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Article de revue

La thérapie antirétrovirale hautement active, voie de passage vers l'éducation pour tous en Afrique subsaharienne

Pages 671 à 683

1Le vih/sida continue de compromettre gravement le développement sanitaire et économique de nombreux pays à faibles ressources. Depuis dix ans, l’impact du vih/sida a fait l’objet de nombreuses études (onusida, 2004). La maladie est omniprésente, et touche tous les secteurs, avec de graves conséquences sociales, économiques et démographiques à court et long terme. Les données récentes concernant l’Afrique subsaharienne montrent que la morbidité et la mortalité liées au vih/sida frappent la plupart des secteurs, y compris l’éducation, la santé, l’agriculture, la défense, la police et la justice, le tourisme et l’industrie privée (onusida, 2001).

2Au cours des deux dernières décennies, beaucoup de pays à faibles ressources ont réagi à l’épidémie en intervenant sur plusieurs fronts : prévention, traitement, fourniture de soin et soutien. Une action multisectorielle impliquant à la fois le secteur de la santé et les autres secteurs, ainsi que le public et le privé, est en effet nécessaire pour faire face dans la durée aux problèmes que pose le vih/sida. Les stratégies mises en œuvre comportent de plus en plus souvent l’introduction de la thérapie antirétrovirale hautement active (haart) des personnes infectées par le vih/sida. La communauté internationale s’accorde de plus en plus à penser que l’application de ce traitement, même dans les pays à faibles ressources, devrait bénéficier de la même priorité que la prévention. Cette thérapie est récemment devenue plus accessible grâce à la baisse du prix des médicaments et à un financement accru des bailleurs de fonds (Kombe et Smith, 2003). Selon la récente estimation de l’onusida, 6 millions de personnes dans les pays à faibles ressources nécessitent un traitement antirétroviral ; or, elles ne sont même pas une sur dix à y avoir accès (onusida, 2004).

3Le présent article a pour but d’engager la communauté internationale à envisager d’investir dans l’uti- lisation de cette thérapie au profit du secteur de l’éducation. Il présente les raisons qui militent en faveur de cet investissement en faisant valoir les avantages et les économies importants qui en découleront pour les pays. Il utilise la Zambie comme exemple de mise en œuvre, des programmes innovants visant à faire bénéficier les enseignants de cette thérapie grâce à des prêts à faible taux d’intérêt.

Tendances récentes en matière d’éducation et d’utilisation des thérapies antirétrovirales hautement actives (haart)

4Accroître l’accès aux services de lutte contre le vih et l’offre d’éducation sont des impératifs mondiaux qui se renforcent mutuellement et sur lesquels s’accordent actuellement tous les spécialistes de la santé et du développement. Deux révolutions sociales sont en cours dans les pays à faibles ressources où la prévalence du vih est élevée. La première est la prise de conscience, la nécessité d’atteindre plus largement les personnes infectées en les faisant bénéficier du traitement. Grâce à plusieurs initiatives mondiales comme le Fonds mondial contre le sida, la tuberculose et le paludisme, le Programme multipays de lutte contre le sida de la Banque mondiale, le Plan d’urgence du président américain pour la lutte contre le sida (pepfar) nombre de pays à faibles ressources peuvent commencer à offrir le haart à ces personnes. En outre, deux initiatives de grande envergure sont mises en œuvre par les Nations Unies. La première est l’initiative 3 x 5 de l’Organisation mondiale de la santé (oms), qui a pour objectif ambitieux de faire en sorte qu’en décembre 2005, 3 millions de personnes bénéficient d’un traitement haart dans les pays à faibles ressources. La deuxième est constituée par les Objectifs du millénaire pour le développement (omd), à savoir assurer l’école primaire pour tous (donner à tous les enfants, garçons et filles, les moyens d’achever un cycle complet d’études primaires) et combattre le vih/sida (arrêter la propagation et commencer à inverser la tendance actuelle) d’ici à 2015.

5Parallèlement à cette mobilisation en faveur de l’extension des services de santé en matière de vih/sida, la seconde révolution en marche est celle de la progression vers la scolarisation primaire universelle. Les théories du développement économique actuellement en vigueur considèrent l’éducation (ou le capital humain) comme un catalyseur essentiel de la croissance économique. Beaucoup de pays en développement, on le sait, souffrent d’un faible taux de scolarisation et d’une faible réserve de capital humain. Deux campagnes mondiales en faveur, l’une de l’Éducation pour tous (ept) et l’autre des Objectifs du millénaire pour le développement (omd) ont pour but d’améliorer la fréquentation scolaire et d’accroître le capital humain dans les pays en développement. Les omd en particulier visent la scolarisation primaire universelle pour les garçons et les filles d’ici à 2015.

6Les efforts récents qui visent à accroître la portée des programmes de traitement du sida et l’offre d’éducation convergent et, à bien des égards, sont solidaires quant à leur succès. En particulier, ni les objectifs de l’ept ni les cibles fixées par les omd ne pourront être atteints si les professionnels de l’éducation sont victimes d’un taux élevé de morbidité et de mortalité dû au sida. Les coûts qu’implique le remplacement des professeurs malades (indemnités de maladie, frais d’obsèques et formation de nouveaux enseignants) pourraient ruiner le secteur de l’éducation. Faire en sorte que les enseignants aient accès au haart est un moyen peu coûteux d’assurer leur présence en nombre suffisant pour que le pays puisse atteindre les objectifs de l’ept et les omd.

Faut-il cibler le haart sur le secteur de l’éducation ?

7Beaucoup de pays en développement se sont engagés à assurer un accès universel aux antirétroviraux. Toutefois, les limites des systèmes de santé existants et les problèmes de financement les obligent à adopter une montée en puissance progressive (Bennett et Chanfreau, 2005). Le débat se poursuit sur la question de savoir si, dans de nombreux pays d’Afrique subsaharienne, les enseignants présentent un risque d’infection par le vih plus élevé que l’ensemble de la population. En Afrique subsaharienne, les enseignants sont surtout des hommes et dans les zones rurales ces hommes sont souvent séparés de leur famille, réunissant ainsi deux caractéristiques des populations à haut risque d’infection (Banque mondiale, 2002). En Zambie, le taux de mortalité des enseignants dû au vih/sida était en 1998 près de deux fois supérieur à celui de la population adulte (act Africa, 2000). En revanche, au Botswana, au Malawi et en Ouganda, le taux de prévalence du vih parmi les enseignants est plus faible que dans l’ensemble de la population adulte (Bennell, 2003).

8Que le taux de prévalence du vih chez les enseignants soit ou non comparable à celui de l’ensemble de la population adulte, le fait est que les pays d’Afrique subsaharienne ont perdu des milliers de professeurs et que, si rien n’est fait, ils en perdront encore beaucoup d’autres dans les dix ans à venir. L’unicef estime que 860 000 enfants d’Afrique subsaharienne ont perdu leur enseignant en 1999 (Kelly, 2001). En Afrique du Sud, le District Education Management Monitoring Information System (Système d’information sur le suivi de la gestion de l’éducation au niveau du district – demmis) a fait état en 2001 d’un taux annualisé d’absentéisme de 8 % chez les enseignants (Erskine, 2004). La Zambie, où le taux de prévalence du vih est de 16 %, devrait, si la tendance actuelle se maintient, perdre 20 millions d’heures d’instruction entre 1999 et 2010 (Grassly et coll., 2003). Les effectifs scolaires augmentant à mesure que le pays progresse vers la généralisation de l’éducation, il ne dispose d’aucune réserve dans laquelle puiser pour remplacer les enseignants malades. Il est donc essentiel pour le secteur de l’éducation de prévoir cette évolution et d’empêcher les pertes futures.

9Faire en sorte que les enseignants du secteur public aient accès au haart doit être considéré comme une tâche prioritaire par les gouvernements. Les enseignants constituent, dans la plupart des pays en développement y compris en Afrique subsaharienne, le principal corps de la fonction publique (Chapman et Mulkeen, 2003 ; Cohen, 2002). En 1999, on comptait en Afrique subsaharienne 2,75 millions d’instituteurs et de professeurs du secondaire (Bennell, Hyde et Swainson, 2002), l’effectif du Nigéria étant le plus important (590 000).

10Dans les pays à prévalence moyenne ou élevée du vih, la conjugaison d’un faible niveau d’éducation et la propagation du vih/sida engendrent une spirale menant à une croissance économique faible, voire nulle (pour une étude de la littérature sur le vih/sida et le développement économique, voir Coudert, Drouhin et Ventelou, 2003 ; pour les analyses statistiques multipays, voir notamment Haacker, 2002 ; Over, 1992). L’importance du capital humain pour la croissance économique est devenue une évidence pour les spécialistes du développement (Barro, 1995 ; Banque mondiale, 1993). Or, les données sur les niveaux d’instruction en Afrique subsaharienne sont consternantes. Selon le Fonds des Nations Unies pour la population, 45 % des enfants âgés de 10 à 14 ans (37,4 millions) auraient quitté l’école en 2000 avant la fin du cycle d’études primaires, et 20 % des enfants de ce même groupe d’âge (20,8 millions) n’ont jamais été à l’école (Lloyd et Hewitt, 2003). L’épidémie de sida rend les objectifs de scolarisation universelle fixés par l’ept et les omd encore plus difficiles à atteindre. Elle pèse sur le taux de croissance annuel en réduisant le volume de travail, en gonflant les dépenses de santé au détriment des investissements et en amoindrissant le stock de capital humain.

11Toutefois, les estimations mentionnées ci-dessus sous-évaluent peut-être l’effet de l’épidémie sur la croissance et ce, pour deux raisons. Premièrement, le capital humain obéit à une dynamique intergénérationnelle : le niveau d’éducation des parents conditionne fortement celui de leurs enfants (Haacker, 2002 ; Hamoudi et Birdsall, 2004 ; McDonald et Roberts, 2004). L’extrême faiblesse du capital humain en Afrique subsaharienne porte en germe, si des progrès importants vers la réalisation des objectifs de l’ept et des omd ne sont pas enregistrés dans les cinq à dix années à venir, la faiblesse du futur niveau d’éducation. Les travailleurs qualifiés qui attireraient les investissements et permettraient à nombre de ménages d’échapper à la pauvreté feront défaut. L’épidémie de sida pourrait, en fin de compte, créer une trajectoire ou une « trappe » de faible croissance dans les pays à forte prévalence du vih. Deuxièmement, le faible niveau d’éducation continuerait à freiner le développement de « l’économie du savoir » (la formation d’experts en médecine, informatique et autres domaines scientifiques) (Banque mondiale, 2002). Avec le temps, la persistance de faibles niveaux de capital humain aggraverait la pénurie actuelle de personnel médical dans ces pays, ce qui rendrait encore plus difficile le renforcement des capacités dans l’infrastructure de la santé publique.

Une occasion à saisir ?

12Au cours des cinq dernières années, les ministères de l’Éducation d’Afrique subsaharienne ont entrepris un vaste effort de planification afin de faire face aux conséquences de l’épidémie de sida. Avec l’assistance technique de l’unesco et de la Banque mondiale et le soutien financier d’organisations bilatérales comme l’Agence des États-Unis pour le développement international, un grand nombre de pays d’Afrique subsaharienne ont planifié le recrutement des enseignants, leur formation (y compris la prévention du vih) et conçu des programmes pour les orphelins et les enfants vulnérables. Malgré tous leurs efforts, on voit mal comment, dans le contexte de l’épidémie, le niveau d’éducation pourrait continuer à progresser. De la même façon que le vih/sida a des effets négatifs sur le secteur de l’éducation, la généralisation du haart non seulement redonne espoir aux milliers de gens qui n’y avaient pas accès, mais permet aussi de générer des externalités positives pour le secteur de l’éducation.

13Dans beaucoup de pays d’Afrique subsaharienne à forte prévalence du vih/sida, le Ministère de la défense a gratuitement accès au haart dans le cadre de programmes financés par l’État. En Éthiopie, par exemple, le Ministère de la défense a mis en place un vigoureux programme de prévention et de traitement du vih/sida et des maladies opportunistes qui lui sont liées. Le gouvernement fédéral a choisi ce ministère pour plusieurs raisons. Premièrement, le pays a besoin de soldats en bonne santé pour assurer sa protection et sa défense. Deuxièmement, les soldats sont des vecteurs du virus, surtout dans les situations de conflit. Troisièmement, le service militaire est une activité très mobile qui oblige les soldats à quitter leur famille, créant une situation propice à de nombreuses activités sexuelles.

14Il est important de souligner que si beaucoup de ministères de l’éducation en Afrique subsaharienne débattent de leurs besoins en ressources humaines, peu d’entre eux considèrent le traitement du vih/sida pour les enseignants comme un moyen de protéger leur personnel. Le plus large accès aux soins rendu possible par des traitements plus abordables et à une meilleure prestation de services permet aux ministères de l’éducation de s’employer, avec les ministères de la santé, à planifier une extension des soins. La Zambie a mis en place un projet pilote et un programme de financement novateur permettant aux enseignants de bénéficier du haart à un prix subventionné. Il importe de soigner les enseignants non seulement parce que c’est économiquement avantageux, mais aussi parce que cela permettrait de mieux répondre à la demande croissante d’enseignement primaire dans la perspective des objectifs de l’ept et les omd, et d’optimiser les efforts de prévention du vih dans les écoles.

Faire bénéficier les enseignants du haart génère des effets externes positifs

15La question de savoir si le ciblage de certains groupes destinataires du traitement est justifié ou s’il constitue une violation du droit fondamental à l’égalité d’accès et de traitement fait débat tant au niveau national qu’international. Par exemple, la Commission des droits de l’homme a confirmé en 2001 et à nouveau en 2002 que l’accès au traitement du sida est capital pour la réalisation du droit au niveau de santé le plus élevé possible, droit qui est consacré dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et la Convention relative aux droits de l’enfant (onusida, 2002).

16Le débat actuel sur le ciblage est incontestablement politiquement sensible et source potentielle de divisions (Houston, 2002), mais faire accéder plus largement les agents du secteur public et en particulier le corps enseignant au haart peut se traduire par des avantages et des économies budgétaires substantiels. Les avantages directs sont évidents : réduction des taux de départ et d’absentéisme des enseignants et baisse du nombre d’enseignants peu qualifiés ; mais cet accès aux soins permet aussi aux ministères de l’éducation de réaliser trois types d’économies (Grassly et coll., 2003). Premièrement, beaucoup de pays versent une indemnité de maladie allant de six mois à un an de salaire de l’enseignant ; or, dans certains pays à forte prévalence du vih, il peut arriver que 5 % du corps enseignant soit en congé de maladie. Deuxièmement, il faut remplacer ces enseignants, et à un coût qui peut être important : il est estimé en ce qui concerne la Zambie, à 25 millions de dollars des États-Unis pour la période 2000 à 2010 et au double pour le Mozambique (Banque mondiale, 2002). Troisièmement, les ministères de l’éducation prennent habituellement à leur charge le coût des obsèques de leurs enseignants et dans un pays à faibles ressources ce coût est substantiel.

17Enfin, les ministères de l’éducation auraient la possibilité d’améliorer le ratio global élèves/enseignants et de remédier à la pénurie de professeurs qualifiés du secondaire. Dans beaucoup de pays d’Afrique subsaharienne, le ratio élèves/enseignants dans le primaire est élevé (plus de 40 élèves par instituteur) ; en Ouganda et en Zambie, où les frais de scolarité ont été supprimés, il atteint dans certaines écoles 60 élèves par enseignant (Desai, 2002 ; Kirungi, 2002). Des goulets d’étranglement peuvent aussi exister entre le primaire et le secondaire. De nombreux systèmes nationaux d’éducation ne sont pas en mesure d’absorber dans le secondaire les effectifs croissants du primaire, du fait essentiellement de la pénurie relative de professeurs qualifiés. L’extension du traitement à un plus grand nombre d’enseignants permettrait aux ministères de l’éducation de se préparer à l’augmentation de la demande d’enseignement secondaire sans avoir à remplacer à la hâte des enseignants bien formés et spécialisés.

18Un plus large accès au traitement peut non seulement contribuer aux progrès vers l’objectif de scolarisation universelle mais aussi renforcer les efforts de prévention chez les enfants (Campagne mondiale pour l’éducation, 2004a). Les écoles constituent une voie ou un point d’accès privilégiés pour la prévention du vih parce que les élèves du primaire ne sont pas encore sexuellement actifs et que les adolescents, surtout les filles, courent un risque élevé d’infection entre 15 et 24 ans (Carr-Hill et coll., 2002 ; Kelly, 1999 ; unesco, 2004 ; Banque mondiale, 2002). Or, les filles représentent la majorité des enfants non scolarisés et dans beaucoup de pays le taux de prévalence du vih dans la population féminine de 15 à 24 ans est supérieur à 20 %, soit deux à six fois celui que l’on constate parmi les garçons du même groupe d’âge (Bennell, Hyde et Swainson, 2002). En outre, les recherches menées en Inde, au Kenya, au Botswana, au Malawi et en Ouganda montrent que l’école est la principale source d’information sur le vih/sida pour les filles (Boler et coll., 2003 ; Bennell, Hyde et Swainson, 2002). Les programmes de prévention du vih/sida à l’école perdent grandement de leur efficacité en tant que « vaccin social » (Banque mondiale, 2002) lorsque la généralisation de l’enseignement primaire n’est pas assurée.

19Depuis le début des années 1990, les ministères de l’éducation d’Afrique subsaharienne intègrent le vih/sida dans leur planification globale de l’éducation. Ils ont ainsi dû prendre en compte dans leurs plans les enseignants malades ou décédés, ce qu’ils ont fait avec l’aide de l’unesco, de la Banque mondiale et du Mobile Task Team on Education (Groupe d’action mobile) de l’université du KwaZulu-Natal en Afrique du Sud. Ils se préoccupent aussi non seulement des programmes de prévention pour les nouveaux enseignants mais aussi du rôle des professeurs dans l’éducation à la prévention du vih. Dans beaucoup d’enquêtes et d’entrevues, les enseignants expriment leur malaise devant l’absence de formation à la prévention du vih et la difficulté de parler aux élèves d’un sujet qui est toujours considéré comme tabou (Boler et coll., 2003 ; Bennell, Hyde et Swainson, 2002). Beaucoup de ministères de l’éducation s’emploient, avec des organisations non gouvernementales et la société civile, à résoudre le problème de la scolarisation des orphelins, qui, en 2003, étaient 12 millions à avoir perdu un de leurs parents ou les deux (onusida, 2004). Le texte qui suit décrit les initiatives pilotes actuelles de diffusion du traitement et d’augmentation de la scolarisation en Zambie, et la relation entre ces deux démarches.

Premières leçons de l’application du haart aux enseignants : le cas de la Zambie

20La Zambie est l’un des rares pays qui mettent en œuvre un programme pilote d’application du haart aux enseignants. Ce programme illustre la façon dont les pays à faibles ressources peuvent procéder dans ce domaine.

21Deux révolutions sociales majeures sont en cours dans ce pays depuis 2000. La première est l’extension du haart en réponse à l’une des pires épidémies de sida en Afrique subsaharienne. Selon l’onusida, 1,1 million d’adultes sont séropositifs et 140 000 adultes nécessitent un traitement antirétroviral très actif (onusida, 2004). Le taux de prévalence du vih chez les adultes est de 16 % et l’onusida estime le nombre total de décès dus au sida à 130 000 et le nombre d’orphelins à 910 000 en 2003. Aux stades initiaux de la campagne, le Ministère de la santé comptait mettre sous traitement 10 000 adultes à la fin de 2004 et 100 000 à la fin de 2005 dans le cadre du programme 3 x 5 de l’oms (oms, 2004). En 2003, le coût de la fourniture au secteur public de médicaments antirétroviraux subventionnés était estimé à environ 277 dollars des États-Unis par malade et par an (Kombe et Smith, 2003).

22La seconde révolution en cours en Zambie est due à la volonté de ce pays d’atteindre les objectifs de l’ept et du millénaire pour le développement : scolarisation primaire universelle et amélioration de la couverture aux niveaux secondaire et tertiaire. Dans les années 1980 et 1990, le taux de scolarisation dans le primaire était resté compris entre 65 à 75 %, faute essentiellement au manque d’investissements publics pendant une longue série de crises budgétaires (Filmer, 2002 ; Grassly et coll., 2003). Pendant la seconde moitié de la décennie écoulée, les frais de scolarité ont considérablement freiné la fréquentation, surtout pour les élèves issus de ménages pauvres. En 1996, le taux de scolarisation des enfants de 9 ans était de 98 % pour les 20 % de ménages aux revenus les plus élevés, contre 55 % pour les 40 % aux revenus les plus bas (Filmer, 2002). En 2002, la Zambie a supprimé les frais de scolarité dans le primaire et la Division de la population des Nations Unies a indiqué que le taux de scolarisation primaire était passé à 81,7 % (Desai, 2004).

23Le Ministère de l’éducation s’efforce de surmonter les effets de l’épidémie de vih/sida et du resserrement des dépenses découlant des programmes d’ajustement structurel. Avant la décision de lancer le haart et de supprimer les frais de scolarité, l’épidémie avait durement touché le secteur de l’éducation. En 1999, 21 % des instituteurs sur un total d’environ 37 000 étaient séropositifs, soit un taux de prévalence à peu près équivalant à celui de l’ensemble de la population (Grassly et coll., 2003). On estime que depuis la fin des années 1990, le taux annuel de mortalité des enseignants due au sida est de l’ordre de 2 %, correspondant à 800 personnes (Bennell, 2003). Des évaluations plus empiriques font état de 2 000 décès annuels d’enseignants (Loyn, 2003). Ce dernier chiffre est presque égal au nombre total d’enseignants formés par an. Comme on pouvait s’y attendre, l’absentéisme des enseignants et les demandes de congés de maladie ont augmenté vers la fin des années 1990. En conséquence, le Ministère de l’éducation a réduit la durée de la formation de deux ans à un seul en vue de doubler le nombre d’enseignants formés chaque année (Grassly et coll., 2003). En 2002, 3 600 enseignants ont été formés.

24Le problème des congés de maladie était particulièrement délicat, la Zambie ayant entrepris à la demande du Fonds monétaire international (fmi), une réforme du secteur public visant à réduire sa masse salariale et, au bout du compte, son déficit budgétaire. Bien qu’aux termes de la loi, les administrations publiques ne soient tenues de verser aux enseignants qu’un salaire plein pendant trois mois et un demi-salaire pendant les trois mois suivants, la plupart d’entre elles leur versent une indemnité d’un an au salaire plein, soit 1 500 dollars des États-Unis (Grassly et coll., 2003). Le coût de ces indemnités a peut-être empêché le recrutement de nouveaux enseignants, rendu nécessaire par l’envol des inscriptions après la suppression des frais de scolarité. En février 2004, début de l’année scolaire, le Ministre de l’éducation a cherché à recruter 9 000 enseignants supplémentaires qui avaient été formés récemment, pour faire face à l’explosion des effectifs scolaires. Or, le fmi s’y est opposé au motif que cette addition à la masse salariale du secteur public la porterait à plus de 8 % du pib, objectif budgétaire fixé pour la Zambie. Depuis, les Pays-Bas ont fourni à la Zambie une aide bilatérale de 11 millions de dollars pour lui permettre de recruter ces enseignants et de verser les arriérés de salaire des professeurs retraités.

25Un programme innovant permet aux enseignants d’obtenir des prêts à faible intérêt pour payer le haart. Selon le Ministère de l’éducation, les enseignants malades du sida demandent un prêt pour payer le traitement à l’un des sites de distribution d’antirétroviraux financés par l’État. Le demandeur doit prouver que l’on a diagnostiqué chez lui l’infection par le vih et qu’il est donc admissible au bénéfice du traitement. La demande est examinée par une commission. Si elle est approuvée, l’enseignant reçoit l’argent soit sous forme d’une somme globale soit par versements échelonnés. Le prêt est remboursé par déduction mensuelle sur le traitement de l’enseignant. Ce programme présente plusieurs avantages. Premièrement, il permet aux enseignants vivant avec le vih/sida d’avoir accès aux médicaments et de les payer. En Zambie, un instituteur gagne en moyenne 1 500 dollars des États-Unis, soit près de cinq fois le revenu par habitant de l’ensemble de la population (oms, 2004). Deuxièmement, il permet aussi au malade d’obtenir une somme qu’il pourra rembourser progressivement. Ensuite, le traitement donne aux enseignants malades la possibilité de mener une vie active malgré leur séropositivité. Ils peuvent ainsi redevenir des membres productifs de la population et risquent moins de contracter des maladies opportunistes. Enfin, il y a lieu d’espérer que la possibilité d’être traité diminuera la stigmatisation des malades et en encouragera d’autres à recourir volontairement aux services de conseil et de dépistage ce qui contribuera à réduire le taux d’infection (Kombe et Smith, 2003).

26Ce texte expose brièvement les coûts et les avantages de la mise sous haart des enseignants. Kombe et Smith (2003) estiment le coût annuel du traitement à environ 495 dollars des États-Unis par malade. Ce coût comprend les antirétroviraux (57 %) et les examens de suivi comme le bilan hépatique, la numération-formule sanguine, la numération des cd 4 et mesure de la charge virale (36 %), enfin le capital, la formation et la main-d’œuvre (7 %). Aux fins de notre estimation, nous avons arrondi à 500 dollars des États-Unis le coût du traitement annuel par enseignant (tous les montants indiqués sont en dollars des États-Unis pour l’année 2002). La généralisation du traitement génère toutefois trois sources d’économies budgétaires : les indemnités de maladie, le coût de la formation de nouveaux enseignants et les dépenses liées aux obsèques (estimés par Grassly et coll., 2003). C’est probablement sur les indemnités de maladie que les principales économies seront réalisées. En effet, comme on l’a vu, en cas de maladie les enseignants zambiens touchent jusqu’à un an de salaire, soit 1 500 dollars. Même s’ils bénéficient du haart, certains enseignants devront peut-être partir en congé. On suppose donc que l’économie par enseignant participant au programme sera de 50 % du salaire annuel, soit 750 dollars. Le coût de la formation d’un nouvel enseignant, comprenant sa formation initiale, son suivi et son évaluation ultérieure, est estimé à 500 dollars (égal à celui du haart). Enfin, le Ministère de l’éducation n’aurait plus à supporter les frais d’obsèques, estimés à 176 dollars par enseignant. L’économie budgétaire réalisée en maintenant un enseignant en service, s’élève donc à 1 426 dollars.

27Les calculs effectués le sont sur la base de 11 années d’application du haart (2005-2015) et de différents régimes de remboursement et niveaux de prévalence du vih parmi les enseignants. Il est toutefois important de noter que, si le coût (500 dollars par patient) est annuel, l’économie réalisée est unitaire : 1 426 dollars par enseignant. Trois modalités de remboursement sont envisagées, prévoyant respectivement que les enseignants payent 50 % du coût du traitement (250 dollars), 25 % (125 dollars) ou rien du tout. Le postulat de départ de cette analyse est que tous les enseignants susceptibles d’être admis au traitement s’inscrivent au programme et y participent pleinement. Puisqu’ils ont accès à un prêt de l’État pour couvrir leur contribution, celle-ci ne devrait pas constituer pour eux un grave obstacle.

28Nous envisageons trois scénarios correspondant à trois niveaux de prévalence chez les enseignants. Étant donné un groupe initial de 37 000 instituteurs et un taux annuel de départs naturels de 5 % (considéré comme le taux normal hors sida), si le Ministère de l’éducation recrute 4 000 enseignants par an pendant 10 ans, la Zambie compterait 56 500 enseignants en 2015, soit assez pour satisfaire la demande de scolarisation de la population en âge de fréquenter l’école primaire à cette date. Pendant l’année de référence, selon les trois scénarios de prévalence, 2 500 enseignants (sur environ 7 500 qui sont séropositifs) nécessiteraient le haart. Pour élevé que ce nombre puisse paraître, il s’agit en fait d’une estimation prudente qui prend en compte la sous-évaluation du nombre d’enseignants séropositifs en Zambie (act Africa, 2000). L’estimation basse suppose que 600 enseignants supplémentaires seraient traités chaque année, si bien que 8 500 au total (soit 15 %), le seraient en 2015. Dans l’estimation moyenne, 1 200 enseignants supplémentaires seraient mis sous traitement chaque année, si bien que 14 000, soit 25 %, en bénéficieraient en 2015. Enfin, dans l’estimation haute, 1 200 nouveaux enseignants seraient traités chaque année, ce qui porterait à 22 500, soit près de 40 % du total, le nombre d’enseignants sous haart en 2015.

29Le tableau 1 indique les coûts et les économies, calculés à partir de données du modèle aidstreatcost (atc) de la société Abt Associates. Ce modèle, destiné à aider les responsables politiques à mieux mesurer les coûts et les conséquences du recours aux multithérapies, est souvent utilisé pour la planification conceptuelle et stratégique de programmes nationaux et internationaux. On trouvera plus de détails relatifs à l’atc sur le site www.phrplus.org.

Tableau 1

Renforcement du haart pour les enseignants : coûts et économies en fonction de divers modes de remboursement et taux de prévalence du vih, Zambie, 2005-2015

Tableau 1
Contribution de l’enseignant… Millions de dollars us (2002) 250 dollars 125 dollars Nulle Faible participation au programme haart Coût 15,1 22,7 30,3 8 500 enseignants Économies 12,1 12,1 12,1 15 % en 2015 Coût net 3,0 10,6 18,1 Participation moyenne au programme haart Coût 23,4 35,1 46,8 14 000 enseignants Économies 20,7 20,7 20,7 25 % en 2015 Coût net 2,7 14,4 26,1 Forte participation au programme haart Coût 34,4 51,6 68,8 22 550 enseignants Économies 32,1 32,1 32,1 40 % en 2015 Coût net 2,3 19,5 36,7

Renforcement du haart pour les enseignants : coûts et économies en fonction de divers modes de remboursement et taux de prévalence du vih, Zambie, 2005-2015

30La principale constatation est que l’extension du traitement est une mesure de protection relativement peu coûteuse, surtout si les enseignants y contribuent. Dans tous les scénarios de prévalence du vih, si le traitement est subventionné à 50 % (les enseignants payant donc 250 dollars par an), son coût net pour l’État est très faible (entre 2,6 et 4,2 millions de dollars sur les 11 années). Si la contribution des enseignants est fixée à 125 dollars, selon tous les scénarios, ce coût se situera entre 10,6 et 19,2 millions de dollars. Enfin, si le haart est gratuit pour les enseignants, le coût net pour toute la période est d’environ 18,1 millions de dollars, selon l’estimation basse de la prévalence, de 26,1 millions selon l’estimation moyenne et de 36,7 millions selon l’estimation haute.

31Un autre facteur à prendre en compte pour évaluer le coût net de l’extension du traitement est l’économie réalisée en termes d’années-enseignants, autrement dit sur le coût moyen qu’implique le fait de maintenir un enseignant en assez bonne santé pour terminer une année scolaire. Le tableau 2 indique le nombre d’années-enseignant économisées selon les divers scénarios : 60 500 dans le scénario de faible prévalence, 93 500 dans le scénario de prévalence moyenne, 137 750 dans l’hypothèse d’une forte prévalence. Il indique aussi le coût d’une année-enseignant économisée selon diverses combinaisons de remboursement et de prévalence du vih. Si le traitement est entièrement pris en charge par le gouvernement, le coût net est de 300 dollars par année-enseignant économisée en cas de prévalence faible, 279 dollars en cas de prévalence moyenne et 267 en cas de prévalence élevée. Donc, si la contribution des enseignants est de 250 dollars pour un traitement annuel, le coût net par enseignant est ramené à 50 dollars ou moins dans tous les scénarios de prévalence. Même si la contribution n’est que de 25 % (125 dollars), le coût net par année-enseignant est relativement faible (moins de 200 dollars) quel que soit le niveau de prévalence.

Tableau 2

Années-enseignant économisées et coût net par année, Zambie, 2005-2015

Tableau 2
Contribution de l’enseignant Dollars us (2002) 250 dollars 125 dollars Nulle Faible participation au programme haart Coût net (millions) 3,0 10,6 18,1 8 500 enseignants Années-enseignant économisées 60 500 60 500 60 500 15 % en 2015 Coût par année-enseignant 49,65 174,65 299,65 Participation moyenne au programme haart Coût net (millions) 2,7 14,4 26,1 14 000 enseignants Années-enseignant économisées 93 500 93 500 93 500 25 % en 2015 Coût par année-enseignant 28,86 153,86 278,86 Forte participation au programme haart Coût net (millions) 2,3 19,5 36,7 22 550 enseignants Années-enseignant économisées 137 500 137 500 137 500 40 % en 2015 Coût par année-enseignant 16,65 141,65 266,65

Années-enseignant économisées et coût net par année, Zambie, 2005-2015

32Ces chiffres donnent plusieurs indications importantes sur la relation entre haart et éducation. Si le traitement est mis en œuvre, les enseignants nouvellement formés pourront venir en complément de ceux qui sont en exercice, de façon à répondre à la demande croissante d’éducation, au lieu de remplacer ceux qui sont trop malades pour travailler. On estime qu’en 2015 la Zambie comptera 2,2 millions d’enfants en âge de scolarisation primaire (act Africa, 2000 ; Grassly et coll., 2003). Pour atteindre un ratio élèves-enseignant de 40 pour 1, elle devrait pouvoir disposer de 55 000 instituteurs ; or, sans accès au traitement, l’épidémie de sida rend cet objectif totalement inaccessible. Un plus large accès des enseignants au traitement lui permettra vraisemblablement d’atteindre plus facilement les objectifs de l’ept et les omd.

33En outre, le traitement des enseignants par haart reste une formule viable même en cas d’extrême prévalence du vih (dans l’estimation haute utilisée dans cet article, 40 % des enseignants seront sous haart en 2015). Si la Zambie recrute autant d’enseignants que le prévoit la projection et les paie 1 500 dollars par an pendant la période 2005-2015, l’enveloppe salariale totale sera de 763,8 millions de dollars pour les 11 années. Si les enseignants versent une contribution de 250 dollars, même en cas de prévalence élevée, le coût net du programme est minime (2,1 millions) par rapport à la masse salariale totale. Si les enseignants qui y participent contribuent à leur traitement à hauteur de 125 dollars, le coût net de 19,5 millions pour les 11 ans ne représenterait que 2,6 % de l’enveloppe totale. Même dans l’hypothèse la plus coûteuse (subvention totale du haart), le coût net de 36,7 millions représente 4,8 % des salaires des enseignants pour la période 2005-2015. Ce chiffre paraît relativement élevé compte tenu des récents efforts de réforme du secteur public entrepris par la Zambie, mais il n’est pas exorbitant. Donc, même dans l’hypothèse d’une sous-population à prévalence extrêmement élevée du vih (40 % chez les enseignants), le coût du traitement n’est pas prohibitif.

34Il est important de noter que les tableaux précédents ne mentionnent pas un certain nombre d’autres avantages qui découleraient, pour la société, de l’extension du traitement. Elle permettrait de maintenir en vie des enseignants expérimentés et aurait donc très probablement un effet positif sur la qualité de l’éducation et la réussite scolaire dans les matières de base. Les études indiquent que beaucoup de pays en développement, comme la Zambie, parviennent à faire en sorte que les enfants aillent à l’école (scolarisation) mais réussissent moins bien à maintenir ou améliorer la qualité de l’éducation (réussite scolaire) (Campagne mondiale pour l’éducation, 2004b ; ocde, 2003). Seuls 25 % des élèves zambiens de sixième (12 ans) maîtrisent les compétences de base en lecture (Ministère de l’éducation, 1999). En outre, elle empêche la captation des enseignants par les administrations ou d’autres domaines de l’économie. Enfin elle renforce le « vaccin social » – la prévention du vih – parce qu’elle permet de faire bénéficier davantage d’enfants, surtout de filles, des programmes de prévention du vih et de messages visant à modifier les comportements.

35L’extension du traitement peut cependant poser certains problèmes. Il faut préciser que l’analyse coût-avantages en est au stade préliminaire et ne prend pas en compte toutes les variables essentielles. Ainsi, les économies budgétaires sur les pensions versées aux conjoints des enseignants décédés peuvent être importantes mais elles n’ont pas été incluses dans notre analyse, pas plus que l’élément ressources humaines du secteur de la santé ; or, un programme de traitement des enseignants pourrait constituer une charge plus lourde à supporter encore pour un personnel de santé peu nombreux que pour le budget du secteur. Les projections des coûts et économies découlant d’un tel programme ne sont qu’une première approximation. Un modèle de simulation permettrait de varier certains paramètres de façon à saisir des impondérables qui ne sont pas pris en compte dans les tableaux. Par exemple, un certain pourcentage d’enseignants séropositifs ne répondront pas au traitement et ne survivront pas, d’où des coûts liés au décès dont on ignore l’importance. En outre, on pourrait intégrer dans le modèle l’effet du coût de la contribution des enseignants et de leur taux de participation au programme de haart.

36La question se pose aussi de savoir si les enseignants représentent une menace de propagation de la maladie à l’école ou s’ils reçoivent une information suffisante sur la prévention au cours de leur formation. La question des rapports sexuels entre enseignants et élèves (et d’ailleurs aussi entre élèves) est très délicate et la protection des filles à l’école est devenue une préoccupation importante pour beaucoup de ministères de l’éducation d’Afrique subsaharienne, y compris en Zambie. Beaucoup d’enseignants du subcontinent se plaignent aussi de ne pas être en mesure, faute d’une formation adéquate, d’enseigner la prévention du vih (Bennell, Hyde et Swainson, 2002). Peut-être le problème le plus grave est-il de trouver des enseignants pour les écoles de campagne, puisque les enseignants séropositifs sous haart seraient contraints de rester dans une zone urbaine pour suivre le traitement. Le versement d’une petite prime aux enseignants disposés à travailler dans une zone rurale pourrait constituer une incitation suffisante.

37Dans la mesure où des pays comme la Zambie n’ont pas les moyens de traiter toutes les personnes vivant avec le sida, un programme visant à faire bénéficier les instituteurs des multithérapies soulève plusieurs questions morales délicates : pourquoi les enseignants devraient-ils être les seuls à en bénéficier ? Pourquoi pas les autres agents du secteur public : militaires, personnel de santé, hauts fonctionnaires et responsables politiques qui peuvent alléguer qu’ils sont tout aussi nécessaires au gouvernement ? Pourquoi les membres du secteur public devraient-ils être avantagés par rapport aux autres citoyens ? Le rationnement ou le ciblage du haart fait l’objet d’une controverse depuis que des programmes de mise à disposition des antirétroviraux ont été mis en œuvre dans beaucoup de pays à faibles ressources. Nombre de responsables politiques soutiennent que la promotion et la protection des droits de l’homme constituent un élément essentiel de la réponse au vih/sida. Méconnaître les droits des personnes vivant avec le vih et de celles qui subissent les effets de l’épidémie revient non seulement à compromettre leur bien-être, mais à mettre leur vie en danger (onusida, 2002). Le présent article ne propose pas que les enseignants soient placés en tête des bénéficiaires du haart, mais il affirme que l’importance sociale de l’éducation donne aux responsables politiques plusieurs raisons de protéger le corps enseignant contre l’épidémie de sida. Le rôle de l’éducation dans le développement économique et la cohésion sociale place les enseignants dans une catégorie spéciale au sein du secteur public. Aucun pays en développement ne pourrait former suffisamment d’enseignants pour remplacer ceux qui sont victimes de l’épidémie et l’effet perturbateur du sida sur l’enseignement primaire ne fera que s’aggraver s’ils ne sont pas protégés.

38Si l’éducation occupe une place à part dans le secteur public, c’est qu’il lui incombe de former des jeunes qualifiés qui constitueront la population active d’aujourd’hui et de demain. L’extension du haart requiert un nombre accru d’agents sanitaires : médecins, infirmiers ou infirmières, pharmaciens, techniciens de laboratoire et sages-femmes. Dans certains pays à forte prévalence du vih, le déficit en ressources humaines est dramatique. Même si cela implique d’éventuels goulets d’étranglement aux niveaux secondaire et tertiaire, les pays en développement ont besoin d’un plus grand nombre de jeunes qualifiés pour répondre à la demande croissante de main-d’œuvre dans le secteur de la santé. Enfin, la crainte qu’un programme favorisant l’accès des enseignants au haart qui empêche les autres d’en bénéficier, est atténuée par le fait que les enseignants contribuent au coût de leurs soins. Les économies budgétaires réalisées et les contributions des enseignants sont autant de ressources supplémentaires qui pourraient être utilisées pour étendre le haart aux autres personnes infectées.

Conclusions et perspectives

39Nous avons esquissé, dans cet article, les avantages réciproques que présente, pour les enseignants et le Ministère de l’éducation, la fourniture de soins aux enseignants en tant que moyen d’atténuer les effets du vih/sida et de faciliter la réalisation des objectifs en matière d’éducation. Les pays qui s’efforcent à la fois de faire face à l’épidémie de sida et d’améliorer la performance de leur système éducatif, devront planifier leur politique en conséquence, et les outils et méthodes de planification stratégique souvent utilisés pour la lutte contre le vih peuvent s’avérer utiles pour les autres ministères qui subissent l’impact de l’épidémie. Pour faciliter la réussite des initiatives dans l’un et l’autre domaines, il est essentiel de prendre en compte les points suivants. Premièrement, si donner plus largement accès au haart dans les pays en développement est à l’évidence un impératif moral, la mise en place de ce traitement aussi a des conséquences importantes pour le secteur de l’éducation. Deuxièmement, en faire bénéficier les enseignants peut être un moyen à la fois efficace et rentable de protéger le plus important groupe d’employés du secteur public. Si le traitement apparaît coûteux dans un pays à faibles ressources, le décès d’un enseignant coûte très cher au Ministère de l’éducation en indemnités de maladie et, finalement, en frais d’obsèques. Si l’on intègre dans ce coût total celui de la formation de nouveaux enseignants pour les remplacer, le traitement représente en fait pour le budget une charge moins lourde qu’il n’y paraissait de prime abord. Troisièmement, si l’on veut que les écoles deviennent des vecteurs efficaces de prévention du vih et remplissent leur fonction de « vaccin social », il faut que les enfants soient scolarisés. À bien des égards, les écoles sont en première ligne de la lutte contre l’épidémie de vih/sida et les faibles taux de scolarisation dans le primaire pèsent lourdement sur les efforts de prévention. Ce taux est un indicateur souvent négligé par les responsables de la santé publique, or les progrès réalisés sur la voie de la scolarisation primaire universelle déterminent dans une très large mesure la façon dont l’épidémie évoluera, surtout dans les pays à forte prévalence du vih. En particulier, l’école représente la première source d’information sur le vih/sida pour les filles.

40Enfin, faire plus largement bénéficier les enseignants des multithérapies permet de garantir qu’un pays à forte prévalence du vih comme la Zambie aura suffisamment d’enseignants pour pouvoir atteindre les objectifs de l’ept et les omd. Si des pays comme la Zambie parvenaient à atteindre ces objectifs, cela déclencherait un cercle vertueux de développement. Si le nombre d’enseignants est suffisant, le niveau de réussite scolaire humain peut s’élever et le capital humain s’accroître, fournissant la base d’une plus forte croissance économique. Le développement du capital humain permettra au secteur de la santé, à l’ensemble du secteur public et à l’économie de l’information de recruter les travailleurs hautement qualifiés dont ils ont besoin. L’accroissement de la scolarisation renforcera le rôle de l’école comme point d’entrée essentiel dans le processus de prévention, surtout pour les filles. La taille du secteur de l’éducation et son rôle font de l’extension du haart au bénéfice des enseignants un élément approprié et nécessaire d’une stratégie globale de lutte contre l’épidémie de sida.

41En résumé, il est vital que les initiatives globales en matière de vih/sida et d’éducation soient envisagées conjointement et que, dans la mesure où elles se renforcent mutuellement, les possibilités et les résultats de chacune d’entre elles soient pris en compte dans l’élaboration des stratégies et les programmes qui en découlent. Les progrès futurs dans la lutte globale contre le vih/sida et dans le développement de l’éducation en dépendent.

42Traduit de l’anglais

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Date de mise en ligne : 06/05/2008.

https://doi.org/10.3917/riss.186.0671

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