois incités à vider certaines rizières pour y cultiver des plantes étrangères à la région, visiblement soit pour approvisionner l’industrie de la sculpture sur bois soit pour expérimenter une nouvelle technologie censée optimiser la production sur les terrains en pente.
Questions socioéconomiques
25Depuis que les rizières en terrasses sont devenues un site national classé dans les années 1970, le tourisme prospère aux dépens des valeurs socioculturelles de la population locale, outre qu’il a accéléré la prolifération d’activités telles que la commercialisation d’objets d’artisanat en bois. On continue également à construire dans des zones sensibles des installations toujours plus nombreuses et vastes pour répondre aux besoins des touristes attendus. Les effets en sont particulièrement visibles dans la municipalité de Banaue et témoignent de ce qui pourrait se passer dans d’autres sites du patrimoine.
26L’ouverture de la région a également contribué à l’apparition d’une économie fondée sur des cultures de rapport, à une augmentation des besoins de toutes sortes et à la persistance d’un marché non réglementé. La production des rizières en terrasses ne peut nourrir une famille moyenne qu’un peu plus de cinq mois. En raison de besoins croissants, certains se sont lancés dans la production de fruits et légumes et d’autres, dans l’artisanat, le bâtiment et l’exploitation de carrières. Là où elles ont des murets en terre comme dans la municipalité de Kiangan, les terrasses sont partiellement converties en potagers.
27Enfin, la province se situant au quatrième rang des régions les plus pauvres du pays, elle ne peut se permettre de rejeter les offres de développement qui apportent des solutions concrètes et rapides aux problèmes agricoles, par exemple la lutte contre les crues, la mise en place de canaux d’irrigation et autres infrastructures, qu’accompagnent généralement des projets conçus conformément aux normes des agences. Les autorités locales reprennent presque toujours à leur compte les projets de développement patronnés par différentes agences et organisations sans guère se soucier de leur viabilité à long terme. Les inter- ventions opérées au coup par coup dans certaines parties du paysage par les différents services de l’administration du pays et les organisations non gouvernementales contribuent également au morcellement continu du paysage.
Utilisation des savoir-faire locaux
28Le résultat probablement le plus important du programme de coopération technique engagé en 2003 à la suite de l’inscription des rizières en terrasses sur la liste des sites « en péril » est l’utilisation des savoir-faire locaux pour élaborer les stratégies sur lesquelles sont fondées les mesures actuelles. Ces stratégies sont consignées dans un plan directeur décennal et un plan quinquennal. Le plan à long terme est intégré dans le plan-cadre d’aménagement applicable au niveau provincial, tandis que le plan quinquennal donne la priorité aux quatre mesures clés suivantes à prendre sur le terrain : transmission des savoirs autochtones, gestion des terres, agriculture et foresterie, et écotourisme. Les quelques activités qui ont décollé sont actuellement conduites par l’association « Save the Ifugao Terraces Movement », organisation de la société civile locale qui s’est donné pour mission de sauver le paysage. Ce mouvement rassemble des Ifugaos qui ont émigré à l’étranger ainsi que des militants agissant en groupe ou à titre individuel. Voici quelques exemples des activités menées sous l’égide de ce mouvement.
Planification de l’utilisation des sols au niveau communautaire
29Dès le départ, on s’est aperçu qu’il n’existait pas de lignes directrices appropriées relatives à la conservation du patrimoine dans une zone autochtone non seulement sensible sur le plan environnemental, mais aussi habitée par un des peuples les plus marginalisés du pays. Il a donc fallu s’affirmer d’emblée. Les ateliers ont été facilités par la mise à profit des savoirs et ressources autochtones, des dons de planificateur des membres de l’équipe, tous d’origine locale, des découvertes fortuites faites au cours des ateliers, et par l’usage de la langue natale. Ce dernier facteur est crucial puisqu’il lève totalement les obstacles à la communication et renforce considérablement la confiance de la population locale.
30On organise ainsi une série d’ateliers qui commencent par un jugement du paysage, apprécié au moyen d’une énumération des éléments intéressants patrimoniaux dont les coordonnées spatiales sont ensuite portées sur des cartes de référence. Ces cartes sont des relevés du paysage dressés par les habitants eux-mêmes, soit de mémoire, soit à l’aide de cartes de type classique. La liste des éléments intéressants est établie dans le cadre d’ateliers dont les participants s’attachent à retrouver tout ce qu’ils savent sur les ressources naturelles et les systèmes de culture et à en rendre compte dans leur dialecte en précisant dans quelle mesure ils subsistent. Des cartes « décisionnelles » définissant les zones de protection, les zones tampons et les zones polyvalentes et des politiques sont ensuite établies pour chaque zone à partir de ces cartes. Il en résulte finalement un plan de protection établi sur la base de la vision de la terre qui est celle des autochtones, plan qui s’accompagne d’une liste de mesures rédigées dans la langue choisie, et qui est ensuite repris sous la forme d’une ordonnance par les autorités locales du moment.
31En tant que méthode de médiation, cette façon de faire permet à la pratique autochtone de conservation d’être exprimée, estimée et internalisée au cours de l’établissement de cette liste de mesures. En tant que processus, elle renforce la coopération, la capacité des villageois à planifier la protection de leur patrimoine et leur confiance en eux-mêmes dans l’accomplissement de ce travail.
32Dans les deux « barangays » où les plans d’occupation des sols sont appliqués, on a pour politique de respecter le cycle cultural dans les zones en terrasses. Cela a permis la reprise du festival de la récolte qui faisait autrefois partie intégrante du calendrier agricole. Le festival a débuté en 2005 et un certain nombre de touristes locaux y ont assisté.
Adoption d’un nouveau système d’intensification du riz (sri)
33Dans l’un des sites du patrimoine, une expérience scientifique est en cours qui concerne la production d’une variété locale de riz (tinawon) à haut rendement selon une technique nouvelle dite système d’intensification du riz. L’expérience s’achèvera en 2007. Cette technique, mise au point à Madagascar, repose sur le respect d’un calendrier strict, un espacement déterminé des plants et un bon usage de l’eau. Les pousses sont repiquées une à une plus tôt qu’à l’accoutumée en rangs espacés de 25 cm à un mètre et l’inondation des rizières est contrôlée. Il n’est pas nécessaire d’utiliser des produits chimiques pour augmenter les rendements.
34On étudie actuellement l’intérêt que pourrait présenter cette technique pour promouvoir la culture du riz de la variété tinawon, qui déterminait auparavant les saisons du cycle agricole. Le tinawon étant une variété annuelle, elle a été remplacée sur les terrasses par d’autres variétés à croissance rapide. Si elle est adoptée par les paysans, cette nouvelle technique viendra s’ajouter aux plans visant à commercialiser le tinawon en tant que produit alimentaire biologique de haut de gamme.
35Bien que les nouvelles pratiques aillent quelque peu à l’encontre des façons culturales Ifugao traditionnelles – repiquage tardif, plantation des pousses par poignées, espacement aléatoire et inondation des rizières – le système ne perturbe pas le cycle du riz. C’est en fin de compte le cultivateur qui décide d’adopter ou non cette technique.
Commercialisation de la variété de riz locale
36La promotion de la culture du riz locale comme culture de rapport est une stratégie qui vise à maintenir la production de riz locale sur les hautes terres et à consacrer le moins possible de rizières en terrasses à d’autres cultures. Malgré les initiatives qui ont été prises, la commercialisation de la variété de riz tinawon n’en est qu’à un stade préliminaire et le volume que l’on prévoit de commercialiser dans un proche avenir devrait être limité. La stratégie implique que les organisations paysannes soient structurées, renforcées et formées pour être plus à même de prendre en mains le commerce au lieu de laisser les intermédiaires ou des organisations extérieures leur dicter leur loi. Il s’agit aussi dans le cadre de cette formation de leur apprendre à constituer des réseaux et à créer des sites Web, avec l’aide de sitmo.
Travaux en cours
37Les activités décrites plus haut n’ont été possibles que grâce à l’appui du secteur privé, des autorités locales, d’autres organisations de la société civile et de quelques particuliers motivés. Il s’agit d’un effort concerté qui en est à ses débuts et est actuellement impulsé par la société civile locale. Il reste beaucoup à faire compte tenu du scénario de base et des malentendus qui subsistent au sujet de la conservation. Il reste un dialogue à conduire, des techniques à perfectionner et des politiques à modifier. Il est à espérer que tout le nécessaire sera fait dans un proche avenir.
38Traduit de l’anglais
Bibliographie
Références
- Butic, M. ; Ngidlo, R. 2002. Rapport technique. Muyong forest of Ifugao: Assisted natural regeneration in traditional forest management.
- Source : hhttp:// www. fao. org/ docrep/004/ad466e/ad466e03.htm
- Jenista, F. L. 1987. The White Apos: American Governors on the Cordillera Central, Quezon City: New Day Publishers
- Medina, C. R. 2003. Understanding the Ifugao Rice Terraces. Baguio City: Saint Louis University.
- uicn, 2002. Rapport sur l’état de conservation des sites naturels et mixtes inscrits sur la liste du patrimoine mondial. uicn.