Couverture de RISS_186

Article de revue

Connaissance et réseaux

Pages 799 à 809

Notes

  • [1]
    Dans le corps du texte, je suivrai la pratique habituelle qui consiste à désigner les œuvres de Wittgenstein par les initiales de chaque titre, suivies de l’aphorisme, de la proposition ou du numéro de page. Les détails des publications citées figurent dans la bibliographie.
  • [2]
    Les ultimes réflexions consignées dans De la certitude et les Remarques sur les couleurs qui leur sont plus ou moins contemporaines marquent peut-être l’amorce d’une troisième phase, mais le fait qu’il s’agit dans les deux cas de simples notes rédigées à la hâte interdit selon moi de porter un jugement définitif à ce sujet.
  • [3]
    À titre d’exemples, voir R. Harre, Personal Being: A Theory for a Corporate Psychology, Basil Blackwell, Oxford, 1983, où la conversation est considérée comme liée à la physiologie (même si elle obéit à d’autres règles que les relations de causalité), ou encore D. Parfit, Reasons and persons, Oxford University Press, Oxford et New York, 1986, qui propose une interprétation délibérément réductrice du moi et de ses interactions avec autrui.

1Parmi les images empruntées par le jargon du management au langage courant, peu exercent le même pouvoir de fascination que la notion de réseau. De nos jours, on utilise couramment et souvent sans réfléchir l’expression « mise en réseau » pour désigner des formes de collaboration répondant aux finalités les plus diverses. Les individus, organismes, institutions de toute sorte, voire (pour ne pas dire surtout) les ordinateurs, deviennent ainsi, quand on les regroupe à des fins spécifiques, les nœuds d’un réseau diffusant leurs « interactions » dans le crépitement électrique de communications qui renforcent le potentiel de chacun des participants. Voilà pourquoi on peut dire, en exagérant à peine, que l’image du réseau est devenue emblématique des formes d’association démocratique à des fins concertées dans nos démocraties postmodernes. Cette forme d’association à la fois flexible, non hiérarchisée, communautaire et égalitaire illustre un ensemble de valeurs sociales très appréciées.

2L’impact de cette symbolique est particulièrement sensible dans le domaine de la recherche, où la quête d’excellence est une exigence fondamentale. Aucun trope ne semble mieux correspondre que le réseau, extensible à l’infini et dans toutes les directions, au caractère éphémère de la connaissance (surtout dans le domaine des sciences sociales), ou aux subtilités des processus de conditionnement des nouvelles connaissances en vue d’alimenter l’« économie du savoir ». Cela semble s’appliquer tout particulièrement à la recherche interdisciplinaire, qui implique une interaction interrompue entre des unités généralement discrètes ayant chacune son corpus de savoir et sa méthodologie propres. Les programmes-cadres pour la recherche de l’Union européenne illustrent sur une grande échelle l’acceptation par le monde savant de ce paradigme et de l’objectif d’excellence que ce modèle est censé favoriser.

3Il reste que cette acceptation est loin d’être sans partage. Certains signes donnent à penser que ce modèle et ses promesses commencent à être remis en question, notamment par certains chercheurs en sciences sociales. Dans un éditorial récent, la Revue internationale des sciences sociales (juin 2004, n° 180, p. 224) attirait l’attention sur les difficultés propres à l’idée même de programmation axée sur un réseau et soulignait les tensions inhérentes à la notion de société en réseau et de secteur de recherche en réseau, estimant que : « L’orientation prioritaire pour de futures recherches doit précisément être de préciser le sens à donner à la notion de “réseau” et les raisons de son importance. » Autrement dit, l’emblème censé symboliser l’excellence en matière de recherche aurait bien besoin lui-même d’un programme de recherche destiné à le clarifier, d’autant que certains nœuds de tel ou tel réseau peuvent être des institutions, ancrées dans divers contextes culturels et systèmes de connaissances, qui pourraient elles-mêmes avoir grand besoin d’être étudiées et comprises. De plus, la métaphore du réseau est forcément une création culturelle et linguistique et constitue de ce fait un objet de recherche pour les chercheurs en sciences sociales. De tels arguments tombent sous le sens, et c’est à se demander comment cette idée a pu à ce point s’emparer de l’imagination des scientifiques.

4La réponse est évidente : l’image du réseau est séduisante à bien des égards et son pouvoir d’attraction est multiplié par son caractère polyvalent. D’un point de vue pratique, elle fait voir comment les classes éduquées de notre village planétaire communiquent une bonne partie du temps. Après tout, comme son nom l’indique, l’Internet n’est rien d’autre qu’un réseau d’ordinateurs, dont les interactions constituent effectivement la réalité virtuelle dans laquelle sont mis en œuvre nos projets politiques, économiques et éducatifs. Ces machines, qui sont les nœuds de base de cet assemblage, représentent sans doute l’instrument de recherche et de transmission du savoir le plus puissant depuis l’invention de l’écriture. Il est donc tentant de représenter le réseau comme reproduisant le mode de fonctionnement de notre instrument de travail le plus précieux, et reflétant par là même une pratique qui nous est naturelle en tant qu’utilisateurs d’outils. Qui plus est, cette configuration correspond parfaitement à l’image politiquement correcte d’égalitaristes que nous avons de nous-mêmes, puisque chaque interlocuteur au sein d’un réseau interactif jouit du même accès à l’information véhiculée par de multiples faisceaux d’ondes invisibles. La consultation, aboutissant à un consensus éclairé, où chaque voix pèse du même poids que celle des autres partenaires, se veut la conséquence naturelle de la maîtrise technique des logiciels et du matériel par les participants, qui les aide à communiquer et donc à surmonter leurs désaccords.

5Au-delà de ces arguments technocratiques et démocratiques, l’idée de réseau séduit surtout par le fait qu’elle est une parfaite illustration de la dynamique de la communication, au niveau du langage binaire et artificiel de l’informatique, mais aussi du langage naturel. D’ailleurs, le réseau sert en quelque sorte de passerelle entre les deux, puisqu’il s’agit d’un outil élaboré par les humains pour répondre à leurs besoins mais qu’il évoque aussi des phénomènes naturels comme la toile que tisse l’araignée ou la forme d’organisation autonome de certaines plantes aquatiques. Autrement dit, le réseau se présente comme une structure organique et c’est ce double visage organique et structurel qui le rend apparemment compatible aussi bien avec les théories des structuralistes sur la nature du langage qu’avec celles de leurs adversaires. L’image saussurienne d’une trame de signifiants plaquée sur un paysage mental de signifiés conceptuels correspondants est un exemple de la première tendance, alors que l’image du Wittgenstein dernière manière, celle d’un maillage de jeux de langage subtilement connectés par des degrés de ressemblance familiale illustre la deuxième tendance. C’est à celle-ci que je m’intéresse ici. Mon intention est de montrer qu’elle repose sur une interprétation erronée de la philosophie du langage de Wittgenstein, tant en ce qui concerne le caractère descriptif et antidoctrinal de sa pensée que la configuration des disjonctions et des conjonctions qui en jalonnent l’évolution.

6Je voudrais en outre démontrer que loin d’incarner les intuitions fécondes de Wittgenstein dans ses Recherches philosophiques sur les connexions entre le langage et les formes de la vie, l’image du réseau telle que l’emploient les théoriciens du management est un concept réducteur qui risque d’appauvrir notre réflexion sur l’excellence dans la recherche et donc de faire obstacle à la libre quête d’une authentique supériorité dans la pratique. Selon moi, cela tient au fait qu’en dépit de la largeur de vues que s’attribuent les théoriciens du management, les nœuds de leur réseau ne sont pas conçus comme des personnes parlant un langage humain, c’est-à-dire en dernière analyse comme des êtres dotés d’une âme mystérieuse (c’est la thèse de Wittgenstein), mais comme des entités dont l’une ou l’autre des nombreuses grilles d’interprétation proposées par les sciences sociales suffirait à exprimer et résumer la nature.

L’évolution de la pensée de Wittgenstein

7Dans ses Recherches philosophiques, Wittgenstein utilise effectivement l’image du réseau, à un moment décisif de son attaque frontale contre la sémantique essentialiste – soit au moment précis où, ayant introduit son fameux concept de jeu de langage, il se prépare à proposer la notion tout aussi mémorable de ressemblance familiale (Wittgenstein, 1958). Après avoir attiré l’attention sur l’immense variété des pratiques que nous appelons jeux et sur leurs différences, Wittgenstein écrit : « Et le résultat de cet examen, le voici : un réseau complexe de similitudes se chevauchant et s’entrecroisant ; parfois des similitudes globales, parfois des similitudes de détail » (RP, par. 66 [1]).

8On notera que si Wittgenstein utilise l’expression qui nous intéresse dans un contexte très significatif, fournissant ainsi une importante indication sur son approche du langage à ce stade de sa réflexion, le mot « réseau », tel qu’il l’emploie ici, ne constitue nullement une des expressions charnières de son œuvre, au même titre que « jeu de langage », « ressemblance familiale », « grammaire » ou « forme de vie ». Un réseau offre une image analogique d’une des idées que nous pourrions nous faire du langage dans sa totalité, à condition d’adopter l’approche philosophique des interrogations suscitées par l’idée même de langage humain que suggère cet ensemble d’expressions spécialement forgées. Autrement dit, l’image du réseau telle qu’elle est utilisée ici est inséparable d’une perspective philosophique particulière, dont nous devons comprendre la genèse et l’orientation pour pouvoir apprécier le rôle de cette image. La démarche souvent mal comprise qui a mené Wittgenstein de la métaphore structuraliste de l’échelle qui domine le Tractatus Logico-Philosophicus aux évocations d’une complexité diffuse qui imprègnent les Recherches philosophiques mérite qu’on se penche à la fois sur les disjonctions et sur les conjonctions qui la caractérisent.

9Au départ, il y a l’interrogation kantienne : « Comment le langage est-il possible ? » qui repose sur la conviction que les « objets logiques » de Frege et les « constantes logiques » de Russell n’existent que dans l’imagination des scientistes. Les repères qui jalonnent ce parcours (au moins jusqu’à la rédaction du Tractatus) sont l’atomisme logique, la théorie de la proposition en tant qu’image, l’affirmation que le langage est gouverné par une structure logique occulte et enfin la thèse négative selon laquelle ce qui peut être dit est absolument limité par l’indicible. La deuxième phase [2], qui culmine avec les Recher- ches philosophiques, se caractérise par une destruction d’une grande partie de l’édifice antérieur et par un changement frappant de style (qui n’est pas sans avoir des implications philosophiques), mais aussi par un travail de reconstruction novatrice. Pour reprendre un terme trop galvaudé, il s’agit donc d’une critique authentiquement kantienne, en ce sens qu’elle unifie en même temps qu’elle détruit.

10Bien entendu, le Tractatus est une œuvre qui s’inscrit dans la Tradition critique. C’est à la fois un exercice austère et extrêmement rigoureux de raisonnement scientifique, inspiré de la physique de Hertz et de Boltzman, et une réfutation de l’idée que « La philosophie n’est aucune des sciences de la nature » (tlp, 4.111-4.112). Une des cibles privilégiées de cette attaque est le préjugé empirique selon lequel il existerait un mystérieux décalage entre l’esprit humain et une réalité présumée « extérieure », entre la pensée et son objet, entre les mots et le monde. Par une démarche typique de sa stratégie d’argumentation – qui explique pourquoi certains critiques ont pu l’accuser de refuser toute argumentation soutenue – Wittgenstein prévient la tentation de postuler un tel décalage, serait-ce de façon implicite. Le monde, nous dit-il sans ambages, est constitué de faits (Tatsachen), non de choses (tlp, 1.1). Le monde, c’est donc ce qui peut être dit (sagen) sous forme de phrases, les pensées exprimées par le langage, ce qui implique une totale isomorphie du langage et du monde. Ce qu’ont en commun le langage et le monde, ce qui les unit de façon à la fois indissoluble et ineffable, c’est la forme logique. Cela se manifeste dans les pensées exprimées, ce par quoi les phrases ont un sens, ce qui est une exigence évidente tout à fait indépendamment de ce qu’elles dénotent, ou du fait de savoir si les phrases correspondantes ont des référents existants. Les seules phrases qui répondent à cette exigence sont les propositions, c’est-à-dire, les phrases dont la correction formelle tient à leur valeur de vérité bivalente, à la possibilité qu’elles soient vraies ou non. Mais par définition, il est impossible d’approfondir cette spécificité dans des propositions ultérieures. Car comme l’affirme Wittgenstein dans un axiome fameux : « Ce qui peut être montré ne peut être dit » (tlp, 4.1212, souligné par l’auteur).

11Toute la réflexion du Tractatus sur le langage et ses possibilités s’articule autour de cette distinction entre dire et montrer. Cela est vrai que l’on souscrive ou non à la lecture « résolument » thérapeutique du Tractatus, défendue entre autres par Diamond, ou à une exégèse plus traditionnelle, car cette distinction est un élément essentiel de la théorie de la proposition en tant qu’image, qui est forcément au centre de tout compte rendu fidèle de cet ouvrage (Diamond, 1991). De même qu’un tableau dépeint ce qu’il dépeint en vertu de sa forme picturale, une proposition dit ce qu’elle dit sur ce que sont ou ne sont pas les circonstances du monde en vertu de sa forme logique. D’ailleurs, la forme picturale est en fait un aspect ou une manifestation particulière de la forme logique. Ce qu’un tableau dépeint (son référent) peut être énoncé en termes simples, mais le fait qu’il s’agit d’un tableau (sa forme ou son sens) peut seulement être montré. Toute proposition implique donc (en inversant quelque peu l’ordre de présentation de Wittgenstein) que « dans la proposition la pensée s’exprime par la perception sensible » (tlp, 3.1) et que « l’image logique des faits est la pensée » (tlp, 3). Le langage est donc l’ensemble des images-phrases, reflétant l’ensemble des états de choses réels et possibles.

12Bien entendu, il n’est pas du tout évident à première vue que les propositions que l’on énonce dans la communication de tous les jours constituent des images au même titre qu’une nature morte, par exemple. L’argument est beaucoup plus convaincant lorsque je constate : « Mon porte-plume est à côté de mon crayon » que si je dis : « Le capitaine Bligh n’était pas entièrement responsable de la révolte de l’équipage du Bounty. » Je crois que c’est cette difficulté qui conduit Wittgenstein à faire sans le vouloir une entorse à son principe antiscientiste cité plus haut (tlp, 4.1212, 4.111-4.112). Après avoir concédé « que le signe propositionnel soit un fait, la forme d’expression usuelle de l’écriture ou de l’imprimerie le masque » (tlp, 3.143), il n’hésite pas à affirmer, dans un passage qui a dû plaire à Russell : « La langue déguise la pensée. Et de telle manière que l’on ne peut, d’après la forme extérieure du vêtement, découvrir la forme de la pensée qu’il habille […] » (tlp, 4.002).

13Mais cette affirmation est difficilement compatible avec l’assertion de Wittgenstein selon laquelle : « Toutes les propositions de notre langue usuelle sont en fait, telles qu’elles sont, ordonnées de façon logiquement parfaite » (tlp, 5.5563). L’atomisme logique du Tractatus doit être compris comme la volonté de montrer que cette incompatibilité est plus apparente que réelle. Car Wittgenstein, tout comme Russell (dont il critique la théorie des types, mais dont il accepte la thèse de l’identité de la signification d’un nom avec celui qui le porte, du moins à l’époque du Tractatus) était frappé par les ambiguïtés qu’autorise le langage naturel, qui permet au mot « est » de servir de copule, de signe d’identité et d’expression de l’existence, ce qui peut générer une confusion conceptuelle (tlp, 3.323, 3.324. Pour un examen approfondi de cette question, voir Holiday, 1997). Le remède à cette carence supposée consiste à postuler une grammaire logique profonde, une sorte d’algèbre ésotérique qui sous-tend la grammaire superficielle du langage courant, et dont on pourrait exprimer les opérations par un système de notation mathématique théorique et fonctionnel inspiré de Frege et de Russell. Ainsi, les pro- positions du langage naturel dissimuleraient une infrastructure cachée de propositions « élémentaires » consistant en noms atomiques dans une connexion immédiate (tlp, 4.22-4.221), n’apparaissant que dans le groupe des propositions élémentaires dont ils font partie et qui se situent par rapport à elles comme la fonction par rapport à l’argument dans l’expression « fx » (tlp, 4.23-4.24). Les possibilités combinatoires de ces noms sont déterminées par les règles de la syntaxe logique.

14Selon Frege, un nom atomique n’a de sens (Sinn) que dans le contexte de la proposition élémentaire où il est utilisé. Pris isolément, il n’a qu’une valeur de référence (Bedeutung). Mais il doit être un référent, et cela de façon tout à fait spécifique, pour satisfaire à l’exigence la plus rigoureuse énoncée dans le Tractatus – à savoir le fait qu’à l’absolue détermination du sens doit correspondre l’absolue précision de la dénotation. Pour satisfaire à cette exigence, Wittgenstein est amené à compléter son atomisme logique par une théorie de l’atomisme métaphysique, énoncée sous forme de propositions, qui en fait anticipe la présentation de sa théorie de l’image. Il nous demande de croire comme lui qu’il existe un substrat ultime d’objets simples, éternels, dont la substance est le fondement de la réalité. Mais parce qu’il considère qu’il faut de la logique philosophique, et non de l’ontologie, Wittgenstein ne se croit nullement obligé de nous dire à quoi ressemblent les objets simples, se bornant à indiquer qu’ils sont simples (tlp, 2.02), qu’ils constituent la forme inaltérable que tout monde imaginé doit avoir en commun avec le monde réel (tlp, 2.022-2.023) et qu’« en termes sommaires : les objets sont sans couleur » (tlp, 2.0232).

15On comprend que cet ensemble de postulats puisse susciter l’incrédulité. Ses antécédents historiques et logiques sont les théories logico-sémantiques du Tractatus. C’est la détermination du sens qui requiert le caractère défini de la dénotation, et non l’inverse. Autrement dit, si nous acceptons l’atomisme métaphysique de Wittgenstein, c’est uniquement parce que son atomisme logique nous y contraint et non parce que notre intuition ou notre attente d’une possible confirmation expérimentale ultérieure nous y incite. Nous ne sommes pas dans la même situation que les disciples de Dalton qui ont attendu patiemment l’invention du microscope électronique pour voir confirmée sa théorie sur l’existence des atomes, puisque l’auteur nous a strictement interdit de penser que nous sommes engagés dans une entreprise scientifique. Mais en même temps – et c’est certainement ce qui explique en partie notre malaise – le discours de Wittgenstein a une très forte connotation scientifique. Au fond, il nous demande de croire à la réalité des objets simples exactement comme Dalton demandait à ses collègues scientifiques de croire à la réalité des atomes matériels, bien avant que l’invention du microscope électronique ait permis de vérifier le bien-fondé de sa théorie. Notre embarras est le même que lorsque nous tentons de décider si les spéculations cosmologiques des présocratiques relèvent plutôt de la science ou de la philosophie. Il est d’autant plus grand que Wittgenstein fait appel au symbolisme logique pour illustrer sa conception de la structure interne du langage. En effet, ce symbolisme était exactement pour lui ce qu’était le microscope électronique pour les physiciens héritiers de Dalton – un moyen de déceler, au-delà des apparences, la véritable nature des choses.

16Pour comprendre comme il convient ce point, il faut bien voir que selon Wittgenstein, avec la notion de proposition élémentaire, nous acquérons le fondement conceptuel de toutes les combinaisons disponibles de ces propositions, exprimées par des propositions complexes, combinées et qualifiées par les divers opérateurs et quantificateurs logiques. Cela n’est intelligible que si l’on reconnaît que pour Wittgenstein le raisonnement propositionnel ne constitue pas une simple procédure décisionnelle mais une notation. L’importance de ce point devient évidente si nous réfléchissons à la bivalence de la proposition. Toute proposition élémentaire est soit vraie (v) soit fausse (f). À tout ensemble n de telles propositions, correspond un ensemble 2n de possibilités quant à leur valeur de vérité. Ainsi, pour deux propositions p et q, il existe en tout et pour tout quatre possibilités : vv (si les deux sont vraies), fv, vf et ff. Comme le schéma élaboré par Wittgenstein (tlp, 5.101) le montre fort bien, la notation vf nous permet d’exprimer toutes les valeurs de vérité possibles sans référence à des liens logiques. Ainsi, « p et q », habituellement symbolisée par « p ^ q », se traduit par vfff, « p ou q », symbolisée par « p v q », a pour résultat vvvf, etc. Surtout, cette méthode de représentation paraissait mettre en évidence la différence essentielle entre propositions authentiques et pseudo-propositions. Ces dernières se caractérisent par l’absence de bipolarité en termes de valeur de vérité. Les propositions de la logique sont des tautologies (tlp, 6.1), et non des hypothèses authentiques et chargées de sens sur l’état des choses dans le monde. Ainsi, la loi du tiers exclu, qui prend la forme p v ~p, ou encore le principe de non-contradiction, exprimé sous la forme ~(p ^ ~p), aboutissent à des tables de vérité qui ne contiennent que des v, alors qu’une contradiction du type p ^ ~p ne produit que des f. Ces deux types de propositions sont donc des non-sens uniquement parce qu’elles ne sont pas bivalentes. Les phrases que Wittgenstein considère comme de parfaits non-sens sont celles qu’il appelle « éclaircissements » (Erlauterungen) et qui constituent pour lui la matière de tout travail authentiquement philosophique (tlp, 4.112). Ce sont autant de barreaux de la fameuse « échelle » du Tractatus, qu’il faut rejeter après l’avoir escaladée « pour voir correctement le monde » (tlp, 6.54). Reste qu’on peut se demander à ce stade s’il a eu raison d’interpréter certaines phrases cruciales du Tractatus comme étant explicatives plutôt que propositionnelles. Qu’il ait en tout cas été sincère apparaît évident, sauf à mettre en doute son honnêteté, ce que je m’interdis de faire.

17Je rappelle que le Wittgenstein du Tractatus n’est pas un logicien au sens où l’étaient Frege et Russell. Il n’a jamais prétendu, comme Frege, réduire l’arithmétique aux règles élémentaires de la logique ni à plus forte raison réduire l’ensemble des mathématiques à la logique comme le voulait Russell. Il n’en était pas moins persuadé qu’« il n’est de nécessité que logique » (tlp, 6.37), et cela en opposition à ce qu’il considérait comme le mythe fondateur du scientisme moderne, à savoir « l’illusion que les prétendues lois de la nature sont des explications des phénomènes de la nature » (tlp, 6.371). La question de savoir si c’est sa conception de la nécessité qui a donné naissance à son antiscientisme ou l’inverse est un point de discussion intéressant pour les spécialistes mais qui risque de ne jamais trouver de réponse définitive. Ce qui est sûr en tout cas, c’est que le logicisme particulier de Wittgenstein procède non seulement de son atomisme – l’idée qu’en dernière analyse la substance du monde était nécessairement faite d’atomes, car sinon « pour une proposition, avoir un sens dépendrait de la vérité d’une autre proposition » (tlp, 2.0211) – mais aussi de l’axiome d’une intransigeance radicale qui stipule qu’« aucune proposition élémentaire ne peut être en contradiction avec elle » (tlp, 4.211). Cette interdiction a entraîné ce qui constitue peut-être l’effondrement le plus spectaculaire, dans toute l’histoire de la métaphysique occidentale, d’un système spéculatif. Il convient de noter que la structure de ce système ne ressemblait en rien à celle d’un réseau. L’édifice qui s’est effondré ferait plutôt penser à une tour construite selon les principes de stricte économie fonctionnelle du Jugendstil, ou pour reprendre la métaphore employée par Wittgenstein lui-même, à une échelle, conçue de telle façon que du maintien de certains barreaux dépendait la solidité des autres. Bien sûr, il appartient aux spécialistes de se demander si la représentation du langage évoquant l’image d’un réseau, apparue pendant la période de réflexion séparant le Tractatus des Recherches philosophiques, a été le résultat d’un choix délibéré d’un philosophe qui était aussi ingénieur. Mais cette hypothèse ne pourra être vérifiée qu’au terme d’une étude approfondie des derniers écrits laissés par Wittgenstein avant sa mort.

18Quoi qu’il en soit, la cause immédiate de l’écroulement de l’édifice du Tractatus a été le fameux problème de l’exclusion des couleurs, posé par Wittgenstein lui-même comme exemple d’impossibilité logique : « […] que deux couleurs soient ensemble en un même lieu du champ visuel est impossible, et même logiquement impossible, car c’est la structure logique de la couleur qui l’exclut » (tlp, 6.3751). Son raisonnement s’appuyait bien sûr sur l’idée qu’une telle coexistence, étant contradictoire, violait la règle selon laquelle le produit logique de deux propositions élémentaires ne pouvait être ni tautologique ni contradictoire. D’où l’idée d’un programme de réduction analytique des prédicats relatifs à la couleur du type « x est rouge » ou « x est bleu », qui, en l’état, ne satisfont pas à l’exigence d’indépendance logique et ne peuvent donc être considérées comme des propositions élémentaires. Pour Wittgenstein, cette analyse devait permettre de ramener l’expression des degrés ou nuances des couleurs au produit logique de simples énoncés quantitatifs, complétés par la formule « et rien d’autre ». Il pensait ainsi démontrer l’impossibilité de la coexistence de deux couleurs dans un même champ spatio-temporel, tout en préservant le principe de l’indépendance logique de ses propositions élémentaires. Cette impossibilité pourrait s’exprimer par une formule disant que la couleur rouge, par exemple, contenait toutes les nuances (ou degrés) du rouge et aucune du bleu, montrant ainsi que la présence de R aux moments t1, t2… et aux lieux l1, l2… exclut et non contredit la présence de B à ces mêmes moments et lieux.

19Toutefois, comme l’a reconnu par la suite Wittgenstein, cette formulation déplace le problème sans le résoudre. Si les prédicats des couleurs comportent des indications de degré, la notion de nombre intervient forcément. Comme l’indique Wittgenstein dans l’article où il commence à se démarquer des thèses du Tractatus, Quelques remarques sur la forme logique (1929), cette donnée « n’est pas seulement, à ce qu’il me semble, un trait caractéristique qui appartiendrait à un symbolisme particulier, mais un trait essentiel, et en conséquence inévitable de la représentation » (rfl, p. 26). Or, si les chiffres entrent en ligne de compte, l’analyse des énoncés de degré est condamnée à l’échec. En effet, d’une part elle peut montrer que tous les degrés de vividité analysables dans l’énoncé « x est rouge » sont identiques, auquel cas le produit logique n’est rien de plus que ce degré précis de vividité, puisque l’opération logique de conjonction ne fonctionne pas comme le signe « plus » en arithmétique. Elle peut d’autre part indiquer que ces degrés sont différents, de telle sorte que la présence de l’un exclut logiquement la présence de l’autre, ce qui nous ramène au problème initial. Revenant sur cette question dans ses Remarques philosophiques, Wittgenstein reconnaît que « si différents degrés s’excluent mutuellement, de la présence de l’un suit la non-présence de l’autre. Alors c’est que deux propositions élémentaires peuvent se contredire » (pr, viii, par. 76, p. 103).

20Une fois ce point admis, l’effondrement en série des principaux arguments du Tractatus, en tant que théorie fondatrice du langage et de son rapport au monde, apparaît comme inéluctable. Lorsque les propositions élémentaires ne sont plus décrites comme logiquement discrètes, elles perdent toute raison d’être, puisqu’elles ne peuvent plus jouer le rôle qui leur était assigné : garantir l’absolue détermination du sens. Et si l’on abandonne ces propositions, il faut aussi renoncer aux noms atomiques qu’elles étaient censées inclure. Même chose pour les objets simples que ces noms étaient supposés dénoter. On peut en conclure que Wittgenstein avait lui-même succombé à la tentation scientiste, cette « soif de généralité » contre laquelle il mettait en garde ses étudiants dans les cours consignés dans le Cahier bleu de 1933-34 (cb, p. 57). Et c’est cette incursion par inadvertance sur le terrain de la construction théorique qui, en définitive, est responsable de la désintégration de barreaux essentiels de l’échelle du Tractatus. Cela étant, il n’est guère surprenant que le refus de toute théorisation philosophique ait non seulement survécu à la destruction de tant d’éléments de la première grande œuvre de Wittgenstein, mais se trouve réaffirmé avec encore plus de force dans les Recherches philosophiques, où l’auteur proclame : « Il était juste de dire que nos considérations ne doivent pas être des considérations scientifiques […]. Et nous n’avons le droit d’établir aucune sorte de théorie. Il ne doit y avoir rien d’hypothétique dans nos considérations. Nous devons écarter toute explication et ne mettre à la place qu’une description » (rp, par. 109, souligné par l’auteur).

21Des commentateurs comme David Bloor (1983), si désireux de récupérer la pensée du Wittgenstein dernière période à des fins sociologiques qu’ils vont jusqu’à prétendre déceler dans ses remarques consciencieusement descriptives l’amorce d’une théorie épistémologique, refusent obstinément de prendre cette interdiction au sérieux. Il n’est donc pas étonnant qu’ils aient également omis de s’interroger sur l’origine de ce que l’on admet aujourd’hui être les erreurs du Tractatus, ignorant par la même occasion le jeu dialectique (souvent subtil) entre unité et diversité qui marque la période de transition aboutissant aux Recherches philosophiques. Il faut dire ici que ce processus a été à bien des égards plus graduel et exempt de ruptures révolutionnaires que ne le voudrait la thèse des « deux Wittgenstein », si commode pour tous ceux qui voient dans la mise en réseau le mode privilégié de la communication interactive. Le raisonnement logique du Tractatus n’a pas été purement et simplement abandonné pour faire place à l’idée de jeu de langage et aux termes qui lui sont associés. Son émergence a été préparée au cours de la période « intermédiaire » de la pensée de Wittgenstein, par la notion de système de phrases (Satzsystem), qui fait son apparition dans les Remarques philosophiques. Comme son prédécesseur, le Satzsystem était un calcul, mais un calcul qui exigeait que les relations d’exclusion entre les termes dépendent non plus exclusivement des valeurs de vérité bipolaires, mais des règles dictées par les caractéristiques sémantiques des mots-concepts. Par exemple, dans un système de chiffres, il est sémantiquement absurde de parler du « poids du chiffre 3 » mais parfaitement correct de dire qu’une balle de foin pèse trois tonnes. Quant à l’expression « jeu de langage », elle apparaît pour la première fois dans le Cahier bleu, où Wittgenstein attire l’attention de ses étudiants sur les formes simples du langage par lesquelles les enfants commencent à apprendre à se servir des mots, faisant observer que l’étude de ces jeux « est l’étude de formes primitives du langage » (cb, p. 17) ; plus tard, dans le Cahier brun il les qualifiera de véritables « systèmes de communication » (cbr., p. 143).

22Souligner la continuité entre le Tractatus et les Recherches philosophiques, c’est résister dans une certaine mesure à l’interprétation qui prétend faire de Wittgenstein un révolutionnaire en révolte contre lui-même, mais ce n’est pas nier qu’il a fait œuvre révolutionnaire en bouleversant de fonds en comble la méthode philosophique. Cependant, cette révolution a consisté précisément à préconiser une approche thérapeutique des énigmes conceptuelles qui lui permettrait de rester fidèle aux principes antiscientistes qu’il avait enfreints dans le Tractatus. Cette approche thérapeutique peut se résumer par le précepte – réaffirmé avec insistance pour dénoncer le préjugé essentialiste selon lequel tous les jeux de langage ont forcément quelque chose en commun – « Ne pense pas, regarde plutôt » (rp, par. 66). Même s’il serait exagéré de voir dans ce précepte le thème unificateur des dernières œuvres de Wittgenstein, c’est sans doute ce qui s’en rapproche le plus explicitement. C’est en tout cas un point crucial pour comprendre comment la notion de ressemblance familiale, en se substituant aux règles rigides de la syntaxe logique, contribue à remplacer l’idée de forme logique par la notion de grammaire mais aussi de mieux appréhender les considérations complexes relatives à l’observance des règles (rp, par. 139-242). Wittgenstein montre toute l’importance qu’il attache au précepte « Ne pense pas, regarde plutôt », quand il parle de modifier sa « manière de voir » à propos de l’exemple révélateur de l’élève qui apprend à écrire la série des nombres naturels (rp, par. 144, souligné par l’auteur). Enfin, la célèbre image du canard-lapin (rp, ii, ii, p. 249) fait partie d’une longue réflexion sur la perception des apparences, qui illustre abondamment l’attachement quasi obsessionnel de Wittgenstein à la pratique de l’observation et de la description comme antidote à l’atrophie de la pensée.

23Le fait de se concentrer sur ce que l’on pense sur un sujet donné, au lieu de poursuivre sa réflexion sur le même sujet, revient ipso facto à arrêter le travail de théorisation, mais ce n’est pas se laisser aller pour autant à une rêverie incontrôlée. En fait, c’est plutôt la dérive des pensées qui tournent indéfiniment à la recherche de leur essence, laquelle est impensable et par conséquent ineffable, qui correspondrait le mieux à cette définition. Au contraire, l’injonction de cesser de penser pour se mettre à observer fonctionne comme un avertissement destiné à briser ce cercle vicieux. Ce stade franchi, nous pouvons être amenés à voir plutôt qu’à penser non que tout effort de théorisation authentiquement scientifique soit illégitime, mais qu’un tel exercice a ses limites ; dans certains domaines – et c’est précisément le cas du langage humain – il ne saurait y avoir de théorie générale et tous nos efforts pour y parvenir débouchent sur une impasse, dont il est néanmoins possible de sortir par un effort réfléchi et concerté.

Mise en réseau et production du savoir

24On aurait tort de croire que cette analyse nous écarte de notre propos. Au contraire, elle vise expressément à combattre les prétentions de ceux qui voient dans les propos émancipateurs du Wittgenstein dernière manière sur la philosophie du langage une anticipation de l’image du réseau, et à dessiller un peu les yeux de ceux qui croient avoir trouvé dans cette icône une clé de l’excellence dans la recherche. Sa capacité de fascination me semble non seulement venir du fait qu’elle paraît représenter une compréhension scientifique des modes de transmission et même de production du savoir par la communication, mais aussi procéder de prédispositions historicistes et vitalistes auxquelles certains chercheurs en sciences sociales sont parfois enclins et avec lesquelles de nombreux passages des Recherches philosophiques et des écrits connexes produits par Wittgenstein à partir de 1929 paraissent avoir une affinité certaine. Parce que ce corpus contient de nombreux éléments susceptibles de conforter les positions aussi bien des vitalistes que des historicistes si on les détache du contexte de l’évolution de sa pensée – après tout, Wittgenstein lui-même reconnaissait en 1931 avoir été influencé par le Spengler du Déclin de l’Occident (Remarques mêlées, p. 74) – c’est ce contexte qu’il faut souligner afin de décourager toutes les interprétations tendancieuses. Cependant, une fois admis que ces réflexions tardives ne sauraient être invoquées pour justifier l’élaboration d’une épistémologie sociologique, et encore moins d’un programme de gestion de la production de la recherche, nous sommes libres d’employer plus utilement les idées des Recherches philosophiques pour apporter un éclairage critique sur la notion de réseau de recherche.

25Il nous faut commencer ce travail critique en nous rappelant que les nœuds d’un tel réseau ne sont pas des ordinateurs, des décideurs « rationnels », des « acteurs sociaux » ou même des institutions mais bel et bien des êtres humains, avec la subjectivité qui leur est normalement attribuée. Il ne faut voir là aucune concession à l’individualisme méthodologique. Ce n’est en aucune façon un postulat théorique, mais la conviction constitutive de toutes nos interactions délibérées avec autrui, dont dépendent la crédibilité ou l’utilité que nous estimons pouvoir attribuer à tous nos postulats théoriques concernant ces interactions. Constater que les chercheurs sont des êtres humains peut sembler une banalité. Pourtant, il n’est pas inutile de le rappeler dans le cadre des débats sur le langage et la société, étant donné que certains protagonistes de ces débats sont tellement désireux d’enrôler au service de leurs théories l’utilisation du mot « personne » du langage naturel qu’ils en ont oublié l’usage qu’en fait le reste de l’humanité [3].

26Pour que le projet d’élaboration d’une épistémologie sociologique de la recherche soit viable, il est indispensable que l’espace de communication que recouvre le réseau imaginaire soit un espace public et que la vie interne des nœuds qui sont à la fois les vecteurs et les producteurs de ce qui est communiqué soit publiquement accessible à tous les participants, actuels ou potentiels, au maillage. À première vue, les réflexions de Wittgenstein sur le sens et la subjectivité que l’on trouve dans les sections des Recherches philosophiques (rp, 243-215), (ce qu’on appelle abusivement l’« argument du langage privé ») répondent admirablement à cette exigence. Ce qu’il présente, c’est en fait une série d’arguments connexes mais distincts, qui constituent une attaque extrêmement révélatrice contre la doctrine du subjectivisme épistémique inspirée des travaux de Descartes et de Locke sur l’esprit humain et son rapport au monde extérieur. Certes les démarches de ces deux philosophes sont très différentes, pour ne pas dire opposées, mais elles ont en commun d’isoler la pensée (et donc son expression linguistique) du monde qu’elle est censée refléter, ce qui pour Wittgenstein est inacceptable. L’idée commune à Locke et Descartes d’une dichotomie radicale entre l’esprit et le monde a permis au rationalisme et à l’empirisme de produire conjointement un modèle du discours humain et du soi qui, s’il n’était pas illusoire, permettrait à un individu de concevoir un langage qu’en bonne logique il serait le seul à comprendre. Dès lors que l’on accepte avec Descartes qu’il est plus facile de connaître l’esprit que le corps et avec Locke que les mots sont des étiquettes appliquées à des idées sur la tabula rasa de la conscience par des sujets épistémiques distincts, une telle proposition apparaît irréfutable. Rien n’interdit en effet d’imaginer qu’on puisse créer son propre catalogue de manifestations sensibles récurrentes en associant à chacune de leurs occurrences un signe dont on est le seul à connaître le sens, et que l’on répète chaque fois que la même sensation se reproduit. À quoi Wittgenstein répond qu’un tel exercice est vain, car il n’existe aucun critère pour vérifier l’adéquation du signe et de la sensation qu’il est censé identifier. « Ici on aimerait dire », fait-il observer, « est correct ce qui me semblera toujours tel. Et cela veut seulement dire qu’ici, on ne peut rien dire du “correct” » (rp, 258).

27Les enthousiastes de la mise en réseau qui s’imaginent peut-être tenir là la justification philosophique de la publicité illimitée que nécessite leur théorie de la communication auraient pourtant tort de se réjouir trop vite. En effet, si Wittgenstein démolit la doctrine aberrante d’un domaine sémantique privé, c’est pour proposer une conception légitime de l’introversion et de l’individualisme qui est en fait la pierre angulaire de son anthropologie philosophique. Il entame son examen de l’argument du langage privé en rappelant que les êtres humains ont la faculté de s’encourager eux-mêmes, d’obéir à leurs propres injonctions, de se blâmer et de se punir et qu’on peut « même imaginer des hommes qui ne parleraient que par monologues ; qui accompagneraient leurs activités de soliloques » (rp, 243). Dans ses Remarques sur les fondements des mathématiques, il estime qu’un homme des cavernes a parfaitement pu distraire sa solitude en traçant des séries récurrentes de signes sur les parois de son abri (rfm, VI-41). Il est vrai que son argumentation visant à démonter une certaine forme de solipsisme débouche sur cette conclusion : « Pour qu’il y ait compréhension mutuelle au moyen du langage il faut qu’il y ait non seulement accord sur les définitions, mais encore (si étrange que cela puisse paraître) accord sur les jugements » (rp, 242). Mais en disant cela, il ne défend certainement pas l’idée aberrante selon laquelle la logique devrait être subordonnée au consensus communautaire.

28Pour éviter cet unanimisme absurde, nous devons accepter avec Wittgenstein qu’aussi bien l’utilisation du langage que l’innovation linguistique peuvent intervenir dans des contextes asociaux. Le fait que nous soyons, de manière contingente, « socialisés » dans un langage que nous apprennent des locuteurs compétents n’a rien à voir avec la caractérisation logique de ce qu’implique le fait de parler et de comprendre telle ou telle langue. Car le caractère logique d’une capacité ne tient pas à la manière dont elle a été effectivement acquise mais à ce qu’elle a la capacité de faire. On aurait tort d’en déduire que nous ne sommes pas des êtres sociaux, ou que les communautés que nous formons sont de simples conglomérats d’individus atomisés. Cela signifie simplement que notre identité d’êtres parlants ne saurait être réduite à notre existence sociale, aussi organique ou holistique que puisse être notre conception de la société. Il s’ensuit que lorsque nous parlons des nœuds qui constituent les réseaux, il faut bien revenir aux chercheurs, c’est-à-dire à des individus, aussi ordinaires et mystérieux que les gens que nous côtoyons dans la vie quotidienne. Nous ne sommes pas obligés de considérer ces chercheurs comme prisonniers de leur moi irréductible comme le voudrait Descartes. Par sa critique du solipsisme épistémique, Wittgenstein nous a libérés de cette obligation, nous forçant à considérer les chercheurs de la même façon que nous considérons nos semblables dans ces moments où nous appréhendons autrui sans a priori théorique et qui révèlent ce qu’il appelle « une attitude à l’égard d’une âme » (rp, ii, iv, p. 255).

29Ces considérations ont des conséquences à la fois décevantes et libératrices. Décevantes parce qu’elles militent contre la promesse théorique du paradigme de la mise en réseau. Ceux qui projetaient d’élaborer une épistémologie scientifique de la recherche, dont le réseau serait l’illustration emblématique, voient leurs espoirs réduits à néant si l’on admet que les nœuds du réseau sont des êtres humains, inexpliqués et inexplicables par les méthodes de la science. Libératrices parce que la redécouverte de l’expérience du quotidien comme point de départ nous autorise à suivre notre intuition première sur la pratique de la recherche en équipe. Cette intuition nous dit qu’aucune logique de l’exploration scientifique ne nous oblige à penser que notre cerveau ou celui de nos collègues sont des boîtes noires impénétrables, ni d’ailleurs qu’ils sont complexes mais explicables de la même manière que les circuits d’un ordinateur. Lorsque nous planifions cette rencontre des esprits qui est à la base de la recherche en collaboration, rien ne nous empêche de procéder de façon empirique sans éprouver les tourments d’une conscience intellectuelle troublée.

30Les conversations qu’ont les chercheurs à des fins professionnelles diffèrent sans doute de celles qu’ils peuvent avoir en dehors du travail, dans la mesure où leur sujet est plus abstrait, spécialisé, formel et centré sur la volonté de faire progresser la science et la connaissance. Mais cette différence n’a rien à voir avec celle qui existe entre l’espéranto et le langage naturel ou entre la transmission de signaux entre ordinateurs et la communication qui s’instaure entre des êtres humains qui se parlent et se comprennent. La conversation, ou la possibilité de converser, est ce qui fait la spécificité du langage naturel des êtres humains. C’est seulement dans cette forme de communication qu’il peut y avoir des silences, des pauses dans le flux des sons et des signes, indiquant, non pas que la communication s’est rompue mais qu’elle a atteint un tel degré de communion et de compréhension que les mots deviennent superflus. C’est ce dont sont incapables les ordinateurs mis en réseau. Quand ils se taisent, c’est parce qu’on les a éteints ou qu’un de leurs éléments, matériel ou logiciel, est tombé en panne. Ce silence est celui des cadavres. C’est aussi celui qui s’installe quand nous fermons une boîte de dialogue – car tout échange verbal ne peut être qualifié de conversation. Et c’est précisément la marque d’un esprit qui maîtrise pleinement une langue : la faculté de distinguer la conversation du bavardage, même si ce bavardage est truffé de termes techniques – la capacité intuitive non seulement de créer un rapport avec ses interlocuteurs, mais de sentir immédiatement quand ce rapport est établi ou rompu, et de reconnaître qu’aucun formatage artificiel, aucune formule toute faite, ne saurait le produire.

31Lorsque des chercheurs sont engagés dans une vraie conversation, les silences qui témoignent de l’authenticité de l’échange sont souvent aporétiques. Une approche qui paraissait prometteuse débouche sur une impasse, une expérience se révèle condamnée à l’échec, une hypothèse est dénoncée comme conceptuellement viciée. Nous pensions connaître la réponse mais au moment même de l’habiller de mots, nous nous retrouvons dans la situation de Socrate interrogeant l’oracle de Delphes, à la fois conscients de notre ignorance et l’acceptant avec une humilité jubilatoire. Quiconque a vécu les vicissitudes de la recherche en collaboration sait fort bien qu’avec la meilleure volonté du monde, aucun schéma préconçu, aucune formule rigide d’accords de coopération ne peut produire de tels moments sur commande. Non pas que notre intellect est trop subtil, nos cogitations trop complexes, nos idées trop « sophistiquées » pour être capturées par un réseau dont les nœuds ne sont malheureusement que des individus de chair et de sang. Nos pensées ne sont pas des minuscules poissons passant continuellement à travers les mailles d’un filet arachnéen. Les pensées ne sont ni des choses, ni des non-choses. Prétendre le contraire revient à abuser des analogies, comme l’inflation des métaphores nous incite trop souvent à le faire. Concrètement, si nous persistons ainsi à ignorer les lois de la logique, nous continuerons longtemps encore à bricoler nos dispositifs organisationnels pour tenter de perfectionner nos réseaux, dans l’espoir d’obtenir d’eux des performances qu’ils sont par définition incapables de fournir.

32À trop filer la métaphore, on risque aussi d’oublier le point initial de la comparaison, cela même qui fonde son utilité. Ce risque est particulièrement grand dans le cas de la figure de la mise en réseau, à laquelle sont associées (abusivement comme j’espère l’avoir montré) des connotations de souplesse et de liberté en vertu de leur prétendue affinité avec une philosophie émancipatrice du langage. C’est oublier qu’étymologiquement le net est un filet, un instrument qui sert à capturer des choses, une espèce de piège. Plus ses mailles sont fines et sa structure élaborée, et plus il devrait être à même de capturer des proies particulièrement insaisissables. Mais sa structure reste plus ou moins uniforme, ses points nodaux indifférenciés et leurs connexions invariables. Un tel dispositif ne correspond en rien aux exigences de la recherche de haut niveau. D’abord, les résultats de cette recherche, en dépit d’une législation de plus en plus élaborée visant à protéger la « propriété intellectuelle », ne sauraient être assimilés à des prises résultant d’un coup de filet fructueux. Mais surtout, les chercheurs ne sont pas des points nodaux : ce sont des individus uniques, imprévisibles, fantasques, dont la singularité constitue le principal atout dans leur quête de la vérité.

33Traduit de l’anglais

Bibliographie

Références

  • Bloor D. 1983. Wittgenstein: A Social Theory of Knowledge. Londres, MacMillan.
  • Bloor D. 1997. Wittgenstein, Rules and Institutions. Londres et New York, Routledge.
  • Diamond C. 1991. « Throwing Away the Ladder » (Rejeter l’échelle) dans C. Diamond, L’esprit réaliste : Wittgenstein, la philosophie et l’esprit. Presses Universitaires de France, 2004.
  • Harre R. 1983. Personal Being: A Theory for a Corporate Psychology. Oxford, Basil Blackwell.
  • Holiday A. 1997. « Science and Significance », dans George Wolf et Nigel Love (dir. publ.), Linguistics Inside Out: Roy Harris and his Critics. Amsterdam et Philadelphie, John Benjamins Publishing Company.
  • Parfit D. 1986. Reasons and Persons. Oxford et New York.
  • Spengler O. 1948. Le déclin de l’Occident. Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des idées.
  • Wittgenstein, L. 2004. Le Cahier bleu et Le Cahier brun. Paris, Gallimard.
  • Wittgenstein, L. 2002. Remarques mêlées, Garnier Flammarion.
  • Wittgenstein, L. 1987. De la certitude. Paris, Gallimard.
  • Wittgenstein, L. 2005. Recherches philosophiques. Paris, Gallimard.
  • Wittgenstein, L. 1984. Remarques sur les couleurs. Mauvezin, Trans-Europ-Repress.
  • Wittgenstein, L. 1983. Remarques sur les fondements des mathématiques. Paris, Gallimard.
  • Wittgenstein, L. 1985. « Quelques remarques sur la forme logique », Mauvezin, Trans-Europ-Repress (ter Plaket), édition bilingue, traduit de l’anglais par Elisabeth Rigal, dans Proceedings of the Aristotelian Society, supplementary volume ix.
  • Wittgenstein, L. 2001. Tractatus logico-philosophicus. Paris, Gallimard.

Notes

  • [1]
    Dans le corps du texte, je suivrai la pratique habituelle qui consiste à désigner les œuvres de Wittgenstein par les initiales de chaque titre, suivies de l’aphorisme, de la proposition ou du numéro de page. Les détails des publications citées figurent dans la bibliographie.
  • [2]
    Les ultimes réflexions consignées dans De la certitude et les Remarques sur les couleurs qui leur sont plus ou moins contemporaines marquent peut-être l’amorce d’une troisième phase, mais le fait qu’il s’agit dans les deux cas de simples notes rédigées à la hâte interdit selon moi de porter un jugement définitif à ce sujet.
  • [3]
    À titre d’exemples, voir R. Harre, Personal Being: A Theory for a Corporate Psychology, Basil Blackwell, Oxford, 1983, où la conversation est considérée comme liée à la physiologie (même si elle obéit à d’autres règles que les relations de causalité), ou encore D. Parfit, Reasons and persons, Oxford University Press, Oxford et New York, 1986, qui propose une interprétation délibérément réductrice du moi et de ses interactions avec autrui.
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