Note
-
[*]
J’aimerais remercier Tom Davies, Lyn Parker, Greg Acciaioli, Rahayu Relawati et Eko Handayanto de leur contribution à la rédaction de cet article et de leurs encouragements. J’aimerais également exprimer ma reconnaissance pour le généreux soutien reçu grâce à une bourse de la Fondation Asia : NZ et à un prix Sir Reginald Savory, ainsi que de l’université de technologie d’Auckland.
1 À la Quatrième Conférence mondiale des Nations unies sur les femmes, tenue en 1995, 189 États membres ont adopté à l’unanimité la Déclaration et le Programme d’action de Beijing, s’engageant ainsi à assurer l’égalité d’accès et la pleine participation des femmes aux structures du pouvoir et à la prise de décisions. La signature de cette déclaration a donné aux groupes de femmes indonésiennes et aux partis politiques progressistes une impulsion et une justification pour mettre en œuvre des activités et des politiques en faveur des femmes. Dix ans plus tard, il paraît opportun d’évaluer les développements intervenus dans la participation politique des femmes en Indonésie.
2 Le présent article étudie dans quelle mesure les Indonésiennes ont pu faire appliquer les idées exprimées dans la Déclaration de Beijing et enregistrer des progrès dans le domaine politique sur le plan tant quantitatif (accroissement de leur représentation politique) que qualitatif (priorité accordée aux questions concernant les femmes). Il met aussi en évidence les obstacles qui continuent d’entraver la participation des femmes à la vie politique et s’interroge sur ce qu’il y a encore lieu de faire pour faciliter leur entrée dans la politique.
3 Cette étude s’articule en quatre grandes parties. La première replace notre argumentation dans son contexte en donnant au lecteur un aperçu d’ensemble du climat culturel actuel (en ce qui concerne plus particulièrement l’idéologie gouvernementale, religieuse et traditionnelle et la culture populaire), dans lequel les femmes indonésiennes négocient leur rôle politique. La deuxième partie traite des évolutions observées en Indonésie pendant la décennie 1995-2005 et montre comment les femmes ont mis à profit la Déclaration de Beijing après le départ de Suharto pour exiger une émancipation politique. La troisième partie analyse les initiatives prises par les pouvoirs publics entre 1995 et 2005 et évalue les retombées sur le plan politique de la Déclaration de Beijing. La quatrième partie met en lumière les contraintes qui continuent d’être imposées aux femmes et examine dans quelle mesure ces contraintes ont empêché l’action gouvernementale de se traduire par de réelles améliorations politiques pour les femmes. Nous estimons que, malgré des améliorations impressionnantes dans la reconnaissance officielle de leur droit de participer à la vie politique, les femmes continuent d’être en pratique invisibles sur la scène politique indonésienne. En fait, depuis dix ans, le nombre d’Indonésiennes engagées dans la politique a même diminué. Il est noté, en outre, que, pour que les idées issues de la Déclaration de Beijing soient mises en application et que les femmes deviennent des acteurs politiques à part entière, le modèle indonésien de féminité ne doit pas se cantonner à celui d’épouse et de mère.
Les femmes et la politique dans le contexte indonésien : aperçu général
4 L’archipel indonésien compte environ 17 000 îles de part et d’autre de l’équateur, dont la moitié sont habitées. Quatrième pays le plus peuplé de la planète, avec 240 millions de citoyens, dont 85 % professent l’islam, l’Indonésie est le plus grand pays musulman du monde. Avec plus de 300 groupes ethniques, qui parlent plus de 500 langues et dialectes, le pays est très difficile à gouverner.
5 L’Indonésie a une histoire politique tumultueuse, au cours de laquelle il est arrivé que les femmes occupent des postes politiques importants. Lorsqu’il est question de la politique indonésienne et en particulier du rôle des femmes, il n’est pas rare d’entendre évoquer les exploits d’Indonésiennes exceptionnelles. Dans l’est de Java, le royaume Majapahit a été gouverné à deux reprises par des femmes : la sultane Tribuana Tunggadewi (1328-1350 apr. J.-C.) et la sultane Suhita (1429-1445 apr. J.-C.). Dans le centre de Java, la sultane Sima puis la sultane Kalinyamat ont régné respectivement aux vii e et xvi e siècles. Au sud des Célèbes, Siti Aisyah We Tenriolle a régné au milieu du xix e siècle. De même, l’histoire de la province d’Aceh est marquée par la présence de femmes au pouvoir. En 1599, l’amirale Keumala Hayati commandait l’un des 100 navires de guerre de la flotte d’Aceh. Plus tard, au xix e siècle, Cut Nyak Din a exercé des responsabilités politiques importantes, tout comme Pocut Daren au début du xx e siècle. Aceh a compté de nombreuses sultanes et, entre 1641 et 1699, quatre femmes y ont régné successivement (Relawati, 2004). Comme chacun le sait, le dernier président du pays était une femme.
6 Il a pourtant fallu attendre le début du xx e siècle pour que les femmes commencent à être cooptées dans des organisations politiques, aidées d’abord en cela par le mouvement nationaliste naissant. Elles jouent alors des rôles variés et souvent cruciaux dans la promotion de l’État-nation et elles sont systématiquement évoquées dans le discours politique à l’appui de cette cause. Elles finirent par obtenir le droit de vote en 1945. Depuis, le paysage politique indonésien s’est trouvé radicalement modifié : l’ère du colonialisme (néerlandais et japonais) est arrivée à son terme et, le 17 août 1945, Sukarno s’autoproclama président de la République d’Indonésie. Les cinquante années qui ont suivi ont été marquées par les soubresauts de révolution et de violence, en même temps que par une expansion démographique et économique extraordinaire.
7 Dans le préambule de la Constitution de 1945, Sukarno fait du Pancasila (les « Cinq Principes ») l’expression des valeurs fondamentales d’un État indonésien indépendant. Ces cinq principes sont la croyance en un dieu suprême unique, le souci humanitaire, le nationalisme exprimé dans l’unité de l’Indonésie, la démocratie consultative et la justice sociale. S’opposer au gouvernement revient à s’opposer au Pancasila ; s’opposer au Pancasila équivaut à se dresser contre les fondements mêmes de l’État. Le Pancasila devint ainsi un puissant outil de contrôle de la population indonésienne. Le troisième principe, celui de l’unité du pays, englobait les concepts de nationalisme et de dévouement à la nation et à la patrie ; il visait à encourager la solidarité et l’intégrité. Les femmes étaient désignées comme la trame de l’unité nationale et se voyaient dans l’impossibilité de contester ce rôle de mères de la nation qui leur était assigné. Cette image est encore prégnante aujourd’hui et continue de dicter aux femmes certains rôles sociaux, de nature non politique.
8 Pour contribuer à la modernisation et au développement économique, les Indonésiennes ont été encouragées à s’engager dans des partis politiques et à créer des organisations de femmes. Fondée en 1917, Aisyiyah, la section féminine du mouvement réformiste Muhammadiyah, a pris une place de premier rang en promouvant les valeurs islamiques. En 1965, le Parti national indonésien déclarait compter trois millions de femmes, un chiffre également avancé par Gerwani, une organisation de femmes orientée à gauche et affiliée au Parti communiste indonésien. Une autre organisation de femmes, Perwari, affirmait compter un million de membres (McCormick, 2003, p. 2).
9 Cette période d’encouragement relatif des organisations de femmes cessa brutalement en 1965, quand Sukarno fut évincé par le coup d’État sanglant du général Suharto, qui s’empara de la présidence. Entre 1965 et 1998, l’Indonésie connut de nouveaux changements rapides. Son économie fit un bond de près de 500 % et la population augmenta d’environ 75 % (Hill, 1994). On reconnaît au gouvernement Suharto des réussites, telles que la sortie du chaos de 1965 et le passage à une croissance socio-économique stable, la mise en place de programmes de planification familiale efficaces, la généralisation rapide de l’éducation de base et la contribution à la stabilité régionale grâce à son rôle dans l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (asean). Le règne de Suharto n’a pourtant pas été sans aspects critiquables, comme son autoritarisme, un mauvais bilan en matière de libertés civiles et le fait que le régime s’appuyait ouvertement sur les forces armées ; ces phénomènes étaient de toute évidence liés entre eux (Hill, 1994). L’interdiction de Gerwani, dont des dizaines de milliers de membres auraient été tués, illustre la façon dont Suharto exerçait le pouvoir (Wieringa, 2002).
10 Suharto a instauré « le Nouvel ordre », un ensemble de principes directeurs conçus pour différencier son régime de la « démocratie guidée » de Sukarno. Si les deux régimes partageaient certaines caractéristiques – les femmes étant, par exemple, érigées en symboles de la modernisation de la nation –, le Nouvel ordre et ses tendances fortement militaristes limitaient comme jamais auparavant la participation des femmes à la vie publique.
11 Le Nouvel ordre promouvait des modèles très restrictifs de participation politique des femmes, par le biais d’une idéologie indonésienne partout présente, dans les programmes scolaires, les centres de santé, les organismes de développement et les médias (Parker, 2002). La politique de promotion de la famille nucléaire traditionnelle et de la maternité, souvent baptisée ibuisme (Djajadiningrat-Nieuwenhuis, 1987), dissuadait les femmes de participer à la vie politique en leur assignant cinq rôles majeurs bien définis : épouse, mère, procréatrice, gestionnaire du budget familial et membre de la société (Sullivan, 1994, p. 129-130).
12 Le message était clair : pour être de bonnes citoyennes, les femmes devaient être des épouses et des mères dévouées. En fait, ce n’était que dans le cadre de l’institution familiale qu’elles pouvaient devenir des citoyennes à part entière, et même alors l’exercice de leur droit de participer à la vie publique n’était pas encouragé. Cet accent mis sur la femme comme épouse et mère imposait clairement des limites et stigmatisait la transgression et la marginalité ; hors de cet idéal, il n’existait pas de modèles officiels légitimes (Graham, 2001).
13 Pour asseoir cette domination, obligation a été faite aux épouses des fonctionnaires de toutes les administrations indonésiennes d’adhérer à Dharma Wanita (« Le devoir des femmes »), l’organisation féminine officielle. La structure de cette organisation évoquait celle de la fonction publique, la femme du fonctionnaire du plus haut rang faisant office de chef. Ce modèle inculquait une mentalité d’obéissance aveugle, d’acceptation de la hiérarchie et de soumission au mari. Dharma Wanita dissuadait également d’avoir des idées à soi sur les questions politiques ou sociales. Les membres les plus haut placés assimilaient les messages officiels lors des réunions de Dharma Wanita puis les diffusaient auprès de la population féminine du pays – en particulier dans le milieu rural – par le truchement de programmes de développement subventionnés par le gouvernement, comme le Mouvement pour la protection de la famille (pkk).
14 Ce mouvement a été l’outil principal du gouvernement pour intégrer les femmes pauvres des régions rurales dans un cadre favorable au régime (McCormick, 2003, p. 5). Tout comme les autres mécanismes d’assistance aux femmes, le pkk était conçu pour diffuser des messages idéologiques sur le rôle revenant aux femmes dans la société. Ces programmes leur apprenaient la cuisine, les convenances, la couture et l’art floral ; ils leur donnaient également des conseils en matière de planification familiale, de santé et de nutrition (Blackwood, 1995 ; McCormick, 2003). Le pkk privilégiait une application pratique globale du Pancasila, de sorte que les femmes en soutenaient les principes sans être en mesure de le critiquer.
15 Dans l’archipel, les rôles jugés convenables pour les femmes et, partant, les possibilités de participation politique qui s’offraient à elles, ont subi l’empreinte profonde de l’islam. Le mariage est un devoir moral pour tout musulman, et officiellement le rôle de la femme se concentre sur le foyer et le bien-être de sa famille. En ayant des enfants, les femmes deviennent des membres à part entière de la société. Pour qu’elles se conforment à ce modèle, on s’est servi de l’islam dans le but de restreindre leurs mouvements et de définir leur conduite en société. Des dirigeants musulmans conservateurs ont parfois tenté de barrer la route du pouvoir aux Indonésiennes, au motif qu’une femme qui exerce des responsabilités viole les principes de la religion musulmane (Thompson, 2003, p. 536). L’islam a ainsi forgé une conception atrophiée de la féminité, qui tend à ne pas favoriser l’engagement actif des femmes dans la vie politique.
16 Des idéaux de féminité ont également été construits par la tradition (Blackwood, 2001). Les notions locales d’honneur et de honte, dyade qui a longtemps été le régulateur de la conduite des femmes, ont aussi servi à définir le rôle public de celles-ci dans des sociétés comme celles des Bugis, dans le sud des Célèbes (Graham, 2004). Une femme bugis incarne l’honneur de sa famille et doit donc veiller à ne rien faire qui puisse être source de honte. Les femmes sont modestes, réservées et restent en dehors du champ politique ; toute action contraire à ces principes pourrait déshonorer leur famille. Les femmes qui ne se plient pas à ce modèle d’épouse et de mère – non engagée politiquement – risquent de ne pas avoir d’autre modèle officiel vers lequel se tourner.
17 La culture populaire a cultivé son propre discours sur l’identité et le rôle politique des femmes indonésiennes. Dans le film Raja Dangut (1975), le protagoniste vante les mérites de l’élue de son cœur (« si pure et vertueuse »), et veille à ce qu’elle ait suffisamment de notions de la religion musulmane pour faire une épouse modèle (Hatley, à paraître). D’après Widodo, l’héroïne est devenue « un modèle idéalisé en tant que porteur des valeurs morales de simplicité, de fidélité, d’honnêteté, de dignité, de loyauté et de piété dans un monde corrompu par la modernité » (Widodo, 2002, p. 10). Les Indonésiennes ont ainsi trouvé un modèle sur lequel baser leur identité, modèle qui renforce la définition traditionnelle de l’épouse modeste et vertueuse et qui donne aux musulmanes pieuses le sentiment agréable d’être moralement supérieures aux femmes indécentes occidentalisées à outrance (Hatley, à paraître).
18 Les Indonésiennes ont donc entendu des discours énergiques sur ce qu’impliquait la féminité ; le Pancasila de Sukarno, le Nouvel ordre de Suharto, l’ibuisme, la doctrine islamique, la culture traditionnelle et la dyade honneur/honte, ainsi que la culture populaire, ont tous présenté des concepts de féminité. Selon tous ces modèles, les femmes doivent être soumises, réservées, dévouées à leur rôle d’épouses et de mères. Il est rare que les femmes y apparaissent engagées politiquement. Vus dans l’optique de Foucault (1977), ces discours ne laissent aucune autre possibilité légitime d’être un individu sexué. Les idéaux sexués sont intériorisés par les individus et ces discours façonnent les subjectivités par le biais de routines, de disciplines corporelles, d’un contrôle social et d’un contrôle des pensées. En tant que tel, le rôle privé et familial imposé aux femmes est une des raisons pour lesquelles elles sont considérées comme « inaptes » aux responsabilités politiques (Richter, 1991). Comme le fait remarquer Thompson, « en Asie, il semblerait que les cartes (des rôles sexuels) aient été sciemment battues pour que les femmes ne puissent pas accéder au pouvoir » (2003, p. 536).
19 Des changements significatifs ont pourtant eu lieu au milieu des années 1990. Le chaos qui a suivi le départ de Suharto et la diffusion des idées émanant de la Conférence de Beijing sur les femmes ont propulsé un nombre sans précédent d’Indonésiennes dans la vie politique. Il est piquant de relever que le facteur qui a le plus contribué au succès politique des femmes – en particulier celui de Megawati Sukarnoputri lors de la campagne pour l’élection présidentielle – est qu’elles ont su s’approprier les stéréotypes et se présenter comme les mères bienveillantes de la nation, qui, si elles pouvaient jouer un rôle politique, sauraient rendre au pays sa gloire passée. Dans quelle mesure les Indonésiennes ont-elles su tirer profit des idées exprimées dans la Déclaration et le Programme d’action de Beijing ?
Les femmes et la politique en Indonésie depuis 1995
20 Au moment de la signature de la Déclaration et du Programme d’action de Beijing en 1995, l’autorité du président Suharto était déjà en perte de vitesse. Prêt à tout pour tenter de consolider son pouvoir, le Président prend des mesures (comme l’emprisonnement de députés qui auraient critiqué le gouvernement et l’interdiction d’organes d’information critiques très populaires comme le magazine Tempo) dont le seul effet est d’alimenter un malaise social largement partagé et de déclencher de violentes protestations dans tout l’archipel. Le front des fidèles commence à se fissurer en juin 1996, lorsque le Parti démocratique indonésien (pdi) se scinde en deux, une faction étant favorable à Megawati Sukarnoputri (fille de l’ancien président Sukarno) et l’autre soutenant Suharto. En mai de l’année suivante, le Golkar (parti fantoche de Suharto) recueille 74 % des suffrages lors d’élections étroitement contrôlées. Ce résultat, dans un contexte économique catastrophique, provoque dans tout le pays une série d’émeutes qui prennent une nouvelle ampleur en mars 1998, avec la réélection de Suharto pour un nouveau mandat de cinq ans. Devant la poursuite des violences qui font des centaines de morts, Suharto n’a pas d’autre choix que d’annoncer sa démission le 21 mai 1998.
21 Dans le chaos des dernières années du gouvernement Suharto, encouragées par des manifestations internationales comme la Conférence de Beijing, les femmes indonésiennes commencent à faire entendre leur voix. Elles veulent, parfois de façon irrépressible, remettre en cause les stéréotypes sociaux fabriqués de toutes pièces (Blackburn, 2001). Des membres de Dharma Wanita commencent à critiquer la rigidité de leur organisation. Mme Atiek Wardiman, épouse du ministre de l’Éducation de l’époque et cadre dirigeant de Dharma Wanita, accuse publiquement son organisation de privilégier les mondanités au détriment de l’éducation de ses membres.
22 D’autres secteurs de la société commencent eux aussi à s’agiter face aux restrictions imposées par le régime autoritaire du Nouvel ordre. Des femmes des classes moyennes, jeunes et instruites, s’irritent de la prédominance des associations d’« épouses collet monté » (Blackburn, 2001) et entreprennent de fonder des organisations nouvelles et souvent ouvertement féministes, qui s’intéressent aux préoccupations locales mais aussi à des problèmes internationaux allant du réveil religieux à la participation politique en passant par les droits de l’homme. Les organisations non gouvernementales de femmes créées après 1983 et qui se développent rapidement dans les années 1990, réunissent des femmes désenchantées à qui elles expliquent qu’il existe des perspectives autres que le modèle épouse-mère (Sen, 1999). Dans ce nouveau climat, les dons de source étrangère deviennent de plus en plus importants et les organismes d’aide financent bon nombre de ces organisations féminines. Blackburn (2001) note que « le fait que des conférences internationales financées par le gouvernement indonésien proclament des principes tels que la participation, l’émancipation et le refus de la violence familiale, donne à ces nouvelles organisations une certaine légitimité ».
23 L’effondrement soudain de l’économie indonésienne en 1997 et la politisation de nombreux problèmes économiques qui en est résultée ont constitué un nouveau catalyseur pour l’action politique des femmes. Paradoxalement, le Nouvel ordre qui, dans son discours officiel, définit les femmes par rapport à leur rôle d’épouses et de mères (Sears, 1996) a reconnu la légitimité d’une campagne menée par des femmes en faveur d’une réforme politique (McCormick, 2003, p. 1-2). Blackburn (2001) décrit le climat qui règne peu après la démission de Suharto comme une période grisante rappelant les premières décennies du xx e siècle, quand les femmes commençaient à explorer toute une série d’idées nouvelles, avant qu’une quelconque idéologie n’ait commencé à prendre corps et à s’imposer à l’exclusion des autres.
24 La culture populaire a contribué à l’élaboration de nouveaux modèles du rôle social et politique des femmes. De jeunes réalisateurs contemporains ont commencé à produire des films qui détrônent les images de la femme indonésienne inextricablement liées à la famille. Dans deux films projetés en 2002 – Eliana, Eliana, de Riri Riza, et Ada Apa Dengan Cinta (Et l’amour dans tout cela ?) de Rudi Soedjarwo –, les femmes sont présentées comme des êtres indépendants qui ne correspondent pas aux stéréotypes féminins.
25 D’autres supports d’information courants contiennent des récits de femmes qui s’émancipent. Ainsi, la revue féminine Jurnal Perempuan et le roman d’Ayu Utami intitulé Saman (1998), ont présenté des femmes sûres d’elles et politiquement actives. D’autres tirent parti de l’image lucrative de la femme sexy. Suryakusuma (2000) décrit des femmes non plus seulement comme des épouses soumises et des mères passives mais comme des personnes séduisantes, drôles et capables d’accomplir des tâches domestiques mais aussi d’exercer une activité professionnelle (cf. Armando, 2000). Dans la période post-Suharto, les médias, pratiquement libres de toute entrave, peuvent présenter les évolutions nouvelles et reprennent volontiers l’image libératrice de femmes politiquement actives.
26 Cédant à la protestation populaire et à la pression internationale, toutes deux légitimées par la Conférence de Beijing sur les femmes (1995), le gouvernement a commencé à accorder plus d’attention aux femmes. Aussi bien B.J. Habibie que Abdurachman Wahid, qui ont succédé à Suharto à la présidence, ont pris des positions favorables aux femmes. Wahid, en particulier, leur a ouvert un espace politique. Certes, on peut critiquer le gouvernement de Megawati Sukarnoputri pour l’effet de son action sur l’émancipation des femmes, mais il convient de noter que l’actuel président Bambang Susilo Yudhoyono a nommé quatre femmes à des postes-clés : Sri Mulyani Indrawati (ministre de la Planification nationale du développement), Marie Elka Pangestu (ministre du Commerce), Siti Fadillah Supari (ministre de la Santé) et Meutia Hatta Swasono (ministre d’État à l’Émancipation des femmes). Mais s’agissant des résultats politiques concrets, que s’est-il vraiment passé ?
Initiatives prises par les pouvoirs publics pendant la période 1995-2005
27
Conformément à la Déclaration et au Programme d’action de Beijing, le gouvernement Suharto a élaboré un Plan national d’action qui prévoit des mesures concrètes pour améliorer le rôle et le statut de la femme. Comportant cinq grands objectifs et 30 activités dont certaines étaient déjà en cours avant 1995, il se propose :
- D’encourager les institutions publiques, les organismes privés, les organisations sociopolitiques et les organisations communautaires à offrir davantage de chances aux femmes ;
- De mettre au point un système de mentorat des femmes dans la vie politique ;
- De développer et d’améliorer les compétences des femmes en matière d’éducation, d’encadrement et de gestion au moyen d’un certain nombre de programmes : formation à l’encadrement, formation à l’encadrement pour formatrices, et formation à l’analyse des problèmes de parité entre les sexes à l’intention des responsables de l’établissement des programmes ;
- De renforcer les mécanismes de coordination entre les organismes publics, les centres d’études féminines, le secteur privé, les organisations de médias, les organisations féminines, le Mouvement pour la protection de la famille et les institutions communautaires indépendantes afin de mieux gérer et suivre les programmes gouvernementaux concernant les femmes (bureau du ministre d’État à la Condition féminine, 1996).
28 Le Plan national d’action conclut en notant que même si l’égalité de condition entre les femmes et les hommes est garantie dans l’idéologie de l’État (Pancasila), dans la Constitution de 1945 et dans les grandes orientations de la politique gouvernementale, des disparités persistent. Le gouvernement a donc franchi une nouvelle étape en élaborant des Perspectives pour un partenariat harmonieux entre les hommes et les femmes. Il s’agissait d’une tentative pour venir à bout des inégalités persistantes et contribuer à mettre un terme aux stéréotypes associés à l’image de la femme tant dans la famille que dans le processus de développement. L’objectif était de faire en sorte que « les femmes et les hommes travaillent ensemble de façon harmonieuse dans tous les domaines de la vie sociale et politique », que les nouveaux problèmes posés par le développement soient pris en charge à parts égales par les deux sexes et que la répartition des activités et des bénéfices potentiels du développement soit plus juste pour les femmes et pour les hommes (bureau du ministre d’État à la Condition féminine, 1996).
29
En 2000, le ministère de la Condition féminine a été débaptisé et est devenu le ministère d’État à l’Émancipation des femmes. Sous cette nouvelle appellation, il a pour mission :
- De préparer, planifier et formuler des politiques gouvernementales propres à améliorer la place des femmes dans le développement.
- De coordonner toutes les activités relatives aux femmes dans les programmes de développement mis en œuvre par divers institutions et organismes publics.
- De présenter au Président des rapports, informations et recommandations sur tout ce qui touche aux femmes dans les programmes de développement.
- D’assurer la mise en œuvre à l’échelon national de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (Organisation internationale du travail, 2003b).
30 La participation des femmes indonésiennes à la vie politique est montée d’un cran avec l’élection d’une femme à la tête de la plus grande nation musulmane du monde. Le pouvoir et l’influence de Megawati Sukarnoputri n’avaient cessé de gagner du terrain depuis le renversement de Suharto ; aussi, le 23 juillet 2001, devant les accusations de corruption et de mauvaise gestion visant le président Wahid, l’Assemblée s’est prononcée par 591 voix contre zéro pour le départ de celui-ci, portant ainsi au pouvoir Megawati Sukarnoputri, cinquième présidente de l’Indonésie.
31 En 2002, la ministre d’État à l’Émancipation des femmes a publié un manuel contenant des directives pour la prise en compte généralisée de la question des spécificités des sexes dans le développement national. Ce manuel définit « la prise en compte généralisée de [ces] spécificités » comme une stratégie visant à assurer l’égalité par l’intégration des expériences, aspirations, besoins et problèmes des femmes et des hommes dans la planification, la mise en œuvre, le suivi et l’évaluation des politiques, programmes, projets et activités portant sur divers aspects de la vie et du développement. Il s’efforce aussi de guider les instances gouvernementales pour l’application de l’instruction présidentielle relative à la prise en compte des sexospécificités dans le développement national.
32 Au moment de l’élection de Megawati Sukarnoputri à la présidence, les femmes étaient particulièrement désireuses de se faire entendre sur les questions de représentation au Parlement, faisant valoir que la démocratie sans la participation des femmes n’était pas la démocratie. Les motifs invoqués par les Indonésiennes pour expliquer pourquoi leur rôle politique devait être important différaient de bon nombre des arguments avancés par les femmes d’autres pays. Elles ne se fondaient pas sur le fait qu’elles constituent plus de 50 % de la population indonésienne et que, par conséquent, elles devraient représenter plus de 50 % du Parlement. Elles ne suivaient pas non plus la ligne des Nations unies, qui préconisent la participation des femmes à la vie politique parce que conduisant à une bonne gouvernance, à l’égalité des sexes et à une diminution de la corruption – au Pérou, par exemple, la corruption a chuté de 30 % lorsque 30 % de femmes sont venues occuper des postes dans l’administration (Nurbaiti, 2004). Les Indonésiennes affirmaient plutôt qu’il était indispensable que des femmes participent à la politique afin que les questions concernant leur condition propre, le bien-être de la population et le niveau de vie national soient dûment prises en compte. Elles faisaient valoir que seules des femmes peuvent représenter des femmes et que seules les femmes connaissent les besoins des femmes (Reerink, 2004). Ainsi qu’une collègue du Centre d’études sur les femmes de l’université d’Indonésie me l’a déclaré en octobre 2004, « les femmes ont des besoins particuliers que seules des femmes peuvent comprendre, par exemple les questions relatives à la santé de la procréation, à la protection de la famille, à l’éducation et au bien-être des enfants et aux tâches domestiques ». Après une intense campagne, qui tirait habilement parti des stéréotypes féminins, l’Assemblée indonésienne a voté le 18 février 2003 un projet de loi recommandant que 30 % des candidats à l’Assemblée soient des femmes.
33 La décennie 1995-2005 a donné aux femmes indonésiennes de nombreuses raisons d’éprouver de l’optimisme quant à leur participation à la vie politique. Le chaos des dernières années de l’ère Suharto a donné aux femmes la liberté et la motivation nécessaires pour devenir politiquement actives et la culture populaire a présenté de nouveaux modèles de féminité. Des politiques et des organisations favorables aux femmes ont vu le jour et les présidents Habibie et Wahid ont successivement semblé soucieux d’améliorer la condition féminine. Une femme est devenue présidente et a ratifié un projet de loi – Pasal 65 Ayat 1 uu Pemilu – recommandant qu’il y ait un nombre minimum de femmes au Parlement. Il régnait, en outre, une rhétorique proféminine. Des déclarations officielles exprimaient le désir « de parvenir à la pleine participation des femmes, sur un pied d’égalité avec les hommes, [et] d’améliorer et protéger les droits des femmes de façon qu’elles aient un statut et un rôle égaux à ceux des hommes » (Bureau du ministre d’État à la Condition féminine, 1996). Par ailleurs, de nombreux indicateurs généraux du développement humain ont enregistré une amélioration pour les femmes, même si le pourcentage de celles-ci dans des postes élevés de l’administration et de la direction des entreprises et dans des fonctions techniques de premier plan a diminué pendant la période 1999-2002 (voir ci-contre les tableaux 1 à 3).
Indicateur du développement humain ; Indonésie 1999 et 2002
Indicateur du développement humain ; Indonésie 1999 et 2002
Indicateur sexospécifique du développement humain ; Indonésie 2002
Indicateur sexospécifique du développement humain ; Indonésie 2002
Indicateur de la participation des femmes ; Indonésie 1999 et 2002
Indicateur de la participation des femmes ; Indonésie 1999 et 2002
34 Malgré tous ces motifs d’optimisme, il reste encore beaucoup à faire pour accroître la participation politique des femmes. Pour ne prendre qu’un exemple, l’instauration du quota de 30 % n’a pas entraîné d’augmentation sensible du nombre de femmes élues aux élections nationales de 2004 – d’après les chiffres disponibles il semblerait que le pourcentage de femmes dans le Parlement (chambre basse ou chambre unique) soit simplement passé en Indonésie de 11,1 % à 11,3 %, chiffre qui reste inférieur aux 12,6 % atteints en 1997 (voir ci-contre le tableau 4). Pourquoi alors les initiatives politiques et la rhétorique proféminine inspirées par la Conférence de Beijing sur les femmes n’ont-elles pas réussi à se concrétiser dans l’archipel ?
Nombre de sièges occupés par des femmes dans la chambre basse ou la chambre unique en pourcentage du total (Indonésie : 1997, 2000, 2005)
Nombre de sièges occupés par des femmes dans la chambre basse ou la chambre unique en pourcentage du total (Indonésie : 1997, 2000, 2005)
Persistance des entraves à la participation des femmes à la vie politique en Indonésie
35 La participation des femmes indonésiennes à la vie politique continue de se heurter à de nombreuses contraintes, dont certaines sont imputables à la démocratisation du système politique. À titre d’exemple, l’efficacité des mesures prises pour mettre un frein au copinage, qui avait aidé des femmes telles que Megawati Sukarnoputri (fille de Sukarno) et Siti Hardiyanti Rukmana (fille de Suharto) à entrer en politique, explique peut-être en partie que le nombre des femmes siégeant au Parlement est allé déclinant au cours des dix dernières années. Cependant, un obstacle plus fondamental à la participation des femmes à la vie politique est la persistance d’un puissant ensemble de discours nationaux, de coutumes traditionnelles et de principes religieux, qui se manifestent dans les politiques gouvernementales, les mouvements sociaux, la culture populaire, l’éducation formelle et les manuels scolaires, et qui prônent des idéaux distincts pour les femmes et pour les hommes. C’est ce cadre idéologique qui constitue l’obstacle le plus infranchissable et le plus durable à la participation politique des femmes.
36 La force de l’idéologie nationale m’a été confirmée à l’occasion d’un voyage récent en Indonésie. Je travaillais avec un groupe d’enseignantes universitaires au centre d’études sur les femmes d’une prestigieuse université sur les moyens de rendre les femmes plus actives sur la scène politique. Après m’avoir relaté les exploits passés de nombreuses femmes rompues à l’art de la politique, une chargée de cours, qui ne peut participer à la vie politique parce qu’elle est fonctionnaire, m’a dit ceci : « L’histoire nous apprend que nous les femmes sommes capables de participer à la vie publique et d’accéder au pouvoir politique, mais l’obstacle auquel nous continuons de nous heurter est l’idée des gens que les femmes devraient se cantonner aux tâches ménagères. Pourtant, je viens de vous le démontrer : des femmes, dans le passé, ont mené des activités en dehors de leur foyer sans pour autant négliger leurs devoirs à la maison » (janvier 2005).
37 J’ai alors pris conscience d’une certaine réalité : les femmes indonésiennes ont beau lutter pour faire respecter leurs droits et avoir une chance de participer à la vie politique, il ne fait malheureusement guère de doute, selon mon expérience, que ce qui est attendu d’elles le plus souvent, c’est qu’elles assument avant tout leur rôle d’épouse et de mère. Il n’est pas concevable qu’elles soient politiquement actives si elles ne prennent pas soin en premier lieu de leur famille. Ce point de vue est très répandu. En 1998, le ministre des Affaires féminines de l’époque, le prédicateur islamique Tutty Alawiyah, a dit à un groupe d’étudiants musulmans que les femmes étaient les « piliers de la nation » et que, en plus d’être des épouses et des mères, elles étaient les gardiennes morales de la nation (McCormick, 2003, p. 9). Les femmes sont donc dépeintes comme les protectrices de l’ordre social et moral. Même si elle est peut-être plus émancipatrice que l’image de femmes à protéger et isoler des influences corruptrices, cette conception a été reprise à son compte par l’État, qui en a fait un vecteur de conservatisme politique et de continuité (McCormick, 2003, p. 9). Politiques et programmes conçus sur la base de modèles étriqués de la féminité restreignent la participation des femmes et leurs droits. Même si des mesures proactives sont prises, les femmes ne pourront en tirer parti tant que les mentalités n’évolueront pas. Comble de l’ironie, elles sont parvenues dans une certaine mesure à utiliser cette idéologie comme levier, de sorte qu’en pratique, les stéréotypes appliqués aux femmes ont, à court terme, à la fois aidé et freiné leur participation à la vie politique.
38 En Indonésie, plutôt que de bloquer l’ascension des femmes vers les postes de responsabilité, les stéréotypes sexistes ont au bout du compte tourné sur le plan politique à leur avantage (Thompson, 2003). De fait, les femmes font valoir que, pour être de bonnes épouses et des mères avisées, elles doivent être éduquées et être activement associées aux affaires sociales. De plus, elles affirment que le fait de jouer un rôle politique ne signifie pas pour autant qu’elles vont négliger leurs tâches ménagères. À bien des égards, c’est la tactique qu’a utilisée Megawati Sukarnoputri pour se faire élire. Cependant, Reerink (2004) avance que si cette approche est peut-être à l’heure actuelle la plus appropriée pour les femmes, elle finira par les enfermer dans un rôle étroit. Plus le temps passera, plus elles deviendront un groupe à part et plus l’accent sera mis sur la différence entre les sexes. La persistance des stéréotypes aura pour effet d’empêcher les femmes d’entrer en compétition directe avec les hommes et elles seront jugées sur la base des caractéristiques de leur sexe, et non pas sur leur mérite. Reerink conclut que les différences entre les sexes deviendront une arme utilisée pour singulariser les femmes et les placer en position de subordination.
39 L’utilisation de stéréotypes et d’une idéologie réductrice associés aux femmes contribue à expliquer pourquoi bon nombre d’initiatives prises depuis la Conférence de Beijing sur les femmes n’ont guère contribué à renforcer leur participation à la vie politique ; par exemple, le système des quotas n’a entraîné qu’une augmentation insignifiante du nombre de femmes indonésiennes élues au Parlement en 2004. Les femmes sont toujours considérées comme incapables d’être des actrices politiques, en particulier dans les domaines autres que celui des « affaires féminines » – même si, comme mentionné plus haut, il existe des exceptions notables à cette règle, puisque le ministre de la Planification nationale du développement et le ministre du commerce sont des femmes. Ainsi que la Suède s’évertue à le démontrer, l’introduction de quotas dans ce pays n’a pas automatiquement réglé le problème de l’inégalité de la représentation des sexes : la participation des femmes à la vie politique bénéficiait préalablement d’un large soutien et un grand nombre de femmes siégeaient déjà au Parlement. Selon la Suède, le système des quotas à lui seul n’aidera pas de façon substantielle les femmes à entrer dans la politique ; il doit être étayé par une idéologie porteuse.
40 La persistance des stéréotypes et les limites de l’idéologie expliquent aussi pourquoi les organisations féminines, malgré leur prolifération, ne sont pas parvenues à développer la participation politique parmi leurs membres. Si des femmes sont nommées à des fonctions d’autorité au sein d’organisations féminines, c’est parce qu’elles se conforment au modèle acceptable de la féminité et à l’idéologie de la bonne épouse et de la mère avisée. En théorie, ces femmes pourraient stimuler le changement, mais elles occupent ces postes précisément parce qu’elles font leur l’idéologie en vigueur. Elles sont le produit du système de socialisation.
41 La culture populaire renforce elle-même les sentiments conservateurs. Si les films et les livres à succès tels que Eliana Eliana et Saman font exception à la règle en brossant le portrait de femmes qui s’affirment, il n’est pas facile pour les femmes de tirer facilement parti de ces discours libérateurs encore embryonnaires. C’est qu’il est difficile de concilier deux descriptions concomitantes des femmes : forces vives de la société d’un côté, épouses et mères dévouées de l’autre (Aripurnami, 2000). Il semble que cette dernière image des femmes soit celle qui prédomine encore.
42 D’autres voix importantes – d’origine islamique – se sont fait entendre au sujet des femmes et de la politique (particulièrement au moment de l’accession de Megawati Sukarnoputri au pouvoir). Le 27 août 2001, un petit groupe de fondamentalistes islamiques ont manifesté contre la Présidente à Jakarta, clamant qu’une femme ne pouvait pas être présidente. Certes, d’après Blackburn (2004), les cas de confrontation ouverte entre des dirigeants islamiques et les défenseurs des droits politiques des femmes sont rares – d’ailleurs, Blackburn fait observer que la religion, et en particulier l’islam, a joué un rôle relativement mineur dans l’histoire de la lutte des femmes indonésiennes pour obtenir le droit de vote –, mais il n’en reste pas moins que l’islam est un outil puissant s’agissant de façonner des rôles jugés convenir aux femmes. En général, les modèles islamiques de la féminité n’incluent pas les femmes qui s’affirment dans la sphère politique (Blackwood, 2001). L’ensemble de ces facteurs se sont donc combinés pour faire en sorte que les initiatives positives prises au cours de la décennie qui a suivi Beijing ne se traduisent pas par des avancées politiques réelles pour les femmes indonésiennes.
Conclusion
43 Pendant les dix ans qui ont suivi la signature de la Déclaration et du Programme d’action de Beijing, les femmes ont engrangé des acquis politiques particulièrement impressionnants en république d’Indonésie. Magawati Sukarnoputri, exclue du Parlement et de la direction du Parti démocratique indonésien à la faveur d’un coup d’État politique orchestré par le gouvernement en 1996, est devenue l’une des figures politiques les plus populaires de la nation, allant jusqu’à remporter l’élection présidentielle en 2001. Siti Hardiyanti Rukmana, la fille de l’ancien président Suharto, est devenue l’un des chefs de file de l’organisation politique pro-Suharto, Golkar, et a été élevée au rang de ministre des Affaires sociales. Au cours de ces dix ans, une femme a été élue pour la première fois chef d’un parti, une autre chef d’un groupe parlementaire, une autre vice-présidente de l’Assemblée consultative du peuple, et une autre ministre de l’Agriculture. L’influence des femmes au sein de la bureaucratie n’a cessé de croître et elles occupent désormais des postes de haut rang dans des ministères économiques et politiques (McCormick, 2003, p. 1). En comparaison d’autres nations de l’Asie et du Pacifique, le Parlement indonésien compte désormais un grand nombre de femmes et, à l’heure actuelle, le cabinet indonésien comporte quatre femmes ministres.
44 L’Indonésie a instauré en 1998 un Plan national d’action qui visait à dynamiser les efforts de promotion et de protection des droits de l’homme dans le pays, en particulier pour les segments de la population considérés comme les plus vulnérables de la communauté (par exemple, les femmes). Au début du nouveau millénaire, plusieurs organisations de femmes ont demandé la mise en place d’un système de quotas pour les élections à venir. Cette campagne a abouti au vote, en février 2003, d’une loi demandant aux partis politiques d’envisager de présenter 30 % de candidates dans chaque circonscription électorale.
45 En dehors de la sphère gouvernementale officielle, les femmes ont pris une part active à l’opposition organisée contre le régime Suharto et protesté contre la domination constante des militaires dans la vie sociale et politique, contre l’augmentation des prix des produits de base et contre l’intolérance ethnique et religieuse cautionnée par l’État (McCormick, 2003). Les femmes ont organisé des manifestations, animé des séances de prière interconfessionnelles, ont été arrêtées pour militantisme politique, ont publié et diffusé des bulletins politiques, ont fondé des organisations politiques et défendu des réformes politiques ; de fait, ce sont les campagnes menées par les femmes qui ont conduit le gouvernement à accepter la création d’un Comité national chargé de s’occuper des questions de violence contre les femmes (McCormick, 2003).
46 Tous ces événements peignent un tableau particulièrement idyllique des femmes et de la politique en Indonésie au cours des dix dernières années, tableau que vient conforter l’idée selon laquelle il existe « dans la culture sociale et politique indonésienne une acceptation sous-jacente et même un espoir que les femmes jouent un rôle actif en politique » (McCormick, 2003, p. 2). Ce tableau idyllique est toutefois mis à mal par une statistique brutale : le pourcentage de femmes parlementaires est inférieur à ce qu’il était lors de la signature de la Déclaration et du Programme d’action de Beijing. Au Parlement (chambre basse ou chambre unique), les femmes occupaient en Indonésie 12,6 % des sièges en 1997. En 2005, elles n’en détiennent plus que 11,3 %. Les chiffres ont aussi subi l’impact négatif (même si, par une ironie du sort, elle a peut-être été une bonne chose pour le mouvement des femmes) de la défaite de Megawati Sukarnoputri aux élections nationales de 2004. Alors que la participation politique des femmes diminuait en Indonésie, au plan mondial le nombre de femmes parlementaires passait de 12 % en 1997 (Union interparlementaire, 1997) à environ 15,7 % actuellement (Union interparlementaire, 2004). Il semblerait donc que la période qui a suivi la Conférence de Beijing sur les femmes n’ait pas été totalement positive pour les Indonésiennes.
47 Pour qu’elles prennent une part appréciable à la politique nationale, des efforts doivent être faits pour changer l’idéologie sexiste qui règne sans partage. Être une femme et une mère est effectivement important, et ces rôles devraient avoir la priorité, mais sans interdire la participation des femmes à la vie politique ou limiter cette participation à des secteurs considérés comme relevant des « affaires féminines ». C’est uniquement lorsque la conception du rôle des femmes dans la vie publique aura changé que l’adoption de mesures et la réforme du système politique deviendront vraiment des instruments efficaces de libération. De nombreuses avancées favorables aux femmes en politique ont eu lieu en Indonésie au cours de la décennie qui a suivi la Conférence de Beijing, mais il faut aussi qu’un changement d’idéologie intervienne pour que les femmes tirent pleinement parti de ce nouveau contexte.
48 Traduit de l’anglais
Bibliographie
Références
- Aripurnami, S. 2000. « Whiny, finicky, bitchy and revealing: the image of women in Indonesian films ». Dans : M. Oey-Gardiner et C. Bianpoen (dir. publ.), Indonesian Women: The Journey Continues (p. 50-65). Canberra, Research School of Pacific and Asian Studies.
- Armando, A. 2000. « Perempuan di media: rupawan, aduhai dan manja ». Jurnal Perempuan, 13 (mars-mai), 29-32.
- Blackburn, S. 2001. « Women and the nation ». Inside Indonesia, 66 (avril-juin), 6-8. disponible à : www. insideindonesia. org/ edit66/ susan61. htm .
- Blackburn, S., 2004. « Women’s suffrage and democracy in Indonesia ». Dans : L. Edwards & M. Roces (dir. publ), Women’s Suffrage in Asia: Gender, Nationalism and Democracy (p. 79-105). Londres, Routledge.
- Blackwood, E. 1995. « Senior women, model mothers, and dutiful wives: managing gender contradictions in a Minangkabau village ». Dans : A. Ong et M. Peletz (dir. publ), Bewitching Women, Pious Men: Gender and Body Politics in Southeast Asia (p. 124-158). Berkeley, University of California Press.
- Blackwood, E. 2001. « Representing women: the politics of Minangkabau adat writings ». The Journal of Asian Studies, 60(1), p. 125-149.
- Djajadiningrat-Nieuwenhuis, M. (1987). « Ibuism and priyayization: path to power? » Dans : E. Locher-Scholten et A. Niehof (dir. publ), Indonesian Women in Focus (p. 42-51). Dordrecht, Foris Publications.
- Foucault, M. 1977. Discipline and Punish: The Birth of the Prison (A. Sheridan, traducteur.). Harmondsworth, Penguin (Édition originale française : Surveiller et punir. Naissance de la prison. Paris, Gallimard, 1993).
- Graham, S. 2001. « Negotiating gender: calalai in Bugis society ». Intersections: Gender, History, and Culture in the Asian Context, 6 ((http:// wwwsshe. murdoch. edu. au/ intersections/ issue6/ graham.html).
- Graham, S. 2004. Hunters, Wedding Mothers and Androgynous Priests: Conceptualising Gender amongst Bugis in South Sulawesi, Indonesia. Thèse de doctorat inédite, université d’Australie occidentale, Perth.
- Hatley, B. (à paraître). « Women, gender and popular culture in Indonesia ». Dans : S. Joseph (dir. publ.), Encyclopaedia of Women in Islamic Cultures. Leyde, Brill Publishers.
- Hill, H. 1994. Preface. Dans : H. Hill (dir. publ.), Indonesia’s New Order: The Dynamics of Socio-Economic Transformation (p. xix-xxi). St Leonards, NSW, Allen and Unwin.
- Organisation Internationale Du Travail. 2003a. National Guidelines in Indonesia – Co-ordination of Development Projects. Extraits le 29 octobre 2004 de : hhttp:// www. ilo. org/ public/english/employment/gems/eeo/guide/indonesi/coor.htm.
- Organisation Internationale Du Travail. 2003b. The State Minister for the Empowerment of Women – Indonesia. Extraits le 30 octobre 2004 de : hhttp:// www. ilo. org/ public/ english/employment/gems/eeo/law/indonesi/i_omsr.htm.
- Union Interparlementaire. 1997. Women in National Parliaments: World Averagesas of 1 January, 1997. Extrait le 17 novembre 2004 de : hhttp:// www. ipu. org/ wmn-e/ arc/world010197.htm.
- Union Interparlementaire. 2004. Women in National Parliaments: World Averages as of 30 October, 2004. Extrait le 17 novembre 2004 de : http:// www. ipu. org/ wmn-e/ world. htm .
- Mccormick, I. 2003. Women as Political Actors in Indonesia’s New Order. Manuscrit inédit, Melbourne.
- Nurbaiti, A. 2004. « A modern society needs female voices », The Jakarta Post. Disponible à : www. thejarkartapost. com/ outlook/ po111. asp .
- Office Of The State Minister For The Role Of Women. 1996. Indonesian National Plan of Action: Follow-Up of the Fourth World Conference on Women, Beijing, 4-15 septembre 1995. Extrait le 30 octobre 2004 de : hhttp:// www. un. org/ esa/ gopher-data/ conf/fwcw/natrep/NatActPlans/indonesi.txt.
- Parker, L. 2002. « The subjectification of citizenship: student interpretations of school teachings in Bali ». Asian Studies Review, 26(1), p. 3-38.
- Reerink, A. 2004. Labour Movements, Women’s Politics. Communication présentée lors de la Conférence de l’Association australienne d’études asiatiques, 29 juin-3 juillet, université nationale d’australie, Canberra.
- Relawati, R. 2004. Political Participation in Indonesia. Manuscrit inédit, Muhammadiyah University, Malang, Java-Est.
- Richter, L. 1991. « Exploring theories of female leadership in South and South-East Asia ». Pacific Affairs, 4 (hiver), p. 524-540.
- Sears, L. J. 1996. « Fragile identities: deconstructing women and Indonesia ». Dans : L. J. Sears (dir. publ.), Fantasizing the Feminine in Indonesia (p. 1-46). Durham, Duke University Press.
- Sen, K. 1999. « Women on the move ». Inside Indonesia, 58 (avril-juin), disponible à : http:// www. insideindonesia. org/ edit58/ women51. htm .
- Sullivan, N. 1994. Masters and Managers: A Study of Gender Relations in Urban Java. St Leonards, Allen and Unwin.
- Suryakusuma, J. 2000. « Perempuan, pornografi dan budaya pop ». Jurnal Perempuan, 13 (mars-mai), p. 33-35.
- Thompson, M. R. 2003. « Female leadership of democratic transitions in Asia ». Pacific Affairs, 75(4), p. 535-556.
- Utami, A. 1998. Saman. Jakarta: Kepustakaan Populer Gramedia.
- Widodo, A. 2002. « Consuming passions ». Inside Indonesia, 72 (octobre-décembre). Disponible à : http:// www. insideindonesia. org/ edit72/ Theme%20-%20Amrih. htm .
- Wieringa, S. 2002. Sexual Politics in Indonesia. Basingstoke, Hampshire, Royaume-Uni: Institute of Social Studies, Palgrave MacMillan.
Note
-
[*]
J’aimerais remercier Tom Davies, Lyn Parker, Greg Acciaioli, Rahayu Relawati et Eko Handayanto de leur contribution à la rédaction de cet article et de leurs encouragements. J’aimerais également exprimer ma reconnaissance pour le généreux soutien reçu grâce à une bourse de la Fondation Asia : NZ et à un prix Sir Reginald Savory, ainsi que de l’université de technologie d’Auckland.